La Cause du beau Guillaume/06

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 181-189).


CHAPITRE VII


le large mais trop rapide courant du bonheur


Pour Louis, ce village de Mangues et les alentours étaient vraiment merveilleux. La jeunesse et la gaîté étincelaient, depuis la maison du jeune homme qui en formait le foyer éblouissant, jusqu’à l’horizon. On respirait dans cette campagne non de l’air, mais de la tendresse et de l’enthousiasme. Les maisons, les arbres, la rivière, tout aux yeux de Louis semblait animé d’une vie puissante et active.

Une espèce de fougue se montrait dans les hautes herbes d’un vert éclatant et solide. Les troncs des arbres étaient humides de sève, serrés comme une armée impatiente et s’élançaient pleins de rivalité. Louis saluait le matin la lumière avec un cri de joie, sentant en lui la santé, la force, l’élan de toutes les choses.

Tout l’intéressait ; l’espace entier ou un petit caillou développaient la même expansion d’un charme étonnant. Il ne savait ce qui pour lui ne fût pas précieux, rare, d’une valeur jusque-là inconnue : une pierre, une feuille, une goutte d’eau, une lézarde du mur, un jet de lumière à travers l’ombre de la chambre. Il sentait en même temps que ce n’était pas là un amoindrissement mais un agrandissement de l’esprit où entrait un fleuve de sensations rafraîchies et neuves.

Quant à Lévise, elle était la source rayonnante du fluide qui revêtait tout d’une beauté, d’une joie, d’une splendeur mystérieuse. Lévise était à la fois pour lui comme une lumière, une couleur, une musique, un parfum, une saveur plus pénétrants l’un que l’autre. Elle lui donnait par moments des accès d’exaltation. Il s’asseyait à ses pieds, mettait la tête sur ses genoux, lui prenait les mains et lui parlait d’une manière singulière, poétique, pleine d’images et de comparaisons. Ainsi il fallut qu’il lui récitât une sorte d’invocation, de chant, qu’il avait fait en la regardant peigner ses cheveux au milieu d’un large rayon de soleil qui la couvrait d’or et faisait ruisseler la chair de ses épaules comme de la nacre vivante.

Il le lui récita moitié en souriant, moitié avec conviction. Qu’elle comprît ou non, peu importait à Louis : Vous mon sourire, vous mes larmes, vous ma bonté et ma haine, vous mon espoir, vous mon chagrin, vous ma surprise et mon oubli, vous ma joie et mon dédain, vous mon avarice et ma prodigalité, mon ambition et ma modestie, vous êtes celle qui me donne la vie, vous êtes moi et plus que moi-même, et je vous aime parce que vous êtes mon second créateur et que je suis votre maître !

Lévise fut extasiée de ce petit hymne quintessencié. Elle le lui fit écrire, plia le papier avec soin et le porta au cou comme une amulette. Louis dut signer son œuvre pour compléter la puissance de son grimoire de sorcier. car c’est ainsi que Lévise considéra le petit papier attaché sur sa poitrine.

Louis voulut arranger leur vie comme celle des Turcs, c’est-à-dire la murer à toute curiosité du dehors. La prudence pouvait en cela être d’accord avec le bonheur.

La destination des chambres fut changée. On abandonna la partie de la maison qui donnait sur la rue et on prit pour chambre une pièce ayant vue sur un petit pré entouré d’arbres où les regards des gens de Mangues n’étaient pas à craindre.

La porte de la rue demeura toujours fermée. On était obligé d’y frapper longtemps et fortement pour s’annoncer. Alors Lévise avait le temps de reprendre le masque de servante. Les deux amis étaient très-contents de leurs ruses et de leur hypocrisie.

Déjeuner, dîner, jouer aux cartes, divertissement qu’adorait Lévise, étaient des actes solennels et délicieux entremêlés de longues causeries.

Les Mille et Une Nuits n’avaient pas de féeries comparables.

Louis avait toutefois recommandé à Lévise de se montrer de temps à autre dans le village avec le panier aux provisions, de se moquer un peu de son maître avec les gens qui en parleraient, et de le représenter surtout comme un être bizarre et un peu avare… toutes combinaisons, pensait-il, bonnes à tromper les gens.

Pour mieux honorer Lévise, il lui confia le gouvernement de la bourse, ce dont elle fut enivrée. Du reste elle témoignait une sécurité absolue, ne doutait plus de rien et obtenait de Louis ce qu’elle voulait.

Pendant quelque temps, Louis n’eut plus ni sang-froid ni jugement, entraîné qu’il était par les folies de chèvre en liberté qui saisissaient la jeune fille.

Quatre jours après le départ d’Euronique, le capitaine Pasteur vint voir Louis, évidemment, pensa celui-ci, pour examiner le fond des choses. Le début de cette visite causa un grand crève-cœur au jeune homme.

Le capitaine en effet fut reçu par Lévise qui l’informa que « monsieur » était en haut. Et d’en haut Louis les entendit causer.

— Eh bien ! Lévise, es-tu contente de ta place ? demanda le capitaine.

— Mais oui, monsieur le capitaine.

Il lui prit la joue et ajouta : Tu sais, quand il partira, si tu veux venir à mon service !…

— Montez-vous, capitaine ! cria vivement Louis.

Il était très·contrarié et de ce que le capitaine tutoyait Lévise, ce qui était pourtant naturel, car le vieil imbécile avait de l’importance à Mangues, et de ce que Lévise répondait avec humilité à un être que lui, Louis, traitait sans aucune considération. Le jeune homme vit aussi dans les paroles du capitaine une insinuation doublement injurieuse, parce qu’elles pouvaient faire penser à la jeune fille qu’elle serait quittée, et que le capitaine se permettait de regarder Lévise comme faite pour lui.

Louis aurait voulu qu’on fût rempli de respect pour Lévise, idole véritable, mais qu’il était impossible de placer sur un trône ou sur un autel. Il commença à s’en apercevoir assez douloureusement. Aussi le capitaine se trouva-t-il en face d’une figure presque irritée, et, ayant voulu tracasser Louis de ses sottes plaisanteries, fut-il reçu comme un chien par un loup qui se contient.

Cette petite scène avec le capitaine fut encore une tache grise qui resta parmi l’éblouissement des premières heures de félicité. Elle força Louis à envisager plus nettement la position ou il s’était mis avec Lévise. Ne valait-il pas mieux se découvrir franchement que se cacher si mal ?

Il entrevit les soucis, les embarras ; mais s’arracher si tôt à cette douce inertie où il vivait, se jeter dans des démarches fatigantes, difficiles, rudes, il ne le voulait pas ! Il s’en remit à sa bonne étoile et ferma les yeux paresseusement pour ne point voir en face la nécessité qui s’approchait, nécessité d’expier sa faute, ou de la réparer ou d’en soutenir énergiquement les conséquences. Elle était assez importune, cette voix qui, une fois déjà, avait versé dans son oreille inquiète ces paroles : Tu as séduit cette fille, la voilà attachée à toi, que feras-tu ? L’emmèneras-tu, l’épouseras-tu, la quitteras-tu ? Pour chacune de ces déterminations, il faut un effort énergique ! À quoi bon l’écouter, quand rien de grave encore ne justifiait l’avertissement ! Louis voulut être heureux encore quelque temps. Il avait cru atteindre un bon résultat en suivant sa passion, et maintenant par quelle subite clarté ou quelle fermeté d’esprit aurait-il pu reconnaître qu’il s’était peut-être trompé et que le beau château si laborieusement construit était sapé à la base. Néanmoins un ferment de souci et de vigilance fut déposé dans son cerveau par cette aventure. Il surveilla attentivement Lévise. C’était pour elle qu’il avait à craindre, c’était elle qu’il avait à sauvegarder.

Il sembla bien à Louis que la prospérité faisait un peu perdre la tête à la jeune fille et qu’elle avait une extrême envie d’aller crier la vérité par-dessus les toits tant elle était enorgueillie. La beauté de ses toilettes augmentait tous les jours et elle manifestait quelque dédain pour les paysans. Cependant Louis ne blâmait pas la naïveté et la vivacité des nouvelles impressions de Lévise, elles étaient un charmant spectacle pour lui. Louis ne s’appartenait pas, il appartenait entièrement a la paysanne.

Le jour de la noce d’Euronique arriva. Louis rappela à Lévise qu’il était formellement invité.

— N’y va pas, dit Lévise, restons ensemble !

— Mais, répondit-il, je ne puis m’en dispenser. Ils seraient blessés.

Louis ne demandait pas mieux que de ne pas aller courir à la queue d’une bande de paysans sautant derrière un violon. Néanmoins, par un héroïque effort de raison, il fit sa toilette pour aller à la noce.

— Regarde donc, dit Lévise, cela ne te servira à rien. C’est une mauvaise femme. Elle ne t’en saura pas gré ! Ce n’est pas de ton rang !

Louis s’habillait lentement.

— Je ne voudrais pas que tu y ailles, puisque je n’y vais pas ! continua Lévise. Louis ne combattait contre Lévise que pour l’honneur de sa conscience. Elle vit qu’il cèderait.

— Oh, reprit-elle, tu as raison en effet, il faut y aller !

— Non, dit-il, je reste. J’irai les voir une autre fois.

Elle feignit d’insister et Louis resta.

Dans l’après-midi, ils entendirent de loin le bruit aigre du violon de la noce d’Euronique. Lévise voulut se mettre à la fenêtre pour voir le cortège.

— Grands dieux ! dit Louis en riant, cachons-nous. Ce serait le comble de nos crimes. Ce violon a la voix aigre d’un remords !

La noce passa devant la maison, un des paysans s’en détacha et vint frapper à la porte à coups redoublés.

— On vient me chercher, dit Louis.

— Il ne faut pas répondre, s’écria Lévise.

Le paysan frappa encore, et voyant ses inutiles efforts, alla rejoindre ses compagnons. Louis et Lévise regardèrent avec précaution par un coin du rideau imperceptiblement soulevé s’éloigner la noce. Lévise était triomphante.

Le lendemain, elle entraîna Louis à une autre imprudence. Elle désirait avoir un petit chevreau orné d’un ruban et d’une clochette. Elle supplia Louis de l’accompagner chez une paysanne où elle en avait vu un très-joli qui était à vendre. Il y consentit, éprouvant d’abord un plaisir de vanité et de bravade à traverser avec la jeune fille les rues du village.

Lévise portait le fameux panier aux provisions qui avait toujours paru aux jeunes gens une enseigne aussi affirmative qu’un écriteau sur lequel eussent été écrits ces mots : Ne doutez pas un seul instant que cette paysanne ne soit la servante du monsieur de la petite maison. Mais quoiqu’elle portât ce panier qui était démesuré, la jeune fille n’avait certes pas l’air d’une servante. Il y avait de la soie, de la dentelle, une élégance de fête dans son costume, de la fierté dans son allure et sur son visage.

Louis se trouva bientôt mécontent. On les regardait avec des mines ébahies et les enfants ne reconnaissaient plus la Lévise pauvre d’autrefois. Louis sentit la critique aiguë des regards qui les suivaient. Il entendit quelques paroles maussades et désagréables. Mais il ne pouvait plus reculer. Il se mit au même pas que Lévise, et, ne tournant la tête ni à droite ni à gauche pour éviter les yeux ironiques et malveillants, il parla très-haut de façon que ses paroles, si on les entendait, établissent bien qu’elles s’adressaient de maître à servante. Lévise faisait de petits signes de tête aux gens de connaissance, ne s’apercevant pas dans sa gloire que la plupart n’y répondaient pas ! Chez la femme au chevreau, Lévise dit en entrant :

— Voyez, monsieur, voilà le joli petit chevreau !

Louis trouva que le mot monsieur avait un son singulier dans le gosier de la jeune fille : il eût dit que des pointes accrochaient les dents de Lévise et les faisaient grincer. Sa gêne augmenta, le dégoût de ces apparences maladroitement soutenues lui monta au cœur. Un sentiment poignant de ridicule et de honte lui imprima le besoin nerveux, maladif, violent, de rire. Ne sachant comment le dissimuler, il se baissa brusquement vers la tête du chevreau comme pour jouer et s’écria lâchant l’éclat de rire irrésistible : Qu’il est drôle ! qu’il est drôle !

La paysanne resta stupéfaite, Lévise rougit. Louis se maîtrisant, se releva, mais n’eut que la force de dire à Lévise : Eh bien ! achetez-le et ramenez-le. Sa voix avait perdu l’habitude de parler de la sorte, il avait failli s’écrier : Eh ! fais comme tu voudras ! Il ne comprenait pas comment il avait eu la puissance de s’en empêcher ! Et aussitôt il se sauva, n’ayant pas le courage de revenir avec Lévise.

Un quart-d’heure après, la jeune fille arriva traînant au bout d’une corde le chevreau qui se débattait et, arcbouté sur ses quatre pattes, résistait à la corde tant qu’il pouvait et n’avançait qu’en glissant de force.

Lévise était fort en colère, et elle attira violemment la petite bête à l’intérieur de la maison. Louis essaya de détourner le conflit par la gaîté.

— Ah ! ah ! dit-il en souriant, le petit chevreau n’est pas disposé à te faire la cour.

Immédiatement elle se fâcha.

— Tu as eu honte de moi ? demanda-t-elle, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu es devenu fou ?

Louis ne pouvait s’expliquer franchement, ni par conséquent l’apaiser. Tandis qu’il cherchait comment s’en tirer, elle continuait : Comme c’est bien de rire au nez des gens et de me laisser toute sotte !

— Mais, répondit Louis, ce qui m’a fait rire, c’est que nous nous disions vous et monsieur, et puis le panier, le grand panier !

— Eh bien ce n’est pas habile pour quelqu’un qui veut tant faire le prudent !

— Ah, reprit Louis, le mal n’est pas très-grave. Maintenant tu as ton chevreau. N’y pensons plus !

— Non, je n’en veux plus du chevreau, je vais le rendre. Je suis trop simple, c’est toujours sur moi que les mauvaises choses tomberont dans le pays ! dit Lévise d’un air attristé autant qu’irrité.

Ce dépit causa un vif chagrin à Louis, et lui inspira une tendre pitié.

— Allons, s’écria-t-il, viens voir ton chevreau, nous allons l’apprivoiser. Il est mécontent, lui aussi, que je lui aie ri au nez !

Il l’emmena gaîment dans le petit pré et Lévise ne pensa bientôt plus à ce qui s’était passé.

Fort peu de temps après, Louis reçut une nouvelle visite du capitaine Pasteur qui lui demanda mystérieusement un entretien.

— Le beau Guillaume est arrivé, défiez-vous-en, lui dit le capitaine Pasteur, c’est un méchant drôle.

Dans la même journée également un mendiant à demi-fou auquel Louis faisait souvent l’aumône vint au jeune homme et lui dit comme un secret terrible : Le beau Guillaume est ici !