La Russie telle que je viens de la voir/II

La bibliothèque libre.
Éditions du progrès civique (p. 29-62).


II

ÉPAVES ET SAUVETEURS


Une des choses que je désirais le plus étudier dans ce chaos était l’œuvre sociale accomplie par mon vieil ami Maxime Gorky.

J’en avais entendu parler par les membres de la délégation des travaillistes anglais à leur retour en Angleterre. Ce qu’ils m’en avaient dit m’intéressait tellement que j’avais grand désir de me rendre compte par moi-même et de très près.

De plus, les rapports de M. Bertrand Russell sur la santé de Gorky m’avaient donné des inquiétudes sérieuses. Je suis heureux, sur ce dernier point, de pouvoir donner de bonnes nouvelles.

Gorky m’a paru aussi vigoureux et aussi bien portant que lorsque je fis sa connaissance en 1906. Sa personnalité a pris, au milieu des événements, une importance immense.

La situation qu’il occupe aujourd’hui en Russie est tout à fait extraordinaire et lui seul pouvait la remplir.

Il n’est pas plus communiste que je ne le suis moi-même. Je l’ai entendu, dans son appartement, en discussion avec des hommes comme Bokaiev (lequel, tout récemment encore, était chef de la Commission extraordinaire de Petrograd) et Zalutsky (l’un des jeunes espoirs du parti communiste) attaquer sans se gêner les idées et les agissements des extrémistes.

Ce fut là une démonstration réconfortante de liberté d’opinion et de liberté de parole — car, en cette occasion, Gorky prononça un réquisitoire bien plus qu’il ne prît part à une discussion. Et cela devant deux enquêteurs anglais évidemment tout oreilles.

Mais Gorky a gagné la confiance et le respect de la plupart des chefs bolchevistes. Imposé par une sorte de nécessité, il est, sous le nouveau régime, devenu semi-officiellement le grand sauveteur des épaves signalées comme précieuses.

Il sent, passionnément, toute la valeur de la science et de la culture occidentales. Il est pénétré de la nécessité d’assurer la continuité des rapports intellectuels entre la Russie qui pense et les intellectuels du reste du monde.

Sur ce point, il a toujours été résolument soutenu par Lénine.

Le travail auquel s’applique Gorky jette une lumière intense sur l’ensemble de la situation en Russie, car ce travail rassemble nombre de faits qui permettent de saisir la nature essentiellement catastrophique des événements.

La déconfiture de la Russie, telle qu’elle s’accomplit à la fin de 1917, fut certainement la plus complète qu’on ait jamais pu observer dans une organisation sociale des temps modernes.

Kerensky s’étant refusé à conclure la paix et le secours de la marine britannique ayant fait défaut pour améliorer la situation militaire sur la Baltique, les armées russes, disloquées et défaites sur certains points, se débandèrent tout armées et refluèrent sur la Russie, avalanche impétueuse de soldats paysans sans espoir, sans nourriture, sans discipline.

Cette ère de débandade fut une ère de désordre social complet — et marqua en réalité la dissolution même de la société.

En maints endroits des jacqueries s’organisèrent, des châteaux furent incendiés et ces méfaits s’accompagnèrent d’atrocités horribles.

La bride était temporairement lâchée aux pires instincts d’une humanité réduite au désespoir.

Mais, en ce qui concerne la plus grande partie des abominations qui furent commises dans ces conditions, les bolchevistes sont tenus responsables avec à peu près autant de justice que le pourrait être le gouvernement australien.

On arrêtait les passants, on les volait, on les dépouillait de leurs vêtements et même de leur chemise, en plein jour, dans les rues de Petrograd et de Moscou, et personne n’intervenait.

Les cadavres de gens assassinés gisaient parfois toute une journée dans les ruisseaux. Nul n’y prenait garde. Sur le trottoir, les passants allaient et venaient tranquillement comme si de rien n’était.

Des hommes armés, se disant gardes rouges, pénétraient dans les maisons, pillaient et tuaient.

Pendant les premiers mois de 1918, le nouveau gouvernement bolcheviste entama une lutte à outrance, non seulement avec les contre-révolutionnaires, mais avec les voleurs et les brigands de toutes sortes.

Ce fut seulement, pendant l’été de 1918 et après l’exécution de milliers de maraudeurs et de pillards, que la vie redevint normalement sûre dans les rues des grandes villes russes.

Pendant un temps, la Russie cessa d’être un pays policé. Un torrent de violence sans Dieu ni loi balaya la contrée.

Un gouvernement central, encore mal établi et composé de chefs sans expérience, avait à se défendre non seulement contre les interventions imbéciles de l’étranger, mais encore contre la plus complète anarchie à l’intérieur.

C’est de ce chaos que la Russie s’est efforcée et s’efforce encore d’émerger.

L’art, la littérature, la science, tous les raffinements, tout le mécanisme social, en un mot tout ce que nous entendons par civilisation se trouva soudain compromis.

Pendant un temps, le théâtre fut l’élément le plus stable de la culture russe.

Les théâtres étaient là. Personne n’eut l’idée de les piller ou de les détruire. Les artistes avaient l’habitude de s’y rencontrer pour y travailler.

Ils continuèrent à se réunir et à travailler comme par le passé. On ne leur retira même pas la subvention officielle qui est de tradition en Russie.

Ainsi, chose inouïe, la vie dramatique et lyrique traversa sans subir aucun arrêt les tourmentes les plus violentes et elle continue encore à l’heure actuelle.

À Petrograd, on donne — nous avons pu nous en rendre compte — plus de quarante représentations théâtrales tous les soirs. Nous avons constaté qu’il en est à peu près de même à Moscou.

Nous entendîmes Chaliapine, le plus grand des acteurs et des chanteurs, dans le Barbier de Séville et dans Chovanchina. Les musiciens de l’admirable orchestre étaient accoutrés de vêtements disparates, mais le chef d’orchestre tenait bon en habit noir et cravate blanche.

Nous assistâmes à une représentation de Sadko ; nous vîmes Monachof dans le Tsarevitch Alexei et dans Othello, où il représentait Iago.

Andreievna (Mme Gorky) jouait ce même soir le rôle de Desdemone.

Tant qu’on regardait la scène, on pouvait se figurer que rien n’était changé en Russie. Mais quand, le rideau tombé, on se tournait vers l’auditoire, on ne pouvait plus oublier la révolution.

Plus de brillants uniformes, plus de costumes de soirée dans les loges et les fauteuils d’orchestre.

L’auditoire était une masse uniforme de gens — les mêmes à tous les étages — attentifs, de bonne humeur, corrects et vêtus de vêtements râpés.

Les places sont assignées par tirage au sort et sont généralement gratuites.

Pour une représentation, les billets sont, par exemple, distribués gratuitement un jour aux unions professionnelles, le lendemain aux soldats de l’armée rouge et à leur famille, le troisième jour aux enfants des écoles, et ainsi de suite.

Il se pratique bien un certain commerce de billets, mais il n’est nullement prévu par les règlements.

J’avais entendu chanter Chaliapine à Londres, mais je ne l’avais jamais autrement rencontré.

À Petrograd, nous avons fait sa connaissance. Nous avons dîné chez lui et nous eûmes, ce jour-là, un aperçu de la gaîté de son intérieur.

Il a deux enfants d’un premier lit, presque adultes, et deux petites filles qui parlent gentiment un anglais guindé et correct et dont la plus jeune danse délicieusement.

Chaliapine est certainement l’une des figures les plus curieuses en Russie à l’heure actuelle.

C’est le prototype de l’artiste magnifique qui, conscient de sa valeur, défie tous les pouvoirs.

Il se refuse absolument à chanter sans être payé. On lui donne, dit-on, 200.000 roubles par représentation, ce qui équivaut à peu près à 750 francs.

Et quand il devient trop difficile de s’approvisionner au marché, il insiste pour qu’on le paie en farine, en œufs ou en denrées du même genre.

Tout ce qu’il exige, on le lui donne, car Chaliapine en grève, cela laisserait un vide par trop sombre dans la vie théâtrale de Petrograd.

C’est ainsi que Chaliapine arrive à conserver un train de maison qui est peut-être le dernier qui soit confortable en Russie.

Quant à Mme Chaliapine, la révolution l’a si peu abattue, qu’elle nous demanda des renseignements sur ce qui se portait à Londres. Les derniers journaux de mode qu’elle avait vus dataient — grâce au blocus — des premiers jours de 1918.

Mais, c’est une situation exceptionnelle que celle dont jouit le théâtre.

Pour les autres arts, pour la littérature en général, comme pour l’activité scientifique, le désastre de 1917-1918 a été complet.

Il ne restait personne pour acheter livres ou tableaux ; et le savant s’est vu un beau jour payé en roubles qui se dépréciaient rapidement, et bientôt ne représentèrent plus que les cinq centièmes de leur valeur première.

La nouvelle organisation sociale, encore mal dégrossie et entièrement occupée à combattre le vol, le meurtre et l’anarchie la plus effroyable, n’avait pas besoin d’eux. Elle les avait oubliés.

Ces classes spéciales de travailleurs, dont l’importance est pourtant vitale dans toute civilisation, se virent donc condamnés aux pires privations et plongées dans la plus noire misère.

C’est à leur venir en aide, c’est à les sauver que Gorky consacra ses premiers efforts.

Grâce à Maxime Gorky en grande partie, mais aussi aux intelligences les plus constructives du gouvernement bolcheviste, on a aujourd’hui organisé un groupe d’asiles dont le meilleur, celui qui jouit de l’organisation la plus complète, est la Maison de la Science, installée dans l’ancien palais de l’archiduchesse Marie Pavlovna, à Petrograd.

Nous y vîmes fonctionner l’organisation centrale d’un système autonome de rationnement, qui pourvoit de son mieux aux besoins de quatre mille travailleurs intellectuels et de leurs auxiliaires ; soit en tout peut-être dix mille personnes.

Dans cet établissement, les travailleurs intellectuels, leurs assistants et leurs familles non seulement reçoivent leurs rations de vivres, mais ils trouvent aussi : salles de bains, coiffeurs, tailleurs, cordonniers et bien d’autres commodités encore.

On a constitué un petit stock de chaussures et de vêtements. Il y a des chambres à coucher individuelles et une sorte d’hôpital où l’on soigne les affaiblis et les malades.

Ma visite à cette institution, la présence sous les traits d’hommes vieillis par les soucis et d’aspect misérable de quelques-uns des grands survivants du monde scientifique russe, fut bien la plus étrange de mes aventures en Russie.

J’y vis des hommes comme Oldenburg, l’orientaliste, Karprinsky, le géologue, Pavloff, titulaire du prix Nobel, Radloff, Bielopolskyet tant d’autres dont les noms sont célèbres dans le monde entier.

Ils me posèrent une foule de questions au sujet des progrès faits par la science dans le monde extérieur à la Russie et me firent rougir de mon ignorance crasse en ces matières.

Notre blocus leur a fait perdre tout contact avec la littérature scientifique des autres pays. Leurs instruments sont tous de fabrication ancienne ; ils sont à court de papier et doivent poursuivre leurs études dans des laboratoires sans feu.

Il est surprenant qu’ils puissent, dans ces conditions, faire un travail quelconque. Pourtant, Pavloff se livre à des recherches très étendues et fort ingénieuses sur la mentalité des animaux. Manuchin affirme avoir découvert une cure de la tuberculose, efficace même dans les cas avancés. Et ainsi des autres.

J’ai rapporté des résumés des travaux de Manuchin pour les faire traduire et publier.

L’ardeur scientifique est vraiment une ardeur tenace.

Si Petrograd souffre de la faim cet hiver, la Maison de la Science elle aussi, à moins toutefois que nous ne tentions un effort spécial pour lui venir en aide, devra souffrir de la faim. Et c’est à peine si ces savants m’ont demandé si nous pourrions leur envoyer des vivres.

Dans la Maison de la Littérature et de l’Art, on m’a parlé quelque peu de misères et de souffrances, mais chez les hommes de science on n’y a fait aucune allusion.

Ce qui les intéressait, ceux-là, par-dessus tout, c’était de connaître s’ils pourraient se procurer des ouvrages scientifiques. Pour eux, la question savoir prime la question pain.

J’espère sur ce point leur venir en aide.

À ma suggestion, ils formèrent un comité qui me fournit une liste de tous les livres et ouvrages dont ils avaient besoin. J’ai remis cette liste, à mon retour, au secrétaire de la Royal Society de Londres qui, de son côté, avait déjà fait certaines démarches dans le même sens.

Il faudra des fonds ; cent cinquante ou deux cent mille francs peut-être (l’adresse du secrétaire de la Royal Society est : Burlington House, London). Le gouvernement bolcheviste et le gouvernement anglais ont déjà donné leur assentiment à cet approvisionnement intellectuel de la Russie. D’ici peu, je l’espère, les premiers colis de livres partiront à l’adresse de ces hommes depuis si longtemps isolés de la grande vie mentale universelle.

N’eussé-je obtenu de mon voyage en Russie que la seule satisfaction de constater l’espoir et le réconfort que ma présence apportait manifestement aux célébrités de la Maison de la Science et de la Maison de la Littérature et de l’Art, que ce voyage n’aurait pas été accompli en vain.

Sur l’esprit de beaucoup de ces hommes était descendue une sorte de désespérance de jamais pouvoir renouer avec le reste de l’univers.

Pendant trois années, trois années longues et ternes, ils avaient vécu d’une vie qui semblait devoir — de privation en privation — les mener à un abîme de ténèbres.

Il est possible qu’ils aient aperçu, de loin, une ou deux des députations politiques qui ont visité la Russie à diverses époques. Je ne saurais le dire.

Toujours est-il qu’ils ne s’attendaient plus à jamais revoir un individu libre et indépendant pénétrer jusqu’à eux avec l’air d’être venu facilement de son propre gré, sans être investi d’une mission officielle. Ils ne pouvaient se faire à l’idée que cet homme pourrait s’en retourner, comme il était venu, vers ce monde occidental qui déjà leur semblait à jamais disparu.

Ils ressemblaient en cela au prisonnier qui voit soudain entrer dans sa cellule, par un bel après-midi, un visiteur inattendu.

Tous les amateurs de musique, en Angleterre, connaissent l’œuvre de Glazounov. Il a dirigé des concerts à Londres, il est même docteur honoraire des deux Universités d’Oxford et de Cambridge.

J’ai été très affecté de notre entrevue avec lui.

Glazounov était autrefois un homme de forte corpulence, au teint fleuri. Maintenant son visage est pâle et ses vêtements flottent sur un corps amaigri.

Il me parla de ses amis sir Hubert Parry et sir Charles Villiers Stanford, et me chargea de messages pour eux. Il me dit qu’il composait encore mais que son stock de papier à musique était presque épuisé. « Et après celui-là, conclut-il tristement, il n’y en aura plus. »

Je lui assurai qu’il en aurait en abondance — et cela avant peu. Il se montra incrédule.

Il me parla de Londres et d’Oxford. Je pus voir qu’un désir, presque insupportable dans son acuité, de se retrouver dans une grande ville pleine de vie le dévorait — une grande ville où régnerait l’abondance, où circuleraient des foules pleines de la joie de vivre, une ville enfin où il retrouverait un auditoire attentif dans une salle chaude et brillamment éclairée.

J’étais pour lui comme une preuve vivante que tout cela — quelque part — existait encore.

Le pauvre homme tourna le dos à la fenêtre qui donnait sur la froide Néva — grise et déserte au crépuscule — sur la silhouette basse de la forteresse-prison de Saint-Pierre et Saint-Paul. Et en Angleterre, vous n’aurez pas la Révolution ? Non ? J’avais beaucoup d’amis en Angleterre, beaucoup de bons amis…

Il m’en coûtait de le quitter, et il lui en coûtait beaucoup de me laisser partir.

À voir tous ces hommes distingués mener ce genre d’existence de naufragés au milieu des épaves du régime impérial déchu, je me rendis compte à quel point l’homme exceptionnellement doué dépend absolument pour vivre d’une civilisation bien assise.

L’homme ordinaire peut exercer, tour à tour, n’importe quel métier ; il peut être marin, ouvrier d’usine, terrassier. La loi commune l’oblige à travailler, mais il n’est pas possédé d’un démon intime qui l’oblige à faire une certaine chose et seulement cette chose, qui le force à être ce qu’il est ou à ne pas être. Mais un Chaliapine doit être Chaliapine ou rien. Pavloff est Pavloff et Glazounov, Glazounov.

Aussi longtemps qu’ils peuvent accomplir la tâche particulière que leur génie leur a assignée, de tels hommes vivent et prospèrent.

Chaliapine continue à jouer et à chanter magnifiquement en dépit de tous les principes communistes. Pavloff poursuit ses recherches merveilleuses, vêtu d’un vieil habit, dans un cabinet de travail où s’entassent les pommes de terre et les carottes qu’il cultive à ses moments perdus. Glazounov continuera à composer jusqu’au moment où le papier lui manquera.

Mais combien d’autres ont, là-bas, un sort plus désespéré.

La mortalité, parmi les intellectuels russes, a été terriblement élevée.

Dans certains cas, on peut en attribuer les causes aux difficultés de la vie. Mais pour beaucoup, j’en suis certain, c’est la mortification de voir leurs grands dons naturels se perdre qui les a tués. Ils ne pouvaient pas plus vivre dans la Russie de 1919 que dans un Kraal de Cafres.

La science, l’art, la littérature sont plantes de serre ; il leur faut de la chaleur, du respect, des soins.

Si paradoxal que cela puisse paraître, il n’en reste pas moins que la science qui bouleverse le monde est le fruit du génie d’hommes qui ont besoin de plus d’aide, de plus de protection que n’importe quel autre travailleur.

En s’écroulant, le régime impérial russe a écrasé sous ses décombres tous les abris où ces choses et ces gens délicats pouvaient subsister.

La grossière philosophie marxiste qui divise tous les hommes en deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat, qui ne voit dans la vie sociale qu’une lutte des classes d’une absurde simplicité, ignore totalement les conditions indispensables à une activité mentale collective.

Mais il faut rendre au gouvernement bolcheviste cette justice qu’il a su comprendre l’étendue du danger que représenterait pour la Russie l’extinction totale des foyers intellectuels.

Et, malgré le blocus, malgré la lutte interminable qu’il doit soutenir contre les révoltes et les invasions subventionnées dont nous et les Français empoisonnons la Russie, il autorise et soutient ces institutions de sauvetage.

La Maison de la Littérature et de l’Art est une institution semblable en tous points à la Maison de la Science.

La publication de livres nouveaux (à l’exception de quelques poésies) et la production de nouveaux tableaux ont cessé en Russie.

Néanmoins, la plupart des écrivains et des artistes ont trouvé un emploi pour leurs talents dans la mise à exécution d’un projet grandiose qui consiste à publier une espèce d’encyclopédie de la littérature universelle.

C’est un fait : dans cette étrange Russie où la guerre, le froid, la famine et les privations pitoyables sévissent, on élabore à l’heure actuelle une œuvre littéraire d’une envergure telle que n’auraient pu la concevoir les cerveaux les plus hardis de la riche Angleterre ou de la riche Amérique.

En Angleterre et aux États-Unis, la production et la vente de bons livres à des prix raisonnables a pour ainsi dire cessé par suite du prix élevé du papier.

La nourriture intellectuelle des masses anglaises et américaines diminue en quantité et en qualité, et nul des gouvernants n’en a cure.

Le gouvernement bolcheviste, par contre, s’est montré nettement supérieur à cette basse indifférence. Dans la Russie affamée, des centaines d’individus travaillent à des traductions, et les livres qu’ils traduisent sont composés et imprimés ; et ce travail permettra peut-être à la Russie de demain, dans sa masse, d’avoir une meilleure connaissance de la pensée universelle que n’importe quel autre peuple.

J’ai vu quelques-uns de ces livres, j’ai vu le travail en cours d’exécution et, malgré tout, je viens d’écrire : peut-être.

En effet, je n’ose rien affirmer. Car, comme le reste, dans le pays en ruines, ce labeur créateur est essentiellement improvisé et fragmentaire.

J’ignore comment cette littérature mondiale sera distribuée au peuple russe. Les librairies sont fermées et la vente des livres est illégale, comme tout autre commerce.

Il est probable que les ouvrages seront répartis entre les écoles et autres institutions.

Toujours est-il que la distribution de ces livres embarrasse fort le gouvernement bolcheviste. D’ailleurs, beaucoup de questions du même genre constituent manifestement pour lui des problèmes quasi-insolubles.

On est bien forcé de convenir que le marxisme ne contient aucun plan déterminé, aucune idée en ce qui concerne la vie intellectuelle de la cité.

Le communisme marxiste n’a jamais été qu’une théorie révolutionnaire, une théorie qui non seulement fait abstraction des idées créatrices et constructives, mais qui, par surcroît, leur est complètement hostile.

Tout orateur communiste est entraîné à couvrir l’utopisme de raillerie, c’est-à-dire qu’on lui a enseigné à traiter avec dédain tout projet étudié et préparé d’avance.

Plus encore que les négociants anglais de la vieille école, les marxistes croient fermement que les choses finiront par s’arranger d’elles-mêmes et que, tant bien que mal, on arrivera à s’en tirer.

Pour reconstruire la société, le communiste russe est contraint d’envisager bien d’autres problèmes encore que celui qui consiste à faire vivre les savants, à entretenir la pensée et la discussion, à encourager l’esprit créateur de l’artiste.

Marx, le Prophète et son livre sacré ne lui fournissent là-dessus aucun guide.

Le bolchevisme n’ayant aucun plan préconçu doit improviser des expédients maladroits et se trouve réduit aux efforts pathétiques que j’ai déjà signalés pour sauver les épaves de la vie intellectuelle de l’ancien régime.

Et cette vie est bien malade, bien triste et semble, malgré tout, à chaque instant sur le point de devoir s’éteindre entre ses mains.

Ce n’est pas seulement la science et la littérature dont Maxime Gorky s’efforce d’empêcher l’anéantissement en Russie. Il s’occupe aussi d’une troisième organisation de sauvetage encore plus curieuse.

Je veux parler de la Commission d’Expertise, dont le quartier général est situé dans les locaux de l’ancienne ambassade d’Angleterre.

Quand une organisation sociale basée sur la propriété individuelle se disloque ; quand la propriété privée est soudainement et totalement abolie, cette abolition ne fait pas disparaître, ne détruit pas ce qui constituait la propriété privée.

Les maisons et leur contenu sont toujours là.

Quand les autorités bolchevistes réquisitionnent une maison ou occupent un palais abandonné, elles ne savent que faire du contenu de ces demeures, et c’est chaque fois pour elles un nouveau problème à résoudre.

Quiconque connaît tant soit peu la nature humaine comprendra facilement que, sans y attacher grande importance, certains personnages officiels aient subrepticement dérobé des objets qu’ils convoitaient, ou que peut-être leurs femmes s’en soient plus ou moins ouvertement emparés. Mais, en général, le bolcheviste est de tendance honnête. Il s’est opposé très vigoureusement au pillage et à toute autre manifestation, dans le même genre, de l’esprit d’entreprise individuelle.

Il semble bien que les actes de pillage soient devenus plutôt rares à Petrograd ou à Moscou après les jours de la grande débâcle.

Le pillage est mort le dos au mur à Moscou en 1918. Dans les maisons réservées aux invités ou autres lieux de même genre, nous avons remarqué que tout était numéroté et catalogué.

À l’occasion, nous avons bien vu de-ci de-là des bibelots qui semblaient s’être égarés : par exemple de beaux cristaux, de l’argenterie armoriée sur des tables où l’on ne se serait pas attendu à les voir figurer. Mais souvent ces objets avaient été vendus par leurs propriétaires pour se procurer de la nourriture ou des objets de première nécessité.

Le marin qui était chargé de nous servir de courrier et de veiller à ce que nous ne manquions de rien pendant notre voyage à Moscou, avait été pourvu par les autorités d’une ravissante petite théière en argent, laquelle, à une autre époque, avait dû figurer dans un salon.

Mais cette théière était, en quelque sorte, passée de la vie privée à une vie semi-officielle d’une manière tout à fait légitime.

Pour plus de sûreté, la Commission d’Expertise a rassemblé et catalogué tout ce qui peut passer pour une œuvre d’art. Le palais qui abritait autrefois l’ambassade d’Angleterre ressemble aujourd’hui à quelque magasin regorgeant d’objets d’art d’occasion comme on en trouve dans certains quartiers de Londres.

Nous en avons visité salle après salle. Tout le fatras magnifique dont s’encombrait l’ancien régime russe semblait y avoir été entassé.

De grandes pièces sont littéralement pleines à éclater de statues.

Je n’ai vu nulle part, pas même au musée de Naples, tant de Vénus, tant de sylphes de marbre blanc réunis sous le même toit.

Des tableaux de toutes sortes sont empilés un peu partout. Des couloirs débordent de meubles de marqueterie placés les uns sur les autres jusqu’au plafond. Une pièce s’emplit de caisses de vieilles dentelles, une autre de meubles magnifiques, et ainsi de suite.

On a soigneusement numéroté et catalogué cet amoncellement d’objets disparates et… on les a laissés là.

Je n’ai rencontré personne qui eût la moindre idée de ce qu’on pourrait bien faire un jour de tout ce qui garnit ce capharnaüm.

Ces objets paraîtront déplacés dans le monde nouveau, si toutefois c’est bien un monde nouveau que les communistes sont en train d’organiser.

Il n’était certes jamais venu à l’esprit des communistes qu’ils dussent un jour s’occuper de tout cela.

Ils ne s’étaient jamais non plus préoccupés de savoir ce qu’ils feraient des boutiques et des marchés après avoir interdit tout commerce tant dans les magasins que sur les places et voies publiques.

Ils n’avaient non plus jamais envisagé le problème qu’il leur faudrait résoudre pour convertir une ville de palais et d’hôtels particuliers en une agglomération communiste.

Les théories marxistes les avaient amenés à concevoir une dictature du prolétariat conscient. De plus, elles leur avaient donné à entendre — oh ! combien vaguement, nous nous en rendons compte aujourd’hui — que tout serait changé dans le ciel et sur la terre.

S’il en avait été ainsi, nous eussions vu une révolution réelle dans les affaires humaines.

Mais nous avons pu nous rendre compte en Russie que la vieille terre est toujours là, couverte du fouillis des matériaux abandonnés et des débris du mécanisme disloqué de l’ancien régime.

Nous avons pu nous rendre compte que le vieux paysan, tenace et obstiné, est toujours là, comme autrefois, cramponné à son sol.

Nous avons pu nous rendre compte que le communisme gouverne avec courage et honnêteté, mais ressemble, en maintes circonstances, à un prestidigitateur qui aurait oublié ses accessoires indispensables et qui ne pourrait, l’heure venue, faire sortir de son chapeau ni le pigeon ni le lapin qu’attendent les spectateurs.

La Russie d’aujourd’hui est une immense ruine, tel est le fait primordial dont il faut se pénétrer.

La révolution communiste et le gouvernement communiste, que je me propose de décrire dans un prochain article, ne sont que des conséquences de ce fait. Ils ont jailli des ruines, seul milieu qui ait pu leur être propice.

Il importe au plus haut degré que les peuples d’Occident se pénètrent bien de ces vérités.

Si la grande guerre s’était prolongée un an ou deux de plus, l’Allemagne d’abord, les autres puissances ensuite se seraient écroulées comme la Russie.

Le cours des événements aurait pu être influencé par des conditions spéciales à chaque pays, mais le résultat partout eût été le même.

Ce que nous avons vu en Russie n’est, en somme, que le résultat, sur une plus grande échelle, d’un état de choses semblable à celui vers lequel se trouvaient entraînés la Grande-Bretagne et les autres pays belligérants de 1918.

La disette que nous constatons en Russie, nous avions commencé à en souffrir en Angleterre.

On rationne en Russie comme on a rationné en Angleterre et ailleurs.

Mais chez nous les lois qui régissent le rationnement sont mal appliquées et inefficaces.

En Russie, on n’inflige pas d’amendes au profiteur, on le fusille.

Au lieu du Décret pour la défense du royaume qui, en Angleterre, réglementait la répartition des denrées, poursuivait les défaitistes, les espions, les profiteurs, etc., nous voyons en Russie la Commission extraordinaire.

Certaines tensions qu’en Angleterre nous ne considérions que comme de simples ennuis, ont pris la proportion de calamités en Russie. Voilà toute la différence.

D’ailleurs, il est très possible que l’Europe occidentale soit entraînée par le courant des événements vers un écroulement semblable à celui qu’on trouve en Russie.

Quant à moi, je ne suis pas le moins du monde certain que nos pays soient hors de danger.

On peut parfaitement se demander si la guerre, l’amour exagéré du bien-être, la spéculation improductive, ne gaspillent pas en ce moment davantage que ce que nous arrivons à produire.

Auquel cas, notre propre écroulement — banqueroute, disette universelle, détraquement social et politique avec toutes leurs conséquences — la grande subversion en un mot, ne saurait être qu’une question de temps.

Dire que la misère effroyable de la Russie d’aujourd’hui est due au seul régime communiste, dire que ces communistes maudits qui gouvernent présentement ont amené la Russie au point où elle en est, affirmer que s’ils sont renversés tout ira pour le mieux, comme par magie, dans la meilleure des Russies, c’est présenter toute la situation du monde sous un faux jour ; c’est égarer l’opinion des peuples et fourvoyer leur politique.

C’est la guerre universelle d’abord, c’est ensuite l’insuffisance morale et intellectuelle de nos gouvernants et de nos classes dirigeantes qui ont précipité la Russie dans l’abîme de misère où elle se débat.

Les mêmes causes auraient les mêmes effets en Angleterre, en France ou aux États-Unis.

Les classes dirigeantes n’ont eu ni l’intelligence ni la conscience assez fortes pour arrêter la guerre et mettre fin aux effroyables gaspillages de toutes sortes.

Les classes dirigeantes n’ont pas eu le courage moral non plus que le bon sens de cesser de s’approprier le meilleur de toutes choses, sans se préoccuper du malheur où, dangereusement, ils laissent d’autres êtres plongés.

Aveugles, comme dans les autres pays, les dirigeants russes continuèrent à gouverner, à gaspiller et à se chamailler entre eux, refusant de voir la catastrophe imminente jusqu’au moment où elle fut pleinement déchaînée.

C’est alors seulement, comme je le montrerai dans un prochain article, que les communistes firent leur entrée en scène.