La « Croisade » américaine

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La « Croisade » américaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 374-393).
LA
« CROISADE » AMÉRICAINE


I

Le « Saint-Graal » a quitté la Germanie féodale pour l’Amérique démocratique, dans les bagages de ses « chevaliers, » champions professionnels du faible et de l’opprimé, qui se sont fait naturaliser citoyens des Etats-Unis.

De ce Lohengrin, où l’Allemagne et son empereur aimaient à se mirer et que Wagner avait mis au théâtre, la présente guerre a singulièrement retourné la légende. C’est toujours en Belgique, comme à l’Opéra, que la scène se passe. Mais, dans l’œuvre wagnérienne, l’héritière de Flandre et son frère le duc de Brabant, que de méchans seigneurs prétendent dépouiller injustement, sont remis en possession de leurs Etats par un redresseur de torts, le « chevalier au cygne, » que sa barque mystérieuse amène sur un fleuve germanique et que le « roi d’Allemagne » encourage et soutient. La réalité présente est tout autre ; elle n’est pas moins poétique ; à son tour, elle deviendra légende, légende bien plus belle que l’ancienne et tellement invraisemblable que les générations futures auront peine à y croire.

C’est d’outre-mer aujourd’hui que le chef légitime du sol flamand et brabançon, anxieux au bord du rivage sur la mince bande de terre qui lui reste, attend le renfort qu’apporte à ses défenseurs anglais et français un Lohengrin transatlantique. Le cygne de ce moderne chevalier est un croiseur escortant des cargos chargés de troupes et de munitions, que guette la torpille du « roi d’Allemagne » voleur du Brabant.

Il était dans la destinée historique de la Belgique qu’après avoir été au XVIe siècle, au temps où le duc d’Albe ensanglantait ses villes, la première en Europe à secouer le joug de l’épée mauvaise et de l’étranger, elle eût au XXe siècle ce tragique honneur, victime du dernier brigandage militaire, d’être l’hostie du droit futur en qui communient présentement toutes les nations libres de l’univers. Bien qu’il semble dérisoire de parler du « progrès » moderne, au moment où, précisément, les humains les plus progressifs de la planète s’égorgent par millions, nous mesurons pourtant la marche des idées en un demi-siècle : depuis la façon placide dont le monde enregistrait en 1870, comme une vérité banale, la constatation de Bismarck que « la force prime le droit, » jusqu’à l’indignation universelle qui accueillit en 1914 le mot identique de Bethmann-Hollweg.

Baigné dans l’ambiance berlinoise où survit la religion de la force, le chancelier avait exprimé naïvement ce que l’on pensait autour de lui ; il n’avait pas pris garde, il ne s’était même pas rendu compte qu’il retardait, qu’il proférait un anachronisme et que, sur ce « chiffon de papier, » bafoué à la porte de Brandebourg devant le Reichstag, allait être signée à Washington et à Tokyo l’alliance inattendue de l’Amérique et de l’Asie contre Berlin : « The yellow peril was made in Germany, — le péril jaune avait été fabriqué en Allemagne, » disait aux sénateurs américains le vicomte Ishii, chef de la mission japonaise, le 30 août dernier, lors de la réception qui lui était faite au Capitole.« Le péril que crée notre alliance contre les Puissances centrales d’Europe, poursuivait-il, ne porte pas de couleur ; il n’est dangereux que pour les organisateurs de force arbitraire et de militarisme despotique. Nous ne sommes pas entrés en guerre pour la satisfaction d’intérêts égoïstes. Vous, Américains, et nous. Japonais, nous avons pris les armes contre l’Allemagne parce qu’un traité solennel n’était pas pour nous un chiffon de papier. »

Combien de temps durera la lutte, et, suivant le mot du poète, « de quoi demain sera-t-il fait ? » L’histoire d’hier est destinée à couvrir de confusion les prophètes contemporains ; toutes leurs prédictions se sont trouvées fausses depuis trois ans et demi ; des deux côtés de la tranchée, les événemens n’ont cessé de leur donner tort, et nul, à l’avance, n’avait auguré les réalités bonnes ou mauvaises d’aujourd’hui. Mais, de toutes les surprises qui nous étaient réservées, en est-il une comparable à la résurrection de l’esprit chevaleresque, à l’organisation, sur le sol du Nouveau Monde, d’une neuvième « croisade ? » Car de quel autre nom pourrions-nous appeler la levée d’armes que font nos amis américains en faveur, non plus comme au moyen âge du tombeau du Christ, mais du berceau du droit, de ce droit civique des petits peuples qui voient, au moment où des voisins tyranniques leur signifiaient qu’ils avaient assez vécu, venir à leur aide le plus grand de tous les peuples civilisés par le territoire, la richesse et la population ? Bayard, qui redevient d’actualité depuis que nous incrustons l’image du « chevalier sans peur et sans reproche » dans le papier de nos plus récens billets de vingt francs, pourrait donner l’accolade aux soldats-citoyens du Nouveau Monde ; les États-Unis font de leurs « chevaliers du Travail » des chevaliers de la Liberté, de cette liberté à laquelle ils ont aussi dédié leur dernier emprunt, le « Liberty-loan. »

Ce ne sont point en effet des chevaliers « professionnels, » c’est-à-dire des paladins friands de prouesses, gens de guerre par état et par humeur, avides d’illustrer leurs noms par des coups d’éclat comme les héros romanesques de la littérature médiévale ; c’est, au contraire, dans toute l’humanité, le peuple le plus pratique, celui qui passe pour le plus « utilitaire, » le plus adonné à la recherche exclusive du bien-être et du progrès matériel. Et, précisément, dans cette sainte croisade des États-Unis contre la Guerre et la Force, rien n’est plus frappant que l’opposition entre le caractère pacifique, réaliste et calculateur de la République américaine et le sacrifice auquel cent millions d’hommes, consciens et maîtres de leurs destinées, se sont froidement résolus en vue de l’idéal le plus noble et le plus désintéressé.

La doctrine, dite de Monroë, repoussant l’ingérence politique de l’Europe et, par réciprocité, l’immixtion du Nouveau Monde dans les affaires du Vieux Continent, semblait écarter à jamais l’Amérique de nos conflits ; le luxe de l’antimilitarisme, que permettait leur position géographique et qu’entretenait leur tempérament ; l’horreur du service obligatoire, égale chez les citoyens nés sur le sol de l’Union et chez les immigrans, réfractaires aux casernes de leur patrie d’origine, tout concourait, en privant les États-Unis d’une armée redoutable, à les soustraire au danger de s’en servir sans nécessité. En revanche, ils étaient placés à merveille pour profiter des querelles d’autrui ; riches comme ils sont en matières premières, et bien outillés en manufactures capables de remplacer celles des belligérans temporairement paralysées. Aussi la guerre, depuis sa déclaration jusqu’en avril 1917, semblait-elle être faite tout exprès pour les combler de richesses. Après une courte interruption de trafic, en août 1914, due à l’abstention des bateaux étrangers, accoutumés à charger en Amérique où la marine de commerce était presque inexistante, les peuples de l’Europe vinrent demander aux États-Unis, tous, à l’envi les uns des autres, de quoi vivre, et les belligérans de quoi tuer leurs ennemis.

Jamais les hauts fourneaux de Pittsburg n’avaient fondu autant d’acier, jamais les farmers de l’Ouest n’avaient expédié autant de blé, et jamais les usines à viande de Chicago n’avaient fabriqué autant de conserves. Les industries que la suppression ou l’abaissement des barrières douanières, en 1913, avait jetées dans le marasme, trouvaient dans les commandes de guerre un aliment à leur activité ; le trust des wagons, — American Car, — faisait aussi des obus et des cuisines de campagne ; toute la branche des textiles, celle en particulier du filage et du tissage de la laine, — American Woolen, — menacée la veille de ruine par la concurrence européenne, se voyait du même coup débarrassée de cette rivalité et sollicitée de produire, pour nos civils et nos soldats, des tissus que l’on ne marchandait plus.

L’Amérique aussi avait hérité tous les cliens que l’Allemagne, disparue du marché mondial, et que les autres États en guerre, devenus eux-mêmes consommateurs plus que producteurs, ne pouvaient plus satisfaire. Des industries presque inconnues chez elle, — celle par exemple des produits chimiques et des matières colorantes, — s’étaient créées ; d’autres, jusque-là médiocres et végétantes, comme celle du zinc, du plomb ou des constructions navales, avaient pris un essor subit à la faveur des prix élevés. Quant aux industries déjà prospères, elles grandirent et se développèrent avec une rapidité inouïe : je n’en veux pour preuve que le cuivre, dont les États-Unis en 1913 extrayaient à eux seuls déjà plus que tout le reste de l’univers ; or leur production, en 1916, avait augmenté de 60 pour 100 en trois ans. Cependant la guerre avait réduit à peu de chose l’afflux de l’immigration annuelle ; nombre de résidens étrangers avaient même regagné leur pays au début des hostilités. Moins offerte et plus demandée, la main-d’œuvre avait sensiblement renchéri.

Telle était la situation en avril 1917, lorsque l’Amérique entra en guerre. On vit tout à coup ce phénomène émouvant ; des travailleurs à grands salaires, des capitalistes à gros bénéfices, une démocratie la plus jalouse qui soit de son indépendance, renonçant aux biens qui lui sont le plus chers, acceptant les plus lourds impôts, une discipline étroite, des privations volontaires et l’enrôlement obligatoire, pour obéir à l’appel d’une conscience héroïque et aller risquer sa vie au bout du monde. N’est-ce pas là vraiment une entreprise grandiose et chevaleresque comparable aux croisades du passé ? ,

Dans le temps présent, du reste, en comparant l’Amérique à la Russie, on constate que la pratique du self-government est aussi favorable à l’obéissance militaire que le joug pesamment organisé d’une autocratie, et que l’extrême civilisation est autant ou plus génératrice d’énergie et de force combative que la nature encore inculte et un peu grossière. « L’empire appartient aux peuples malpropres, écrivait dogmatiquement Louis Veuillot, dans les Odeurs de Paris, il y a quelque cinquante ans ; c’est une grande vérité politique. Tous les amans de la propreté sont faibles ; les hommes frottés de suif et d’huile rance doivent changer les hommes frottés de benjoin et d’eaux de senteur. Le triomphe des Moscovites ne dépend pas de leur progrès dans la civilisation, mais de la durée de leur goût pour le suif de chandelle. Ce sont les Moscovites qui vaincront le monde, non les Russes. Les Russes parlent français, font des livres et jouent du piano ; ils n’iront pas loin ; mais les vrais Moscovites, les moujiks, ceux qui mangent de la chandelle, ceux qui oignent de suif et d’huile rance leur barbe et leurs cheveux, voilà les vainqueurs du monde. »

Combien était fausse cette prophétie symbolique, laquelle était du reste assez volontiers acceptée naguère, nous le voyons aujourd’hui ! C’est de ses progrès et de sa puissance industrielle, particulièrement dans le domaine chimique et métallurgique, que l’Allemagne a tiré de quoi envahir d’abord et de quoi résister ensuite pendant trois ans au blocus. Et c’est au contraire sa barbarie, ce qui lui reste encore de goût, à elle aussi, pour le « suif de chandelle, » qui l’a perdue, en lui suggérant des méthodes atroces ; ces méthodes ont suscité contre la Germanie un peuple à coup sûr « amant de la propreté, » — puisqu’à New-York, dans des hôtels à vingt sous la nuit, comme le Mill’s Hôtel, on a droit sans supplément au bain et à la douche, — mais qui n’est point pour cela un peuple faible, puisque sa volonté imployable et son génie inventeur ont, en un demi-siècle, asservi un continent.


II

Ces chevaliers de l’âge électrique, qui apportent à leurs alliés d’Europe leur personne, leur or et leurs brevets les mieux garantis sont, de toutes les nations, la moins autochtone par ses citoyens et la plus dissemblable par son territoire. Les Américains d’aujourd’hui n’ont plus rien de britannique que la langue ; encore n’est-ce pas vrai partout et, par exemple, à New-York, le « Comité de défense nationale, » constitué sous la présidence du maire, constatait, en septembre dernier, que « 80 pour 100, sur les cinq millions d’habitans de cette métropole, étaient étrangers soit de naissance, soit de langage ; » que plus d’un demi-million ne peut ni parler ni lire l’anglais, et, tout en regrettant que cela n’ait pas été fait plus tôt, il commençait une active campagne pour « américaniser New-York. »

A cette tâche se sont voués aussi l’« Association des marchands, » « l’Alliance américaine du travail et de la démocratie, » dont M. Samuel Gompers est le président, les « Associations des jeunes gens, » chrétiens et Israélites, et beaucoup d’autres groupemens des deux sexes pour multiplier les écoles et fusionner en hâte ces masses étrangères en un tout homogène. Le mot d’ordre de tous est : « Une seule cite, une seule patrie, un seul peuple. » Un simple coup d’œil sur les types et les figures des exemplaires variés d’humanité qui se pressent dans les rues de Brooklyn, le quartier ouvrier de New-York, suffit à convaincre qu’une américanisation réelle ne sera pas l’œuvre d’une saison, qu’il y faudra des années et sans doute la vie d’une génération entière. Mais l’intérêt matériel a manifestement créé un lien de fait entre les immigrans et le refuge qu’ils avaient choisi.

Sur l’ensemble du territoire de l’Union la proportion des étrangers non naturalisés est beaucoup moindre qu’à New-York. Le nombre de ceux qui appartiennent aux nations ennemies est de 4 662 000 — 4 1/2 pour 100 de la population des Etats-Unis. — Dans ce chiffre, les Allemands figurent pour 2 349 000 et les Austro-Hongrois pour 1 376 000 ; le surplus se compose de Turcs (188 000) et de Bulgares (11 000). Mais veut-on savoir combien, dans cet effectif global, on trouve d’hommes de vingt et un ans et au-dessus ? Il ne reste plus que 136 000 Allemands contre 727 000 Autrichiens ou Hongrois ; ce qui prouve à l’évidence, non pas que les Allemands se font naturaliser plus volontiers que les Autrichiens, citoyens des Etats-Unis, mais que les Germains adultes sont retournés depuis la guerre, beaucoup plus que les sujets de la monarchie des Habsbourg, servir dans leur pays d’origine, tout en laissant leur famille en Amérique,

Les contrastes géographiques, autant que la diversité ethnographique, sont un obstacle naturel à cette rapide expansion des idées, à cette harmonie nationale qui caractérisent, dans les heures tragiques, nos petits pays d’Europe. Ce n’est pas seulement la distance, les milliers de kilomètres, qui font que beaucoup d’Américains de l’Est qui viennent chaque année à Paris n’ont jamais été à San Francisco ; ce sont les conditions mêmes de la vie, plus différentes dans les vastes solitudes de l’Ouest ou sur les rivages du Pacifique, dans le New-Mexico, l’Arizona, la Californie, le Montana, le Washington, de ce qu’elles sont dans la Pensylvanie ou le Massachusets, que ces dernières ne se distinguent elles-mêmes de la forme sociale et de la mentalité du Vieux-Monde.

Par delà les Rocheuses et la Nevada, l’ambiance modifie les idées et les passions. Rien d’étonnant si, parmi ces plaines indéfinies ou ces montagnes altières qui évoquent l’existence patriarcale ou féodale, l’écho de la politique extérieure des Etats-Unis n’arrive qu’assez affaibli à des oreilles absorbées par le souci de l’intérêt individuel ; si le « farmer, » le mineur, le prospecteur d’or ou de pétrole, qui se rêve archi-millionnaire en une nuit, passionné pour sa propre aventure, se soucie peu de faire à la nation le sacrifice de sa personne.

C’est le secret des grèves, de l’agitation qui s’est produite au début dans quelques territoires de l’Ouest, et aussi des oppositions, rares d’ailleurs et passagères, que la loi sur le service obligatoire a rencontrées : le sénateur Hardwick, ayant déposé un bill défendant l’envoi d’aucun soldat américain hors du sol fédéral sans son consentement, la proposition fut rejetée par l’unanimité des membres de la commission militaire au Sénat, qui proclama la loi de conscription conforme à la constitution et le droit des États-Unis, bien qu’il n’y en eût encore eu aucun exemple, d’employer au dehors l’armée nationale.

Dans plusieurs États, en effet, des réfractaires, emprisonnés pour avoir refusé de se faire inscrire sur les listes militaires, protestaient devant les tribunaux contre la violation de l’article fondamental de la Constitution, qui défend de « réduire les citoyens en esclavage ou servitude involontaire. » Pour accepter ce point de vue, répondait un jugement de Richmond (Géorgie), qui a fait le tour de la presse américaine, il faudrait admettre qu’un soldat est un « esclave ; » quant à l’argument tiré de ce qu’en vertu de la « loi commune, » c’est-à-dire de la « loi immémoriale anglaise » que « nul ne peut être forcé de servir hors du royaume,» (sic) le juge formulait que cette vieille coutume ne pouvait prévaloir contre la volonté nettement exprimée du Congrès, législateur souverain des États-Unis ; et, par un respect bien curieux des traditions anglo-saxonnes du moyen âge, ce magistrat croyait devoir ajouter : « même en admettant qu’il n’existe pas un pouvoir positif d’envoyer des armées au delà des mers, il y a par-dessus tout le pouvoir de toute nation organisée de défendre sa liberté contre des peuples de guerriers féroces, dont l’inhumanité pendant trois ans a surpassé toutes celles de l’histoire, depuis la mort d’Attila, le fléau de Dieu. »

Une résistance à main armée contre la loi de conscription fut organisée en Virginie ; deux cents montagnards s’étaient engagés, par un serment écrit, à détruire les armes et les munitions de l’État. L’arrestation de leurs chefs, condamnés à cinq ans de prison, fit avorter ce complot. Dans l’Oklahoma une troupe d’ouvriers, rassemblés au milieu d’une forêt, fut découverte et dispersée par la force publique ; il y eut des morts et des blessés. A New-York, en septembre, une bande d’individus, presque tous étrangers et quelques-uns anarchistes notoires, qui s’intitulaient « Amis de l’indépendance irlandaise, » improvisèrent aux carrefours des meetings où des « orateurs de coin de rue » prêchaient la rébellion contre l’envoi de troupes en France, invectivaient les hommes publics et déblatéraient en bloc contre le régime américain, dont leurs injures mêmes attestaient la mansuétude, puisqu’il n’y a pas un autre pays au monde où l’on en pourrait user ainsi. A la fin, une libre « Société de Vigilans » se mit en devoir de tenir tête à ces discoureurs « boites-à-savon, » — soap-box orators, — comme on les nomme là-bas ; au prix de maints horions ces rassemblemens, qui groupaient parfois jusqu’à 5 000 personnes, furent brisés et quelques amendes judicieusement distribuées calmèrent les instigateurs.

Telles furent à peu près les seules notes discordantes, bien rares et négligeables en vérité, dans ce concert des volontés américaines, tendues vers un but héroïque. Je ne parle pas des pétitions d’Allemands qui, pour faire échec à la loi, demandaient qu’elle fût soumise à un référendum, — ceux-là étaient dans leur rôle, — ni des poursuites pour exemptions frauduleuses de service, obtenues par des connivences payées ; nous en avons réprimé de toutes pareilles en France. La loi militaire des États-Unis est beaucoup plus rude que la nôtre pour les étrangers. Chez nous, les neutres continuent à jouir sans trouble de notre hospitalité et les ennemis sont simplement internés ; en Amérique, les sujets de l’Entente et les neutres mêmes qui ont un an de résidence, sont soumis à la conscription comme les nationaux ; s’ils refusent de se laisser enrôler après avoir été reconnus bons pour le service, ils sont réexpédiés à leurs pays respectifs dans les trois mois. Quant aux sujets ennemis, ils sont utilisés dans des services non militaires, ou plutôt dans les organisations non combattantes de l’armée.

Pendant que ces 9 650 000 hommes, dont 1 230 000 étrangers, de vingt à trente et un ans, portés sur les listes de la conscription, passaient l’examen médical d’aptitude physique devant des conseils de révision, seize grands cantonnemens étaient organisés, dans chacun desquels 40 000 hommes reçoivent l’instruction militaire avant d’être transportés en Europe. La construction de chacune de ces villes temporaires en bois a exige 46 millions de mètres carrés de planches ou de madriers, soit la charge de 25 000 wagons de 50 tonnes, sans parler de la toiture en carton bitumé et des autres accessoires. Dès le milieu de novembre, l’effectif de ces camps était au complet et se renouvelait par des appels successifs. Les États-Unis se proposent de former 40 divisions, de 27 152 hommes chacune ; l’ « armée régulière, » celle du temps de paix, constitue, avec les enrôlement volontaires, le noyau des 10 premières divisions ; les 17 suivantes (11 à 27), dont 16 blanches et 1 noire, sont l’« armée nationale » provenant uniquement de la conscription ; enfin la milice fédérale, — gardes nationaux, — déjà sommairement exercée avant la déclaration de guerre, porte les numéros 28 à 40.

Chaque régiment comprend 3 755 hommes et chaque division, de service en Europe, comprendra 4 régimens d’infanterie, 1 bataillon de mitrailleurs, 1 régiment de génie et 3 régimens d’artillerie de campagne. Avec les troupes de marine, à terre ou à la mer, la force armée actuelle des États-Unis, en entraînement ou exercés, comme environ un million et demi d’hommes et les effectifs, d’après les intentions du gouvernement, pourront aller à deux millions.


III

Or, il est d’opinion courante, à Washington, que pour un homme au front il faut quatre hommes à l’arrière ; autrement dit que l’entretien d’un soldat exige le travail de quatre ouvriers, soit dans les usines purement militaires, soit dans les champs ou dans les manufactures de toute sorte : 2 millions de combattans absorbent donc l’effort de 8 millions de non-combattans pour les équiper, les transporter, les approvisionner de vivres et de munitions. Ce n’est pas tout : l’ensemble des munitions, des matières premières et des marchandises innombrables que les diverses nations de l’Entente demandent aux États-Unis, tant pour leurs armées que pour leur population civile, représente l’ouvrage de 6 ou 7 millions de travailleurs.

Si l’on admet que ces travailleurs adultes sont aujourd’hui au nombre d’environ 30 millions sur le sol de l’Union, c’est plus de la moitié de la production américaine qui est destinée à la consommation soit de ses propres armées, soit des armées et des peuples alliés de l’Europe. Il en résulte que la population civile des États-Unis se verrait forcée de changer son train de vie et de restreindre ses besoins de près de moitié, pour arriver à se suffire avec la moitié de ce qu’elle consommait naguère. Heureusement la puissance de production du pays peut être effectivement augmentée, par l’adjonction d’individus des deux sexes qui jusqu’ici ne comptaient pas dans la classe des travailleurs manuels. « Il faut, disait récemment à New-York un grand financier, que de nouveaux bras prennent leur part de la tâche commune, que les bras antérieurement employés abattent plus de besogne et que, tous, nous dépensions moins. »

Imposer à tout un peuple un tel plan de mortification, c’est à peine si le roi de Ninive, influencé par le prophète Jonas, l’avait osé faire. Encore n’était-ce que pendant quarante jours et il s’agissait du salut de la cité. Or, il s’agit ici d’un temps de pénitence dont nul ne saurait prévoir le terme ; et c’est le peuple le plus libre de la terre et le plus jaloux de sa liberté qui, n’étant menacé d’aucun danger et n’ayant rien à craindre de personne, se met volontairement au régime des privations, — des jours de jeûne ont été prescrits, — pour le seul triomphe de la justice.

Que ce manque de bras, cette rupture soudaine d’équilibre entre l’offre et la demande de travail, suscite les appétits des salariés et, par contre-coup, occasionne des grèves plus nombreuses et de plus grande variété qu’il n’y en avait jamais eu, qui pourrait s’en étonner ? Des centaines de nouvelles mines de charbon viennent d’être ouvertes ; de nouveaux champs ; sur de vastes territoires, ont été ensemencés en blé d’hiver ; d’énormes chantiers de constructions navales et des usines improvisées s’arrachent les simples manœuvres ; les bras abandonnent les industries textiles pour aller s’embaucher aux munitions. A la fin de la dernière grève de 30 000 forgerons de navires, qui eut lieu à San Francisco en septembre et qui suspendait les constructions en cours, les grévistes prirent soin de spécifier que, s’ils acceptaient provisoirement une paie de 5 et 6 dollars seulement pour la journée de huit heures, c’était uniquement par patriotisme ; 12 000 ouvriers métallurgistes faisaient grève en même temps à Seattle, sur le Pacifique, et 10 000 matelots sur les Grands Lacs. Le Sud, pour la cueillette du coton, le Nord, pour la récolte du maïs, étaient si à court de main-d’œuvre que l’on dut suspendre, pour favoriser la venue des manœuvres mexicains, la loi sur l’immigration qui interdit l’entrée des États-Unis aux étrangers illettrés ou liés d’avance par un contrat écrit ou oral.

Jusqu’ici, leur admission est temporaire et limitée à l’agriculture, avec défense, sous peine d’expulsion, de s’employer dans l’industrie. Mais, à mesure que la loi militaire est mise plus largement en vigueur et appelle sous les drapeaux un plus grand nombre d’ouvriers techniques, le problème du manque de bras devient de plus en plus difficile à résoudre, à l’usine comme à la ferme. La satisfaction des besoins extraordinaires de l’Europe en vivres, en munitions, en matières premières, exigeait de la part de l’Amérique depuis près de trois ans une production plus intense, laquelle avait eu ce résultat, en attirant de nouveaux travailleurs dans certaines branches d’activité, de créer un vide dans les autres qu’ils abandonnaient.

Par l’entrée en guerre des Etats-Unis, la situation s’est naturellement compliquée : il fallait produire encore davantage tout en diminuant l’effectif des producteurs. Ceux-ci, unis et groupés dans les cadres de la « Fédération américaine du travail, » se trouvent dès lors investis d’une sorte de monopole et bien que leur président, M. Samuel Gompers, ait solennellement, et à plusieurs reprises, promis qu’ils n’en abuseraient pas, il ne paraît pas maître d’empêcher les difficultés que fait surgir la hausse constante des prix de la vie. Les unions de syndicats tiennent à maintenir avant tout l’ « American Standar of living, » soit, en bon français, ce minimum de bien-être normal que les Etats-Unis appellent le « nécessaire » parce qu’il fut jusqu’ici le train ordinaire en cet heureux pays.

Or, pour le maintenir, ce train, pendant la guerre, il faut des salaires plus élevés, une journée plus courte avec plus forte prime pour les heures supplémentaires et l’exclusion de plus en plus sévère de tous travailleurs non syndiqués. De là des conflits assez rudes, non seulement entre patrons et ouvriers, mais aussi entre ouvriers de différens métiers. Une convention récente entre les charpentiers et les ouvriers du fer, pour l’exercice d’un monopole, rappelle les procès épiques de nos corporations de l’ancien régime, lesquelles se regardaient comme propriétaires indivises d’une certaine branche de travail. Le Conseil de la défense nationale s’emploie de son mieux à pacifier les jalousies.

Il est aussi chargé de mettre à la disposition du gouvernement toutes les ressources « humaines et matérielles » de la nation. Par un saisissant contraste, au moment même où, dans la Russie autocratique et bureaucratique, le peuple passait soudainement de l’esclavage à l’anarchie et cessait de produire, la démocratie américaine, par la volonté disciplinée des citoyens, organisait la dictature pour mieux diriger et organiser sa production. Dictature de la compétence, celle-ci est sur chaque terrain confiée aux spécialistes les plus qualifiés de la profession. On n’y voit aucun membre du Sénat ni de la Chambre des Représentans ; mais, groupés et munis d’une délégation de la force publique, industriels du fer, du charbon ou du pétrole, commerçans ou agriculteurs, sont priés, chacun dans sa sphère, d’agir au nom de l’Etat. Dictature gratuite d’ailleurs : M. Frank A. Vanderlip, président de la National City Bank, la plus importante de New-York, laisse ses affaires et s’installe à Washington, appelé par le ministre des Finances pour l’aider dans les opérations d’emprunts et autres, avec les appointemens modestes d’« un dollar par an. »

<(Stabiliser les prix des principales marchandises, a dit M. Herbert G. Hoover, le contrôleur des vivres, défendre nos exportations vis-à-vis de la pénurie mondiale, de manière à garder le nécessaire pour nous et nos alliés, et, pour que ces derniers puissent nourrir largement leurs peuples et leurs armées, économiser chez nous les denrées autant qu’il nous sera possible, tel est le triple but que nous nous proposons. » L’abandon des travaux ordinaires du tem()s de paix par 40 millions d’hommes, appelés à la guerre ou aux travaux de la guerre, a diminué cet automne de 170 millions d’hectolitres de grains la récolte normale des nations de l’Entente. Le marché américain est le seul sur qui nous autres Européens, dépendant plus ou moins des autres contrées pour une partie de nos alimens, puissions compter ; non seulement il est le plus proche, mais ses ports sont les plus accessibles.

Or, ce marché, au lieu de 25 millions d’hectolitres de froment qu’il nous envoyait avant la guerre, doit, de façon ou d’autre, trouver moyen de nous en expédier 75 millions ; encore est-ce à condition que, nous autres. Européens, réduisions d’un quart notre consommation de pain et que ce pain soit un pain de guerre additionné d’autres céréales. Même remarque pour le bétail et les produits de laiterie ; pour le sucre, que l’Angleterre recevait d’Allemagne et dont la France et l’Italie se fournissaient elles-mêmes, tandis qu’elles n’assurent plus qu’un tiers de leurs besoins, il leur faut à toutes puiser aux mêmes sources que les États-Unis : Cuba et l’Amérique centrale.

Par suite de la réduction du tonnage, il faut choisir et réserver pour l’exportation transatlantique les alimens qui, sous le moindre volume, possèdent la plus grande valeur nutritive. Heureusement l’Américain en a d’autres qu’il peut leur substituer : des denrées périssables comme le poisson ou les légumes. « C’est un devoir patriotique, dit le gouvernement de l’Union, pour les vingt millions de cuisines et pour les vingt millions de tables des États Unis, de faire un sacrifice pour nos alliés d’Europe qui combattent pour la liberté. Les deux tiers de nos concitoyens absorbent strictement ce qui leur est nécessaire pour le maintien de leur force physique ; au troisième tiers, qui jouit du superflu, nous demandons de vivre plus simplement et de devenir par là membres volontaires de l’administration des vivres, comme nous le sommes nous-mêmes. Si nous pouvons réduire, par personne et par semaine, nos consommations : de farine de froment d’une livre ; de viande, graisse et sucre de 220 grammes chaque, ces quantités, multipliées par des millions d’individus, seront d’un secours inappréciable pour nos amis d’Europe et pour nos armées. »

À ces conseils persuasifs, et pour en assurer le succès, l’État américain a joint des prescriptions légales qui placent sous sa dépendance toutes les marchandises dont il juge nécessaire de régler l’usage, le prix et le trafic. Comme nous-mêmes, en France, il suit le froment depuis le laboureur jusqu’au boulanger ou jusqu’au port d’embarquement. Les Bourses où il était coté ont été fermées ; l’État se constitue acheteur unique ; mais un Comité, composé de plus d’une centaine des principaux « hommes de grain, » — grain men, — producteurs et commerçans, a fixé pour l’année entière le prix du blé et de la farine. C’est d’ailleurs sous cette dernière forme que l’Amérique tient à exporter son grain : d’abord pour ne pas priver sa minoterie du travail et du profit qui la font vivre ; ensuite pour conserver le son, nécessaire à l’élevage indigène, tandis que, pour l’espèce humaine, un chargement de farine aura, sous un même volume, plus de valeur alimentaire qu’un chargement de blé. Cette résolution, qui aura pour effet de diminuer la proportion de son disponible en France par rapport à la farine importée, restituera sans doute à nos animaux de ferme le son dont ils étaient par nous frustrés. Ceux de nos concitoyens, — et ils sont nombreux, — qui n’éprouvaient aucun goût pour l’écorce du grain, seront heureux de ne plus la disputer au bétail et de la voir disparaître de leur pain.

New-York lui-même fut un moment menacé de manquer de farine, et le gouvernement dut en réquisitionner 80 000 barils en partance pour la Norvège. Là-bas aussi la guerre transforme l’abondance en disette ; à l’accroissement de la consommation s’ajoute la destruction criminelle des ressources alimentaires par les agens de l’ennemi : les incendiaires à la solde de l’Allemagne ont anéanti par le feu, un jour, 260 000 hectolitres de grain ; un autre jour, 43 000 têtes de bétail, rassemblées de la veille dans les étables livrées aux flammes. Depuis le 1er octobre 1917, les hôtels, les restaurans, les dining-cars ont réduit l’usage de la viande ; ils ont institué les « mardis sans bœuf, » système que le gouvernement a généralisé en y ajoutant un autre jour sans porc. Pour les porcs, en vue d’encourager la production par un prix rémunérateur en rapport avec le coût des fourrages, le contrôleur des vivres a établi un minimum qui suit les cours du maïs, à raison de 420 litres de ce grain par 100 livres de poids de l’animal sur pied ; de sorte que le fermier ait toujours quelque avantage à élever des porcs plutôt qu’à vendre ses grains.

Comme nous, les Etats-Unis ont eu leur question des pommes de terre, leur question du sucre, dont le prix, au détail, a été fixé à 0 fr. 90 et 1 franc le kilo. Mais, quoique la ration mensuelle fût en théorie de trois livres par personne, c’est-à-dire du triple de notre ration française, l’écriteau « Pas de sucre » s’étalait durant les derniers mois à la devanture de bon nombre d’épiceries, ou bien les marchands refusaient d’en vendre à qui ne leur achetait pas pour un ou deux dollars d’autres denrées. Il est vrai que l’Amérique a envoyé en Europe l’an dernier 785 000 tonnes, tandis que son exportation était négligeable avant la guerre.

Les Etats-Unis ont aussi leur crise du combustible : un jour de cet automne, le trafic du « subway » — l’équivalent de notre métropolitain — fut, plusieurs heures durant, interrompu à New-York, faute de houille pour alimenter les machines génératrices du courant électrique. Beaucoup de caves au 1er décembre étaient vides de charbon et les propriétaires ne pouvaient en obtenir ; les détaillans, incapables d’exécuter les commandes, en appelaient au gouvernement que l’opinion déclarait responsable et chacun se préparait à s’accommoder d’une plus basse température. En janvier, les usines mêmes, par décret, durent chômer pendant cinq jours.

Ici la production n’était pas en défaut, puisque les États-Unis avaient extrait de leur sol 590 millions de tonnes d’anthracite ou de houille grasse, contre 531 millions l’année précédente et, détail à noter, cette augmentation de 59 millions de tonnes correspondait à un travail plus intensif, à un meilleur rendement de la main-d’œuvre, puisque l’effectif du personnel employé dans les mines avait diminué d’une année à l’autre de 734 000 à 720 000 ; mais l’offre était encore inférieure à la demande.

li en est de même pour le pétrole et l’essence : les Etats- Unis ont produit 477 millions d’hectolitres ; ils en ont consommé ou exporté 532 millions. Sur ce pied-là leur réserve, qui au printemps dernier était de 262 millions d’hectolitres, s’épuiserait assez vite. Le rapide développement des automobiles a créé ce déficit : de 250 000 qu’ils étaient il y a dix ans, ils sont aujourd’hui 4 millions en service chez nos alliés transatlantiques et absorbent annuellement 75 millions d’hectolitres d’essence. Des inventions récentes permettront, les unes d’augmenter la production en distillant le pétrole lampant et les huiles lourdes, par un procédé dit « de brisage » ou « cracking, » les autres de diminuer la consommation par des carburateurs nouveaux qui font, avec une même quantité de liquide, dix fois plus de chemin que les anciens.

Mais c’est jusqu’ici sur le renchérissement de l’essence et sur la bonne volonté des propriétaires d’autos à se restreindre, que comptent les autorités : M. A C. Bedford, à la fois président de la Standard Oil et du Comité Officiel du pétrole, recommande aux touristes comme un devoir patriotique la plus stricte économie. « L’armée et la marine, dit M. Van H. Manning, directeur du Bureau fédéral des mines, ont besoin de millions d’hectolitres par an ; la moitié de l’essence produite aux Etats-Unis est consommée par les automobiles de plaisance ; que celui qui fait faire le dimanche 80 kilomètres à sa famille se contente de 40 ; que tous se demandent chaque matin si la course qu’ils projettent est bien nécessaire, et l’on épargnera plus de 40 000 hectolitres par jour. »


IV

Le rôle que l’Amérique est appelée à jouer dans la guerre, l’efficacité de son effort, sont entièrement subordonnés à ses capacités de transport sur mer. Comment se procurer les navires ? Le chancelier allemand affirmait au Reichstag l’an dernier que les États-Unis n’y parviendraient jamais. Il y eut, en effet, au début chez nos alliés des difficultés et des retards. La controverse entre le général Gœthals, partisan exclusif des navires en acier, et M. Denman, qui tenait pour la création d’une flotte en bois, dura plus de trois mois pendant lesquels on se borna à discuter les mérites respectifs de l’un et l’autre système.

Les prôneurs de navires en bois, susceptibles d’utiliser les immenses ressources forestières des États-Unis, rappelaient les merveilles des lancemens rapides de la guerre anglo-américaine de 1812 et de la guerre de Sécession. De petites armées d’ouvriers intrépides, opérant dans une contrée presque déserte où le bois seul se trouvait en abondance, avaient construit, il y a un siècle, des corvettes en quatre semaines, des frégates en quarante jours et des « vaisseaux de 100 canons » en trois mois. L’idée qu’on se faisait, en avril 1917, des navires en bois destinés à esquiver les sous-marins, était celle de bateaux sans mâts, de 2 500 à 3 000 tonnes, bas sur l’eau, propulsés par des machines à combustion interne, donc n’émettant pas de fumée. Leur visibilité serait ainsi très réduite. On admettait pourtant qu’en attendant la production d’un nombre suffisant de machines Diesel, une partie de ces navires pourrait être à voiles. Entre temps, la guerre sous-marine continuait et fournissait, par ses expériences quotidiennes, des argumens décisifs aux défenseurs de l’acier. Enfin le 28 juillet le président Wilson trancha la question en demandant à M. Denman sa démission du Federal Shipping Board, en acceptant celle du général Gœthals et en confiant à M. Edward N. Hurley la tâche gigantesque de création des 8 millions de tonnes nécessaires, pour combler les vides existant ou à prévoir dans la flotte mondiale, par suite des torpillages germaniques. Ce tonnage devait permettre le transport en Europe des troupes, du matériel et des marchandises américaines pour les Alliés. C’était la question vitale de la guerre.

Les autorités navales avaient reconnu qu’il était absolument impraticable de construire assez de destroyers pour convoyer les milliers de bâtimens à marche lente à travers l’Atlantique. Si des voiliers de mille tonnes, bien gréés, avaient pu trouver à leur entrée dans la zone de guerre assez de patrouilleurs pour les remorquer à grande vitesse jusqu’au port, on aurait pu envisager l’emploi des bateaux en bois ; mais, comme on ne disposait de rien de pareil, on dut reconnaître que le bâtiment de bois, livré à lui-même, était incapable d’échapper. « Nos Alliés de l’autre côté de l’Océan, disent non sans humour les Américains, attendaient de nous quelque invention géniale, qui anéantirait les sous-marins ou du moins les rendrait inoffensifs. Mais la seule découverte tangible que nous ayons faite, c’est que la vitesse est l’unique sauvegarde et que, plus elle est grande, plus grande est la chance d’échapper. » A l’allure de 7, 8 et 9 nœuds, 90 à 100 pour 100 des navires attaqués sont coulés ; à 10 nœuds 70 p. 100 sont atteints. Or la grande majorité de la marine marchande se compose de types qui, chargés, marchent à moins de 10 nœuds. A 12 nœuds la moitié des bateaux se sauvent et leurs chances de se soustraire aux torpillages augmentent avec leur vitesse jusqu’à 18 nœuds où, pratiquement, ils deviennent presque invulnérables. Ce n’est pas que, filant à cette allure, ils puissent mieux fuir devant l’ennemi invisible ; mais c’est qu’au-dessus d’une certaine rapidité une cible mouvante est, pour le sous-marin, infiniment plus difficile à atteindre à grande distance.

Pour cette même cause l’armement défensif augmente la sécurité d’un navire rapide beaucoup plus que celle d’un vaisseau lent, parce qu’avec le premier le sous-marin qui a manqué son coup ne peut pas le recommencer. La formule adoptée est donc de fabriquer des bateaux capables de faire couramment 12 nœuds, avec une réserve de vitesse leur permettant de marcher à 16 nœuds dans la zone dangereuse, à l’approche des côtes, durant les trente-six ou quarante dernières heures de la traversée. Une quille plus courte, une forme plus élancée, doivent augmenter la capacité de manœuvre de ces nouveaux transports, dont l’expérience de dix mois de guerre sous-marine a seule permis à nos Alliés d’établir les données précises.

Au début, le général Gœthals lui-même s’était borné à passer des contrats pour des navires de 10 nœuds et demi et 11 nœuds. Mieux vaut, dit-on aujourd’hui à Washington, créer 200 bateaux de 16 nœuds qui navigueront avec 80 pour 100 de sécurité, que 500 ou 1 000 qui ne feront que servir de cible aux pirates et seront fatalement coulés. L’on espère en 1918 construire 4 millions et demi de tonnes, c’est-à-dire plus de moitié du tonnage commandé ou sur chantiers à fin décembre 1917. Il sera plus facile ensuite d’achever le surplus ; car non seulement les soixante-dix-huit chantiers ont dû être improvisés, mais aussi de véritables villes doivent être bâties pour loger les centaines de mille d’ouvriers nécessaires. Le lecteur se fera quelque idée de la hâte avec laquelle est mené le travail, en apprenant que tel chantier de dimensions énormes, comme celui de la Steel Corporation, a été monté en trois mois et demi : le 4 août le premier coup de pelle était donné dans les prairies noyées de l’Hackensack, près New-York, le 21 novembre la première quille était posée et les machines à river étaient au travail.


V

Pour atteindre le but sans retard, aucune dépense ne semble trop lourde aux Américains ; aucune n’est par eux épargnée ; tout, sauf la qualité, doit être sacrifié à la vitesse. Ce qu’il leur en coûte pour jouer dans cette guerre le noble rôle final qu’ils ambitionnent, le public français le sait déjà. A la clôture de la session extraordinaire qui se termina en octobre, le président de la Chambre des Représentans s’exprimait ainsi : « Je ne sais si, à dater d’aujourd’hui jusqu’au jour du jugement dernier, il se trouvera jamais un autre Congrès pour voter autant de crédits que celui-ci et... sincèrement, j’espère que non. Chaque dollar demandé pour les besoins de la guerre a été loyalement et librement donné. » Le total atteint d’un coup 107 milliards de francs, y compris les prêts aux Alliés.

Pour se procurer des recettes pouvant faire face à cette dépense, les Etats-Unis ont eu recours, comme l’Europe, à l’emprunt, — ils en sont déjà au troisième, — et, plus que l’Europe, aux impôts. Impôts indirects sur les boissons, le tabac, les transports, les assurances, les automobiles, les parfums, les remèdes, les théâtres et les sports, l’éclairage, les tarifs postaux et téléphoniques ; impôts directs : sur le revenu, jusqu’à 50 pour 100 ; sur les bénéfices de guerre jusqu’à 60 pour 100. Le tout monte à 13 milliards de francs de taxes nouvelles.

Par l’« excess profits tax, » — impôt sur les bénéfices faits depuis la guerre, — dont le total, pour l’année 1917, est estimé à plus de 5 milliards de francs, l’Amérique envoie ainsi indirectement aux Alliés une bonne partie des gains réalisés soit sur les fournitures mêmes qui leur avaient été faites, soit sur les matières que les hostilités ont fait enchérir. Quelques grands trusts ont à payer de ce chef des taxes prestigieuses : l’Anaconda Copper Mining 72 millions de francs, la Bethlehem Steel 125 millions, la Du Pont Powder C°, 180 millions et la corporation géante de l’acier, l’United States Steel, 920 millions de francs, — 184 millions de dollars.

Nul ne se plaint, nul ne marchande son concours. Aux contributions légales et obligatoires les banques, les sociétés industrielles, les compagnies de chemins de fer, ajoutent des dons volontaires. Lorsque la Croix-Rouge américaine, pour s’équiper, demanda l’été dernier 500 millions de francs au public, les mêmes trusts votèrent immédiatement des dividendes spéciaux « Red Cross dividends, » que les actionnaires, bien qu’ils eussent le droit strict de les toucher, étaient invités à abandonner aux ambulances ; ce .qui fut fait par la quasi unanimité d’entre eux.

J’ignore ce que l’expédition d’Amérique avait coûté au gouvernement de Louis XVI ; il semble bien que les États-Unis nous rendent au centuple le cadeau que nous leur avions fait il y a cent quarante ans. Mais l’argent est peu de chose auprès du sang qu’ils s’apprêtent à verser pour notre cause et qui cimente entre eux et nous, à travers l’Océan, des liens éternels.


GEORGES D’AVENEL.