Contes en prose (Leconte de Lisle)/La Rivière des songes

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Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 173-196).


LA RIVIÈRE DES SONGES



I



La baie du Cap de Bonne-Espérance est une des plus belles du monde, après celle de Rio-Janeiro. Les montagnes de la Table et de la Croupe du Lion dominent admirablement cette vaste enceinte, au fond de laquelle se déroule la ville anglo-hollandaise du Cap, avec ses grandes casernes blanches, ses maisons peintes, aux toits couverts d’arbustes et de fleurs, et son église catholique, dont la croix d’or monte dans le ciel bien au-dessus de tout ce qui l’environne, image stérile d’une splendeur éteinte. Vers la fin d’une belle journée d’avril 1837, les avalanches de brume qui se précipitent, à l’approche du soir, du sommet carré de la Table, s’épandaient en nuages pourprés et diaphanes sur les eaux vertes de la baie, et le soleil. en disparaissant derrière les plaines de Constance. teignait de rose les feuilles brillantes des arbres d’argent, au moment où une persienne de bambou peint s’enroulait de bas en haut à une des croisées d’un riche hôtel, situé sur la place du Stock-Exchange. Une jeune fille s’accouda lentement sur le rebord de la fenêtre et jeta au dehors un long regard chargé de lassitude et de tristesse. Cette enfant, de seize ans à peine, avait l’idéale beauté des femmes du Nord, quand elles unissent à la limpidité fluide des yeux, à la transparence de la peau, l’abandon pensif et harmonieux de la démarche et de la pose. Par un heureux et rare caprice de la nature, ses cheveux, d’un blond cendré, faisaient luire, malgré leur abattement, de grands yeux bruns, dont les cils ombraient ses joues pâlies. Celle de ses mains qu’elle avait posée sur la fenêtre était mince et fine, d’une blancheur de neige, et agitée par instants de petits mouvements nerveux. Ainsi accoudée, vêtue de blanc, mollement inclinée et baignée dans l’ombre lumineuse du soir, on eût dit une de ces vierges idéales, si chères aux poètes allemands. En face d’elle, la baie étendait, sous les reflets rouges du soleil, ses longues houles calmes ; et, par delà les dernières élévations de la côte, l’immensité de l’océan austral se détachait en une ligne d’un bleu sombre. Mais ce large et splendide horizon n’attirait point ses yeux, qui conservaient cette expression vague et flottante propre à qui regarde en soi et semble oublier le monde extérieur.

Il y a toujours quelque chose de gracieux et de touchant dans la tristesse d’une jeune et bette fille ; ce n’est pas le vide glacé du cœur ou de la tête de l’homme, ni la fièvre inquiète qui le pousse aux folles tentatives, à l’accomplissement avorté des actions ou des œuvres ; — c’est un monde de désirs latents qui consument, mais qui n’affaissent point l’âme. Cet idéal indéterminé, cette aspiration vers un bonheur irréalisé tourmente surtout la jeunesse des femmes ; c’est la vie qui veut éclore et qui n’éclôt pas ; souffrance analogue à celle qu’on éprouverait à voir blanchir à l’horizon les premières lueurs du jour, et à pressentir un soleil qui ne se lèvera jamais. Edith Polwis en était à ce moment critique, où, privée des affections tutélaires qui mènent doucement les jeunes filles jusqu’au seuil de la vie, elle hésitait, pleine de trouble. Fille unique d’un riche négociant du Cap, elle n’avait jamais connu sa mère, et avait grandi seule et sans amitiés. L’étude avait absorbé son enfance ; de sorte qu’à seize ans elle était la plus savante héritière du Cap. Selon la coutume anglaise, généralement suivie en Europe, mais plus particulièrement encore dans l’Inde et au Cap, on donne une instruction virile aux jeunes filles : sciences, lettres et arts y passent ; que la nature féminine se ploie ou non à l’usage, l’usage est le despote anglais et veut être obéi. Édith avait donc tout appris, si ce n’est la manière d’être heureuse, et possédait tout, si ce n’est le bonheur. Chacun sait la liberté d’action accordée aux jeunes Anglaises. Plus que toute autre encore, Édith était son unique maîtresse, M. Polwis ne s’étant réservé que le droit d’obéissance aux moindres caprices de sa fille : mais les gros livres de sciences, les soirées solitaires autour de la table à thé, en compagnie de son père, de M. John Wood, son cousin, et de trois ou quatre banquiers et négociants, n’étaient pas de nature a lui faire de la vie un paradis. D’un autre côté, la femme si inférieure à l’homme en ce sens, a l’invincible besoin d’un échange d’affections humaines ; la terre est vide si l’être vivant en disparaît ; elle ne voit le monde extérieur qu’à travers son amour, et la solitude lui pèse comme un néant. Il est sans doute des exceptions à cette règle ; mais qu’elles sont rares ! Édith était femme par excellence, ce qui expliquera pourquoi elle ne se réfugiait pas dans l’admiration de la forte et belle nature qui l’entourait. L’heure où elle devait la comprendre n’était pas venue. En attendant, elle allait se mourant d’un mal insaisissable. Ses yeux s’alanguissaient, ses joues se revêtaient d’une blancheur mate ; une ombre descendait sur elle et l’enveloppait comme d’un linceul. M. Polwis en eût maigri, s’il n’avait pris depuis longues années la nutritive habitude de manger trois livres de roastbeef par jour, ce qui fait que la santé inquiétante de sa fille lui déchirait le cœur, mais ne diminuait en rien la rotondité de son abdomen. Certes, le digne homme s’ingéniait cruellement à distraire sa fille ; il n’était aucun excès d’imagination auquel il ne se livrât pour atteindre ce but. Ainsi, après avoir fait dorer sur tranches les livres d’Édith, il les faisait argenter ; il encombrait la maison des mille futilités luxueuses, mais fort laides, de l’Inde et de la Chine ; il avait voulu attacher au service spécial de sa fille deux nains hottentots, Sylphe et Sylphide, l’un en qualité de coureur. l’autre de femme de chambre, mais Édith ayant déclaré que ces deux monstres la faisaient mourir de peur, ils avaient été expédiés en Angleterre en compagnie d’une cargaison de girofle, le tout à la consignationde la maison Carter et Cie, de Londres. Nous pourrions énumérer encore, si n’était notre crainte d’ennuyer le lecteur, un babouin élevé à servir à table par un gentleman ad hoc du Cap, lequel quadrumane avait coûté cent guinées à M. Polwis, et qu’il destinait à verser le thé chaque soir ; deux petits lions dont il avait fait présent à Édith le jour de sa naissance et qui étaient morts de consomption à force de sauvagerie rentrée ; une gazelle indienne, — son plus charmant cadeau, — victime d’une altercation avec le babouin ci-dessus, etc. Bref, M. Polwis n’avait pas deviné que sa fille mourait de ne pas aimer et d’être aimée par M. John Wood, son cousin. C’était par suite de cette disposition morale qu’elle songeait tristement à sa fenêtre, par un beau soir d’avril.

Il y avait dix minutes à peine qu’elle était accoudée, silencieuse et indifférente, lorsqu’elle distingua involontairement au milieu des mille têtes affairées qui allaient et venaient sur la place, une figure d’un tout autre aspect, qu’elle se mit à suivre et à examiner sans trop y songer. C’était un jeune homme de haute taille, vêtu de noir, parfaitement cravaté et ganté, aux cheveux blonds, aux traits pâles et corrects. Il se promenait la tête haute, le regard indifférent, les bras serrés au corps. À le voir passer et repasser en ligne droite au milieu des gros négociants, des commis fluets, des femmes, des enfants et des noirs, il n’était pas difficile d’augurer que, s’il eût été nécessaire d’étendre la main ou de presser le pas pour s’opposer à ce qu’un seul de ceux qui l’entouraient passât de vie à trépas, il se fût bien gardé de se donner cette peine. Il n’y avait pas à s’y méprendre : c’était un Anglais de bonne race occupé à s’ennuyer. Non pas, il est vrai, à la manière d’un bourgeois quelconque qui semble regretter ou attendre l’heure du travail, mais à la façon magistrale d’un homme qui accepte franchement sa destinée et qui sait vivre et mourir d’ennui sans avoir recours aux hideux bâillements d’un pleutre désœuvré. Édith fut frappée de cette résignation de bon goût, et, tout en ne quittant pas du regard le promeneur silencieux, elle se laissa aller à se raconter l’histoire probable de ce beau et pâle jeune homme. Pendant ce temps nous renseignerons le lecteur touchant l’histoire vraie de ce nouveau venu.

Georges Adams était fils d’un banquier de la Cité. À vingt ans, il n’avait plus de famille, si ce n’était, par-ci par-tà, un cousin, un oncle, quelque chose d’éloigné dont il se souciait médiocrement ; de sorte qu’étant très riche, parfaitement libre et fort excentrique de sa nature, il s’était enfui au plus vite d’Angleterre. De cette époque au moment où il se promenait sur la place du Stock-Exchange au Cap, il avait couru le monde de long en large, chassé l’ours en Russie, le loup en Lithuanie, l’élan au Canada, le caïman dans l’Amazone et le lion en Afrique, escaladé le Mont-Blanc, les Andes, Ténériffe, Tristan d’Acunha, le Piton de Neige et l’Himalaya, — descendu la chute du Rhin avec Alexandre Dumas et tué seize tigres royaux dans le Bengale avec Méry.

Il avait tant fait, tant vu, tant senti, la vie lui était si connue, si lourde, si pâle, si longue, il avait vingt-six ans, — qu’il revenait de la Nouvelle-Hollande en Europe pour en finir par le fer, le plomb, la corde ou le poison. Ce désir de retourner se tuer en Angleterre n’était pas purement arbitraire dans son esprit ; il était juste en effet qu’il lui rendît avec la vie le dépôt d’ennui qu’elle lui avait confié au berceau. Or, l’homme propose et Dieu dispose.

La nuit tomba entièrement avant qu’Édith eût achevé de bâtir son histoire. La place du Stock-Exchange changea de promeneurs et Georges Adams disparut, la jeune fille laissa retomber la persienne et sonna. Plusieurs femmes de chambre entrèrent : l’une éclaira l’appartement, l’autre releva le couvercle d’un magnifique piano à queue et disposa les cahiers de musique de manière à en faciliter le choix ; une troisième approcha du divan, sur lequel Édith s’était à demi couchée, une table chargée de livres et d’albums ; une dernière se tint debout devant elle pour attendre ses ordres. Un geste les congédia, et bientôt l’abdomen rebondi de M. Polwis entra majestueusement dans la chambre. Le digne homme frisait la cinquantaine, d’épais cheveux encore noirs ornaiert son chef, et sa face vermeille couronnait admirablement la plénitude de son individu. Il s’avança joyeusement vers sa fille et lui dit d’un ton cérémonieux et familier tout à la fois :

— Ma chère enfant, il nous sera fait ce soir une présentation fort intéressante : M. Georges Adams, qui m’est très particulièrement recommandé par la maison Carter et Cie de Londres. C’est un gentleman de la plus grande distinction, riche comme un nabab et voyageur excentrique. Il sait, dit-on, treize langues vivantes, quelques autres actuellement mortes et plusieurs idiomes. Cela vous distraira. Voulez-vous descendre au salon ?

Cela dit, et sans attendre réponse de sa fille, M. Polwis se retira du même pas alerte.

II


La Croupe-du-Lion est escarpée et aride du côté de la mer, mais ses versants opposés et les étroites vallées qui en découlent sont couverts d’une riche et vigoureuse végétation. M. Polwis possédait une de ces vallées, sur les deux bords d’une large et limpide rivière, peu profonde, et tapissée presque en entier par les belles plantes aquatiques aux immenses feuilles vernissées et aux éclatantes fleurs blanches qui lui donnaient son nom : la Rivière des Songes. La maison de M. Polwis, bâtie et peinte à l’indienne, était entourée d’un épais bois d’arbres d’argent et de nopals. Çà et là, dans les rares clairières qui s’y rencontraient, des palmiers nains et des papayers enlacés de lianes et de buissons de roses, sortaient du milieu des épaisses et sombres mousses du cap, si molles et si fermes à la fois qu’elles se relèvent d’elles-mêmes, sitôt débarrassées du poids qui les foule. Il était huit heures du matin, le soleil commençait à percer d’une clarté plus ardente l’épaisse feuillée du bois, et les oiseaux se taisaient à demi sur les branches. À une lieue environ au-dessus de la maison de M. Polwis, une petite yole verte, aux formes aiguës et surmontée d’un tendelet de coutil blanc à bordures rouges, descendait le cours paresseux de la rivière, tantôt cachée sous les rameaux éplorés des arbustes riverains, tantôt se frayant un sentier limpide au milieu des Songes et des nénuphars. Édith Polwis était indolemment assise sur des coussins, à l’arriére de la petite embarcation, et Georges Adams, tenant en main une pagaye, dirigeait la promenade à l’abri du rivage. Tous deux gardaient le silence. Les belles joues de la jeune fille étaient animées par l’air pur du matin et plus encore par la plénitude du cœur ; un heureux et calme sourire entr’ouvrait ses lèvres, et parfois elle posait sa main sur ses yeux comme pour se concentrer dans un monde de félicités. Georges Adams lui-même avait quitté son air contraint et la raideur de ses manières ; ses beaux traits respiraient un contentement profond, et les regards qu’il jetait sur Édith étaient pleins d’une tendresse grave et sereine. Il y avait deux mois que Georges s’était présenté chez M. Polwis. Durant ce temps, Édith et lui s’étaient aimés, mais jusqu’au moment où nous les retrouvons, ils ne se l’étaient point encore dit. Le digne M. Polwis, enchanté d’Adams, laissait aller les choses. Il n’en était pas ainsi de M. John Wood. M. John Wood était, nous l’avons dit déjà, un cousin éloigné d’Édith. Sa famine habitait Maurice, et l’avait confié, depuis quelques années, à M. Polwis, pour le façonner à la science commerciale. Le jeune Mauricien n’était ni très beau, ni très spirituel, ni très excellent ; mais il était bilieux et vindicatif comme il n’est pas permis de l’être, et s’était épris d’une passion sincère pour sa belle parente, qui ne le lui rendait guère, ce dont il se montrait peu flatté. La présentation d’Adams chez M. Polwis, et la preférence d’Édith pour ce nouveau venu l’avaient profondément irrité, et, lors du départ de tous trois pour la campagne,il était forcément resté au Cap, en proie à toute la colère et à toute la jatousie imaginables. Quant à Édith et à Georges, le souvenir de M. John Wood était bien loin de leur pensée. Chacun d’eux songeait avec une secrète appréhension que l’heure était venue de parler, et Georges, qui en était à soupirer sa première élégie, retardait instinctivement un aveu redoutable, — style solennel, mais d’une certaine opportunité dans la circonstance, — car le premier amour est le moins présomptueux de tous ; rien n’égale sa modestie, si ce n’est sa timidité, ce qui est d’une niaiserie charmante. Comme au lion de la fable, les ciseaux du premier amour avaient rogné les griffes d’Adams. Il le savait et ne s’en plaignait pas ; — elles repoussent si vite ! — mais son courage était parti avec elles.

— Vous avez beaucoup voyagé, monsieur Adams, dit Édith ; mais avez-vous rencontré dans vos courses lointaines quelque chose d’aussi beau que notre vallée ? Je ne sais vraiment d’où venait mon aveuglement. Croiriez-vous que depuis plusieurs années que mon père possède cette habitation, j’ai à peine quitté le Cap ? J’aime aujourd’hui cette vallée comme si j’y étais née.

Ô naïveté ! premiers secrets échappés d’un cœur innocent ! aveux involontaires ! que vous êtes doux à l’oreille de celui qui aime !

Georges rougit comme un enfant et répondit avec un embarras dont il eût ri deux mois auparavant :

— Il faut que j’aie bien peu de mémoire, miss Polwis, car j’ai perdu tout souvenir de mes folles excursions. Six belles années de ma jeunesse se sont écoulées comme un mauvais rêve, et voici que je m’éveille. Rien n’est beau comme cette vallée, et vous avez toute raison de l’aimer. Je voudrais y vivre et y mourir, et j’emporterai en Angleterre le regret douloureux d’avoir entrevu le bonheur sans l’atteindre.

— De si graves intérêts sont-ils donc attachés à votre départ ? demanda Édith en baissant la tête par une sorte de pressentiment qu’une heure décisive allait sonner pour elle.

— Le plus grave intérêt de la vie, miss Polwis.

Par suite de cette conviction des femmes que l’amour est la chose sérieuse par excellence, conviction qui est aussi le plus souvent la nôtre. Édith se sentit pâlir et crut que Georges retournait se marier en Angleterre.

— Puissiez-vous être heureux, monsieur Adams, vous êtes un ami récent de mon père, mais il vous est plus attaché qu’à bien d’autres plus anciens.

— Et vous, miss Polwis, ne daignerez-vous pas vous souvenir de l’étranger pour qui vous avez eu tant d’aimables bontés ?

— Je n’oublierai pas l’ami de mon père ; et si les vœux sincères d’Édith Polwis peuvent contribuer à votre plus heureuse destinée, je vous les offre, Georges.

— Édith, Édith ! s’écria Georges en s’agenouillant devant elle, me laisserez-vous partir ? Ne voyez-vous pas que je vous aime, et que si je pars je laisserai ma vie à vos pieds !

La jeune fille se leva toute tremblante et pâle comme une morte. Elle porta la main à son cœur comme pour en comprimer les battements, et retomba sans force sur les coussins de la yole ; mais cette commotion dura peu ; la noble fille leva sur Georges un regard plein de confiance et d’amour, !ui tendit la main, et lui répondit avec cette franchise généreuse, si adorable chez la femme qui la possède :

— Je vous aime aussi, Georges. Je vous le dis sans honte, et j’en suis heureuse et fière.

Georges s’inclina sur la belle main qui lui était offerte et y laissa tomber la première larme qui fût encore sortie de ses yeux.

Ici nous supplions le lecteur de nous pardonner les quelques lignes suivantes ; elles sont lyriques, mais elles brûlent de s’échapper du bec de notre plume.

— Ô première larme de l’amour, comme une perle limpide Dieu te dépose au matin sur la jeunesse en fleur ! Heureux qui te garde des ardentes clartés de la vie et te recueille pieusement au plus profond de son cœur ! Les jours heureux passeront pour ne plus revenir ; la femme aimée oubliera le nom de l’amant ; le monde emportera dans ses flots au tumulte stérile les débris du premier paradis ; la vieillesse glacera le sang des veines et courbera le front vers la tombe… Mais si tu baignes encore le cœur qui a aimé, ô chère larme ! si ta fraîcheur printanière a préservé la fleur divine de l’idéal des atteintes du soleil ; si rien n’a terni ta chaste transparence… Ô première larme de l’amour, la mort peut venir… tu nous auras baptisés pour la vie éternelle !…

La yole aborda en face de la maison, et M. Polwis, suivi du cousin John Wood, vint à la rencontre de Georges et d’Édith.

Le cousin John n’était pas gai, tant s’en fallait ; ses yeux noirs lançaient des éclairs menaçants qui présageaient la tempête. La face sereine de M. Polwis respirait en revanche le parfait contentement d’un homme qui gagne beaucoup d’argent. Il donna une cordiale poignée de main à Georges, et cédant bientôt au désir de sa fille, s’éloigna avec elle du côté de la maison. Les deux jeunes gens restèrent en présence, — l’un tout entier à l’émotion profonde du premier bonheur, — l’autre sombre et irrité ; — celui-là tout plein d’une bienveillance nouvelle pour l’univers, — celui-ci défiant et tout jaune de bile.

— Monsieur Adams veut-il me faire l’honneur de m’accorder dix minutes d’entretien à quelques pas d’ici ? demanda John Wood.

— Volontiers, monsieur Wood, répondit Georges.

III


Quand les deux jeunes gens eurent fait une centaine de pas en silence dans l’épaisseur du bois, M. John Wood s’arrêta, et, s’adossant contre un palmier, parla ainsi d’un ton funèbre :

— Les jours heureux sont de courte durée, monsieur Adams : le ciel est pur et brillant au matin, mais nul ne sait si l’orage n’assombrira pas le midi.

Georges regarda l’orateur avec attention et se mit à sourire.

— Je ne sais donc trop, continua imperturbablement M. John Wood. ce que nous garde l’avenir, à tous deux ; mais, à en juger par la facilité avec laquelle vous réussissez dans vos entreprises, j’ai lieu de craindre pour vous quelque brusque retour de l’adversité.

— Mon cher monsieur John, dit Georges, voici qui est bien solennel quoiqu’un peu suranné.

— Ne raillez pas, monsieur Adams ; l’heure serait mal choisie.

— Je ne suppose pas cependant, reprit Adams qui commençait à se réjouir beaucoup de la mine funéraire du jeune homme, que vous n’ayez désiré cet entretien que pour me faire un cours de philosophie pratique.

— Je vous demande pardon ; quelque chose d’approchant.

— Et comment nomme-t-on cela ?

— Une leçon de savoir-vivre, monsieur Adams.

— Est-ce toujours dans le sens philosophique ? demanda Georges avec un grand calme.

— C’est à vous d’en décider.

— D’où il suit, monsieur Wood, que vous jugez à propos que nous nous coupions la gorge ? Oserais-je vous prier de m’en donner les raisons ?

— En trois mots : Je vous hais.

Voilà qui est bientôt dit ; mais, excusez ma curiosité, pourquoi me haïssez-vous ? — Écoutez, Monsieur, dit John en étendant la main d’un air formidable ; vous vous êtes introduit dans la maison de M. Polwis, mon oncle, et vous m’avez aliéné son amitié.

— Vous vous abusez d’une lourde façon, monsieur Wood ; je ne me souviens pas de lui avoir jamais adressé une parole qui vous concernât en quoi que ce soit.

— En second lieu, vous avez surpris les affections d’Édith Polwis, ma parente.

— Monsieur Wood, dit Georges avec fermeté, pas un mot de plus. Je n’autorise personne à scruter mes sentiments ; et quant à miss Polwis, elle a droit à trop de respect pour que son nom soit profané dans une sotte querelle.

— Soit, reprit John en pâlissant de colère ; je ne savais pas monsieur Adams si prompt à parler et si lent à agir. Bref, Monsieur, je vous hais, je vous ai outragé, et je suis prêt à vous faire raison.

— Moi, monsieur Wood, je n’ai pour vous ni amitié ni haine. Votre vie m’est aussi indifférente que votre mort ; et j’accepterais volontiers votre offre honorable si je ne songeais que ce serait mal reconnaître l’aimable hospitalité de M. Polwis que d’ensanglanter sa maison.

— Peu importe que vous vous compromettiez ou non. Si votre réputation de courage n’est pas usurpée, dans un quart d’heure cette affaire sera terminée.

— Elle le sera dès à présent, monsieur Wood. De graves motifs s’opposent à ce duel, et je me dispenserai de vous les expliquer, Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.

— Vous ne partirez pas ainsi ! s’écria John en saisissant Adams par le bras ; vous ne partirez pas, ou je publierai votre lâcheté aux quatre coins du monde !

— Vous perdez toute mesure, monsieur, dit Georges avec calme. Veuillez laisser mon bras, je vous prie.

Comme M. Wood, en proie à une colère aveugle, ne se hâtait pas d’obtempérer à ce désir raisonnable, Georges secoua la main qui l’arrêtait et continua sa retraite. Mais John l’ayant rejoint et violemment saisi au collet de l’habit, Adams lui porta entre les deux yeux un coup de poing irrésistible qui le renversa sans mouvement sur la mousse.

Certes, nous ne voulons point médire de certaines façons d’agir par trop britanniques, mais nous ne signalons qu’avec peine cette brutalité de Georges Adams, notre héros. Quantum mutatus ab illo ! Combien il se présente aux lecteurs, et surtout aux lectrices, différent de celui qui pleurait naguère d’amour aux pieds d’Édith Polwis ! Hélas ! que veut-on ? Ce geste, qui effraie notre délicatesse, n’a plus la même portée en Angleterre ; il brise bien les os et tue parfois son homme, mais il se peut qu’il y entre de la grâce et du savoir-vivre. Il est vrai de dire que Georges se repentit de s’être laissé emporter par la colère, et il allait revenir sur ses pas du côté où gisait M. John Wood, quand il s’entendit appeler par M. Polwis. Se doutant bien qu’Édith avait tout dit à son père et que son sort allait être décidé, il se hâta d’accourir au-devant du négociant. Celui-ci paraissait fort ému ; son visage vermeil avait pâli ; une agitation insolite se lisait sur ses traits d’ordinaire si calmes et si sereins. À cette vue, Georges sentit le froid de la peur se glisser dans ses veines. À coup sûr, pensa-t-il, M. Polwis est furieux, et je suis perdu. Il abordait donc son hôte avec de mortelles appréhensions, lorsque ce dernier rompant en visière à toutes ses manières d’être et d’agir normales, lui jeta les bras autour du cou et se mit à pleurer sur son épaule.

— Édith... m’a tout dit, murmurait-il au milieu de ses larmes ; c’est une noble fille... vous êtes un honnête jeune homme... Adams ! Embrassez-moi, mon jeune ami.

Georges trouva dans sa joie la force de soutenir M. Polwis et son attendrissement, et le remercia avec chaleur ; mais le digne homme l’interrompit soudainement en lui disant, moitié riant, moitié pleurant :

— C’est bon, c’est bon, Adams... Allons déjeuner, mon ami.

Ce à quoi Georges donna sur-le-champ son adhésion, attendu que l’amour effaçait complètement de son esprit le souvenir de M. John Wood.

Qu’ils étaient heureux et beaux de leur bonheur, ces deux jeunes amants venus l’un vers l’autre des deux bouts du monde ! Que la vie leur semblait riche et sublime ! Que la brise chantait de joyeuses mélodies dans les larges feuilles dont l’ombre les abritait ! Que ces fruits éclatants d’Afrique étaient parfumés ! Que cet agreste déjeuner de fiançailles était bon ! Que M. Polwis avait d’appétit ! — Nous aimons les gens heureux, ils donnent seuls une raison d’être à l’humanité. La laideur et les grincements de dents ne nous ont jamais autant appris touchant la destinée de l’homme sur la terre que la jubilation d’un marmot de deux ans qui mange des confitures. Nous oserons même proclamer qu’il n’est rien tel au monde que d’être paien, couronné d’hyacinthes et sacrifiant à Iacchos, le dieu vermeil ; à moins d’être ascète et de mourir au désert, dévoré par la flamme de l’idéal... Car étant intégral, nous enveloppons ce qui fut, ce qui est et ce qui sera dans la synthèse ultérieure. Or, Édith et Georges se regardaient et souriaient doucement dans la plénitude de leur cœur et dans la certitude de leur prochain bonheur.

À cet endroit de notre histoire, il nous vient une hésitation cruelle. Le récit présent est véridique ; nous l’avons recueilli sur les lieux, au moment même où les événements qu’il contient impressionnaient le plus vivement tous les esprits. Mais, sans altérer entièrement la vérité, devons-nous la modifier pour le plus grand intérêt de nos lecteurs ? Voilà la question. D’une part, notre péripétie est fort dramatique, mais, qui plus est, mélodramatique, expression qui n’entraîne avec elle aucune idée musicale. À vrai dire, c’est un horrible massacre ; mais qui sait jusqu’à quel point peut se porter la rage d’un cousin jaloux ? Personne ne pourra jamais le dire. En voici néanmoins un léger aperçu :

L’appétit joyeux de M. Polwis tirait péniblement à sa fin, et les deux amants s’adressaient déjà quelques-unes de ces bienheureuses paroles de familiarité première qui font de la terre un ciel, quand la face pâle de John Wood parut tout à coup à l’entrée du bois. Nul ne le vit. Il se dirigea avec précaution vers le pavillon qu’il habitait et en sortit bientôt. Arrivé à quelques pas de la table autour de laquelle déjeunaient nos trois amis, il leva un pistolet et dit

— Georges Adams, vous êtes un lâche et vous mourrez comme un chien !

Le coup partit et Adams tomba en arrière sans pousser un soupir. La balle lui avait passé au travers du cœur. Avant que le bruit se fût éteint, une seconde explosion eut lieu. John Wood s’était brûlé la cervelle. Édith tomba inanimée, aux côtés de son amant, tandis que M. Polwis restait l’oeil hagard, les mains étendues et le corps pétrifié. Nousn’essaie- rons pas de le nier voici un affreux dénouement ; mais du moins on nous rendra la justice de dire que nous l’avons rapidement esquisse et rien de plus.

Édith, — si elle n’est déjà morte, — mourra comme Ophélie. Elle se promène trop souvent sur la Rivière des Songes, dans la yole où Georges lui a dit qu’il l’aimait. La rivière est peu profonde, mais il y a place sous les Songes verts pour une frêle jeune fille dont l’esprit est parti pour la sphère où s’est envolée l’âme de Georges. Dans les éclaircies d’herbes et de fleurs que sillonne la yole, on voit trop souvent le ciel, et le ciel est plus beau que la terre, et il est d’usage que les amants malheureux s’y rendent par la route la plus courte qui est celle de l’eau, quand cette dernière est trans- parente et que le ciel est pur. Édith mourra comme Ophélie. C’est une fin charmante. Meurs donc comme ta pâle sœur du Nord, ô blanche enfant du Midi. Il est beau de quitter la terre, jeunes, innocentes et belles comme vous.