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Mérigot Marchès

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Ollendorff (p. 175-182).


QUATORZIÈME SIÈCLE — Les routiers


Mérigot Marchès


Nous avions battu le pays d’Auvergne, l’espace de trois mois, sans rien y trouver de bon, parce que la terre est désolée. Il n’y a là que de hautes forêts, où les fougères croissent en travers, aussi loin qu’on peut voir ; et les pâturages sont maigres, si bien que les gens du plat pays font juste assez de fromage pour ce qu’ils peuvent manger ; toutes les bêtes sont décharnées, même les sauvages ; on ne voit de-ci de-là que des oiseaux noirs qui s’abattent en criant sur les rochers rouges. Il y a des endroits où le terrain crève parmi les pierres grises, et les bords du trou semblent teints de sang.

Mais le 12 juillet de cette année (1392), comme nous partions de Saignes, qui est devers Mauriac, pour aller à Arches, nous trouvâmes de la compagnie dans une taverne de ces montagnes. C’est un hôtel où on fait mince chère, à l’enseigne du « Pourcelet » ; et la chopine de vin y est si dure qu’elle vous fait peler la bouche. En mangeant un morceau de fromage à tout une tranche de pain noir, nous dîmes quelques paroles à un compagnon qui se trouvait là. Il avait la mine d’avoir servi dans les grandes guerres et peut-être contre le roi : nous le vîmes par son basilaire de façon anglaise qui paraissait usé à force de frapper sur les bassinets de buffle et de torchons. Son nom était Robin le Galois, comme il nous dit, et il avait une manière de parler étrangère, étant d’Aragon. Il nous raconta qu’il avait été dans les Compagnies, efforçant les villes à l’échelle, où ils rôtissaient les bourgeois pour savoir les cachettes d’écus ; et ses capitaines avaient été Geoffroy Tête-Noire et Mérigot Marchès du Limousin. Ce Mérigot Marchés avait été décapité l’an passé aux Halles de Paris ; et son dernier tourment si notable que nous avions vu sa tête au bout d’une lance sur l’échafaud ; une tête couleur de plomb avec du sang caillé au nez et les peaux du cou qui pendaient.

Nous prîmes du cœur sur ce récit et lui demandâmes s’il y avait quelque ressource dans le haut pays pour les gens d’armes. Sur quoi, il nous dit que non pour les grandes pilleries des compagnons qui y avaient été dix ans et plus ; en compagnie desquels il avait bravement rançonné les bourgs et couru les terres tant qu’il ne restait pas la queue d’un cochon à griller. Et comme il semblait qu’il eût bu de ce vin aigre de la contrée d’Auvergne, sa tête s’échauffa, et il nous fit ses plaintes. Il disait qu’en ce monde il n’est temps, ébattement ni gloire que de guerroyer à la façon des Compagnons. « Tous les jours, dit-il, nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne et de Limousin nous pourvoyaient et nous amenaient les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, et les moutons tout gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés comme rois ; et quand nous chevauchions, tout le pays tremblait devant nous. Tout était nôtre, allant et retournant. Les capitaines prenaient force argenterie, aiguières, tasses et vaisselle plate. Ils en emplissaient leurs arches ferrées. Quand notre captal, Mérigot Marchès, alla tenir le Roc de Vendas, il en laissa ici bonne provision. Où ? Je vous pleige que j’en sais peut-être quelque chose. Dites, compagnons, sang-Dieu, vous avez été dans les routes de gens d’armes, vous cherchez une compagnie ; nous pouvons faire convention. Allez, la France est notre chambre, c’est le paradis des gens d’armes. Puisqu’il n’y a plus de guerre, il est temps de lever notre argent. Je vous offre partage discret de l’argenterie et vaisselle de Mérigot Marchès ; elle est dans quelque rivière, près d’ici : j’ai grand besoin de vous pour la reprendre. »

Je regardai Jehannin de la Montaigne, qui levait le coude : il me cligna de l’œil. Notre amie Museau de Bregis nous avait si fort pressés que nous n’avions plus un denier dans nos bourses. Nous devions faire argent de tout pour reprendre notre bonne chère au retour. Je parlai donc plus à plein à ce compagnon Robin le Galois, tenant propos pour moi-même et pour Jehannin de la Montaigne. Et nous fîmes une convention que le partage serait équitable si la moitié du trésor revenait à lui, Robin, tandis que nous aurions chacun le quart. Une chopine de vin consacra notre pacte ; et nous sortîmes de l’hôtel environ comme le soleil tombait derrière le rideau de montagnes qui est vers le couchant.

Comme nous marchions, nous entendîmes hucher derrière nous ; à l’ouïe duquel huchement Robin se détourna, disant qu’il reconnaissait le signal de sa compagnie. De fait se présenta sur le côté de la route un homme fort déchiré, à houppelande verte, qui avait la figure blême et l’aumusse rabattue sur les yeux ; dont Robin nous dit qu’il se nommait Le Verdois et qu’il convenait l’emmener avec nous un peu, pour qu’il ne s’aperçût de rien. La nuit tomba rapidement, comme il se fait en pays de montagnes, et, la brouasse s’épaississant, il vint un autre compagnon silencieux, vêtu d’un jaque noir, à chaperon bien troué et quelque peu de barbe, ce qui nous surprit. Ôtant son chaperon par manière d’obéissance, le vis qu’il portait tonsure, comme un clerc. Mais je pense qu’il ne l’était point ; car la seule fois qu’il rompit le silence, il jura le vilain serment. De celui-là Robin ne dit rien ; sinon qu’il hocha la tête et souffrit le Compagnon Silencieux marcher auprès de lui. Nous passions sur des rochers pointus, parmi des brousses ardues, avec une bise aigre qui nous coupait la figure, lorsqu’une main osseuse me saisit le bras, ce dont je reculai soudain. Le nouvel homme avait une mine qui portait la terreur ; ses deux oreilles étaient coupées ras, et il était manchot du bras gauche ; un coup de basilaire avait fendu sa bouche, de sorte que ses lèvres se retroussaient à la manière d’un chien qui ronge un os. Cet homme me tenant contre lui avait un rire féroce, et ne disait rien.

Ainsi nous marchâmes sur le haut sentier d’Arches pendant environ deux heures. Robin le Galois jargonnait toujours, disant qu’il connaissait la route, pour l’avoir faite maintes fois avec Mérigot Marchès, du temps qu’on pendait les paysans aux branches des arbres pour ne pas priver de leurs récoltes les oiseaux du ciel, ou qu’on leur mettait des chapeaux rouges à la tête avec des bâtons de cormier. Donc Mérigot Marchés avait été dépecé aux Halles comme un bœuf, et ses quatre quartiers exposés aux justices du roi, parce qu’il était noble, fils de monseigneur Aimery Marchès du Limousin ; au lieu que lui, Robin, simple homme de guerre, aurait été faire aux fourches patibulaires de notre sire la moue à la lune.

Venant deçà le bourg d’Arches, est une rivière qui coule au fond d’un ravin. Elle se nomme la Vanve et s’élargit environ une lieue au-dessus de la ville. La minuit était déjà venue, et nous cheminions sur la rive de la Vanve, qui est moitié de sable et de boue. De chaque côté sont des fourrés de brousses noires, qui allaient au loin avec des bouquets de genêts jusqu’aux premières collines. La lune donnait une clarté pâle, et nos ombres longues touchaient les brousses comme nous passions. Alors on entendit soudain trembler l’air sous une voix aiguë qui chantait : « Mérigot ! Mérigot ! Mérigot ! » dont on eût facilement dit un oiseau étrange du pays d’Auvergne huant et se plaignant parmi la nuit. Car cette voix était plaintive et comme coupée de sanglots, ressemblant trop aux cris de douleur des femmes qui pleuraient ceux qui étaient morts durant les grandes guerres des Anglais.

Mais Robin le Galois s’arrête quand il ouït le cri de « Mérigot ! » et je vis ses jambes trembler. Pour moi, je n’osais plus avancer ; car je pensais bien que c’était Mérigot Marchés ; et il me semblait voir monter parmi les brouées de la Vanve sa tête couleur de plomb d’où les peaux du cou pendaient.

Le Verdois, le Compagnon Silencieux et le Manchot cependant continuèrent à marcher et entrèrent dans la rivière ; ils y plongeaient jusqu’aux genoux, parmi quelques roseaux. Robin le Galois, ayant pris du cœur, courut à l’eau : il y avait là un chenal singulier, aisé à reconnaître. Ils enfoncèrent leurs bâtons dans la boue ; Jehannin de la Montaigne et moi nous creusions de nos basilaires. Jehannin cria soudain : « Je tiens l’arche ! » Alors nous tirâmes dans la boue sur un coffre de bois à ferrures dont le couvercle, toutefois, parut défoncé sous les mains. Et, la portant à la lune, qui éclaira nos vêtements boueux et nos figures pâles, nous vîmes que l’arche était vide d’argenterie, pleine seulement de limon, de pierres plates et de créatures molles avec du frai d’anguilles.

Soudain, en relevant les yeux, nous vîmes une femme à cotte perse qui pleurait. Et Robin le Galois s’écria que c’était Mariote Marchès, la femme de Mérigot, et qu’elle avait emblé l’argenterie ; le Verdois et le Manchot, jurant sourdement, allèrent vers elle. Mais elle appela « Mérigot !, » et, s’enfuyant vers les brousses, nous cria que c’était le douze juillet. Or, il y avait un an que Mérigot Marchès avait été mené à son dernier tourment. Dont les autres dirent que nous n’avions guère d’espoir de trouver son trésor en une semblable nuit ; parce que les esprits des justiciés volontiers hantent leurs biens terrestres aux jours et heures qu’ils sont trépassés, dans les années de retour. Et nous nous en revînmes le long de la Vanve, laquelle rivière coule en murmurant doucement. Et à coup nous remarquâmes, Robin, la Montaigne, le Verdois, le Manchot et moi, que le Compagnon Silencieux s’était évanoui dans les brousses. Alors Robin se mit à se lamenter ; et nous pensâmes tous que Mariote Marchès l’avait emmené doucement dans les fourrés noirs pour vivre avec elle dans une autre contrée avec les plats, écuelles, coupes couvertes, drageoirs, gobelets, pintes et bassins d’argent que Mérigot Marchès avait enterrés dans la rivière de Vanve et qui valaient bien à tout le compte six ou sept mille marcs.