La Débâcle/Partie 2/Chapitre IV
IV
Sur la route de Balan, Henriette d’abord put marcher d’un pas rapide. Il n’était guère plus de neuf heures, la chaussée large, bordée de maisons et de jardins, se trouvait libre encore, obstruée pourtant de plus en plus, à mesure qu’on approchait du bourg, par les habitants qui fuyaient et par des mouvements de troupe. À chaque nouveau flot de foule, elle se serrait contre les murs, elle se glissait, passait quand même. Et, mince, effacée dans sa robe sombre, ses beaux cheveux blonds et sa petite face pâle à demi disparus sous le fichu de dentelle noire, elle échappait aux regards, rien ne ralentissait son pas léger et silencieux.
Mais, à Balan, un régiment d’infanterie de marine barrait la route. C’était une masse compacte d’hommes attendant des ordres, à l’abri des grands arbres qui les cachaient. Elle se haussa sur les pieds, n’en vit pas la fin. Cependant, elle essaya de se faire plus petite encore, de se faufiler. Des coudes la repoussaient, elle sentait dans ses flancs les crosses des fusils. Au bout de vingt pas, des cris, des protestations s’élevèrent. Un capitaine tourna la tête et s’emporta.
— Eh ! La femme, êtes-vous folle ?… Où allez-vous ?
— Je vais à Bazeilles.
— Comment, à Bazeilles !
Ce fut un éclat de rire général. On se la montrait, on plaisantait. Le capitaine, égayé lui aussi, venait de reprendre :
— À Bazeilles, ma petite, vous devriez bien nous y emmener avec vous !… Nous y étions tout à l’heure, j’espère que nous allons y retourner ; mais je vous avertis qu’il n’y fait pas froid.
— Je vais à Bazeilles rejoindre mon mari, déclara Henriette de sa voix douce, tandis que ses yeux d’un bleu pâle gardaient leur tranquille décision.
On cessa de rire, un vieux sergent la dégagea, la força de retourner en arrière.
— Ma pauvre enfant, vous voyez bien qu’il vous est impossible de passer… Ce n’est pas l’affaire d’une femme d’aller à Bazeilles en ce moment… vous le retrouverez plus tard, votre mari. Voyons, soyez raisonnable !
Elle dut céder, elle s’arrêta, debout, se haussant à chaque minute, regardant au loin, dans l’entêtée résolution de continuer sa route. Ce qu’elle entendait dire autour d’elle la renseignait. Des officiers se plaignaient amèrement de l’ordre de retraite qui leur avait fait abandonner Bazeilles, dès huit heures un quart, lorsque le général Ducrot, succédant au maréchal, s’était avisé de vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau d’Illy. Le pis était que, le 1er corps ayant reculé trop tôt, livrant le vallon de la Givonne aux allemands, le 12e corps, attaqué déjà vivement de front, venait d’être débordé sur son flanc gauche. Puis, maintenant que le général de Wimpffen succédait au général Ducrot, le premier plan de nouveau l’emportait, l’ordre arrivait de réoccuper Bazeilles coûte que coûte, pour jeter les Bavarois à la Meuse. N’était-ce pas imbécile de leur avoir fait abandonner une position, qu’il leur fallait à cette heure reconquérir ? On voulait bien se faire tuer, mais pas pour le plaisir, vraiment !
Il y eut un grand mouvement d’hommes et de chevaux, le général de Wimpffen parut, debout sur ses étriers, la face ardente, la parole exaltée, criant :
— Mes amis, nous ne pouvons pas reculer, ce serait la fin de tout… Si nous devons battre en retraite, nous irons sur Carignan et non sur Mézières… Mais nous vaincrons, vous les avez battus ce matin, vous les battrez encore !
Il galopa, s’éloigna par un chemin qui montait vers la Moncelle. Le bruit courait qu’il venait d’avoir avec le général Ducrot une discussion violente, chacun soutenant son plan, attaquant le plan contraire, l’un déclarant que la retraite par Mézières n’était plus possible depuis le matin, l’autre prophétisant qu’avant le soir, si l’on ne se retirait pas sur le plateau d’Illy, l’armée serait cernée. Et ils s’accusaient mutuellement de ne connaître ni le pays, ni la situation vraie des troupes. Le pis était qu’ils avaient tous les deux raison.
Mais, depuis un instant, Henriette se trouvait distraite dans sa hâte d’avancer. Elle venait de reconnaître, échouée au bord de la route, toute une famille de Bazeilles, de pauvres tisserands, le mari, la femme, avec trois filles, dont la plus âgée n’avait que neuf ans. Ils étaient tellement brisés, tellement éperdus de fatigue et de désespoir, qu’ils n’avaient pu aller plus loin, tombés contre un mur.
— Ah ! ma chère dame, répétait la femme à Henriette, nous n’avons plus rien… Vous savez, notre maison était sur la place de l’Église. Alors, voilà qu’un obus y a mis le feu. Je ne sais pas comment les enfants et nous autres, nous n’y sommes pas restés…
Les trois petites filles, à ce souvenir, se remirent à sangloter, en poussant des cris, tandis que la mère entrait dans les détails de leur désastre, avec des gestes fous.
— J’ai vu le métier brûler comme un fagot de bois sec… Le lit, les meubles ont flambé plus vite que des poignées de paille… Et il y avait même la pendule, oui ! la pendule que je n’ai pas eu le temps d’emporter dans mes bras.
— Tonnerre de bon dieu ! jura l’homme, les yeux pleins de grosses larmes, qu’est-ce que nous allons devenir ?
Henriette, pour les calmer, leur dit simplement, d’une voix qui tremblait un peu :
— Vous êtes ensemble, sains et saufs tous les deux, et vous avez vos fillettes : de quoi vous plaignez-vous ?
Puis, elle les questionna, voulut savoir ce qui se passait dans Bazeilles, s’ils avaient vu son mari, comment ils avaient laissé sa maison, à elle. Mais, dans le grelottement de leur peur, les réponses étaient contradictoires. Non, ils n’avaient pas vu M. Weiss. Pourtant, une des petites filles cria qu’elle l’avait bien vu, elle, qu’il était sur le trottoir, avec un gros trou au milieu de la tête ; et son père lui allongea une claque, pour la faire taire, parce que, disait-il, elle mentait, à coup sûr. Quant à la maison, elle devait être debout, lorsqu’ils avaient fui ; même ils se souvenaient d’avoir remarqué, en passant, que la porte et les fenêtres étaient soigneusement closes, comme si pas une âme ne s’y fût trouvée. À ce moment-là, d’ailleurs, les Bavarois n’occupaient encore que la place de l’Église, et il leur fallait prendre le village rue par rue, maison par maison. Seulement, ils avaient dû faire du chemin, tout Bazeilles brûlait sans doute, à cette heure. Et ces misérables gens continuaient à parler de ces choses, avec des gestes tâtonnants d’épouvante, évoquant la vision affreuse, les toits qui flambaient, le sang qui coulait, les morts qui couvraient la terre.
— Alors, mon mari ? répéta Henriette.
Ils ne répondaient plus, ils sanglotaient entre leurs mains jointes. Et elle resta dans une anxiété atroce, sans faiblir, debout, les lèvres seulement agitées d’un petit frisson. Que devait-elle croire ? Elle avait beau se dire que l’enfant s’était trompée, elle voyait son mari en travers de la rue, la tête trouée d’une balle. Puis, c’était cette maison hermétiquement close qui l’inquiétait : pourquoi ? il ne s’y trouvait donc plus ? La certitude qu’il était tué lui glaça tout d’un coup le cœur. Mais peut-être n’était-il que blessé ; et le besoin d’aller là-bas, d’y être, la reprit si impérieusement, qu’elle aurait tenté encore de se frayer un passage, si, à cette minute, les clairons n’avaient sonné la marche en avant.
Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de Toulon, de Rochefort ou de Brest, à peine instruits, sans avoir jamais fait le coup de feu ; et, depuis le matin, ils se battaient avec une bravoure, une solidité de vétérans. Eux qui, de Reims à Mouzon, avaient marché si mal, alourdis d’inaccoutumance, se révélaient comme les mieux disciplinés, les plus fraternellement unis d’un lien de devoir et d’abnégation, devant l’ennemi. Les clairons n’avaient eu qu’à sonner, ils retournaient au feu, ils reprenaient l’attaque, malgré leurs cœurs gros de colère. Trois fois, on leur avait promis, pour les soutenir, une division qui ne venait pas. Ils se sentaient abandonnés, sacrifiés. C’était leur vie à tous qu’on leur demandait, en les ramenant ainsi sur Bazeilles, après le leur avoir fait évacuer. Et ils le savaient, et ils donnaient leur vie sans une révolte, serrant les rangs, quittant les arbres qui les protégeaient, pour rentrer sous les obus et les balles.
Henriette eut un soupir de profond soulagement. Enfin, on marchait donc ! Elle les suivit, espérant arriver avec eux, prête à courir, s’ils couraient. Mais, de nouveau déjà, on s’était arrêté. À présent, les projectiles pleuvaient, il allait falloir, pour réoccuper Bazeilles, reconquérir chaque mètre de la route, s’emparer des ruelles, des maisons, des jardins, à droite et à gauche. Les premiers rangs avaient ouvert le feu, on n’avançait plus que par saccades, les moindres obstacles faisaient perdre de longues minutes. Jamais elle n’arriverait, si elle restait ainsi en queue, attendant la victoire. Et elle se décida, se jeta à droite, entre deux haies, dans un sentier qui descendait vers les prairies.
Le projet d’Henriette fut alors d’atteindre Bazeilles par ces vastes prés bordant la Meuse. Cela, d’ailleurs, n’était pas très net en elle. Soudain, elle resta plantée, au bord d’une petite mer immobile, qui, de ce côté-ci, lui barrait le chemin. C’était l’inondation, les terres basses changées en un lac de défense, auxquelles elle n’avait point songé. Un instant, elle voulut retourner en arrière ; puis, au risque d’y laisser ses chaussures, elle continua, suivit le bord, dans l’herbe trempée, où elle enfonçait jusqu’à la cheville. Pendant une centaine de mètres, ce fut praticable. Ensuite, elle buta contre le mur d’un jardin : le terrain dévalait, l’eau battait le mur, profonde de deux mètres. Impossible de passer. Ses petits poings se serrèrent, elle dut se raidir de toute sa force, pour ne pas fondre en larmes. Après le premier saisissement, elle longea la clôture, trouva une ruelle qui filait entre les maisons éparses. Cette fois, elle se crut sauvée, car elle connaissait ce dédale, ces bouts de sentiers enchevêtrés, dont l’écheveau aboutissait tout de même au village.
Là seulement, les obus tombaient. Henriette resta figée, très pâle, dans l’assourdissement d’une effrayante détonation, dont le coup de vent l’enveloppa. Un projectile venait d’éclater devant elle, à quelques mètres. Elle tourna la tête, examina les hauteurs de la rive gauche, d’où montaient les fumées des batteries allemandes ; et elle comprit, se remit en marche, les yeux fixés sur l’horizon, guettant les obus, pour les éviter. La témérité folle de sa course n’allait pas sans un grand sang-froid, toute la tranquillité brave dont sa petite âme de bonne ménagère était capable. Elle voulait ne pas être tuée, retrouver son mari, le reprendre, vivre ensemble, heureux encore. Les obus ne cessaient plus, elle filait le long des murs, se jetait derrière les bornes, profitait des moindres abris. Mais il se présenta un espace découvert, un bout de chemin défoncé, déjà couvert d’éclats ; et elle attendait, à l’encoignure d’un hangar, lorsqu’elle aperçut, devant elle, au ras d’une sorte de trou, la tête curieuse d’un enfant, qui regardait. C’était un petit garçon de dix ans, pieds nus, habillé d’une seule chemise et d’un pantalon en lambeaux, quelque rôdeur de route, très amusé par la bataille. Ses minces yeux noirs pétillaient, et il s’exclamait d’allégresse, à chaque détonation.
— Oh ! ce qu’ils sont rigolo !… Bougez pas, en v’là encore un qui s’amène !… Boum ! a-t-il pété, celui-là !… Bougez pas, bougez pas !
Et, à chaque projectile, il faisait un plongeon au fond du trou, reparaissait, levait sa tête d’oiseau siffleur, pour replonger encore.
Henriette remarqua alors que les obus venaient du Liry, tandis que les batteries de Pont-Maugis et de Noyers ne tiraient plus que sur Balan. Elle voyait très nettement la fumée, à chaque décharge ; puis, elle entendait presque aussitôt le sifflement, que suivait la détonation. Il dut y avoir un court répit, des vapeurs légères se dissipaient lentement.
— Pour sûr qu’ils boivent un coup ! cria le petit. Vite, vite ! Donnez-moi la main, nous allons nous cavaler !
Il lui prit la main, la força à le suivre ; et tous deux galopèrent, côte à côte, pliant le dos, traversant ainsi l’espace découvert. Au bout, comme ils se jetaient derrière une meule et qu’ils se retournaient, ils virent de nouveau un obus arriver, tomber droit sur le hangar, à la place qu’ils occupaient tout à l’heure. Le fracas fut épouvantable, le hangar s’abattit.
Du coup, une joie folle fit danser le gamin, qui trouvait ça très farce.
— Bravo ! en v’là de la casse !… Hein ? tout de même, il était temps !
Mais, une seconde fois, Henriette se heurtait contre un obstacle infranchissable, des murs de jardin, sans chemin aucun. Son petit compagnon continuait à rire, disait qu’on passait toujours, quand on le voulait bien. Il grimpa sur le chaperon d’un mur, l’aida ensuite à le franchir. D’un saut, ils se trouvèrent dans un potager, parmi des planches de haricots et de pois. Des clôtures partout. Alors, pour en sortir, il leur fallut traverser une maison basse de jardinier. Lui, sifflant, les mains ballantes, allait le premier, ne s’étonnait de rien. Il poussa une porte, se trouva dans une chambre, passa dans une autre, où il y avait une vieille femme, la seule âme restée là sans doute. Elle semblait hébétée, debout près d’une table. Elle regarda ces deux personnes inconnues passer ainsi au travers de sa maison ; et elle ne leur dit pas un mot, et eux-mêmes ne lui adressèrent pas la parole. Déjà, de l’autre côté, ils ressortaient dans une ruelle, qu’ils purent suivre pendant un instant. Puis, d’autres difficultés se présentèrent, ce fut de la sorte, durant près d’un kilomètre, des murailles sautées, des haies franchies, une course qui coupait au plus court, par les portes des remises, les fenêtres des habitations, selon le hasard de la route qu’ils parvenaient à se frayer. Des chiens hurlaient, ils faillirent être renversés par une vache qui fuyait d’un galop furieux. Cependant, ils devaient approcher, une odeur d’incendie leur arrivait, de grandes fumées rousses, telles que de légers crêpes flottants, voilaient à chaque minute le soleil.
Tout d’un coup, le gamin s’arrêta, se planta devant Henriette.
— Dites donc, madame, comme ça, où donc allez-vous ?
— Mais tu le vois, je vais à Bazeilles.
Il siffla, il eut un de ses rires aigus de vaurien échappé de l’école, qui se faisait du bon sang.
— À Bazeilles… Ah ! non, ça n’est pas mon affaire… Moi, je vas ailleurs. Bien le bonsoir !
Et il tourna sur les talons, il s’en alla comme il était venu, sans qu’elle pût savoir d’où il sortait ni où il rentrait. Elle l’avait trouvé dans un trou, elle le perdit des yeux au coin d’un mur ; et jamais plus elle ne devait le revoir.
Quand elle fut seule, Henriette éprouva un singulier sentiment de peur. Ce n’était guère une protection, cet enfant chétif avec elle ; mais il l’étourdissait de son bavardage. Maintenant, elle tremblait, elle si naturellement courageuse. Les obus ne tombaient plus, les Allemands avaient cessé de tirer sur Bazeilles, dans la crainte sans doute de tuer les leurs, maîtres du village. Seulement, depuis quelques minutes, elle entendait des balles siffler, ce bourdonnement de grosses mouches dont on lui avait parlé, et qu’elle reconnaissait. Au loin, c’était une confusion telle de toutes les rages, qu’elle ne distinguait même pas le bruit de la fusillade, dans la violence de cette clameur. Comme elle tournait l’angle d’une maison, il y eut, près de son oreille, un bruit mat, une chute de plâtre, qui la firent s’arrêter net : une balle venait d’écorner la façade, elle en restait toute pâle. Puis, avant qu’elle se fût demandé si elle aurait le courage de continuer, elle reçut au front comme un coup de marteau, elle tomba sur les deux genoux, étourdie. Une seconde balle, qui ricochait, l’avait effleurée un peu au-dessus du sourcil gauche, en ne laissant là qu’une forte meurtrissure. Quand elle eut porté les deux mains à son front, elle les retira rouges de sang. Mais elle avait senti le crâne solide, intact, sous les doigts ; et elle répéta tout haut, pour s’encourager :
— Ce n’est rien, ce n’est rien… Voyons, je n’ai pas peur, non ! je n’ai pas peur…
Et c’était vrai, elle se releva, elle marcha dès lors parmi les balles avec une insouciance de créature dégagée d’elle-même, qui ne raisonne plus, qui donne sa vie. Elle ne cherchait même plus à se protéger, allant tout droit, la tête haute, n’allongeant le pas que dans le désir d’arriver. Les projectiles s’écrasaient autour d’elle, vingt fois elle manqua d’être tuée, sans paraître le savoir. Sa hâte légère, son activité de femme silencieuse, semblaient l’aider, la faire passer si fine, si souple dans le péril, qu’elle y échappait. Elle était enfin à Bazeilles, elle coupa au milieu d’un champ de luzerne, pour rejoindre la route, la grande rue qui traverse le village. Comme elle y débouchait, elle reconnut sur la droite, à deux cents pas, sa maison qui brûlait, sans qu’on vît les flammes au grand soleil, le toit à demi effondré déjà, les fenêtres vomissant des tourbillons de fumée noire. Alors, un galop l’emporta, elle courut à perdre haleine.
Weiss, dès huit heures, s’était trouvé enfermé là, séparé des troupes qui se repliaient. Tout de suite, le retour à Sedan était devenu impossible, car les Bavarois, débordant par le parc de Montivilliers, avaient coupé la ligne de retraite. Il était seul, avec son fusil et les cartouches qui lui restaient, lorsqu’il aperçut devant sa porte une dizaine de soldats, demeurés comme lui en arrière, isolés de leurs camarades, cherchant des yeux un abri, pour vendre au moins chèrement leur peau. Vivement, il descendit leur ouvrir, et la maison dès lors eut une garnison, un capitaine, un caporal, huit hommes, tous hors d’eux, enragés, résolus à ne pas se rendre.
— Tiens ! Laurent, vous en êtes ! s’écria Weiss, surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre, qui tenait un fusil, ramassé à côté de quelque cadavre.
Laurent, en pantalon et en veste de toile bleue, était un garçon jardinier du voisinage, âgé d’une trentaine d’années, et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme, emportées par la même mauvaise fièvre.
— Pourquoi donc que je n’en serais pas ? répondit-il. Je n’ai que ma carcasse, je puis bien la donner… Et puis, vous savez, ça m’amuse, à cause que je ne tire pas mal, et que ça va être drôle d’en démolir un à chaque coup, de ces bougres-là !
Déjà, le capitaine et le caporal inspectaient la maison. Rien à faire du rez-de-chaussée, on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres, pour les barricader le plus solidement possible. Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu’ils organisèrent la défense, approuvant du reste les préparatifs déjà faits par Weiss, les matelas garnissant les persiennes, les meurtrières ménagées de place en place, entre les lames. Comme le capitaine se hasardait à se pencher, pour examiner les alentours, il entendit des cris, des larmes d’enfant.
— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
Weiss revit alors, dans la teinturerie voisine, le petit Auguste malade, la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs, demandant à boire, appelant sa mère, qui ne pouvait plus lui répondre, gisante sur le carreau, la tête broyée. Et, à cette vision, il eut un geste douloureux, il répondit :
— Un pauvre petit dont un obus a tué la mère, et qui pleure, là, à côté.
— Tonnerre de dieu ! murmura Laurent, ce qu’il va falloir leur faire payer tout ça !
Il n’arrivait encore dans la façade que des balles perdues. Weiss et le capitaine, accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes, étaient montés dans le grenier, d’où ils pouvaient mieux surveiller la route. Ils la voyaient obliquement, jusqu’à la place de l’Église. Cette place était maintenant au pouvoir des Bavarois ; mais ils n’avançaient toujours qu’avec beaucoup de peine et une extrême prudence. Au coin d’une ruelle, une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d’un quart d’heure, d’un feu tellement nourri, que les morts s’entassaient. Ensuite, ce fut une maison, à l’autre encoignure, dont ils durent s’emparer, avant de passer outre. Par moments, dans la fumée, on distinguait une femme, avec un fusil, tirant d’une des fenêtres. C’était la maison d’un boulanger, des soldats s’y trouvaient oubliés, mêlés aux habitants ; et, la maison prise, il y eut des cris, une effroyable bousculade roula jusqu’au mur d’en face, un flot dans lequel apparut la jupe de la femme, une veste d’homme, des cheveux blancs hérissés ; puis, un feu de peloton gronda, du sang jaillit jusqu’au chaperon du mur. Les Allemands étaient inflexibles : toute personne prise les armes à la main, n’appartenant point aux armées belligérantes, était fusillée sur l’heure, comme coupable de s’être mise en dehors du droit des gens. Devant la furieuse résistance du village, leur colère montait, et les pertes effroyables qu’ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures, les poussaient à d’atroces représailles. Les ruisseaux coulaient rouges, les morts barraient la route, certains carrefours n’étaient plus que des charniers, d’où s’élevaient des râles. Alors, dans chaque maison qu’ils emportaient de haute lutte, on les vit jeter de la paille enflammée ; d’autres couraient avec des torches, d’autres badigeonnaient les murs de pétrole ; et bientôt des rues entières furent en feu, Bazeilles flamba.
Cependant, au milieu du village, il n’y avait plus que la maison de Weiss, avec ses persiennes closes, qui gardait son air menaçant de citadelle, résolue à ne pas se rendre.
— Attention ! les voici ! cria le capitaine.
Une décharge, partie du grenier et du premier étage, coucha par terre trois des Bavarois qui s’avançaient, en rasant les murs. Les autres se replièrent, s’embusquèrent à tous les angles de la route ; et le siège de la maison commença, une telle pluie de balles fouetta la façade qu’on aurait dit un ouragan de grêle. Pendant près de dix minutes, cette fusillade ne cessa pas, trouant le plâtre, sans faire grand mal. Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier, ayant commis l’imprudence de se montrer à une lucarne, fut tué raide, d’une balle en plein front.
— Nom d’un chien ! un de moins ! gronda le capitaine. Méfiez-vous donc, nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir !
Lui-même avait pris un fusil, et il tirait, abrité derrière un volet. Mais Laurent, le garçon jardinier, faisait surtout son admiration. À genoux, le canon de son chassepot appuyé dans l’étroite fente d’une meurtrière, comme à l’affût, il ne lâchait un coup qu’en toute certitude ; et il en annonçait même le résultat à l’avance.
— Au petit officier bleu, là-bas, dans le cœur… À l’autre, plus loin, le grand sec, entre les deux yeux… Au gros qui a une barbe rousse et qui m’embête, dans le ventre…
Et, chaque fois, l’homme tombait, foudroyé, frappé à l’endroit qu’il désignait ; et lui continuait paisiblement, ne se hâtait pas, ayant de quoi faire, disait-il, car il lui aurait fallu du temps, pour les tuer tous de la sorte, un à un.
— Ah ! si j’avais des yeux ! répétait furieusement Weiss.
Il venait de casser ses lunettes, il en était désespéré. Son binocle lui restait, mais il n’arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez, dans la sueur qui lui inondait la face ; et, souvent, il tirait au hasard, enfiévré, les mains tremblantes. Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire.
— Ne vous pressez pas, ça ne sert absolument à rien, disait Laurent. Tenez, visez-le avec soin, celui qui n’a plus de casque, au coin de l’épicier… Mais c’est très bien, vous lui avez cassé la patte, et le voilà qui gigote dans son sang.
Weiss, un peu pâle, regardait. Il murmura :
— Finissez-le.
— Gâcher une balle, ah ! non, par exemple ! Vaut mieux en démolir un autre.
Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable, qui partait des lucarnes du grenier. Pas un homme ne pouvait avancer, sans rester par terre. Aussi firent-ils entrer en ligne des troupes fraîches, avec l’ordre de cribler de balles la toiture. Dès lors, le grenier devint intenable : les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier, les projectiles pénétraient de toutes parts, ronflant comme des abeilles. À chaque seconde, on courait le risque d’être tué.
— Descendons, dit le capitaine. On peut tenir encore au premier.
Mais, comme il se dirigeait vers l’échelle, une balle l’atteignit dans l’aine et le renversa.
— Trop tard, nom d’un chien !
Weiss et Laurent, aidés du soldat qui restait, s’entêtèrent à le descendre, bien qu’il leur criât de ne pas perdre leur temps à s’occuper de lui : il avait son compte, il pouvait tout aussi bien crever en haut qu’en bas. Pourtant, dans une chambre du premier étage, lorsqu’on l’eut couché sur un lit, il voulut encore diriger la défense.
— Tirez dans le tas, ne vous occupez pas du reste. Tant que votre feu ne se ralentira point, ils sont bien trop prudents pour se risquer.
En effet, le siège de la petite maison continuait, s’éternisait. Vingt fois elle avait paru devoir être emportée dans la tempête de fer dont elle était battue ; et, sous les rafales, au milieu de la fumée, elle se montrait de nouveau debout, trouée, déchiquetée, crachant quand même des balles par chacune de ses fentes. Les assaillants exaspérés d’être arrêtés si longtemps et de perdre tant de monde devant une pareille bicoque, hurlaient, tiraillaient à distance, sans avoir l’audace de se ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres, en bas.
— Attention ! cria le caporal, voilà une persienne qui tombe !
La violence des balles venait d’arracher une persienne de ses gonds. Mais Weiss se précipita, poussa une armoire contre la fenêtre ; et Laurent, embusqué derrière, put continuer son tir. Un des soldats gisait à ses pieds, la mâchoire fracassée, perdant beaucoup de sang. Un autre reçut une balle dans la gorge, roula jusqu’au mur, où il râla sans fin, avec un frisson convulsif de tout le corps. Ils n’étaient plus que huit, en ne comptant pas le capitaine, qui, trop affaibli pour parler, adossé au fond du lit, donnait encore des ordres, par gestes. De même que le grenier, les trois chambres du premier étage commençaient à devenir intenables, car les matelas en lambeaux n’arrêtaient plus les projectiles : des éclats de plâtre sautaient des murs et du plafond, les meubles s’écornaient, les flancs de l’armoire se fendaient comme sous des coups de hache. Et le pis était que les munitions allaient manquer.
— Est-ce dommage ! grogna Laurent. Ça marche si bien !
Weiss eut une idée brusque.
— Attendez !
Il venait de songer au soldat mort, là-haut, dans le grenier. Et il monta, le fouilla, pour prendre les cartouches qu’il devait avoir. Tout un pan de la toiture s’était effondré, il vit le ciel bleu, une nappe de gaie lumière qui l’étonna. Pour ne pas être tué, il se traînait sur les genoux. Puis, lorsqu’il tint les cartouches, une trentaine encore, il se hâta, redescendit au galop.
Mais, en bas, comme il partageait cette provision nouvelle avec le garçon jardinier, un soldat jeta un cri, tomba sur le ventre. Ils n’étaient plus que sept ; et, tout de suite, ils ne furent plus que six, le caporal ayant reçu, dans l’œil gauche, une balle qui lui fit sauter la cervelle.
Weiss, à partir de ce moment, n’eut plus conscience de rien. Lui et les cinq autres continuaient à tirer comme des fous, achevant les cartouches, sans même avoir l’idée qu’ils pouvaient se rendre. Dans les trois petites pièces, le carreau était obstrué par les débris des meubles. Des morts barraient les portes, un blessé, dans un coin, jetait une plainte affreuse et continue. Partout, du sang collait sous les semelles. Un filet rouge avait coulé, descendant les marches. Et l’air n’était plus respirable, un air épaissi et brûlant de poudre, une fumée, une poussière âcre, nauséabonde, une nuit presque complète que rayaient les flammes des coups de feu.
— Tonnerre de Dieu ! cria Weiss, ils amènent du canon !
C’était vrai. Désespérant de venir à bout de cette poignée d’enragés, qui les attardaient ainsi, les Bavarois étaient en train de mettre en position une pièce, au coin de la place de l’église. Peut-être enfin passeraient-ils, lorsqu’ils auraient jeté la maison par terre, à coups de boulets. Et cet honneur qu’on leur faisait, cette artillerie braquée sur eux, là-bas, acheva d’égayer furieusement les assiégés, qui ricanaient, pleins de mépris. Ah ! les bougres de lâches, avec leur canon ! Toujours agenouillé, Laurent visait soigneusement les artilleurs, tuant son homme chaque fois ; si bien que le service de la pièce ne pouvait se faire, et qu’il se passa cinq ou six minutes avant que le premier coup fût tiré. Trop haut, d’ailleurs, il n’emporta qu’un morceau de la toiture.
Mais la fin approchait. Vainement, on fouillait les morts, il n’y avait plus une seule cartouche. Exténués, hagards, les six tâtonnaient, cherchaient ce qu’ils pourraient jeter par les fenêtres, pour écraser l’ennemi. Un d’eux, qui se montra, vociférant, brandissant les poings, fut criblé d’une volée de plomb ; et ils ne restèrent plus que cinq. Que faire ? descendre, tâcher de s’échapper par le jardin et les prairies ? À ce moment, un tumulte éclata en bas, un flot furieux monta l’escalier : c’étaient les Bavarois qui venaient enfin de faire le tour, enfonçant la porte de derrière, envahissant la maison. Une mêlée terrible s’engagea dans les petites pièces, parmi les corps et les meubles en miettes. Un des soldats eut la poitrine trouée d’un coup de baïonnette, et les deux autres furent faits prisonniers ; tandis que le capitaine, qui venait d’exhaler son dernier souffle, demeurait la bouche ouverte, le bras levé encore, comme pour donner un ordre.
Cependant, un officier, un gros blond, armé d’un revolver, et dont les yeux, injectés de sang, semblaient sortir des orbites, avait aperçu Weiss et Laurent, l’un avec son paletot, l’autre avec sa veste de toile bleue ; et il les apostrophait violemment en français :
— Qui êtes-vous ? qu’est-ce que vous fichez là, vous autres ?
Puis, les voyant noirs de poudre, il comprit, il les couvrit d’injures, en allemand, la voix bégayante de fureur. Déjà, il levait son pistolet pour leur casser la tête, lorsque les soldats qu’il commandait, se ruèrent, s’emparèrent de Weiss et de Laurent, qu’ils poussèrent dans l’escalier. Les deux hommes étaient portés, charriés, au milieu de cette vague humaine, qui les jeta sur la route ; et ils roulèrent jusqu’au mur d’en face, parmi de telles vociférations, que la voix des chefs ne s’entendait plus. Alors, durant deux ou trois minutes encore, tandis que le gros officier blond tâchait de les dégager, pour procéder à leur exécution, ils purent se remettre debout et voir.
D’autres maisons s’allumaient, Bazeilles n’allait plus être qu’un brasier. Par les hautes fenêtres de l’église, des gerbes de flammes commençaient à sortir. Des soldats, qui chassaient une vieille dame de chez elle, venaient de la forcer à leur donner des allumettes, pour mettre le feu à son lit et à ses rideaux. De proche en proche, les incendies gagnaient, sous les brandons de paille jetés, sous les flots de pétrole répandus ; et ce n’était plus qu’une guerre de sauvages, enragés par la longueur de la lutte, vengeant leurs morts, leurs tas de morts, sur lesquels ils marchaient. Des bandes hurlaient parmi la fumée et les étincelles, dans l’effrayant vacarme fait de tous les bruits, des plaintes d’agonie, des coups de feu, des écroulements. À peine se voyait-on, de grandes poussières livides s’envolaient, cachaient le soleil, d’une insupportable odeur de suie et de sang, comme chargées des abominations du massacre. On tuait encore, on détruisait dans tous les coins : la brute lâchée, l’imbécile colère, la folie furieuse de l’homme en train de manger l’homme.
Et Weiss, enfin, devant lui, aperçut sa maison qui brûlait. Des soldats étaient accourus avec des torches, d’autres activaient les flammes, en y lançant les débris des meubles. Rapidement, le rez-de-chaussée flamba, la fumée sortit par toutes les plaies de la façade et de la toiture. Mais, déjà, la teinturerie voisine prenait également feu ; et, chose affreuse, on entendit encore la voix du petit Auguste, couché dans son lit, délirant de fièvre, qui appelait sa mère ; tandis que les jupes de la malheureuse, étendue sur le seuil, la tête broyée, s’allumaient.
— Maman, j’ai soif… Maman, donne-moi de l’eau…
Les flammes ronflèrent, la voix cessa, on ne distingua plus que les hourras assourdissants des vainqueurs.
Mais, par-dessus les bruits, par-dessus les clameurs, un cri terrible domina. C’était Henriette qui arrivait et qui venait de voir son mari, contre le mur, en face d’un peloton préparant ses armes.
Elle se rua à son cou.
— Mon dieu ! qu’est-ce qu’il y a ? Ils ne vont pas te tuer !
Weiss, stupide, la regardait. Elle ! sa femme, désirée si longtemps, adorée d’une tendresse idolâtre ! Et un frémissement le réveilla, éperdu. Qu’avait-il fait ? pourquoi était-il resté, à tirer des coups de fusil, au lieu d’aller la rejoindre, ainsi qu’il l’avait juré ? Dans un éblouissement, il voyait son bonheur perdu, la séparation violente, à jamais. Puis, le sang qu’elle avait au front, le frappa ; et la voix machinale, bégayante :
— Est-ce que tu es blessée ?… C’est fou d’être venue…
D’un geste emporté, elle l’interrompit.
— Oh ! moi, ce n’est rien, une égratignure… Mais toi, toi ! pourquoi te gardent-ils ? Je ne veux pas qu’ils te tuent !
L’officier se débattait au milieu de la route encombrée, pour que le peloton eût un peu de recul. Quand il aperçut cette femme au cou d’un des prisonniers, il reprit violemment, en français :
— Oh ! non, pas de bêtises, hein !… D’où sortez-vous ? Que voulez-vous ?
— Je veux mon mari.
— Votre mari, cet homme-là ?… Il a été condamné, justice doit être faite.
— Je veux mon mari.
— Voyons, soyez raisonnable… Écartez-vous, nous n’avons pas envie de vous faire du mal.
— Je veux mon mari.
Renonçant alors à la convaincre, l’officier allait donner l’ordre de l’arracher des bras du prisonnier, lorsque Laurent, silencieux jusque-là, l’air impassible, se permit d’intervenir.
— Dites donc, capitaine, c’est moi qui vous ai démoli tant de monde, et qu’on me fusille, ça va bien. D’autant plus que je n’ai personne, ni mère, ni femme, ni enfant… Tandis que monsieur est marié… Dites, lâchez-le donc, puis vous me réglerez mon affaire…
Hors de lui, le capitaine hurla :
— En voilà des histoires ! Est-ce qu’on se fiche de moi ?… Un homme de bonne volonté pour emporter cette femme !
Il dut redire cet ordre en allemand. Et un soldat s’avança, un Bavarois trapu, à l’énorme tête embroussaillée de barbe et de cheveux roux, sous lesquels on ne distinguait qu’un large nez carré et que de gros yeux bleus. Il était souillé de sang, effroyable, tel qu’un de ces ours des cavernes, une de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire craquer les os. Henriette répétait, dans un cri déchirant :
— Je veux mon mari, tuez-moi avec mon mari.
Mais l’officier s’appliquait de grands coups de poing dans la poitrine, en disant que, lui, n’était pas un bourreau, que s’il y en avait qui tuaient les innocents, ce n’était pas lui. Elle n’avait pas été condamnée, il se couperait la main, plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.
Alors, comme le Bavarois s’approchait, Henriette se colla au corps de Weiss, de tous ses membres, éperdument.
— Oh ! mon ami, je t’en supplie, garde-moi, laisse-moi mourir avec toi…
Weiss pleurait de grosses larmes ; et, sans répondre, il s’efforçait de détacher, de ses épaules et de ses reins, les doigts convulsifs de la malheureuse.
— Tu ne m’aimes donc plus, que tu veux mourir sans moi… Garde-moi, ça les fatiguera, ils nous tueront ensemble.
Il avait dégagé une des petites mains, il la serrait contre sa bouche, il la baisait, tandis qu’il travaillait pour faire lâcher prise à l’autre.
— Non, non ! garde-moi… Je veux mourir…
Enfin, à grand’peine, il lui tenait les deux mains. Muet jusque-là, ayant évité de parler, il ne dit qu’un mot :
— Adieu, chère femme.
Et, déjà, de lui-même, il l’avait jetée entre les bras du Bavarois, qui l’emportait. Elle se débattait, criait, tandis que, pour la calmer sans doute, le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles. D’un violent effort, elle avait dégagé sa tête, elle vit tout.
Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son nez, comme s’il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula, s’adossa contre le mur, en croisant les bras ; et, dans son veston en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une figure exaltée, d’une admirable beauté de courage. Près de lui, Laurent s’était contenté de fourrer les mains dans ses poches. Il semblait indigné de la cruelle scène, de l’abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur cracha d’une voix de mépris :
— Sales cochons !
Mais l’officier avait levé son épée, et les deux hommes tombèrent comme des masses, le garçon jardinier la face contre terre, l’autre, le comptable, sur le flanc, le long du mur. Celui-ci, avant d’expirer, eut une convulsion dernière, les paupières battantes, la bouche tordue. L’officier, qui s’approcha, le remua du pied, voulant s’assurer qu’il avait bien cessé de vivre.
Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la cherchaient, ce sursaut affreux de l’agonie, cette grosse botte poussant le corps. Elle ne cria même pas, elle mordit silencieusement, furieusement, ce qu’elle put, une main que ses dents rencontrèrent. Le Bavarois jeta une plainte d’atroce douleur. Il la renversa, faillit l’assommer. Leurs visages se touchaient, jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges, éclaboussés de sang, ces yeux bleus, élargis et chavirés de rage.
Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s’était passé ensuite. Elle n’avait eu qu’un désir, retourner près du corps de son mari, le prendre, le veiller. Seulement, comme dans les cauchemars, toutes sortes d’obstacles se dressaient, l’arrêtaient à chaque pas. De nouveau, une vive fusillade venait d’éclater, un grand mouvement avait lieu parmi les troupes allemandes qui occupaient Bazeilles : c’était l’arrivée enfin de l’infanterie de marine ; et le combat recommençait avec une telle violence, que la jeune femme fut rejetée à gauche, dans une ruelle, parmi un troupeau affolé d’habitants. D’ailleurs, le résultat de la lutte ne pouvait être douteux, il était trop tard pour reconquérir les positions abandonnées. Pendant près d’une demi-heure encore, l’infanterie s’acharna, se fit tuer, avec un emportement superbe ; mais, sans cesse, les ennemis recevaient des renforts, débordaient de partout, des prairies, des routes, du parc de Montivilliers. Rien désormais ne les aurait délogés de ce village, si chèrement acheté, où plusieurs milliers des leurs gisaient dans le sang et les flammes. Maintenant, la destruction achevait son œuvre, il n’y avait plus là qu’un charnier de membres épars et de débris fumants, et Bazeilles égorgé, anéanti, s’en allait en cendre.
Une dernière fois, Henriette aperçut au loin sa petite maison dont les planchers s’écroulaient, au milieu d’un tourbillon de flammèches. Toujours, elle revoyait, en face, le long du mur, le corps de son mari. Mais un nouveau flot l’avait reprise, les clairons sonnaient la retraite, elle fut emportée, sans savoir comment, parmi les troupes qui se repliaient. Alors, elle devint une chose, une épave roulée, charriée dans un piétinement confus de foule, coulant à pleine route. Et elle ne savait plus, elle finit par se retrouver à Balan, chez des gens qu’elle ne connaissait pas, et elle sanglotait dans une cuisine, la tête tombée sur une table.