La « Libre Belgique » pendant l’occupation allemande - Histoire d’un journal clandestin

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La « Libre Belgique » pendant l’occupation allemande - Histoire d’un journal clandestin
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 385-395).
LA « LIBRE BELGIQUE »
PENDANT L’OCCUPATION ALLEMANDE

PETITE HISTOIRE D’UN JOURNAL CLANDESTIN

Ce journal-fantôme est un des chefs-d’œuvre de la mystification. Il mit pendant quatre ans la police allemande sur les dents. Les articles signés Fidelis sont de l’avocat van de Kerckhove.
Revue des Deux Mondes, 1er janv. 1919.

Quand les troupes allemandes foulèrent pour la première fois, le 20 août 1914, les pavés de Bruxelles, inondant bientôt les rues, les boulevards, les places de la ville muette de douleur patriotique, les directeurs des grands quotidiens, réunis en assemblée solennelle, décidèrent, — c’est un titre de gloire pour la presse, — que, le soir même, les journaux ne paraîtraient plus. Le général von Armin essaya de faire revenir sur cette décision les hommes énergiques qu’il avait convoqués à l’hôtel de ville. Il y perdit son allemand.

Bientôt commencèrent à circuler, sous le manteau, des petits papiers tapés à la machine, hargneux, frondeurs, malicieux. Le public s’arrachait ces feuillets légers, les lisait avec joie, les commentait en famille, en faisait des copies nouvelles pour les répandre abondamment. Plus les pamphlets étaient violents, mieux on les savourait ; certaines poésies, celles de Richepin notamment, très montées de ton, eurent un succès considérable, tant était grande la rage de la population.

Un jésuite, le Père Dubar, préfet du nouveau collège Saint-Michel, lançait pour sa part dans le pays de nombreuses publications, malgré les termes menaçants d’un arrêté boche fulminant des peines sévères contre les auteurs, imprimeurs, distributeurs d’imprimés non censurés. Ce n’était pas pour l’effrayer, pas plus d’ailleurs que d’autres braves citoyens qui se livraient à la propagande des prohibés. Notre admirable Cardinal avait dès le début de l’occupation, publié sa première pastorale : Endurance et Patriotisme dont il faut tout admirer, et le zèle apostolique, et l’audace civique, et la magnifique tenue littéraire. L’autorité allemande, s’étant ruée avec rage sur un document de si haute portée, en avait interdit la lecture dans les églises. La presse clandestine se chargea d’imprimer cette lettre historique et nos amis la distribuèrent par milliers d’exemplaires pour le plus grand réconfort des âmes. Le Père Dubar s’en donnait à cœur joie et son imprimeur M. Allaer, un brave s’il en fut, ne chômait pas. Le religieux nourrissait l’idée de lancer une espèce de revue où il pourrait périodiquement réunir toutes les nouveautés subversives.

En ce temps-là, un vieux journaliste âgé de 74 ans, Victor Jourdain, directeur du Patriote, rêvait lui aussi de créer un journal. Il y était d’autant plus décidé que précisément, sur le fumier de la Kultur allemande largement arrosé par la Kommandantur, toute une végétation de feuilles empoisonnées avait poussé : le Quotidien, le Bruxellois, la Belgique, etc. qui distillaient sournoisement des idées de défaitisme, de soumission aux Boches et même d’admiration pour les vainqueurs.

Il fallait réagir.

Victor Jourdain n’hésita plus. Il avait sous la main son gendre, homme encore jeune, très actif, Eugène Van Doren, tout taillé pour la besogne matérielle. Il consulta un jésuite de ses amis, le Père Paquet, homme de bon conseil, d’esprit très fin, d’un patriotisme ardent. Après quelques minutes d’entretien, une décision était prise. Le journal s’appellerait la Libre Belgique. Titre parfait, puisqu’il était un défi et une espérance. Le journal parut, non sans peine. Le succès fut réel. En ville on ne parlait que de ce nouveau venu.

Le titre avait fait fortune ; quelques phrases, sonnant comme des appels de clairon, rappelaient la superbe attitude du roi Albert, du cardinal Mercier, du bourgmestre Max. Et puis, pour un public aimant la plaisanterie, — car rire est le propre de l’homme en général et du Bruxellois en particulier, — il y avait des indications joyeuses qui déridaient les fronts les plus moroses : le bulletin s’annonçait comme devant être régulièrement irrégulier, installé dans une cave automobile, relié par fil à la Kommandantur, et sans prix, puisqu’il allait de zéro à l’infini, avec prière aux revendeurs de ne pas dépasser cette limite[1].

Victor Jourdain avait écrit l’article-programme. À dire vrai, il n’y avait rien dans ce morceau qui dût faire peur au gouvernement impérial. Pas un atome de picrate de potasse ne se cachait sous cette prose paisible, qui déclarait, — le mot y est, — que le nouveau journal n’aurait rien d’agressif. Si la Libre Belgique ne fut pas méchante au début, elle gagna par la suite un détestable caractère ; l’huile d’amandes douces se mua en vitriol, à la grande colère des Boches de tout poil. C’est à coups de lanière qu’on allait bientôt mener la discussion.

Cependant, telle quelle, la Libre Belgique réussissait au-delà de toute espérance. Le tirage n’était au début que de deux mille exemplaires. Il alla jusqu’à quinze mille et atteignit même le chiffre coquet de vingt-cinq mille. C’était extraordinaire pour un prohibé qui avait tout contre lui.

Mais ce qui était remarquable, c’était le nombre de lecteurs. On peut sans exagération l’évaluer à trois cent mille. En effet, la petite feuille, qui n’était servie qu’à des privilégiés, prenait un large essor. Un numéro passait parfois dans plus de cinquante mains et revenait, après cette randonnée, chez son propriétaire, maculé, froissé, déchiré, collé et recollé, blessé comme un petit soldat. Un de mes amis conserve, comme une relique, certain exemplaire qui n’est plus qu’une dentelle, reposant aujourd’hui sous verre, dans un cadre d’honneur.

Tout le monde voulait avoir, voir tout au moins et lire l’endiablée Libre Belgique. On copiait les articles qui plaisaient davantage ; on en tirait de nouvelles copies pour la propagande. Des jeunes filles déclamaient avec âme, dans les réunions de famille, portes bien closes, les passages les plus violents, les plus émouvants.

On était loin de se douter pourtant des difficultés inouïes que rencontraient les audacieux citoyens qui risquaient leur liberté et même leur vie à la confection du pamphlet hebdomadaire. Voilà donc une publication qui vivait dans des conditions aussi défavorables que possible. Il n’y avait pas de directeur : il n’y en eut jamais. Pas davantage de rédacteur en chef. C’est tout juste si quelqu’un, — et on ne savait pas où il perchait, — centralisait la copie qui arrivait des quatre coins de la cité, en suivant au petit bonheur les sentiers d’un véritable labyrinthe. Quand un des hommes chargés de la besogne suprême tombait victime d’une trahison ou du hasard, un autre reprenait le fardeau jusqu’au jour où un successeur se dressait spontanément, au soir même d’une catastrophe. Ainsi les coureurs de Lucrèce se passaient le flambeau. Circonstance typique : en l’espèce, on ne se connaissait pas, et il arriva même qu’au lieu d’un centre il y en eut quelquefois deux, qui se fusionnaient bientôt, après des tâtonnements amusants. La Libre, comme on l’appelait communément, ne mourait pas pour si peu.

Quand les rédacteurs se soupçonnaient de ramer sur la même galère, ils se faisaient scrupule d’en rien laisser paraître. Un jour, par exemple, Fidelis se rend en tram au Palais de Justice où l’appellent les devoirs de sa profession. Sur la plate-forme s’installe Ego, qui est médecin. Ils se connaissent. L’avocat sait, lui, que le médecin est Ego. Le médecin a de vagues raisons de croire que l’avocat est de la rédaction. Il n’en sait pas plus long. Il cause de la Libre et vante les articles de Fidelis et aussi ceux d’Ego. Fidelis opine du bonnet. Le tram est à destination. Les amis se serrent la main, ils n’ont pas trahi leur cher secret.

C’était évidemment une vie de chien que menaient les collaborateurs. Toujours sur le qui-vive, ils sentaient autour d’eux le vol de l’aigle boche qui cherchait une proie, le bec ouvert en angle, de 45°.

Si toutes ces conditions étaient défavorables pour la vie d’un journal, il en était d’autres bien plus désastreuses. Le papier manquait. C’était un tour de force d’arriver à constituer des réserves ; c’en était un autre de les cacher et de les utiliser. Tous les stocks, chez les détaillants et les marchands en gros, étaient inventoriés avec échantillons dûment établis par la police allemande. Même scrupuleuse surveillance chez les imprimeurs pour les caractères typographiques. Quand un numéro paraissait, des experts perdaient leur temps à identifier ceci et cela. On se tirait d’affaire malgré tout.

C’était plus difficile encore quand on devait utiliser le papier couché pour l’impression des clichés, mais alors on s’ingéniait, car on savourait à l’avance dans la « cave automobile » le plaisir qu’éprouverait le public à admirer la photographie du gouverneur Bissing lisant la Libre, ou celle de son successeur Falkenhausen avec un autographe priant la direction de traiter les animaux avec douceur[2]. Il parlait pro domo. Naturellement les images étaient admirablement truquées.

La grosse, la très grosse difficulté était de trouver des imprimeurs. Dès le numéro 3, il y avait déjà une panne. Quand la « frousse » s’emparait du typo, il n’y avait plus rien à faire. Il fallait chercher ailleurs.

Eugène Van Doren eut les soucis de la première heure. Il avait la mission de porter la copie chez l’ouvrier. Pour éviter toute surprise, c’était dans une canne creuse qu’il roulait les manuscrits tapés à la machine sur papier pelure. Au quatrième numéro, le Père Dubar entra en scène en prêtant son imprimeur, le brave Allaer. Comme ce dernier était père de neuf enfants et qu’il jouait une partie dangereuse, le jésuite n’était pas tranquille. Il décida avec Van Doren qu’on achèterait, grâce à l’intervention pécuniaire de M. Victor Jourdain, des caractères neufs et que la composition du journal se ferait dans la chambre d’un immeuble abandonné, dans un quartier peu fréquenté, à l’avenue Verte. L’atelier s’établit dans la salle de bains. À cent mètres de là, du côté opposé de l’avenue, se trouvait un poste allemand, la défense contre avions. Tout le poste venait se faire accommoder chez le concierge de l’immeuble, coiffeur de son état. On composait la Libre Belgique sur la tête de ces cinquante Boches. La composition était enfermée dans de petites boîtes à compartiments qu’on transportait à l’imprimerie où l’on tirait en vitesse, la nuit ou le matin très tôt. Le danger n’était qu’à moitié conjuré. Déjà une alerte avait forcé les conspirateurs à mettre en sûreté les caractères et le matériel de composition. La lutte était âpre entre les agents de la Kommandantur et les audacieux lutteurs de la Libre Belgique.

Le Père Dubar et Van Doren cherchèrent un local pour y installer une presse clandestine. Van Doren offrit un coin de sa fabrique de cartonnage, un vrai coin, puisque la salle du premier étage entrait en angle dans une propriété voisine. Cette propriété appartenait à un Allemand : il y avait des Allemands partout. C’est dans cette encoignure, dissimulée et calfeutrée avec des soins infinis, que Van Doren et un brave garçon nommé Plancade (qui mourut prisonnier en Allemagne) installèrent une machine après des péripéties sans nombre. Ils bâtirent un mur pour fermer cette cachette. Ils matelassèrent l’intérieur pour étouffer tout bruit, accumulèrent cent meubles au dehors pour camoufler le mur. On pénétrait dans ce réduit par le grenier, en se laissant glisser par une petite trappe. C’est dans ce trou qu’on imprimait.

Le petit journal paraissait en moyenne une fois par semaine. Souvent, à la grande joie des lecteurs, deux numéros se succédaient à quelques jours d’intervalle, surtout quand on sentait dans l’air de la tristesse succédant à une offensive de gaz moralement asphyxiants. Avec son rire, son ironie, ses violentes sorties contre un maître qui s’enorgueillissait d’avances successives, le pamphlet ranimait les âmes fléchissantes. Il faisait croire aux prochaines revanches, au succès final avec une assurance si complète que le public ne doutait plus.

Quand le journal était imprimé, ce n’était pas une petite affaire de transporter les ballots sans être inquiété par la police ou les soldats armés qui circulaient toujours et partout. On usait de mille trucs plus ingénieux les uns que les autres, et finalement, les propagandistes recevaient leurs paquets, tandis que la réserve allait dans les dépôts qu’on appelait des « poudrières, » tant l’endroit était dangereux. Hélas ! plus d’une poudrière sauta durant les longues années d’occupation et fit des victimes, par exemple rue de l’Orge, rue Jourdan, rue de Hennin, ici et là, un peu partout.

Ceux et celles qui se dévouaient pour remettre chez leurs clients la Libre, attendue avec une impatience fébrile, se formaient en une petite armée ardente, enthousiaste, prudente aussi, et c’est merveille que le nombre (trop grand, hélas !) des arrestations n’ait pas été plus considérable. Il y avait parmi ces propagandistes des vieillards et des enfants mûrs comme des hommes, beaucoup de jeunes filles, des femmes, des prêtres, des religieux. Tous catholiques ? non pas, et c’est ce qui fut très beau. Des libéraux notoires, des maçons très connus, — j’en connais un, magistrat consulaire, qui fut admirable pendant cette guerre cruelle ! — des socialistes bon teint se dévouaient avec un beau zèle pour répandre le petit journal, ne se souciant que d’une chose : relever les courages !

Que tous soient remerciés ici, devant la France amie, pour leur inlassable dévouement !

Malgré la surveillance têtue à la frontière, les minutieuses précautions prises contre les personnes fouillées jusqu’à l’indécence, les feuilles subversives arrivaient cependant en Hollande et de là s’envolaient dans toutes les directions. On les lisait en Angleterre, en France, en Amérique, en Chine, même au Congo, surtout dans les tranchées où nos frères se battaient comme des lions, fiers de constater que, dans la Belgique occupée, les civils tenaient ferme comme de simples poilus.

Cependant les perquisitions succédaient aux perquisitions. Personne n’était à l’abri. La Kommandantur donnait partout, tête baissée ; comme, dans l’arène, le taureau fonce haletant, l’œil injecté, sur les picadors.

La galerie avait souvent l’occasion de rire. Rue Royale, à la résidence des Jésuites, un matin, les Boches envahissent la maison tranquille et recueillie. Ils ont mis la main sur le Père Pirsoul qui « travaille » hardiment, vêtu en apache. Il est pris, bien pris. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il s’évapore au nez et à la barbe des soldats ahuris. L’évasion de ce religieux est un chef-d’œuvre du genre.

Une autre fois, c’est au grand collège Saint-Michel que les troupes du gouverneur, — ils sont plus de deux cents soldats, — se rendent ridicules. Le magnifique établissement est plein de prohibés, mais les fins limiers se font rouler avec une naïveté de grand style. À coups de pics ils s’attaquent aux murs énormes de la chapelle, persuadés qu’ils vont découvrir derrière ce rempart la fameuse « cave automobile. » Rien, toujours rien ! Tantôt, c’est un Boche fureteur qui passe à travers un lattis. Tantôt, c’est une compagnie qui se repose, sans s’en douter, à côté des cachettes, et quand les matins découvrent, dans un coin du grenier, une valise oubliée pleine de Libre Belgique, ils ont le triomphe court devant l’aplomb d’un jésuite qui leur répond : « Ça, c’est vous qui l’avez apporté ! »

Il faut dire un mot de ceux qu’on traqua comme des fauves et qu’un hasard jeta dans le bras des hommes de la Kommandantur.

Philippe Baucq, un jeune architecte de talent, père de deux charmantes fillettes, est un des martyrs dont la Libre Belgique s’honore. Ce beau lutteur était de toutes les entreprises périlleuses : avec Miss Cavell il faisait de l’espionnage, avec nous il faisait de la propagande. On filait Mlle Thuliez. La courageuse Française vient un soir demander asile pour la nuit, rue Victor-Hugo, chez notre ami. Quelques instants plus tard, on prenait Philippe à la gorge. D’une pierre, les Allemands avaient fait deux coups. Hélas ! Baucq paya de sa vie son admirable patriotisme…

Ils l’ont fusillé !

Ils l’ont fusillé sans doute parce qu’il avait magnifiquement servi, mais ils ne lui ont pas fait grâce, surtout et avant tout parce qu’il avait été un des soldats ardents de la Libre Belgique.

Après ce héros, disparut brusquement un des fondateurs du journal clandestin, Eugène Van Doren. Sur le point d’être pincé, il parvint à s’enfuir par le jardin, tandis qu’on sonnait à sa porte. De maison en maison, toujours poursuivi, il se cacha sur un toit et dépista les limiers attachés à ses pas. Après quoi, il se retira chez des amis et pendant deux ans et demi environ il séjourna dans cette retraite, sans revoir sa femme ou ses enfants.

Le courageux Père Dubar, la cheville ouvrière de toute l’affaire, fut arrêté à son tour, tandis que sautait la « poudrière » de la rue de l’Orge. On le jugea à Charleroi et on le condamna à douze ans de travaux forcés. Il fut bientôt rejoint en Allemagne par son aimable confrère le Père Paquet dont la plume alerte avait éclaboussé de ses phrases ironiques et frémissantes de colère la trogne des barbares.

Dans le genre gai, Albert Leroux et sa femme mystifièrent les Boches et se tirèrent avec adresse de leurs pattes. Quant aux filles de la générale Vauthier, cœurs chauds, âmes généreuses, elles furent à leur tour arrêtées et condamnées, comme beaucoup d’autres dont les noms se pressent sous ma plume, mais qu’il faut bien omettre pour ne pas abuser.

Dans la « cave automobile, » malgré la gravité de l’heure, on gardait le sourire.

À l’occasion du nouvel an, un loustic de la bande envoyait régulièrement le 31 décembre, au potentat de Berlin, un carton avec ces mots : « La Libre Belgique adresse, au roi de Prusse l’expression des sentiments qu’il devine. Cette année encore, elle lui servira un abonnement régulier, mais gratuit, étant donné l’état précaire des finances de l’Empire. »

Le gouverneur Bissing, — nous l’appelions Double-Singe, — était l’objet de la même attention. Et il le recevait son journal, ah ! oui, certes, comme le reçut jusqu’à la fin l’Excellence qui lui succéda, Falkenhausen, le vieux faucon. Une main mystérieuse réussissait, chaque fois qu’un numéro paraissait, à le déposer sur le bureau du gouverneur général qui ne décolérait pas !

Les coups d’audace n’étaient pas rares et Fidelis eut la joie acide de pouvoir, sept fois, aidé dans cette aventure par un charmant officier allié déguisé en Boche, pénétrer dans le cabinet du maître de la Belgique occupée, pour y enlever en quelques secondes des paperasses de quelque importance. Pour ces… vols-là, comme pour ceux de l’aviateur, on ne sait pas au juste où l’on va : on marche quand même. Ah ! la belle vie et s’il le faut, la belle mort !

Les Allemands abusaient vraiment du droit d’être bêtes. Un jour, une dénonciation anonyme signale à Bissing l’endroit où habitent les directeurs de la Libre Belgique. Vite un officier range des soldats. Ils vont au pas de parade vers la place des Barricades, une petite place historique où Victor Hugo exilé trouva jadis une hospitalière demeure, en face d’une vieille statue dressée dans un jardinet grand comme une assiette. Le lieutenant cherche, pour l’arrêter, un certain André Vésale qui recèle les conjurés, et il le trouve enfin… juché sur son socle de pierre. — Arrêter un grand anatomiste belge mort au XVIe siècle, la belle aventure !

Nos gamins eux-mêmes se faisaient une fête, quand les trams étaient encombrés, d’attacher la Libre Belgique au pan du manteau gris d’un officier haut gradé. Le bonhomme s’en allait, traînant son sabre, sans se douter de la gaieté discrète qu’il faisait naître sur son passage.

Le succès du vaillant petit journal s’accentuait. Âpre, violent, un peu canaille à l’occasion, criant toujours et quand même sa confiance indéfectible en la victoire finale, il était lu avec avidité. C’est lui vraiment qui menait la campagne de résistance acharnée. L’abbé van den Hout, professeur à l’institut Saint-Louis, avait assumé parallèlement avec les jésuites une part du fardeau formidable de l’administration du journal. Le clergé séculier et le clergé régulier luttant de désintéressement, s’oubliaient pour ne penser qu’à leur tâche patriotique.

Un des rédacteurs de la Libre, Fidelis, dont la tête avait été mise au prix de 100 000 marks, arrêté déjà pour d’autres motifs en 1917 et condamné à deux mois de prison et à 3 000 marks d’amende sans qu’on eût, cette fois-là, découvert son incognito, fut de nouveau, le 29 janvier 1918, appréhendé chez lui, tandis qu’à quelques jours de là, on amenait à la prison un autre collaborateur, Ego, et le Père Delehaye, bollandiste de grand renom, aussi modeste que distingué.

C’était une débâcle, mais non la défaite !

Fidelis trouva cependant le moyen d’écrire dans sa cellule des articles de plus en plus mordants contre l’oppresseur, de plus en plus confiants dans la victoire. Sa femme et sa fille, à peine sorties de prison elles-mêmes, parvinrent à le ravitailler. Au moyen d’une bouteille « Thermos » elles lui passaient des renseignements que le prisonnier utilisait pour donner de l’actualité aux pages qui sortirent ainsi chaque semaine de la prison de Saint-Gilles.

Le jésuite et Fidelis échappèrent à la mort par miracle et furent condamnés à quinze ans de travaux forcés. À peine enfermé dans un camp de représailles de l’affreux bagne de Vilvorde, Fidelis cherche un truc pour continuer sa collaboration au cher petit journal. Cette fois le va-et-vient fut rétabli grâce à une vulgaire boîte de fraises dont les parois évidées reçurent de fines feuilles de papier couvertes de microscopiques écritures. C’était un lieutenant boche qui, sans le savoir, servait d’intermédiaire. Jusqu’au jour où les bolchevistes vinrent ouvrir les portes du bagne, le 11 novembre 1918, le condamné eut le bonheur de garder dans la Libre Belgique son poste de combat.

À Bruxelles, tandis que les révolutionnaires boches essayaient de déchaîner l’émeute, sans heureusement y parvenir, le Père Hébrant, toujours sur la brèche avec ses confrères les Pères Péters, Deharveng et d’autres, aidé par l’abbé van den Hout, préparait le sommaire du numéro de la Victoire. Fidelis avait écrit sur le coin d’une table, dans une maison amie, à Vilvorde, quelques instants après sa sortie du bagne, un dernier article pour le Roi.

Le jour où Albert Ier, à la tête de ses héroïques soldats et des troupes alliées, passa à travers un tonnerre ininterrompu d’acclamations pour se rendre au Parlement, le vaillant journal, tiré à 200 000 exemplaires, fut en quelques minutes distribué…

Toutes les mains se tendaient vers ce pauvre petit papier qui avait toujours et quand même soutenu le moral d’un peuple opprimé.

Il avait été à la peine, il était à l’honneur.

Sa tâche patriotique était faite.


Albert van de Kerckhove
(Fidelis)
  1. La manchette du journal portait ces plaisantes indications :
    BULLETIN DE PROPAGANDE PATRIOTIQUE — RÉGULIÈREMENT IRRÉGULIER
    NE SE SOUMETTANT À AUCUNE CENSURE

    ADRESSE TÉLÉGRAPHIQUE BUREAUX ET ADMINISTRATION ANNONCES
    KOMMANDANTUR. BRUXELLES Ne pouvant être un emplacement de tout repos, ils sont installés dans une cave automobile Les affaires étant nulles sous la domination allemande, nous avons supprimé la page d’annonces, et conseillons à nos clients de réserver leur argent pour des temps meilleurs.

    PRIX DU NUMÉRO : Élastique, de zéro à l’infini (prière aux revendeurs de ne pas dépasser cette limite).
  2. La Libre Belgique réussit, en dépit des difficultés extrêmes du tirage, à imprimer quelques numéros illustrés : le portrait du Roi, le Rêve de Détaille, le Kaiser aux enfers, d’après le fameux tableau de Wiertz contre Napoléon. — Les deux images dont il est parlé ici, sont deux photographies truquées des gouverneurs allemands. L’une montrait Bissing avec un numéro de la Libre Belgique entre les mains, et cette inscription : Son Excellence le baron von Bissing et son amie intime. La seconde figurait Falkenhausen avec cette dédicace burlesque : « Très touché de vos sentiments, mais traitez donc les animaux avec douceur. » C’est la formule qui, à Bruxelles, correspond à notre Soyez bons pour les animaux.