La Russie telle que je viens de la voir/III

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Éditions du progrès civique (p. 63-95).


III

QUINTESSENCE DU BOLCHEVISME


Je me suis efforcé jusqu’ici de communiquer aux lecteurs l’impression que j’avais ressentie au spectacle de la vie russe à Petrograd et à Moscou.

C’est, je le répète, l’effondrement — l’effondrement sous le poids de six années de guerre, — d’un système politique social et économique semblable au nôtre, mais plus faible et plus pourri encore.

En 1917, le tsarisme, gouvernement d’une ânerie inconcevable, devint tout à fait impossible.

C’est alors que se produisit le grand éboulement — le premier, le plus important, celui qui devait entraîner tout le reste.

Le tsarisme avait désolé le pays, perdu le contrôle de son armée, la confiance de la population entière. Son système de police avait dégénéré en un régime de violence et de brigandage. Sa chute était inévitable.

Aucun autre gouvernement pourtant n’était prêt à se substituer au tsarisme, qui pendant des générations avait utilisé le meilleur de ses énergies à détruire toute possibilité d’un autre régime.

Il n’avait subsisté, justement, que parce que — si mauvais qu’il fût — il n’y avait rien à mettre à sa place.

Conséquence : la première révolution russe ne put que transformer la Russie en un vaste club d’orateurs et de discutailleurs.

Les forces libérales du pays, sans entraînement à l’action ou à la responsabilité, ne surent que discuter interminablement.

La Russie serait-elle une monarchie constitutionnelle ?… une république libérale ?… une république socialiste ?…

Au-dessus de la mêlée, Kerensky gesticulait, affectait les attitudes d’un libéralisme de dilettante.

Bientôt, à travers la confusion, se frayèrent passage des aventuriers ambigus, des hommes à poigne ou prétendus tels, les Monks, les Bonapartes russes.

Ce qui demeurait de l’ordre social s’effondrait chaque jour.

Dans les derniers mois de 1917, le meurtre et le vol étaient dans les rues de Petrograd et de Moscou des incidents aussi communs que l’accident d’automobile dans les rues de nos grandes villes. Encore y prêtait-on moins d’attention.

Sur le bateau de Réval, je fis connaissance d’un Américain qui avait autrefois dirigé les affaires de la American Harvester Company (moissonneuses), et avait vécu à Moscou pendant cette période de désordre absolu. Il racontait les agressions à main armée exécutées en plein jour dans les rues fréquentées, il disait les cadavres humains gisant pendant des heures dans le ruisseau — comme parfois chez nous on voit un chat ou un chien crevé — cependant que, sur le trottoir contigu, la foule allait, comme si rien n’était, à ses affaires.

Par le pays enfiévré et chaotique, vaguaient les représentants officiels de l’Angleterre et de la France, aveugles quant à la portée de l’immense tragédie, n’ayant qu’une idée en tête : la guerre, tarabustant, harcelant les Russes pour les retenir au combat et obtenir d’eux une nouvelle offensive contre l’Allemagne.

Toutefois, lorsque les Allemands firent leur énergique poussée vers Petrograd — à la fois par mer et au travers des provinces baltiques — l’Amirauté britannique, soit par lâcheté, soit par conséquence des intrigues royalistes, n’apporta aucun secours réel à la Russie. Sur ce point, le témoignage de lord Fisher est irréfutable.

Ce grand malheureux pays, malade à mourir, et comme en délire, s’en allait à la désintégration.

Dans toute la Russie et parmi tous les groupes de langue russe répandus à travers le monde, il n’y avait qu’une catégorie de Russes qui eussent en commun des idées générales sur ce qu’il y avait à faire, une foi et une volonté communes : c’étaient les adhérents au parti communiste.

Pendant que le reste de la Russie ou bien était apathique comme le milieu paysan, ou bien se dépensait en inutiles bavardages, ou bien s’adonnait à la violence ou se laissait paralyser par la peur, les communistes, eux, avaient la foi et étaient prêts à agir.

Numériquement, ils ne représentaient et ne représentent encore qu’une très faible partie de la population : il n’y a pas actuellement un pour cent des Russes qui soit communiste.

Le parti organisé ne compte certainement pas plus de 600.000 adhérents et ne dispose pas de beaucoup plus de 150.000 membres actifs.

Néanmoins, parce que dans ces jours terribles il fut la seule organisation apportant aux hommes des principes communs pour l’action, des formules communes et une confiance mutuelle, il fut en mesure de mettre la main et d’établir sa domination sur cet empire en miettes.

Le parti communiste était alors le seul lien qui pût — le parti communiste est encore aujourd’hui le seul lien qui puisse — maintenir la masse russe en solidarité administrative.

Ces aventuriers douteux qui ont désolé la Russie avec l’appui des puissances occidentales : Denikine, Koltchak, Wrangel et les autres, n’apportaient avec eux aucun principe directeur. Ils ne présentaient aucune garantie de sécurité autour de laquelle la confiance des hommes se pût cristalliser. Ce sont — essentiellement — des brigands.

Le parti communiste, quelque critique qu’on puisse lui opposer, personnifie une idée et on peut compter sur lui pour la défendre.

Il représente un élément moral supérieur à tout ce qui lui a été opposé jusqu’ici.

En autorisant les paysans à s’approprier les terres des grands propriétaires, en faisant la paix avec l’Allemagne, il s’est assuré l’appui passif de la masse rurale.

Dans les grandes villes, grâce à un nombre effroyable d’exécutions, il a restauré l’ordre.

À une certaine période, quiconque était trouvé en possession d’une arme sans autorisation était fusillé.

Le procédé était grossier et sanglant, mais il s’est trouvé efficace.

Pour conserver le pouvoir, le gouvernement communiste organisa des commissions extraordinaires disposant de pouvoirs illimités et écrasa toute opposition par la terreur rouge. Une grande partie des actes de cruauté et d’épouvante imputables à cette terreur doivent être attribués au fait qu’elle fut exercée par des hommes à l’esprit étroit ; nombre de ces représentants agissaient dans un sentiment de haine sociale et dans la crainte d’une contre-révolution.

Du moins, si elle était fanatique, elle était honnête. Quelques actes individuels d’atrocité mis à part, ces hommes n’ont tué que pour des raisons déterminées, dans un but déterminé.

Leurs effusions de sang se distinguent des sottes boucheries sans but du régime Dénikine, lequel, m’a-t-on assuré, se refusait même à reconnaître et à respecter la Croix-Rouge bolcheviste.

Aujourd’hui, je crois le gouvernement bolcheviste de Moscou aussi solide que n’importe quel autre gouvernement d’Europe.

De même, à ce que j’ai constaté, les rues des villes russes offrent autant de sécurité que celles de n’importe quelle ville d’Europe.

Donc, non seulement ce gouvernement s’est affirmé, s’est implanté et a réussi à rétablir l’ordre, mais — et cela grâce surtout au génie de cet ex-pacifiste : Trotsky — il a redonné à l’armée russe sa force combative.

C’est là, en tout cas, un résultat qu’il nous faut bien reconnaître comme tout à fait prodigieux.

Personnellement, j’ai eu peu de contact avec l’armée russe. Ce n’était pas l’armée russe que j’étais venu étudier.

Mais M. Vanderlip — le distingué financier américain, que j’ai rencontré à Moscou où il était engagé en de très remarquables négociations avec Lénine — M. Vanderlip, lui, avait assisté à une revue où figuraient des milliers de soldats, et il manifestait une admiration enthousiaste pour leur allure et leur équipement.

Nous avons vu, mon fils et moi, un certain nombre de détachements partant pour le front, et aussi des bataillons de recrues qui rejoignaient leur corps. Il nous a semblé que le moral de ces hommes était aussi bon que celui des troupes similaires de recrues anglaises qui partaient en 1917-18.

Et maintenant, qui sont ces bolchevistes qui ont sur la Russie une emprise si réelle ?

Si l’on en croit la fraction la plus sotte de la presse britannique, ils seraient les agents d’une mystérieuse conspiration raciale, d’une association secrète où juifs, francs-maçons et Allemands se mélangent de la façon la plus insensée.

En réalité, rien ne fut jamais moins secret que les idées, les buts, les méthodes des bolchevistes. Rien ne ressemble moins à une société secrète que leur organisation.

Mais, dans nos pays, nous nous complaisons à une certaine façon de penser si étrangère aux idées générales que nous en sommes réduits à imaginer des complots pour expliquer les réactions les plus simples de l’esprit humain.

Un journalier s’agite-t-il parce qu’il trouve que le prix des souliers de ses enfants s’est accru d’une façon disproportionnée à son salaire de semaine ; proclame-t-il que lui et ses camarades sont volés et insuffisamment payés : immédiatement, les rédacteurs de nos grands journaux feront doctement remonter la cause du ressentiment de ce pauvre bougre à l’insidieuse propagande de quelque mafia de Königsberg ou de Pékin.

Ils ne peuvent concevoir, sans cela, que de pareilles idées aient pu lui venir en tête.

Cette manie de la conspiration est si répandue que je me vois obligé d’affirmer ici que je n’en suis pas atteint. Les bolchevistes me paraissent être tout à fait les hommes qu’ils font profession d’être. Et je crois de mon devoir de les traiter comme des gens habituellement sincères.

Je ne partage leurs vues, ni n’approuve leurs procédés ; mais ceci est une autre affaire.

Les bolchevistes sont des socialistes marxistes.

Marx est mort à Londres, il y a environ quarante ans.

Depuis plus d’un demi-siècle, sa doctrine s’est propagée ; elle s’est répandue par toute la terre et groupe, dans presque tous les pays, des adhérents peu nombreux mais enthousiastes.

C’est là une conséquence naturelle des conditions économiques mondiales.

En tous lieux, dans la même phraséologie, cette doctrine exprime les mêmes idées bien circonscrites.

Elle constitue un culte, une fraternité internationale universelle.

Il n’est donc aucunement nécessaire de connaître le russe pour étudier les idées bolchevistes. On les trouve exposées dans la Plèbe de Londres ou le Liberator de New-York, exactement dans les mêmes termes dont se sert la Pravda (la Vérité) russe.

Ils disent tout de leurs doctrines et de leurs projets.

Les bolchevistes ne dissimulent rien.

Et c’est précisément ce que tous les disciples de Marx disent et croient que les bolchevistes essayent de mettre en pratique.

Ayant à parler de Marx, je le ferai sans déférence hypocrite.

Je l’ai toujours considéré comme un raseur de la pire espèce.

Son vaste ouvrage inachevé, Le Capital, série de fastidieux volumes pleins d’irréalités aussi fantomatiques que La Bourgeoisie, Le Prolétariat, pleins de digressions secondaires et ennuyeuses, m’a toujours semblé d’une pédanterie monumentale.

Toutefois, avant mon dernier voyage en Russie, je ne nourrissais aucune hostilité active contre Marx. J’évitais ses livres et quand je rencontrais des marxistes, je m’en débarrassais toujours en leur demandant ce qu’ils entendaient précisément par prolétaires et quels sont les gens qui constituent le prolétariat.

Nul d’entre eux ne le savait.

Aucun marxiste ne le sait.

Un jour, chez Gorky, j’ai suivi une discussion entre Bokaiev et Chaliapine sur l’existence réelle d’un prolétariat russe qui se puisse distinguer des paysans. J’écoutais avec attention, car Bokaiev avait été chef de la Commission extraordinaire pour la dictature du prolétariat à Petrograd, et il était intéressant de noter les difficultés de son argumentation.

De même que, dans le jargon de certains économistes, on parle du « producteur », considéré comme une créature absolument distincte et différente du « consommateur », ainsi dans le jargon marxiste, on parle du « prolétaire » mis en opposition absolue avec quelque chose qu’on appelle le « Capital ».

Dans un récent numéro de La Plèbe, je vois imprimé en grandes lettres : « La classe des travailleurs et la classe des employeurs n’ont rien de commun ».

Or, appliquez la formule à un contremaître qui prend un train conduit par un mécanicien et un chauffeur ; il voyage, le contremaître, pour aller voir comment vont les travaux de la maison qu’il se fait bâtir par un entrepreneur.

Dans quelle catégorie le rangez-vous ? Parmi les employés ou parmi les employeurs ?

Tout cela est l’absurdité même.

Je dois avouer qu’en Russie la répulsion passive que j’entretenais pour feu le camarade Marx, s’est transformée en une hostilité très active.

Partout où nous allions, nous nous heurtions à des bustes, à des portraits, à des statues de Marx !

Les deux tiers environ du visage de Marx sont en barbe — une barbe solennelle, laineuse qui, sans aucun doute, rendait tout exercice physique normal complètement impossible à son possesseur.

Ce n’est pas là la sorte de barbe qui pousse naturellement à un homme. Cela, c’est une barbe cultivée, une barbe chérie, thésaurisée pour pouvoir l’étendre patriarcalement sur le monde.

Dans sa ridicule abondance, elle rappelle exactement Das Kapital.

Quant à la partie humaine du visage, elle regarde par-dessus la barbe, à la façon d’un hibou, comme pour se rendre compte de l’impression produite sur le genre humain par cette broussaille.

Donc, les images — partout présentes — de ce système pileux, m’agaçaient de plus en plus.

Un désir finit par me ronger : voir le menton de Karl Marx sans poil !… Quelque jour, du moins — si je vis — je compte bien m’armer de ciseaux contre Das Kapital et en faire un petit volume que j’intitulerai : J’ai rasé Karl Marx.

Mais pour les marxistes, Karl Marx n’est après tout qu’une image et un symbole. Et c’est des marxistes et non de Marx que nous devons nous occuper pour l’instant.

Peu de marxistes se sont aventurés très avant dans Das Kapital.

Le Marxiste est représenté par des gens de même sorte dans toutes les communautés modernes et j’avouerai que, par tempérament comme par l’effet des circonstances, j’ai pour lui une très vive sympathie. S’il adopte Marx pour prophète, c’est tout simplement qu’il pense que Marx a écrit sur la guerre de classes — une guerre implacable des « travailleurs » contre les « employeurs » et qu’il a prophétisé le triomphe des premiers, puis une dictature du monde par les masses libérées (dictature du prolétariat) et enfin l’âge d’or communiste surgissant de cette dictature.

La doctrine et la prophétie ont, dans tous les pays, exercé une extraordinaire attirance sur les jeunes gens, surtout sur les jeunes hommes d’énergie et d’imagination qui, au début de la vie, se sont vus, imparfaitement instruits, mal équipés, agrippés par l’esclavage salarié du système économique actuel.

Ceux-ci sentent, dans leur propre personne, l’injustice sociale, la négligence stupide, la colossale grossièreté de ce système. Ils comprennent qu’il les lèse et les sacrifie. Et ils se vouent à le détruire, à en émanciper le monde.

Pour faire de tels rebelles, point n’est besoin d’insidieuse propagande.

Ce sont les crimes de notre régime qui, leur donnant une demi-éducation pour les rendre ensuite esclaves, a créé le mouvement communiste partout où l’industrialisme s’est développé.

Marx n’eût-il jamais vécu, qu’il y aurait des marxistes tout de même.

À l’âge de quatorze ans j’étais un marxiste complet, sans avoir encore entendu prononcer le nom de Marx.

Mon éducation brusquement interrompue, j’avais été placé dans un détestable atelier où me brisait une existence de travail âpre et fastidieux.

On me faisait peiner si durement, si longuement, que toute aspiration vers le perfectionnement de moi-même semblait sans espoir. J’aurais mis le feu à la boutique si je n’avais été convaincu que le propriétaire ne l’avait assurée bien au delà de sa valeur.

J’ai revécu l’état d’esprit de ces mauvais jours dans une conversation que j’eus avec Zorin, un des chefs de la Commune du Nord. Zorin est un homme jeune encore, qui est revenu d’Amérique, où il avait travaillé comme manœuvre. Gai, sympathique, c’est l’un des orateurs les plus populaires du Soviet de Petrograd.

Nous échangions nos souvenirs et je pus me rendre compte que le grief qui s’était le plus profondément ancré dans son esprit contre les États-Unis, était la discourtoisie brutale à laquelle il s’était heurté à un moment où il cherchait de l’ouvrage comme emballeur dans un des grands magasins de New-York.

Nous nous racontions l’un à l’autre des faits démontrant de quelle façon notre système social gaspille, brise, enrage souvent des hommes de droiture et de bonne volonté.

Et immédiatement entre nous, je sentis s’établir la sympathie d’une commune indignation.

C’est cette indignation des jeunes énergies brisées, mal utilisées, c’est cela bien plus que les théories économiques qui, à travers le monde, sert d’inspiration vivante et de lien au mouvement marxiste.

En somme, le marxisme n’est point dû aux doctrines de Marx, mais bien plutôt au fait que notre système économique est stupide, égoïste, gaspilleur et anarchique.

L’organisation communiste a muni les rebelles de certains apophtegmes et mots de passe : « Travailleurs du monde, unissez-vous !…», etc.

Elle a implanté en ses adeptes la notion d’une grande conspiration fomentée contre le bonheur de l’humanité par quelque corps mystérieux de méchants hommes appelés capitalistes.

Car, dans le monde à mentalité affaiblie où nous vivons, cette manie de la conspiration que je signalais tout à l’heure chez les partisans de l’ordre établi, trouve sa contrepartie chez les récalcitrants ; et il est difficile de convaincre un marxiste que les capitalistes ne sont au total qu’une masse confuse d’hommes à courtes vues et collectivement d’esprit mesquin.

Tous ces mécontents, tous ces déshérités, la propagande communiste les a groupés en une organisation mondiale de révolte — et d’espoir ! — (espoir dont les aspirations sont loin d’ailleurs d’être précises).

Et cette organisation internationale a choisi Marx pour prophète et le rouge pour drapeau.

Et c’est ainsi que lorsque tout se mit à craquer en Russie, lorsque ne resta plus aucune solidarité, sauf entre quelques hommes travaillant ensemble à la réalisation de fins immédiates et égoïstes, on vit affluer d’Amérique et des pays de l’Ouest, venant rejoindre leurs camarades, un nombre considérable de jeunes gens et d’adolescents, pleins d’ardeur et d’enthousiasme.

Au contact de l’énergie occidentale, ces Russes, originellement peu pratiques, avaient tout de même acquis une certaine aptitude à mener le songe jusqu’à la réalisation.

Tous pensaient avec les mêmes phrases, tous avaient le courage des mêmes idées, tous étaient hantés du rêve d’une révolution qui mettrait dans la vie humaine plus de justice et de bonheur.

Ce sont ces jeunes gens qui constituent la force vivante du bolchevisme.

Nombre d’entre eux sont juifs, simplement parce que la plupart des émigrants russes vers l’Amérique étaient des juifs ; mais peu d’entre eux sont mus par le sentiment de la race.

Ce n’est pas pour le judaïsme, c’est pour un monde nouveau qu’ils luttent.

Bien loin de suivre la tradition israélite, les bolchevistes ont mis en prison le plus grand nombre de leaders sionistes et ils ont proscrit l’enseignement de l’hébreu, parce que langue réactionnaire.

Plusieurs des bolchevistes les plus intéressants que j’ai rencontrés n’étaient nullement juifs, mais de très blonds septentrionaux.

Lénine, le chef bien-aimé de tout ce qui aujourd’hui représente l’énergie russe, Lénine a le type tartare et n’est certainement pas juif.

Le gouvernement bolcheviste est à la fois le plus téméraire et le moins expérimenté de tous les gouvernements du monde.

En certaines matières, son incompétence est effarante. Sur presque toutes choses, son ignorance est profonde.

Contre les ruses diaboliques du capitalisme et les subtilités de la réaction, il nourrit des soupçons ridicules.

Il lui arrive même de prendre peur et il est alors cruel.

Mais il est essentiellement honnête. C’est assurément, à l’heure actuelle, le gouvernement dont l’esprit est le plus simple.

Cette candeur ressort bien d’une question qui, maintes et maintes fois, me fut posée pendant ma visite en Russie :

Quand la révolution sociale va-t-elle éclater en Angleterre ?

Oui, Lénine, Zinovieff, Zorin et bien d’autres, me posèrent — tout bonnement — cette question.

Parce que, dans les théories de Karl Marx, il n’avait jamais été entendu que c’est en Russie que la Révolution sociale dût tout d’abord éclater.

Et le fait que c’est là tout de même qu’elle s’est accomplie, perturbe tous les leaders du mouvement.

D’après Karl Marx, la révolution sociale devait se produire d’abord dans le pays où l’industrialisme était le plus ancien et le plus développé, avec une classe nombreuse, bien délimitée, des travailleurs pour la plupart sans propriétés (prolétariat).

Elle eût donc dû commencer en Angleterre, gagner la France et l’Allemagne. Puis fût venu le tour de l’Amérique et ainsi de suite.

Au lieu de cela, voici que c’est en Russie que le communisme arrive d’abord au pouvoir ; en Russie où n’existe, en réalité, aucune classe de travailleurs spécialisés ; en Russie, dont les usines ont jusqu’ici fonctionné avec des travailleurs paysans venant de leurs villages et y retournant ; en Russie, qui n’a à peu près aucun prolétariat qui puisse s’unir aux travailleurs du monde.

Dans l’esprit de beaucoup de bolchevistes avec lesquels je me suis entretenu, j’ai clairement vu poindre l’amer soupçon de la réalité. Ils commencent à comprendre qu’ils ne se trouvent pas en présence de la révolution sociale promise, qu’en fait ils n’ont pas capturé un état, mais se sont embarqués sur une épave qui allait à la dérive.

Je m’efforçai d’élargir en eux la notion de cette nouvelle et déconcertante découverte. Et je me plus à donner une petite conférence sur l’Absence d’une classe importante de prolétaires conscients dans les pays occidentaux. J’expliquai qu’en Angleterre il y a au moins 200 classes différentes et que la seule classe de prolétaires conscients qui m’y soit connue consiste en une petite cohorte (composée principalement de travailleurs écossais) que maintient groupée la poigne du nommé Mac Manus.

Les plus chères convictions des bolchevistes se heurtaient là à ma bonne foi manifeste.

Car ils s’attachent désespérément à cette croyance qu’il existe en Angleterre des centaines de mille de communistes convaincus, familiers avec l’évangile de Karl Marx, et qu’il y a chez nous une solidarité prolétarienne, qui est à la veille de s’emparer du pouvoir et de proclamer la république des soviets britanniques.

Oui, c’est à cela, malgré trois années d’attente vaine, qu’ils accrochent leur espoir ! Mais leur foi faiblit.

Parmi les incidents les plus amusants suscités par cette étrange mentalité, on doit noter les gronderies fréquentes que le télégraphe sans fil de Moscou répand sur les travailleurs occidentaux parce qu’ils ne se comportent pas comme Marx dit qu’ils devraient se comporter ! Ils devraient être rouges et ils ne le sont pas : ils sont jaunes — jaunes, et voilà tout.

Ma conversation avec Zinovieff fut particulièrement curieuse. Zinovieff a de la voix, de la vivacité et une abondante chevelure bouclée d’un noir de jais.

« Vous avez la guerre civile en Irlande, me dit-il.

En fait, oui, répliquai-je.

Qui considérez-vous comme prolétaires ? Les sinn-feiners ou les hommes de l’Ulster ? »

Et la conversation se poursuivit sur ce ton, Zinovieff s’évertuant à résoudre ce puzzle difficile : faire entrer la question irlandaise dans les formules de la guerre des classes.

D’ailleurs, il n’y parvint pas et nous en vînmes à parler des choses d’Asie.

Impatientés du retard que les prolétaires de l’Occident apportent à se lever et à prendre nettement position, Zinovieff, assisté par Bela Kun et un certain nombre d’autres communistes notoires, fit récemment un pèlerinage à Bakou pour y soulever le prolétariat asiatique.

Il s’agissait de réveiller la classe des salariés esclaves et conscients de la Perse et du Turkestan !

Et jusque sous les tentes des steppes ils s’efforcèrent de découvrir les exploités d’usines et les prolétaires de taudis.

À Bakou, ils réunirent un congrès où se trouvaient groupés, en une agglomération merveilleuse, des noirs, des blancs, des bruns, des jaunes, — des prolétaires en costumes asiatiques et porteurs d’armes étonnantes.

Il y eut une belle assemblée où l’on jura haine éternelle au capitalisme et à l’impérialisme britannique. Il y eut un imposant cortège dans lequel, j’ai le regret de le dire, figuraient plusieurs batteries de canons britanniques que quelqu’un de nos bâtisseurs d’empire, pressé sans doute et peu soigneux, avait abandonnées derrière lui.

On exhuma, pour les enterrer solennellement à nouveau, treize victimes que ledit constructeur d’empire avait, paraît-il, exécutées sans jugement.

Enfin M. Lloyd George, M. Millerand et le Président Wilson furent brûlés en effigies.

Je m’efforçai d’obtenir de Zinovieff et de Zorin qu’ils m’éclairassent sur les buts réels poursuivis à ce congrès de Bakou. Franchement, je ne pense pas qu’ils les connaissent.

Il me semble que, dans l’esprit des gouvernants bolchevistes, il n’y a eu là rien autre chose qu’un désir de rendre au gouvernement britannique, par l’intermédiaire de l’Inde et de la Mésopotamie, les coups qu’ils en avaient reçus par l’intermédiaire de Koltchak, Denikine, Wrangel et les Polonais.

Ce fut une courte offensive presque aussi maladroite et stupide que l’offensive à laquelle elle répondait.

Il est inconcevable qu’ils aient pu nourrir l’espoir d’établir une solidarité sociale quelconque avec la masse hétérogène qu’assembla ce congrès de Bakou.

Un des épisodes que l’on voit sur un film cinématographique reproduisant cette réunion de prolétaires est une danse exécutée par un gentleman du pays.

Vêtu d’une vareuse garnie de fourrure, de hautes bottes et d’un bonnet à poil, il danse, et c’est un cavalier seul d’une habileté, d’une rapidité merveilleuse.

Il exhibe soudain deux poignards qu’il place entre ses dents. Puis deux autres qu’il met en équilibre périlleux de chaque côté de son nez. Enfin, il place un cinquième coutelas sur son front.

Le tout sans cesser une seconde de gigoter énergiquement en mesure avec une musique qu’on devine orientale.

Les mains aux hanches, il se baisse et s’accroupit, envoie en avant et en arrière ses bottes agiles comme font les cosaques dans les ballets russes.

En même temps, il tourne lentement en rond en battant des mains.

J’ai rapporté ce film et présentement ce danseur repose dans mes archives, tout prêt à danser à nouveau si l’occasion se présente.

J’ai essayé de savoir s’il représente vraiment un spécimen de prolétaire asiatique. J’ai essayé de connaître au moins ce qu’il symbolisait exactement au congrès de Bakou. Je n’ai pu y parvenir. En tout cas, il occupe des mètres et des mètres du film commémoratif. Et je voudrais pouvoir ressusciter Karl Marx pour contempler, au-dessus de sa barbe, l’ahurissement solennel qui le frapperait à ce spectacle.

J’espère que je n’offenserai pas le camarade Zorin, pour lequel j’ai une amitié réelle, si je lui confesse que je ne puis prendre très au sérieux ce congrès de Bakou. Ce fut une excursion, une parade, un pique-nique. Vouloir représenter cela comme une manifestation des prolétaires asiatiques est une absurdité.

Toutefois, si en elle-même, cette manifestation compte peu, elle est très importante en ceci qu’elle révèle un changement de tactique. Selon moi, elle marque une nouvelle orientation de la mentalité bolcheviste telle qu’elle est représentée par Zinovieff.

Aussi longtemps que les bolchevistes demeurèrent fermement convaincus de l’excellence de la formule marxiste, ils tournèrent leurs regards vers l’Occident, un peu surpris que la révolution sociale eût éclaté si loin à l’est du centre qui lui avait été prédéterminé.

Maintenant qu’ils commencent à se rendre compte que ce n’est pas du tout la révolution sociale prédite et attendue, mais un phénomène tout différent qui les a portés au pouvoir, ils s’efforcent de créer un nouveau système qui puisse cadrer mieux avec les faits.

La figure symbolique de la République russe est encore, dans l’idéal bolcheviste, un énorme travailleur d’Occident, porteur d’un lourd marteau ou d’une faucille.

Mais un temps peut venir — si l’Europe maintient un blocus suffisamment serré et rend ainsi toute résurrection de l’industrie impossible — où cette représentation plastique ne sera plus de mise et devra faire place à celle d’un nomade du Turkestan avec beaucoup de coutelas à la ceinture.

Il dépend de nous de rejeter ce qui reste de la Russie bolcheviste à la vie de la steppe et au brigandage à main armée.

Si nous aidons le baron Wrangel[1] à jeter bas le gouvernement pas très solide de Moscou, avec l’illusion qu’il serait possible alors d’établir des institutions représentatives ou une monarchie tempérée, nous risquons de nous trouver loin de compte.

Quiconque détruira la légalité et l’ordre maintenus présentement par Moscou, détruira en même temps, à mon sens, tout ce qui reste de légalité et d’ordre en Russie.

Un gouvernement quelconque d’aventuriers monarchistes balayerait d’une nouvelle traînée sanglante toute la Russie. Cette restauration n’aurait probablement d’autre résultat que celui de montrer comment peuvent se conduire des Russes bien nés lâchés sans contrainte sur la plèbe. Pendant un temps ce serait la terreur blanche, des pogroms effroyables, puis les discussions, la dissolution dans l’incommensurable étendue et dans l’incommensurable problème.

Après quoi l’Asie reprendrait partout le dessus.

L’antique et simple rythme du cavalier pillant le paysan et du paysan tendant des embûches au cavalier se rétablira de lui-même au travers des plaines, du Niemen au Dniester. Les villes d’aujourd’hui seront devenues des amas de ruines dans la solitude, les routes se rétréciront en pistes, les voies ferrées rouillées et pourries s’oblitéreront assez vite, le trafic par eau ira s’affaiblissant…

Ce congrès de Bakou avait profondément déprimé Maxime Gorky.

Il était obsédé par le cauchemar d’une Russie glissant… glissant vers l’Asie.

Peut-être me suis-je laissé impressionner quelque peu par son découragement.


  1. Ces lignes étaient écrites avant la déroute de Wrangel.