La Moisson sabine
L’ÉPOQUE ROMAINE
La Moisson sabine
Le jour de la moisson était arrivé, tout ensoleillé. Les blés murs se balançaient, attendant la faucille, aux premières lueurs du matin. L’aurore avait jeté sur les coteaux ses feux roses, et les petits nuages blancs, aux bords enflammés, fuyaient vers l’Ouest le long du ciel bleu. Les paysans sortaient à la brise matinale, le manteau jeté sur les épaules ; ils ne conservaient, pour moissonner sous la chaleur, que la tunique. La moisson durait jusqu’au soir. On ne voyait dans les champs que des dos courbés ; les hommes se couvraient la tête d’une « mappa » blanche et les femmes d’un fichu dont la pointe leur tombait dans le cou. Les uns saisissaient les épis et tranchaient les tiges de leur faucille à mi-hauteur. Les autres les réunissaient en liasses et nouaient l’osier flexible tout autour, ceux-ci, deux gerbes sous les bras, deux autres dans chaque main, les entassaient sur le sol moissonné ; ceux-là les emportaient à mesure vers l’aire à battre sur des chariots faits d’une poutre longue, montée sur quatre roues, et de deux fourches de bois, en avant et en arrière, qui retenaient les gerbes. Les bœufs placides traînaient les tombereaux d’un pas lent et monotone, battant leurs flancs mouillés de leur queue à longs poils, et secouant parfois impatiemment le joug, pour chasser les mouches, tandis qu’ils soufflaient de la vapeur par leurs naseaux. Les essieux criaient, les hommes chantaient, les filles riaient quand les jeunes gens, en passant, leur chatouillaient les côtes. Le chaume dressait dans l’air chaud ses tronçons mutilés, coiffés souvent de têtes de pavots, abattues avec les épis par la faucille ; la terre des sillons, longtemps cachée par le blé, apparaissait, un peu humide dans les creux, couverte d’insectes et de chenilles. Les sauterelles partaient devant les pieds, avec un strident bruissement d’ailes ; les cailles désertaient le champ fauché, avec les perdreaux et les alouettes ; et, s’abattant parmi les champs d’alentour, elles poussaient des piaillements assourdissants, tandis que les pies, qui s’envolaient lourdement de cime en cime, regardaient avec curiosité les moissonneurs, en caquetant.
Puis le midi endormait le travail sous sa pesante chaleur ; les enfants, accrochés à la « castula » de leurs mères, s’assoupissaient le long des haies, la tête enfouie sous les scabieuses et le chèvrefeuille ; hommes et femmes s’accroupissaient sur leurs manteaux au bord du champ, dans le fossé du chemin. On débouchait une amphore qui circulait à la ronde, tandis qu’on mordait dans un morceau de pain beurré de crème, ce qui rendait le vin meilleur. Les bœufs dételés paissaient tranquillement sur les bouts de gazon que le feuillage d’un chêne avait protégés de l’ardeur du soleil ; leurs larges naseaux semblaient humer la terre ; ils saisissaient l’herbe avec leur langue rugueuse et la mâchaient lentement en regardant devant eux, leurs grands yeux figés dans l’indifférence. Puis tout s’anéantissait sous la méridienne ; on sommeillait doucement, étendu sur l’herbe. Les dormeurs, éperdus de chaleur, remuaient les bras et soupiraient violemment ; les femmes se couvraient la figure de leurs fichus, et les hommes de leurs « mappæ » ; les genoux des bœufs se pliaient sous eux, et ils reposaient aussi, couchés à terre.
Quand le soleil, dépassant le zénith, commençait à incliner ses rayons, que l’ombre courte des arbres et des haies s’allongeait encore, tout ce monde endormi s’agitait de nouveau pour se remettre au travail. Et les bœufs traînaient leurs chariots, les moissonneurs tranchaient leurs épis, liaient et transportaient les gerbes ; les femmes riaient encore et les gars les chatouillaient de plus belle jusqu’au coucher rougeâtre derrière les cimes violacées, jusqu’à ce que le chaume vide des guérets eût crépité sous le vent du soir, et que les premières teintes grises de la nuit eussent ombré la terre.
Alors on fêta la reine de la moisson. Etait-elle vraiment jolie ? Elle avait ce que n’ont pas, grands dieux ! les coquettes élevées dans l’ombre des gynécées, la fraîcheur sauvage et le parfum pénétrant des fleurs de la montagne. Le voyageur lassé par une longue route dans le soleil, et qui s’essuie le front après avoir péniblement gravi une côte poudreuse, écoute avec délices le murmure d’une source froide qui vient sourdre au milieu de roches moussues et tombe en cascade argentine sur les feuilles découpées des fougères et sur les rameaux de cornouiller chargés de baies pierreuses. Il y court, et, tendant ses mains en sueur, il les trempe dans le filet d’eau rejaillissante ; il mouille sa figure et boit en plongeant les lèvres à même. Puis il s’étend près de la source chantante et se laisse bercer à son murmure ; oubliant la côte aride avec ses frênes désolés et ses touffes de lavande et de romarin, il refait ses regards du nid de feuillage de la nymphe ; les violettes lui clignotent des yeux au fond de leurs cachettes vertes et les fraisiers sauvages lui montrent des perles rouges entre leurs feuilles dentelées. Les senteurs des bois l’accablent de leur arôme, et il s’abandonne aux caresses de la forêt. Ainsi les citadins alanguis pouvaient se rafraîchir à contempler cette reine du pays Sabin.
Elle était assise au milieu des moissonneurs, sur une pierre plate ; elle tenait aussi une faucille, — mais elle ne travaillait pas, — elle chantait seulement, — et les travailleurs reprenaient tous ensemble le refrain.
Sa chanson triste parlait d’une jeune fille dont le fiancé avait été pris à la conscription par les enrôleurs, et envoyé à la légion. Et puis il partait pour faire la guerre, avec son « maniplus, » très loin, du côté de la Gaule. Et qu’était-ce que la Gaule ? La petite reine ne le savait pas — mais c’était très loin, et les hommes de là-bas étaient grands et féroces.
Or, depuis qu’il était parti, la fiancée n’avait pas eu de nouvelles de son amant. Alors la pauvre jeune fille allait sur le bord de la Via, par où passent les armées, — et elle attendait toujours son fiancé, au milieu de la poussière des chariots, de la cohue des hommes d’armes, des caracolements des chevaux, des insultes des soldats. Et elle attendait longtemps, les yeux rougis de larmes, — si longtemps, qu’elle ne comptait plus les jours ni les mois et qu’elle ne s’apercevait plus du lever du soleil et de la tombée de la nuit. Ses cheveux se blanchissaient dans l’attente ; sa peau se ridait sous le soleil ; et, dans les dures tourmentes de l’hiver, la pluie ruisselait sur son corps, et la gelée faisait craquer ses membres ; mais elle était toujours là, les yeux grands ouverts, attendant son fiancé.
Voyant tant d’hommes passer devant elle, tant de machines de guerre, de fantassins, de cavaliers et de légions, son courage commençait à la quitter, et elle se désespérait.
Voilà qu’un jour elle tressaillit en entendant au loin des « tubæ » qui sonnaient un air connu. C’était un air du pays, un air sur lequel les gars et les filles se chantaient des répons ; elle l’avait chanté avec son amant. Son cœur se mit à battre.
Un bataillon arriva, « maniplus » par « maniplus » par « maniplus, » les frondeurs en tête, puis les piquiers, les porteurs de « pilum, » avec les « centuriones » sur le flanc. Elle se pencha pour voir et reconnut dans un « maniplus » des hommes de son pays, partis jadis avec son fiancé.
Poussant un grand cri, elle s’élança sur la route, en avant des soldats, et elle les retenait en hurlant. Mais eux ne reconnaissaient pas dans cette vieille la riante jeune fille qu’ils avaient quittée ; ils voulaient la repousser, lorsqu’elle demanda en pleurant où était Clodius, Clodius son fiancé.
« Il avait une toge brune, dit-elle, un anneau d’argent au doigt ; il portait à sa poitrine l’écharpe bleue tissée par moi. »
Et l’un d’eux répondit : « Nous connaissions bien Clodius ; il est mort en Bretagne ; les Bretons l’ont tué. Il a gardé son écharpe, pour mourir en l’embrassant ; mais il m’a donné son anneau, pour le rendre à sa fiancée. »
Il mit l’anneau à son doigt, et le bataillon passa. Et quand la jeune fille eut l’anneau, l’anneau d’argent au doigt, — voilà qu’elle tomba au bord du chemin, — et elle était morte.
La reine de la moisson avait les yeux pleins de larmes, en finissant cette chanson ; l’air en était mélancolique et doux, et elle plaignait tant la pauvre fiancée… Mais les gouttes tièdes n’avaient pas eu de temps de rouler le long de ses joues, que déjà des bras vigoureux la soulevaient pour l’asseoir au faîte de la charrette. Les gerbes y avaient été tassées avec soin, et, au centre, on en avait placé trois, l’une en long, pour que la reine pût s’y asseoir, les autres debout, en manière de dossier. Et la reine prit place sur son trône et se couronna gentiment avec la tresse de bleuets qu’elle trouva accrochée au dossier de son siège royal, et elle embrassa son roi de tout cœur sur ses deux joues enflammées, quand il grimpa en haletant, le long des gerbes, pour lui donner une grande chaîne de coquelicots et d’énormes marguerites, qu’elle passa sur l’épaule gauche et noua à la taille. Alors la charrette se mit en marche ; les roues tournaient lentement, en grinçant — et les bœufs avançaient pesamment, la vue embarrassée par les touffes de lierre qui encombraient le joug et leurs cornes. Les moissonneurs entouraient le char de la reine de la moisson ; les plus vieux ouvraient la marche, les jeunes suivaient, et les femmes fermaient le cortège.
Ils chantaient les vieux chants qu’ils tenaient de leurs pères et que ceux-ci avaient reçus de leurs aïeux, où l’on ne parlait pas du cruel Mavors, qui ne se réjouit qu’au son des épées brisées et au fracas des boucliers heurtés, mais seulement de la bienfaisante Terre qui reçoit les semences, et du Soleil qui les féconde par ses baisers. Ils chantaient aussi les génies des champs, qui veillent sur les blés, et les fées amies qui règnent sur les sources et ne les laissent pas tarir, qui entourent les puits rustiques de couronnes de violettes et guident les ruisseaux qui serpentent au flanc des collines. Et principalement ils n’oubliaient pas dans leurs chants la déesse du Nar, qui fécondait le pays de ses bienfaisantes vapeurs, et leur permettait d’aller prendre dans son sein la truite alerte et perfide, couverte de taches rouges, et les écrevisses à la carapace bleuâtre, qui pincent sournoisement, entre les pierres, les doigts des petits enfants. Ils célébraient enfin les danses des Heures qui amènent la moisson, et qui tournent en ronde continuelle, se tenant la main, s’enlaçant et se désenlaçant toujours, pour mener leur farandole depuis l’Hiver, à travers le Printemps, jusqu’à la fin de l’Eté, jusqu’à l’Automne qui distribue les fruits : il jette à profusion du pli de son manteau couleur feuille-morte les pommes rougies, les nèfles brunes, les olives noires et les figues mûres qui frappent la terre et s’ouvrent avec un petit claquement.