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La Cause du beau Guillaume/07

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 191-207).


CHAPITRE VII


les gens de sang et de lymphe


Il était en effet revenu depuis la veille, ce beau Guillaume dont on avait tant parlé à Louis.

Guillaume, qui s’appelait Bouchard, avait été le grand camarade d’enfance des Hillegrin. Son père était un bûcheron qui avait toujours vécu isolé et lui avait légué une humeur farouche et désordonnée. Une commune pauvreté rapprocha Guillaume enfant des petits Hillegrin qui, restés de bonne heure sans parents et secourus maigrement par la tante que Louis avait vu enterrer, vivaient en petits mendiants. Guillaume courait avec eux pieds nus sur la route après les voitures qui traversaient le pays. Les trois enfants passaient leur temps à travers champs et sous les bois. Les deux garçons s’habituèrent à la chasse en grandissant. Guillaume, dès l’âge de douze ans braconna avec un vieux fusil que conservait son père ; Volusien se borna longtemps à confectionner des pièges, des collets jusqu’à ce qu’il trouvât moyen de se procurer à son tour un fusil. Ils étaient toujours en bataille avec les autres petits paysans, et, excités par les mots voleurs et mendiants qu’on ne leur épargnait pas, ils allaient à la bataille avec rage. Ces combats, la vie en plein air ne contribuèrent pas moins que le tempérament à en faire des êtres robustes, sauvages, d’une force redoutable qui les rendit la terreur de Mangues.

Pendant l’enfance, Lévise et Guillaume avaient été assez bons amis. La petite fille allait souvent porter à manger au petit garçon sous les bois. Un peu plus tard, il lui déplut, elle le trouvait brutal, méchant. Néanmoins comme elle était forcée de vivre avec eux en dehors du village où elle partageait l’inimitié et la répulsion que s’étaient attirées les deux jeunes braconniers, Guillaume disait souvent en riant qu’elle serait sa femme. Il finit, quand il eut dix-neuf ou vingt ans, par s’en expliquer sérieusement avec Volusien, qui répondit que la chose était toute naturelle. Ils en parlèrent aussi un jour à Lévise. Elle répliqua qu’on avait bien le temps d’y songer, ce qui ne parut pas être un refus aux deux paysans. Néanmoins, depuis ce moment-là, Lévise se préoccupa de trouver de l’ouvrage dans le village, pour se séparer d’eux. Ses efforts ne réussirent pas beaucoup. Guillaume lui demanda encore une fois de se déclarer nettement. Elle lui dit qu’elle ne l’épouserait pas. Il y eut une scène violente. Sur ces entrefaites, Guillaume, ayant maltraité un paysan dans une querelle de cabaret, avait reçu du maire l’ordre de quitter la commune pendant plusieurs mois, s’il ne voulait pas être puni plus sévèrement. C’est pendant cette absence que Louis était venu s’installer à Mangues et s’était épris de Lévise.

Dés qu’il eut remis le pied sur le sol de la commune, le beau Guillaume se dirigea chez Volusien qui lui donnait asile lorsqu’il ne s’abritait pas dans la cabane délabrée que lui avait laissée le bûcheron sous le bois.

Le beau Guillaume était moins grand que Volusien, mais d’un aspect plus vigoureux encore. L’idée d’un taureau venait à la vue de ses énormes épaules, de son cou court et de sa nuque musculeuse. Il n’avait ni barbe, ni moustaches. Sa peau était presque rose malgré le halo, et de grands yeux bleus superbes donnaient à sa figure un air de franchise, un air ouvert et agréable qui lui avait valu son surnom de Beau ; mais cet air de franchise indiquait en lui seulement la violence des instincts et nullement la loyauté et la bonté comme semblent le porter les figures à œil bleu, les têtes blondes rosées par un sang abondant et vif.

Du reste Volusien et Guillaume s’aimaient d’autant plus étroitement qu’il leur était impossible d’avoir d’autres amis.

Volusien poussa une grande exclamation en voyant Guillaume. Ils s’embrassèrent.

Le beau Guillaume raconta sa vie pendant son bannissement de quatre mois. Le maire de Mangues l’avait uniquement envoyé braconner dans les communes voisines, et le braconnier s’y étant aussi à la fin trouvé menacé de mauvaises affaires avait pris le parti de revenir chercher refuge à Mangues, où il se jugeait après tout plus en sûreté.

— Et Lévise, ou est-elle ? demanda-t-il quand il eut terminé le récit de ses aventures.

— Elle est en « condition », dit Volusien d’une façon insouciante.

— Ah ! et où ? à Mangues ? reprit le beau Guillaume étonné que Lévise eût pu trouver à se placer dans le village, car il connaissait les dispositions des gens du pays.

— Oui ici, répliqua Volusien à qui il répugnait d’entrer en beaucoup d’explications. Il essaya de ramener Guillaume à la question de ses voyages. Mais celui-ci ajouta :

— Chez qui ?

— Chez un monsieur !

— Quel monsieur ? je n’en vois guère dans le pays, insista Guillaume.

— Un monsieur des environs ! répondit Volusien, se faisant arracher ses paroles une à une, comme si le sujet l’intéressait fort peu.

— J’ai parlé assez longtemps, dit vivement Guillaume, tu peux bien me conter des nouvelles à ton tour. Quel monsieur des environs ? Tu me dis que Lévise est en place à Mangues.

— Un monsieur qui est depuis peu ici.

— Vieux, jeune ?

— Non, pas vieux.

— Ah ! dit Guillaume redressant la tête à ce mot, est-ce qu’elle reviendra ce soir ? je la verrai !

— Non, elle est à demeure là-bas !

— Quel âge a-t-il, son maître ? demanda Guillaume en fronçant le sourcil.

— Je ne sais pas, il est jeune !

— Est-ce qu’il a une famille ?

— Non, je crois qu’il est seul !

— Et tu as laissé Lévise entrer là ! s’écria Guillaume surpris, inquiet, irrité.

— Elle l’a voulu. Elle y est bien !

— Il y a longtemps ? demanda Guillaume avec plus de rudesse.

— Non, une dizaine, une quinzaine de jours !

Guillaume jura.

— Il y a quelque chose là-dessous ! dit-il avec colère. Si j’avais été là, je parie bien qu’elle ne serait pas entrée en place !

— Elle est libre ! dit Volusien avec humeur. L’attitude de Guillaume était un blâme pour lui, il le comprenait.

— Elle est libre ! on verra bien ! gronda le beau Guillaume. Est-ce que tu la vois ? continua-t-il.

— Non, je n’y suis pas encore allé, mais je dois y aller.

— Nous irons ensemble ! dit le beau Guillame d’un ton menaçant. Enfin qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il tout à coup avec un éclat de voix. S’est-on moqué de toi ? t’a-t-on payé ?

Volusien rougit et répliqua brutalement :

— À la fin, ça ne me regarde pas. Qu’elle aille au diable si elle veut ! Il était assis, il baissa la tête vers le sol en mordillant ses lèvres. L’embarras où le mettait le retour de Guillaume était visible.

— On croit que je ne vois pas clair, reprit Guillaume d’un ton violent ; on a profité de ce que j’étais parti. Il y a longtemps que je me défiais du tour. Tu me le montreras, l’homme !

— Je te dis, s’écria Volusien avec un emportement suscité par l’ennui d’être en accusation, je n’ai pas le temps de la garder. Eh puis ! quoi de mal ? Elle est en place, elle a un bon gage, eh bien ! après ?

L’irritation même de Volusien provenait du doute, ou plutôt de la certitude qu’il avait que Guillaume ne devinait que trop bien la vérité.

Ils se regardèrent tous deux un moment avec des yeux ennemis comme s’ils allaient se jeter l’un sur l’autre. Ils n’en étaient pas à ce point de haine. Ils se calmèrent, se rappelant qu’ils étaient des camarades.

— Eh bien, après ! dit Guillaume avec moins de menace, tu savais que Lévise est pour moi ! Il y a qu’elle t’a trompé ou que tu as fait une lâcheté. Il faut que tu t’expliques. Tu le sais, je n’ai pas le caractère si doux que toi. Ça se tirera au clair. Si tu ne m’as pas gardé ta sœur, qui vivra verra.

— On peut se tromper, il faut voir, dit Volusien qui aurait voulu pouvoir se défendre plus carrément contre son compagnon.

— Parbleu ! s’écria l’autre, c’est ce que je veux. Où demeure-t-elle, nous irons. Voyons, pas d’ambages, qu’est-ce que c’est que cet homme ? Va tout droit.

— C’est un petit homme, tout maigre tout chétif, un bourgeois de la ville.

— Il a de l’argent, tu t’en es fait donner.

Volusien jura à son tour, profondément humilié et furieux de ne pouvoir parer facilement les soupçons de son ami.

— Est-ce que j’ai pensé à tout ça ! dit-il, est-ce que tu reviens pour me corner aux oreilles que je suis un coquin et que je t’ai trahi ! J’ai vu qu’elle trouvait son pain, je n’ai pas vu plus loin ! va au diable !

Devant Guillaume, Volusien profita de l’explication toute naturelle qui était donnée à sa conduite, c’était que sa bonne foi avait été surprise. Le désir de se justifier aux yeux de son violent compagnon, qui l’avait toujours dominé, lui donna même la conviction qu’il n’avait nullement favorisé l’installation de sa sœur chez Louis. Et il se persuada en outre que s’il ne l’avait pas empêchée, c’est qu’il n’y avait rien vu de mal. Obligé de passer pour un traître ou un imbécile dans l’esprit de Guillaume, il préférait paraître à toute extrémité un imbécile. Mais l’amour-propre fit qu’il essaya encore de soutenir Lévise et de prétendre que sa position était toute simple. Il ne cédait ordinairement à l’influence de Guillaume qu’après une certaine résistance.

— Tu tombes ici sans rien savoir, reprit-il plus tranquillement, et au premier mot tu brises tout. Lévise est en place ! eh bien ! nous avions parlé souvent de l’y mettre. On n’a pas toujours le choix quand l’occasion se présente.

— Bon, interrompit Guillaume, de ce que je ne crie plus, il ne faut pas croire que j’en suis plus content. Je te dis que je veux éclaircir tout cela. Et tu viendras avec moi. La première chose à faire, c’est de parler à Lévise, ajouta-t-il, impérieux.

— Eh bien ! oui, j’irai ! dit Volusien affectant de lever les épaules.

— Aujourd’hui !

— Oui, aujourd’hui ! mais pas de méchante affaire ! nous en avons eu assez sur le dos.

— Toi ! tu ne m’as pas l’air bien sur dans ta peau ! reprit Guillaume en le regardant avec attention ; que l’affaire soit méchante ou bonne, il faudra que tu marches avec moi, si tu as un peu de sang dans les veines ! Tu m’entends bien, tu m’as dit qu’elle avait trouvé son pain, il s’agit de savoir si tu peux en manger, de ce pain-là.

— Eh ! tonnerre… dit Volusien, je saurai bien ce que j’ai à faire, mais si tu es à moitié fou, je te promets que je ne lèverai pas le petit doigt pour que Lévise se marie avec toi.

— Moi, ou pas d’autre ! s’écria le braconnier avec force. Viens-nous-en au petit cabaret de la Bossemartin, j’ai faim. Ensuite on ira trouver Lévise. Si elle est innocente, tant mieux.

Le droit que le beau Guillaume s’arrogeait sur Lévise semblait à Volusien une atteinte portée au sien propre, et il était plus disposé à prendre le parti de sa sœur que celui de son camarade. Il se demandait en marchant vers le cabaret de la Bossemartin situé assez loin de Mangues, à l’entrée des bois, s’il ne ferait pas bien d’aller prévenir sa sœur de l’arrivée de Guillaume et des intentions de celui-ci. Il craignait, ne pouvant se faire au fond d’illusion sur la situation de Lévise chez Louis, une aventure fâcheuse. Il était apathique et avait toujours été entraîné dans les rixes par Guillaume.

Le cabaret réunissait les gens qui vivaient des bois, braconniers, bûcherons, charretiers, puis généralement tous les mauvais garnements du pays, les ivrognes, les débauchés, les mendiants, ce qui, dans une petite commune comme Mangues, ne constituait pas d’ailleurs un public considérable, si ce n’est le dimanche.

Le maire eût supprimé ce cabaret sans l’avis de gens qui lui représentèrent qu’il y avait avantage à le laisser ouvert, attendu qu’il délivrait le village des gens turbulents, les concentrait dans un lieu écarté où ils ne battaient et n’injuriaient que leurs pareils et faisaient leur scandale et leur tapage en famille.

Quand Volusien et Guillaume arrivèrent à la Bossemartin, il s’y trouvait quatre autres paysans. L’un de ceux-ci, nommé Bagot, énorme gaillard trapu, était le seul homme du village qui eût une réputation de force égale à celle des deux braconniers, le seul qui ne les craignît pas. Au contraire, il leur avait cherché plus d’une fois querelle. Il passait pour être presque aussi beau que Guillaume. C’était un assez riche vigneron, et un terrible séducteur de filles. Il battait les pères ou les frères qui réclamaient, et si, à cause de ses vignes il était un peu plus considéré, il n’était pas plus aimé ni moins redouté que les braconniers. Le cercle de ses exploits d’amour avait été tellement agrandi par la légende locale que, dès qu’il lançait une plaisanterie contre quelqu’un, et la chose arrivait fréquemment parce qu’il était gouailleur et provocateur, on prétendait que Bagot avait passé par la maison de l’individu qu’il raillait. C’était une honte et une mauvaise marque quand on était plaisanté par le terrible Bagot.

En voyant entrer Volusien et Guillaume, Bagot dit :

— Tiens, voila les massacreurs de lapins !

Les braconniers ne répondirent pas et s’installèrent à la table la plus éloignée de celle de Bagot.

Guillaume avait repris le sujet qui le tourmentait, et, bien qu’il parlât à voix basse, quelques mots dits plus haut ou sur un ton irrité montrèrent aux hôtes du cabaret ce dont il s’agissait entre les deux amis.

— Ah ! dit à un moment Guillaume d’une voix rauque qui alla en éclatant, j’aimerais peut-être mieux que Lévise se soit laissée aller avec Bagot que de la voir enjôlée par l’homme de la ville.

Bagot ricana, Guillaume tourna vivement la tête, mais Volusien le détourna de s’occuper du paysan en lui demandant avec surprise : — Qu’y aurait-il de préférable ?

— Eh bien ! reprit Guillaume, les messieurs avec leur argent et leurs redingotes n’ont qu’à se montrer et ils nous enlèvent les filles qui sont à nous. Ils ont tout… tout ! Mais ça se paiera ! ajouta-t-il plus bas.

À cet instant, Cardonchas et Mâcheron entrèrent. Depuis le mariage, non-seulement Euronique avait interdit toute réunion à boire ou à brailler, comme elle disait, mais elle avait pourchassé Cardonchas et Mâcheron jusque dans les cabarets vertueux de Mangues. De sorte que l’archéologue se hasardait à venir à la Bossemartin pour échapper aux poursuites de sa femme.

Bagot, qui saluait tous les arrivants, par des gouailleries, s’écria à la vue des nouveaux venus : Eh ! Cardonchas, est-ce vrai qu’on t’a fait marier avec Euronique parce qu’on aimait mieux la Hillegrin pour bassiner le lit, là-bas, chez le petit monsieur ?

Cardonchas et Mâcheron filèrent tête basse et sans souffler mot, mais Guillaume s’était levé avec une telle violence que sa chaise et la table où il était avec Volusien roulèrent à terre en même temps que les verres et le broc d’étain. Cette culbute fut si vive, que Guillaume était déjà devant Bagot avant que Volusien eût songé à se lever. Bagot, en voyant la face contractée et l’œil furieux du braconnier, recula et fut debout en un instant. Bagot avait l’air résolu à quelque coup de tête, il ricana de nouveau.

— Qu’est-ce que tu as dit ? cria Guillaume dont la voix retentit comme un mugissement dans la salle.

— Bagot, voyons, la paix ! s’écria un paysan d’un ton de supplication.

Une autre voix, aiguë, stridente, celle du cabaretier, horrible petit vieux à tête astucieuse, lança immédiatement ces mots : — Pas de bataille ! on arrête maintenant ici. Allez au bois !

Mais déjà, pendant que ces cris se croisaient, Guillaume, portant sa figure enflammée de rage sous celle de Bagot, avait repris : — Qu’est-ce que tu as dit ? répète-le donc !

— J’ai dit qu’on avait fait une jolie chanson pendant ton absence. Tiens, écoute ! — Il se mit à chanter : La Hillegrin, fait cuire son pain, à z’un nouveau pétrin, à z’un pétrin de la ville !

La main de Guillaume se leva et s’abattit formidable sur la joue du paysan ! Canaille ! hurla Bagot. Volusien se jeta entre eux et les écarta violemment. Mais Guillaume le bouscula et le fit trébucher sur une table. Bagot de son côté se débarrassa de deux de ses amis qui voulurent le retenir. Et les deux adversaires se tombèrent dessus comme deux taureaux. En un clin d’œil, tout fut renversé avec un bruit épouvantable. Vingt exclamations s’élevèrent : La paix ! la paix ! séparez-les, Guillaume a raison, Bagot a tort, ils vont s’écharper ! Les deux combattants, ivres, fous, ne disaient rien, mais poussaient des cris étouffés, cris de fureur rauques ; leurs trépignements, les chocs qu’ils donnaient aux tables renversées, faisaient plus de tapage que le tumulte des voix.

— Mais je vous dis qu’on va vous arrêter tous ! hurlait toujours le cabaretier, tapi derrière son comptoir !

Les premiers moments de la lutte, l’espèce de tourbillon où roulèrent un instant Bagot, Guillaume, et avec eux les assistants, causèrent d’abord à ceux-ci la stupeur ordinaire. Tout le monde pensait à interrompre la bataille et personne ne bougeait. Au milieu du bouleversement, Bagot et Guillaume trébuchèrent et roulèrent ensemble à terre sans se lâcher, Volusien se précipita vers eux, saisit Bagot à bras-le-corps et s’efforça de l’enlever, tandis que trois des paysans tâchaient de se rendre maîtres de Guillaume. On ne parvint à leur faire lâcher prise qu’en les traînant à terre, chacun vers un coin opposé de la salle. Mais à peine relevés, brillants de sueur, haletants, les yeux hors de la tête, les joues ensanglantées, Bagot saisit un broc et, criant gare, le lança de toute la raideur de son énorme bras à la tête de Guillaume ! — Ah ! tu en veux encore, rugit le braconnier, qui évita le coup et revint se jeter à corps perdu sur le paysan. Le choc fut si rude qu’on entendit Bagot se heurter à la muraille, comme si on y avait donné un coup de merlin. Les autres sautèrent de nouveau sur eux pour les arracher à cette lutte acharnée. La mêlée fut générale : un seul groupe de bras, de jambes, de torses, de têtes qui se baissaient au milieu d’une poussière épaisse et d’un bruit effroyable, roula encore un instant de tous côtés à travers la salle. Enfin on sépara Guillaume et Bagot. Ce dernier avait la tête fendue d’un coup de broc que Guillaume lui avait asséné.

Le braconnier avait le front et les lèvres déchirés. Profitant de leur fatigue, on les fit asseoir. Volusien et Mâcheron gardèrent Guillaume, tandis que le reste des assistants entouraient Bagot auquel on appliqua une serviette mouillée sur le crâne !

Quoiqu’ils pussent à peine parler tous deux, tant leur respiration était précipitée, Guillaume dit : Ça recommencera demain ! et chaque fois que je le rencontrerai ! Bagot riposta : Le voilà revenu, ce brûleur de poudre ! il ne nous assommera pas tous !

Le cabaretier intervint alors avec son glapissement :

— Taisez-vous ! vous êtes des brigands, vous avez tout cassé. Mais, pour l’amour de Dieu, n’allez pas vous vanter de ça. On fermerait la boutique et nous irions tous en prison !

Il donna à boire aux deux adversaires, et Mâcheron voulut prêcher à son tour : — C’est triste, dit-il, de voir des hommes, des frères, se déchirer…

— Frères ! c’est possible ; mais pas cousins ! interrompit Bagot, qui avait conservé la force de railler.

Un éclat de rire presque général scella une trêve décisive.

— Allons-nous-en, dit Volusien à Guillaume, voilà encore une journée qui pourrait te coûter cher.

— Tu es une brute ! répondit Guillaume en se levant brusquement. Sur le seuil de la porte, il se retourna et étendit le bras d’un air menaçant vers Bagot : — Tu sais, Bagot, dit-il, à la prochaine fois, je ne te fendrai pas la tête qu’à moitié.

— Oh ! on me la recolle exprès, répliqua le blessé, ça la durcira, tu pourras cogner, je jouerai un peu mieux. En attendant, tu n’es plus beau !

Les deux braconniers sortirent. Aussitôt Volusien se dirigea du côté des bois.

— Où vas-tu donc ? demanda Guillaume avec colère.

— Eh ! sacrebleu, dit Volusien, il faut de la prudence. Ne veux-tu pas aller te montrer avec une figure arrangée de la sorte. Tu arrives, c’est pour te battre. Bagot est un sournois, tu auras quelque plat de son métier. Viens sous bois, nous chasserons un peu. Il ne faut pas songer à entrer à Mangues en plein jour.

Volusien pensait toujours a gagner du temps. La bataille qui venait d’avoir lieu le poussait encore plus à avertir Lévise. Il ne désirait pas avoir maille à partir avec les autorités et les gens « puissants ». Comme braconnier, il était plus rusé que Guillaume, et ne se laissait jamais prendre en faute. Il eût presque souhaité que ce fût son ami, et non Bagot, qui eût eu la tête fendue dans la bagarre.

Guillaume marcha silencieux, sombre, à côté de lui pendant quelques instants. Puis tout à coup il s’arrêta et dit :

— Es-tu sûr de la chose, maintenant, couard que tu es ? As-tu assez bien avalé la chanson ? Et tu n’as rien dit, tu ne dis rien. Alors c’est que ça te convient. Les gamins viendront te tirer par ta blouse en te chantant les belles choses qu’a faites ta sœur ! Tu étais un braconnier, bon, ça n’est pas déshonorant ; on se bat, ça prouve qu’il faut avoir du poil ! mais maintenant qu’est-ce que tu es ?…

— Sacrebleu ! cria Volusien, plus blessé que s’il avait reçu un coup de fusil, c’est bon ! le premier qui dira quelque chose, je l’étrangle ; mais je ne veux pas qu’il arrive de mal à Lévise.

— Parbleu, reprit Guillaume avec un rire insultant, tu t’es procuré des rentes !

— Guillaume ! cria Volusien hors de lui.

Mais le braconnier le regardait froidement et avec un tel mépris que Volusien en fut frappé et qu’il sentit invinciblement qu’il tombait trop bas dans l’estime de son ami. Il fut dominé par la conviction qui faisait de Guillaume une barre de fer. Il réfléchit, se troubla, vit la honte, l’insulte, la raillerie s’attacher à lui. Il souffrit autant que les gens de muscles peuvent souffrir moralement, et soudain Lévise, qui lui attirait ces humiliations, ces douleurs, lui parut exécrable et digne de châtiment. La chanson de Bagot, ses injures, le tableau que lui avait fait Guillaume du mépris même des enfants, le cri universel de lâcheté et d’infamie que son ami évoquait contre lui, l’enveloppèrent, éclatèrent à ses oreilles, à ses regards, et, bouleversé jusque dans les plus profondes racines de l’amour-propre, il vit, comme Guillaume, en Louis et en Lévise des êtres dont il fallait se venger.

— Écoute, Guillaume, reprit-il d’une voix sourde et les yeux baissés vers la terre, tu peux avoir raison ; eh bien ! aussi vrai que j’aime ma tranquillité, nous ne serons pas la fable de tout ce monde-là. Si ce que tu crois est vrai, eh bien, comme tu l’as dit, ça se paiera.

— À la bonne heure ! dit Guillaume, ça te regarde autant que moi !

Volusien réfléchissait depuis quelques secondes, en raidissant toutes les forces de sa lourde cervelle. Le travail d’esprit qu’il accomplissait était immense. Sous l’effort, ses pieds broyaient avec agitation de menues branches d’arbres. — Seulement, ajouta-t-il, il me vient une idée : Je ne veux pas marcher comme un fou. Je veux aller jusqu’au bout. Si Lévise a fait ce qu’ils disent, il faudra qu’il l’épouse ou bien l’on agira.

Guillaume fit un mouvement.

— Qu’il l’épouse ! dit-il d’une voix singulière.

— Eh bien ! qu’as-tu à dire ?

— Bien ! répliqua Guillaume, qui ne pouvait en effet protester, mais à qui cette issue nouvelle déplaisait fortement. Est-ce qu’il l’épousera ? continua-t-il en haussant les épaules.

— Alors, on agira ! répliqua Volusien en sifflotant un air aigu et précipité. En attendant, il faut y aller prudemment. Nous n’avons pas les coudes libres ici, il faut mettre le bon droit de notre côté, sans quoi l’on nous balaierait d’ici. Le petit bourgeois a le bras plus long que nous. Moi aussi, j’aimerais mieux avoir affaire à Bagot.

— Voilà bien des paroles ! Tu t’entends à marcher lentement. Où veux-tu en venir ?

— Nous allons attendre trois ou quatre jours que ta figure soit guérie ! dit Volusien, qui ne pouvait cependant se décider rapidement.

— Qu’est-ce que ça fait, ma figure ? interrompit rudement Guillaume.

— Ça fait que si Bagot a parlé et que tu la montres, tu seras pris !

— Eh bien, nous pouvons aller le soir chez Lévise !

— Oui, le soir ! mais si tu fais le méchant, le petit bourgeois parlera comme Bagot, et on te fera encore partir.

— Je partirai en leur disant adieu !

— Toi, tu vois pour toi ! moi, je vois pour moi ! Si je peux arranger l’affaire pour Lévise, c’est tout ce qu’il me faut. Tu ne peux pas demander plus.

— Et tu iras lui dire qu’il se marie avec Lévise ?

— Oui !

— Ce n’est pas la peine de te déranger.

— Eh bien, on cassera la tête à quelqu’un !

— C’est par là qu’il faut commencer.

— Non, dit Volusien ! j’irai voir Lévise dans la journée !

— J’y vais avec toi !

— Tu te méfies donc de moi !

— Non, mais tu es trop facile à te payer de bonnes raisons.

Quelle que fût l’excitation de Volusien, l’idée de s’attaquer ouvertement au bourgeois l’intimidait d’une certaine façon ou, au moins, le troublait. Il n’avait jamais eu l’habitude de s’occuper de sa sœur. Seul, il eût fermé les yeux, et il éprouvait de la colère contre son compagnon qui l’aiguillonnait sans cesse.

— Allons, reprit Guillaume, ce maudit Bagot m’a fendu la lèvre et fait un trou au front ; je veux bien te donner le temps qu’il me faudra pour que ça se ferme. Tu as beau faire, tu n’iras jamais de l’avant. Mais si, quand je serai guéri, tu ne commences pas, je me passerai de toi !

Volusien eut du plaisir à recevoir ce délai, et il emmena Guillaume à la cabane du bûcheron pour y faire un pansement à ses blessures. Ensuite ils prirent dans une cachette qu’ils s’étaient ménagée dans le bois, leurs fusils et leurs engins, et chassèrent.

Vers l’heure du dîner, la fièvre s’empara de Guillaume. Il proposa d’aller se reposer au cabaret. Le cabaretier tenta de les dégoûter de nouvelles querelles en leur faisant peur.

— Ah ! brigands, dit-il amicalement, vous ferez mieux d’aller chez vous. Bagot s’est plaint, et on va envoyer des rondes ici tous les jours, à partir de ce soir.

Les braconniers se retirèrent à la cabane, où ils passèrent la nuit.

La bataille à la Bossemartin avait eu trop de témoins pour n’être pas connue trois heures après de tout le village, sans que Bagot se fût plaint. C’est ainsi qu’on avait su le retour du beau Guillaume.

Heureusement pour celui-ci, le maire détestait Bagot. On se borna à envoyer le soir deux gendarmes passer devant le cabaret où tout le monde se tint coi ; mais les braconniers ne furent pas recherchés. Volusien persuada même à Guillaume de se cacher, ce qu’il obtint, la volonté de celui-ci étant détendue par la fièvre, qui dura trois ou quatre jours. Ils couchaient la nuit dans un ancien trou à charbon qu’ils avaient transformé en magasin souterrain, et dissimulé avec une adresse de sauvages.