L’oublié/XVII

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 147-151).

XVII


Se trouvant trop isolé, Lambert Closse avait cédé la moitié de son fief à un colon, M. de Sailly, sous la condition qu’il s’établirait proche de lui. Le lendemain de ce mémorable 19 avril, comme il revenait du champ, après sa dure journée, le major fut rejoint par son voisin qui montait du fort et lui dit tout essoufflé :

— Nos jeunes gens sont revenus… ils ont rencontré une bande d’Iroquois tout près d’ici et, dans le combat, trois des nôtres ont péri.

— Lesquels ? demanda le major.

— Nicolas Duval, Mathurin Soulard et Blaise Tuillé… Daulac a ramené les corps pour leur faire donner la sépulture… Aussitôt le service fini, il repartira.

— Après le souper, j’irai vous prendre et nous descendrons à la Pointe, dit Lambert Closse.

Il continua sa route : et l’excitation de son chien, qui voulait s’élancer à sa rencontre, apprit à Élisabeth son approche.

Elle fit jouer les barres de fer placées en travers de la porte, l’ouvrit, et s’appuyant contre le chambranle, elle attendit avec cette joie intense qu’elle éprouvait toujours au moment de le revoir. En l’apercevant à la porte de sa maison où le feu brillait, en songeant à son amour qui ne connaissait ni langueur, ni déclin, que de fois le major s’était trouvé privilégié, trop heureux !

Son bonheur lui était devenu une sorte de remords. Cependant, quand il vit Élisabeth lui sourire, son front assombri s’illumina et d’un bond il fut devant elle.

Mais comme une plainte, comme un gémissement, les tintements de la cloche de l’hôpital arrivèrent par-dessus les grands arbres.

— Ce n’est pas le tocsin, dit le major à sa femme, qui avait pâli. Soulard, Duval et Tuillé sont déjà morts, c’est le glas.

Il suspendit son mousquet au mur, prit la main de sa femme qui le regardait tristement, et s’agenouilla pour réciter la prière des morts.

Il resta sombre et silencieux, pendant qu’Élisabeth prenait la vaisselle d’étain sur le dressoir, trempait la soupe et disposait tout. Elle mettait à toutes choses beaucoup de grâce ; et, d’ordinaire, il la suivait amoureusement des yeux pendant qu’elle vaquait à ces humbles soins. Mais, ce soir-là, elle ne rencontra pas une seule fois son regard… Pendant le souper, il lui répéta ce que M. de Sailly lui avait appris, ajoutant qu’il allait descendre à la Pointe. Les yeux d’Élisabeth s’embrumèrent, ses lèvres s’agitèrent comme celles d’un enfant qui va pleurer.

— Nous serons de retour avant la nuit : Pigeon et Flamand resteront avec vous.

— Je vous en prie, emmenez-moi, dit-elle, l’implorant du regard.

Dans sa soumission jeune, aimante, il y avait un grand charme, et le front du major s’éclaircit.



— Vous n’appréhendez pas de revenir à l’entrée de la nuit ? demanda-t-il.

— Je n’appréhende rien quand je suis avec vous, affirma-t-elle, fixant sur les siens ses yeux graves et tendres.

— Folle enfant ! murmura-t-il, plus touché qu’il ne le voulait paraître. Il réfléchit que le danger était partout, et ajouta : Eh bien ! préparez-vous : et, se levant, il chargea soigneusement ses pistolets.