La 628-E8/Bruxelles

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Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 51-82).



BRUXELLES
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Il y a de quoi s’irriter d’avoir roulé, depuis la frontière, sur d’infâmes pavés, sur d’immenses vagues de pavés, d’avoir traversé le Borinage noir et fumant au soleil, avec des éclats de métaux, et qui, toutes les nuits, incendie la nuit de ses bouillonnements de forge et de ses flammes d’enfer, pour n’aboutir qu’à cette ville si parfaitement inutile, si complètement parodique : Bruxelles.

Bruxelles !

Vraiment, il est insupportable, et même un peu humiliant de se sentir dans cette capitale des sociétés de tramways du monde entier, reine de l’industrie des asperges précoces, des endives amères et des raisins de serre sans goût, quand Bruges en dentelles, Liège en acier, Louvain en prières, Gand d’autrefois, avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriés et tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce que chuchotent les vieux murs au bord du canal ; quand les formidables quais d’Anvers, Mons où grouillent les gueules farouches, Charleroi et ses montagnes de crassiers que franchissent les petits chemins de fer aériens ; Furne où les processionnaires du Saint-Sang défilent, portant des croix de fer, lourdes comme leurs péchés, quand tout ce pittoresque, tout cet art, tout ce mouvement tragique du travail, tout ce tumulte de la Meuse et de l’Escaut, tout ce silence mortuaire des béguinages, tous ces souvenirs de kermesses et de massacres, ne sont qu’à quelques tours de pneus d’ici.

Et justement Bruxelles !

Enfin, j’y suis… Il faut bien que j’y reste, ne fût-ce que pour panser mes côtes meurtries et mes reins brisés par tant de ressauts et de cahots, sur ces routes de supplice…



Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n’y a là rien d’absolument déshonorant.

Je sais des gens, de pauvres gens, des gens comme tout le monde, qui y vivent heureux, du moins qui croient y vivre heureux, et c’est tout un.

J’ai conté, jadis, je crois, l’histoire de cet ami, interne dans une maison de fous en province, qui, de sa chambre, n’ayant pour spectacle que les casernes, à droite ; à gauche, la prison et une usine de produits chimiques ; en face, l’hôpital et le lycée ; rien que de la pierre grise, des chemins de ronde, des préaux nus, des cours sans verdure, des fenêtres grillées, me montrait, avec attendrissement, au-dessus d’un mur, un petit cerisier tortu, malade, la seule chose qui fût à peine vivante, au milieu de ce paysage de damnation, et me disait :

— Regarde, mon vieux… On est bien ici, hein ?… C’est tout à fait la campagne.

Il y a des gens qui croient que Bruxelles, c’est tout à fait la ville.

J’en sais même qui voudraient y vivre, qui regrettent de ne pas y vivre, par exemple ces gais notaires de nos provinces économes, ces financiers bons enfants de la rue Lepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, à Clairvaux, se reprochent amèrement de n’avoir pas su mettre au point – au point légal – ces dangereuses opérations de l’abus de confiance et du faux. Mais l’espèce en devient de plus en plus rare. Et depuis la réforme du régime des prisons, préfèrent-ils à Bruxelles ce Fresnes humanitaire, où le confort et l’hygiène ne sont pas illusoires, où le travail semble récréatif et moralisateur, où le modern style des cellules, des préaux, des parloirs, est supportable, sobre, et ne donne pas de cauchemars : la première prison où l’on cause.



On peut ne pas aimer Bruxelles. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de Bruxellois et non des moindres.

Voyez le roi Léopold qui n’y est jamais, qui multiplie les occasions de n’y jamais rester, qui est partout, en France, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, qui est en chemin de fer, en yacht, en automobile, mais jamais en Belgique.

— C’est ainsi, confessait-il gaiement, un soir d’Élysée Palace, à un de mes amis, lequel sait parler aux rois, c’est ainsi que j’ai pu garder la vivacité de mon esprit, la sûreté de mon goût, et cette jeunesse qui impressionne tant les femmes… Et puis, que voulez-vous ?… J’ai de si grosses affaires, dans tant de pays…

— Même en Belgique, sire…

— Oui… je sais bien… faisait-il en hochant la tête… en Belgique, j’ai un peuple… Mais j’ai aussi, ailleurs, une fortune énorme, qui me cause beaucoup de tracas… Il faut bien que je l’administre…

Voyez tous les poètes, tous les écrivains, tous les artistes bruxellois et ixellois qui, dès l’âge le plus tendre, en cohortes serrées, s’empressent de déserter leur capitale, et s’en viennent à Paris, afin, sans doute, d’y apporter un peu de cet accent savoureux qui manque encore à notre littérature, et d’y gagner rapidement cette consécration décorative et lucrative qui manque tant à la leur…

Et comme ils ont raison.



Ils ont raison, car presque tout me paraît ridicule à Bruxelles, me donne et leur donne envie de rire, mais d’un rire terne, d’un rire sans éclats, de ce rire glacial, douloureux qui rend tout à coup si triste, si triste, triste comme son ciel d’hiver, ses boulevards circulaires, les livres de M. Edmond Picard, les poèmes de M. Ivan Gilkin, les couvertures de M. Deman, les meubles de M. Vandevelde.

Pourtant, Bruxelles est comique. Il n’y a pas à dire, il est extrêmement comique, n’est-ce pas, cher monsieur Camille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour, avec une ardeur égale et avec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, Émile Zola, Chateaubriand, Edgar Poë, Ruskin, tous les préraphaëlites, tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes, tous les impressionnistes, et qui, aujourd’hui, après tant de gloires différentes et tant d’universels succès, mettez vos vieux jours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection du naturisme, et de son jeune chef, M. Saint-Georges de Bouhélier ?




Au temps de sa splendeur, au temps où les ducs de Bourgogne y étalaient leur luxe barbare et magnifique, où les infants et les archiducs y commandaient pour le compte de l’Empereur ou du roi d’Espagne, Bruxelles fut la ville éclatante de drap d’or, de velours, de soies, de fourrures, la poétique et amoureuse ville des dentelles, qui sont le luxe le plus joliment féminin, l’art le plus exquisément valet de la sensualité. Ce fut la capitale du bien vivre, du bien boire, où bourgeois cossus, riches marchands, ribaudes étoffées, s’amusaient grassement et cognaient leurs danses titubantes aux murs des rues étroites, où les étrangers les plus opulents se sentaient pauvres et dénués devant tant de somptuosités et tant de ribotes…

De cette vie pittoresque et forcenée il ne demeure pour témoins que la Maison de ville, trop regrattée, trop redorée, Sainte-Gudule au nom joli, mais dont pas une femme ne voudrait pour patronne, le Manneken-Piss, tristement anachronique, et quelques ruelles aux pignons penchés, aux noms sonores de mangeailles.

Maintenant, il n’y a plus que des femmes qui sont presque jolies, presque bien mises, nymphes grassouillettes du Parc, de la Monnaie et de la Cambre, des messieurs presque élégants, qui font l’ornement de Spa, la parure de Blankenberghe, et la royale gloire d’Ostende. Il n’y a plus que de faux cigares de la Havane qui, tous, viennent d’Anvers et de Hambourg, et d’affreuses dentelles fausses, d’affreuses dentelles mécaniques, bien que cent maisons de lingerie se disputent –  comme jadis cent villes de la Grèce faisaient d’Homère – le piètre honneur d’avoir fourni le trousseau de la princesse Stéphanie.

Et il n’y a plus, à Bruxelles, que des boursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, les inventeurs du modern style sans clients, çà et là, quelques critiques d’art symbolistes, hélas ! sans emploi, quelques poètes aigris de n’avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliques laissés pour compte de la littérature, de l’art, de la brasserie, et ce qui est pire que tout cela – oh ! comme je comprends mieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasme douloureux ! – des Bruxellois.



Sous l’Empire qui fut le second et qui sera le dernier – car nous n’avons rien à redouter d’un prince qui a pu vivre vingt ans avenue Louise, – Bruxelles était encore quelque chose… On le dit du moins… Aujourd’hui, ce n’est plus rien.

Ah ! comme ils furent bien inspirés, le jour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux !… Quel bonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, et pour nous ! Il y eût sûrement perdu tout son génie ; nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacée par celle de M. Viélé-Griffin.

D’ailleurs, jamais ils n’ont pu garder un exilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, de pauvres petits proscrits de rien du tout… C’est Boulange, Boulange, Boulange, c’est Boulange qu’il leur faut !… Oui, il leur fallait le général Boulanger… Ils l’ont eu… Ils étaient fiers de ses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue du nationalisme… Ils l’entouraient de prévenances, lui envoyaient des fleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert… Et voilà qu’au bout de très peu de temps, écœuré de la rue Montagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n’en pouvant plus d’ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce qui lui restait de cervelle… Celui-là aussi !… Alors qui ?

Je ne crois pas qu’il existe, aujourd’hui, dans n’importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même à Briançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite à Bruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, que me fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d’un grand établissement de crédit français :

— Plusieurs fois, monsieur, m’avoua ce sage, j’ai songé à me sauver avec la caisse… Que voulez-vous ?… J’ai trop de famille, et pas assez d’appointements… Je n’arrive pas… je n’arrive pas à nouer les deux bouts… Ah ! cela m’était bien facile, je vous assure… Du samedi soir au lundi matin… j’avais tout le temps, vous comprenez !… Mais je me suis dit : « Il va falloir vivre à Bruxelles désormais… Ma foi, non… J’aime mieux rester honnête homme. »

Et il soupira profondément…



Malgré toute ma bonne volonté – car il est bien évident, n’est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchant Bruxelles, – il m’est impossible de trouver à ces rangées de petits hôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissent faits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. De ci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où le Roi s’acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent la triste richesse de Berlin… Mais Bruxelles, avec ses gardes civiques, n’est pas la capitale d’un Empire de canons et d’affaires, où subsistent encore le souvenir d’un grand Frédéric, et le charme de son dix-huitième siècle truqué.

Non, Bruxelles est bien la capitale comique, la capitale d’opérette, la capitale de Vandepereboom !



Derrière le Musée, dans une rue que bordent de maigres acacias, j’ai remarqué, à travers sa grille, entre cour et jardin, une maison, trop petite assurément pour y loger Little-Tich… Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grand qu’une assiette, d’où s’élancent deux fleurs d’arum, et qu’enjambe, on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelques plantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs, le long desquels la clématite et la vigne vierge refusent obstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose de fauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, une pelouse.

Le propriétaire de cette villa a deux cygnes, l’un blanc, l’autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peu profonde l’eau, que les deux malheureux volatiles, dans l’impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C’est là que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l’aile, tantôt le col allongé vers l’eau, ils passent leurs journées à dormasser, à rêvasser de lacs bleus et d’étangs pleins de roseaux…

Je ne veux pas dire que ceci soit un trait de bucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l’observer dans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, non moins qu’à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout, autour des villes, où l’homme qui se retire des affaires a des désirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, et croit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et les plantes…

Ce qui me fait supposer que Bruxelles n’est pas une ville, mais la banlieue d’une ville qu’on construira peut-être un jour…

Espérons… Espérons… !



J’ai été chercher, à la gare, des bagages que nous avions fait expédier par le train.

Au-dessus d’une porte, j’ai lu cette inscription, en deux langues, encore :

Sortie des voyageurs sans bagages, et des autres aussi.



Nous avons été recevoir, à la gare, un ami qui arrive d’Amsterdam… Et nous attendons le train sur le quai.

Un employé nous dit :

— Ici, savez-vous, c’est les Belges.

Il nous indique un autre point du quai :

— Là… savez-vous… c’est les autres !



Le même soir, au coin d’une rue, une femme – une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante, – racole un passant. La conversation s’engage ; le passant demande :

— Et où demeures-tu ?

La femme répond avec orgueil :

— Rue Montagne-de-la-Cour.

Le passant objecte :

— C’est trop loin.

Alors, la femme :

— Viens donc !… J’ai une belle chambre, sais-tu… bien ridonnée… Tu verras, Manneke, comme elle est ridonnée… Je tapisse partout.



Gérald B…, un de nos compagnons, nous raconte qu’il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes de Bruxelles…

— Très jolie, ma foi !… et bonne fille… Et un appartement d’un goût… qui m’a beaucoup gêné… Au moment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser des soupirs, des soupirs, et, tout d’un coup, elle s’écrie : « Il y a du bon… sais-tu… il y a du bon ! »




Il circule dans Bruxelles beaucoup d’automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. La plupart simulent – à ne pas s’y méprendre – nos plus illustres marques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, elles ne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas du tout.

— Par prudence, m’explique-t-on… Les Belges sont des mécaniciens très sages… Sans ça !

Ce matin, j’ai vu, arrêtée devant la porte d’un petit hôtel que décorent – comme tous les petits hôtels – des vitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés par M. Théo Van Rysselberghe, j’ai vu une de ces voitures monstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j’ai vues jusqu’ici… Un frisson m’a secoué tout le corps, rien qu’à considérer le redoutable capot qui protège le moteur… C’est un prodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé de phares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteur électrique, capable d’éclairer toute la Belgique nocturne, est fixé à la barre de direction. Je me dis, avec un sentiment d’épouvante, où il entre, d’ailleurs, beaucoup d’admiration :

— Une machine d’au moins cinq cents chevaux… Ces Belges, qui n’ont l’air de rien, sont inouïs…

Très impressionné, je m’approche de cette terrible machine de guerre. Elle est au repos… elle dort… Ah ! j’aime mieux ça… Le mécanicien, non plus, n’est pas là… quelle imprudence !… Sans doute, il boit, dans un bar voisin, de la bière qui n’est pas de la bière, à moins que ce soit du gin qui n’est même pas de l’eau-de-vie de pomme de terre… Enfin, il n’est pas là… J’ai alors la curiosité de soulever cet effarant capot… C’est comme si je tenais dans mes mains une bombe, garnie de sa mèche allumée. Le cœur me bat, me bat…

D’abord, je ne vois rien, rien que le vide… Puis, à force de regarder, je finis par apercevoir une espèce de minuscule mécanisme, monocylindrique, de la grosseur d’une tasse à café chinoise, et dont la force ne doit pas excéder un cheval et demi…

Le mécanicien revient. Il a un visage d’orgueil… il me regarde avec pitié. Puis il se met à tourner la manivelle… Je m’en vais…

Une heure après, je repasse par cette rue, devant le petit hôtel. Le mécanicien tourne toujours, sans succès, la manivelle… Tête nue, le visage dégouttant de sueur, ses habits à terre, il tourne… tourne… tourne !…


Après des révolutions, dans le genre des nôtres, bien entendu, ils ont été chercher, pour l’installer dans cette capitale nulle, une dynastie de principicules allemands, mâtinés de quoi ?… de d’Orléans.

Les drôles de gens !

Il n’est pas moins admirable qu’ils poursuivent l’effort paradoxal de se faire une nationalité autonome avec des résidus de tant de races si mal amalgamées, de même qu’ils s’acharnent à se faire une langue officielle avec un patois.

Qu’on parle flamand en Flandre, wallon en Wallonie, mais, je vous en prie, monsieur Picard, qu’ils continuent de parler, à Bruxelles, ce belge que vous parlez si bien !

Car si toute la Belgique est merveilleusement flamande, Bruxelles n’est que belge, irréparablement belge. Nulle part ailleurs, on ne rencontre plus d’effigies en pierre, en marbre, en bronze, en saindoux, en pain d’épices, de ce lion qui n’est ni héraldique, ni zoologique, de ce lion qui n’est pas méchant, qui n’est pas un lion, pas même un caniche, qui ressemble si fort au lion des grands Magasins du Louvre, et à qui est réservé, sans doute, le destin léopoldien de devenir, un jour, l’enseigne des grands Magasins du Congo.

« L’union fait la force », répète partout l’inscription bilingue. C’est l’union de toutes les imitations qui fait la force de leur comique.



Cependant Bruxelles ne semble se douter de rien de tout cela, ni de cette drôlerie éparse, obsédante, ni de ce que fut le Bruxelles d’autrefois. Et cette espèce de toute petite grande ville a l’air encore assez satisfait de n’être que le Bruxelles d’aujourd’hui, et se trouve — c’est le plus comique — à son avantage.

S’il est un Bruxelles charmant, et dont on puisse s’éprendre — après tout, pourquoi pas ? — je suis bien sûr, au moins, que c’est un Bruxelles qu’on ne voit point. Le voyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui se voit. Les âmes cachées dans les villes, comme les fleurs qui se cachent dans les prairies, sont toujours les plus jolies. Ah ! je voudrais bien voir ce qui se cache à Bruxelles…

Cherchons toujours…



Le Roi en est…


Nous sommes descendus à l’hôtel Bellevue. On le répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirs sont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De gros madriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans les plâtras, dans les gravats ; on bute sur des pots de colle. Ça va être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins, l’annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, de petites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés, et pour vous donner confiance :

— Le Roi en est.

Parbleu ! Le Roi est de tout, en Belgique ; seulement, il n’est jamais en Belgique. D’ailleurs, dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, je m’apercevrai bien que le Roi en est… Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l’hôtel, plus de peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, de tapissiers, que de voyageurs… À peine quatre ou cinq Américaines qui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas au juste ; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, se rendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On ne peut rien avoir, pas même d’eau. Ce matin, en guise de petit déjeuner, j’ai eu une conversation avec le garçon.

— Monsieur va sans doute à Ostende ?

— Non, mon ami… Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je n’irai point à Ostende.

— Monsieur a tort… monsieur devrait y aller… Il faut avoir vu cela… C’est curieux… Depuis l’abolition des jeux, nous avons au Casino d’Ostende, quatre tables de roulette et trente-deux de baccara… Elles travaillent nuit et jour, monsieur… Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens… Il y en a !… Il y en a !… Et les femmes… les femmes !… Ah !… monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doit rester ouvert toute l’année ?… Du moment que les jeux sont supprimés, il n’y a plus à se gêner, n’est-ce pas ?

Puis, discrètement :

— Le Roi en est !

Et comme je ne dis mot, le garçon explique :

— Oh ! il ne s’en cache pas… Il s’en moque, allez, de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de lui… C’est un type… Et pourvu que la galette soit au bout !… Bras dessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, le directeur du Casino… En voilà un qui a de la veine ! Il n’y a pas si longtemps, il était garçon… petit garçon… à la buvette de la gare de Namur… Bien des fois, il m’a servi une tasse de café, entre deux trains… Il n’était pas fier, alors… Et le voilà maintenant presque ministre… plus que ministre… associé du Roi…

Je suis sorti.

Devant l’hôtel, sur le parvis de l’hôtel, j’aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, qui joue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante, est tout en blanc, souple, mol et léger ; les deux petites filles, en blanc aussi, jambes nues, avec d’immenses chapeaux de paille et de dentelles… Toutes les trois, elles jouent à se poursuivre, autour d’une caisse verte où fleurit un grand laurier rose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante est assise sur un banc, près de la porte, un paquet d’ombrelles et de manteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Elles attendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plus que n’est venu mon déjeuner… Le portier, tout galonné d’or, inspecte la place et les rues d’un air inquiet.

Je m’arrête à considérer cette jeune femme, qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n’ai jamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certains jours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Je n’ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d’une pulpe plus soyeuse. Les yeux bleus sont d’une candeur puérile, adorable. Ah ! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur est indifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur est inexplicable et ridicule, puisqu’on n’y voit pas des petites filles qui dansent, le soir, dans un jardin… Chaque mouvement du buste, des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batiste brodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de la jupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, une fête émouvante de la vie. Bien qu’elle soit fine de lignes, d’apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec une peau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, au crépuscule, ces grands iris blancs de Florence…

Tout à coup, elle pousse un petit cri d’oiseau, s’arrête de courir, se hausse sur la pointe de ses souliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son buste élastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leurs mains.

— Donne… donne… maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède du même blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sèche et vide.

— Ah ! le pauvre petit !… Il est mort… dit-elle avec un air de consternation délicieuse… Il est mort !

Je crois bien qu’il est mort, le pauvre escargot… Il est mort depuis des millions d’années, car c’est un escargot fossile… Avec des précautions infinies, des tendresses maternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elle remet la coquille, dans la fourche d’une branche. Elle semble lui dire :

— Dors, petit, dors !

Puis elle recommence de courir, de poursuivre les deux petites filles, en criant :

— Jeanne… Gabrielle… mes amours… Le gros lion… le gros lion… le gros lion !

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblant d’avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme se baisse, s’accroupit, attire dans ses bras les enfants qu’elle dévore de caresses et de baisers :

— Ô les petites bébêtes aimées !… les chères bébêtes adorées !

Il ne m’a pas échappé que, se sentant regardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier de l’hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moi aussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ou appuyée de ses œillades. Mais je n’en tire aucune vanité, aucun espoir. Je connais ces coquetteries et jusqu’où elles vont, ou plutôt, jusqu’où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturel que, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m’arriver des aventures qui ne me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N’y pensons plus, comme chante M. Gounod, et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c’est par là que tout finit, ici…

Tout de même, le soir, j’ai voulu m’informer auprès du garçon :

— C’est une dame de Paris… explique-t-il… elle vient quelquefois… elle se fait appeler Madame X… mais nous savons que ce n’est pas son nom…

— Ah ?

— Oui…

Il s’approche de moi, et tout bas, avec une sorte de gravité confidentielle :

— Le Roi en est !…



L’accent belge.


Leurs théâtres, sauf le théâtre du Parc, qui est tout à fait français, c’est presque la Comédie-Française, presque l’Opéra, presque les Nouveautés, presque l’Olympia, mais avec l’accent. Or, cet accent est triste et comique, à la façon d’un air faux.

Non seulement les ingénues, les grandes coquettes, les jeunes premières, les vieilles dernières, les amoureux, les pères nobles, les chanteuses, les choristes, les souffleurs, régisseurs, décorateurs, les gymnastes, les montreurs de phoques et les écuyères, ont cet accent sans accent qui fait rire et qui fait pleurer aussi, mais – chose fantastique – les danseuses également, les danseuses surtout qui, ne pouvant mettre l’accent dans leur bouche, l’introduisent dans leurs jambes, dans leurs bras, dans leurs sourires, dans leurs exercices de désarticulation, dans toutes leurs poses, jusque dans le frémissement aérien des tutus envolés.



Je suis allé au Palais de Justice, où ils ont entassé pêle-mêle, tant qu’ils ont pu, des souvenirs de monuments sur des monuments de souvenirs, pour n’aboutir qu’à un monument d’une laideur invraisemblable. Ils y ont empilé de l’assyrien sur du gothique, du gothique sur du thibétain, du thibétain sur du Louis XVI, du Louis XVI sur du papou… C’est tellement laid, que ça en devient beau…

On y jugeait un pauvre diable de Français qui, ne pensant pas à mal, et pour s’emparer de son argent, dont elle ne faisait rien, avait étranglé une vieille dame de Bruxelles. Sa mine réjouie, bonasse, naïve me frappa. M. Edmond Picard le défendait, car, non seulement M. Edmond Picard écrit, mais il parle aussi le belge le plus pur et le plus châtié.

Quand le président lut, avec l’accent qui, cette fois, me parut d’un comique étrangement sinistre, l’arrêt qui le condamnait au bagne perpétuel, le client de M.  Edmond Picard se mit à rire, à se tordre de rire. À plusieurs reprises, il applaudit frénétiquement.

Le soir, il a dit à son avocat, qui lui reprochait sa conduite inconvenante :

— Je ne croyais pas que c’était vrai… Je m’imaginais qu’on m’avait amené au théâtre, pour me distraire un peu, et me faire voir les meilleurs comiques de l’endroit. J’étais content… Je m’amusais… Ah ! je m’amusais !… Que voulez-vous ? J’aime les imitations…

Et il a ajouté, déçu :

— Alors, c’est pas imité ?… Ce juge, c’était bien un juge ?… Et vous, vous êtes bien un avocat ?… Et moi, je suis bien un assassin ?… Ah vrai !…



Le repas des funérailles.


Il m’a bien fallu aller à l’enterrement de Mme  Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck. Il me savait à Bruxelles. D’ailleurs, un enterrement belge, je n’y eusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé, — il a brillamment réussi dans ses affaires, — homme politique important — il est député, — protecteur des arts — il est de toutes les sociétés artistiques qu’invente et préside M. Octave Maus, — mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont on dit qu’ils « n’existent pas ». Et si mon ami Hoockenbeck « n’existe pas » à Bruxelles, je vous laisse à imaginer… Hoockenbeck n’a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude, ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à une autre qu’on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien de plus facile que de le faire varier, surtout dans les questions qui lui tiennent le plus à cœur : la pôlitiq, et l’art indépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant aux calembours. Il fait des calembours inlassablement, insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime faire rire. Et, comme il n’a pas toujours le choix, c’est de lui-même, le plus souvent, qu’il fait rire. Moi, qui n’ai pas une âme pure, il m’a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant, curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autres hommes. Son seul avantage sur eux, c’est qu’il est tout cela, plus ingénument… Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui, pas une fois, je n’aie pu adresser la parole sérieusement ; le seul aussi qu’il m’ait été impossible d’écouter sans en être agacé, jusqu’à la crise de nerfs… Au demeurant, je l’aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifiante que son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux. Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer une idée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu’à en être exceptionnelle. Je l’aimais bien aussi.

J’ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes, désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait, m’embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sa douleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec la crainte d’une farce, encore.

Il voulut absolument m’amener devant le cercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de sa femme.

— Une tumeur à la matrice !… Oui… oui… Auriez-vous jamais cru ça, à la voir ? Moi… jamais, jamais, je ne m’étais aperçu de rien… Et elle… ah !… elle ne m’avait jamais rien dit… Elle était si brave !

Et il sanglota :

— Ma pauvre Louise ! Quelle perte pour moi !… Elle aimait tant… an… s’amuser !… Nous devions aller à Paris… oh ! oh !… le mois prochain… Elle voulait retourner à l’abbaye de Thélème… à l’abbaye… hi ! hi !… de Thélème… Pauvre Louise !… Ouh ! ouh !… Elle était si brave ! Et maintenant… voilà !… Une tumeur à la matrice… Et voilà !… Non… non… jamais… je ne…

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut une redoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris à jouer, par contenance, avec la frange d’argent du drap mortuaire… Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à plat ventre, et partir à se claquer les fesses, comme s’il eût voulu se corriger de sa douleur, ou se punir de n’en être pas assez abîmé…

— Elle était si brave !… Elle était si brave !

Il fallut lui tamponner les tempes, le frictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et lui tenir les mains jusqu’à ce qu’il se fût, comme un petit enfant, apaisé.

Heureusement, d’autres visiteurs survinrent. Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu’il recommençait de pleurer sur leurs joues, je m’esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique, mais une messe belge… Un latin, d’un sonore ! Et un français, d’un belge !… Au cimetière, oraisons funèbres en belge, condoléances en belge. Je me rappelle qu’au milieu du discours pathétique d’un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique, qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait en belge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu’on se retourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J’ai gardé l’espoir qu’on s’était mépris, au sens de mes larmes…

Après la cérémonie, je ne pus refuser l’invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour me garder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Ma surprise fut grande de trouver dans le salon, où l’on avait débarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse. Une odeur de fleurs fanées, d’encens, une autre, équivoque, persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta à des tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à des amis d’Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre de Bruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc ; les femmes en robe de soie. D’une, corpulente et fardée, le corsage était ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière, gênée : une expression d’attente. Dans ces occasions-là, on ne sait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fort délicate. Après tout, un dîner, même un dîner d’enterrement, ce n’est pas un enterrement… Ce n’est pas, non plus, un dîner ordinaire…

Repas copieux, succulent, arrosé de ces bourgognes et de ces bordeaux comme il n’en fermente que chez nous, mais comme on n’en élève qu’en Belgique. Il commença tristement. Un oncle colossal évoqua, d’une voix funèbre, l’enfance de la défunte. Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint aux historiettes attendries qui firent doucement pleurer, puis aux anecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grasses plaisanteries qui firent pouffer de rire.

— Elle était si brave !… répétait, tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon ami Hoockenbeck, qui, d’ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck, voulant s’empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée de homard, et, de peur qu’il n’étouffât, chacun se mit à lui bourrer le dos de coups de poing. À partir de ce moment, l’animation s’accentua et, bientôt, l’enterrement dégénéra en kermesse. Les trognes des hommes s’enluminaient de rouges violents ; les yeux des femmes s’emplissaient de lueurs troubles. Et les coq-à-l’âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, se croiser, rebondir d’un bout de la table à l’autre bout. Et, sous la table, Dieu sait ce qui se passait ! Une grosse cousine appuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son pied sur le mien… Des couples disparaissaient, revenaient…

— On n’enterre pas tous les jours une femme pareille… tonitruait l’oncle colossal… une femme pareille !

Et dodelinant de la tête, la langue déjà épaisse, Hoockenbeck bégayait :

— Elle était si brave !… si bra… a… ve !…

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré les parfums évaporés des peaux moites, l’odeur des fleurs fanées, et l’autre, s’acharnaient. Mais la gaîté d’aucun n’en paraissait retenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s’excusa, – il me sembla que c’était à regret, – de ne pas me reconduire. Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n’était malheureusement pas en uniforme), prétendit que l’air lui ferait du bien… Aidé d’un jeune ménage de Liège, il triompha aisément des scrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, était devenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de la nuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés ? De brasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bande grossissait d’amis rencontrés… On s’attendrissait :

— Ah ! mon pauvre vieux !

— Ah ! la pauvre Louise !

— Comme ça… si vite ?… qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

— Une tumeur à la matrice… Auriez-vous cru ça, à la voir ?…

Hoockenbeck avait parfois des remords.

— Si elle nous voyait !… disait-il timidement.

À quoi le capitaine répliquait :

— Allons donc ! Louise était une excellente femme… Elle aimait à s’amuser, sans en avoir l’air. Comme elle serait contente, d’être au milieu de nous !

— Elle était si brave… leitmotivait, d’une voix de plus en plus pâteuse, le malheureux veuf…

Il arriva, à la fin, qu’ayant épuisé tous les cafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant de nuit… Il était bruyant… Des femmes dégrafées, des jeunes gens ivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique des laoutars roumains.

— Du champagne ! du champagne ! commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée, et son chapeau de travers, prit la taille d’une petite brune… Mais je crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre… En suite de quoi, il alla rouler sur une banquette…

À six heures du matin, – j’ai honte de l’avouer, mais il faut bien l’avouer, – je me réveillai dans un fiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Je sortis sans bruit, et donnai l’adresse d’Hoockenbeck au cocher. Je ne m’aperçus que plus tard que je m’étais trompé : c’était l’adresse d’un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck ! Il y est peut-être encore…

Vive l’armée belge !


Le plus comique — tout est toujours le plus comique en Belgique — c’est l’armée belge. L’armée belge est bien plus terrible à voir que l’armée allemande, non par le nombre de ses soldats, mais par la chamarrure de ses uniformes. Elle rappelle — en beaucoup plus hippodrome — les plus splendides moments de l’Épopée napoléonienne. Il ne lui manque que ses guerres et ses victoires, et Monsieur d’Esparbès, pour les chanter. Les Belges n’ont pas osé aller jusque là…

Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, ce matin, six soldats, des cavaliers. Gros, gras, lourds, la moustache longue et épaisse, le torse bombé sous un dolman vert que passementent, sur la poitrine, sur les flancs et dans le dos, d’énormes brandebourgs orange, les manches tellement galonnées qu’on ne sait jamais si on a affaire à des caporaux ou à des généraux, le pantalon amarante, très collant aux cuisses, et tirebouchonné sur la botte, le bonnet de police avec des brandebourgs aussi, crânement posé sur l’oreille… Et tellement martiaux, tellement conquérants qu’on dirait qu’ils ont vaincu le monde !… J’ai cru voir des survivants de l’immortelle garde impériale… Ils étaient six.

La foule, heureuse, toute fière, entoure ces six cavaliers… D’après ce que j’entends autour de moi, il paraît que c’est la petite tenue… et presque la tenue de corvée… Un bourgeois dit à un ami étranger qu’il promène par la ville :

— Et si tu les voyais, en grande tenue, sais-tu ?…

Quelque temps après, le même bourgeois, tout rayonnant d’enthousiasme dit encore :

— Cent mille hommes comme ça… tu penses ?

Ma complice.


Je n’ai passé à Bruxelles qu’une bonne journée : celle qu’y a passée Mme  B… arrivant de Monte-Carlo pour aller à Ostende. C’est toujours un plaisir que de la voir et de l’entendre rire.

J’ai pu lui parler de Bruxelles, à mon aise, et c’est sa complaisance qui est un peu responsable du souvenir que j’ai gardé de ce dernier séjour.

Elle possède à merveille la coquetterie de donner, en riant à tout ce qu’ils disent, de l’orgueil aux plus sots, comme si elle ne savait pas du tout qu’elle arrive à être encore un peu plus jolie quand elle rit, que ses yeux s’approfondissent et jouent, à la façon du velours sous la pesée du doigt, et que sa lèvre, non contente de se soulever sur les dents qu’elle a, découvre encore la surprise et le délice d’une gencive de chatte. Si je n’étais guéri d’aimer l’amour, et capable en tous cas de m’éprendre d’autre chose qu’une femme laide, j’envierais l’ami qui est si amoureux d’elle, et l’envierais plus qu’elle, qui ne sait que s’en moquer.

Ce n’est sans doute pas cette pauvre jolie petite Mme  B… qui a inventé l’accent belge, l’accent belge de Bruxelles, surtout ; ni elle qui est responsable de l’art belge, ou des modes belges, ou des mœurs belges, ou des imitations belges, ni de l’aspect comique et cossu des bruxellois et de leurs bruxelloises. Mais, à coup sûr, si les compatriotes de M. Francis de Croisset, né Wiener, me demeurent tellement comiques, ou, ce qui revient au même, sont aussi comiques, c’est que je n’ai poussé si fort leurs ridicules que pour entendre encore, entendre toujours glousser de rire et pleurer de rire, et s’étouffer à rire, et chanter à force de rire, cette jolie petite Mme  B… dont le naturel a le goût exquis de l’eau très pure, et dont l’absence d’hypocrisie eût ravi Stendhal, aux Italiennes de qui elle ressemble.

De sorte que si ces pages ont un sort heureux, si elles demeurent quelques jours, si on m’accuse d’avoir calomnié Bruxelles, s’il m’est désormais interdit de m’y montrer, sans risquer de me faire lapider, c’est votre faute, vous avez beau rire, vous avez bien raison de rire, ce sera votre faute, Madame…



Au cabaret.



Nous fûmes, un soir, dans un de ces cabarets à bonne chair de la rue Chair-et-pain ou de la rue des Harengs, les hôtes d’une bande de Bruxellois…

Ai-je besoin de dire que ce sont d’excellents garçons, et qu’ils ont le cœur sur la main ? Après tout, ce n’est point de leur faute, s’ils sont de Bruxelles… D’une amabilité bruyante, quasi marseillaise, mais sans le pittoresque, sans la grâce piquante, fleurie, de Marseille, ils s’intitulent les Parisiens de Bruxelles, ou les Bruxellois de Paris… je ne sais plus au juste.

Ce soir-là, nous étions, moi particulièrement, j’étais las de musées et las de galeries, las de la plus belle peinture, même las de la peinture flamande et des plus purs Hollandais… Je ne pouvais plus entendre, sans devenir aussitôt neurasthénique et chromophage, les noms vénérés de Van Eyck, de Jordaens, de Rubens, de Bouts. Volontiers, j’eusse donné, sinon un Vermeer de Delft, — j’ai horreur de l’exagération — mais peut-être quatre Memling, et sûrement l’œuvre entier de Wiertz, de Gallait, de Leys, de Van Beers, de Jef Lambeaux, des deux Stevens et de Rops, et encore celui de Henri de Groux ajouté à celui de Knopff, et bien d’autres avec, ah ! je vous le jure, sans compter bien entendu, les lanternes japonaises de M. Théo Van Rysselberghe, pour manger tranquillement, et que je n’entendisse pas parler d’art, et pas parler de Paris… de Paris, surtout… de Paris… Mais les Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étaler leur culture, et pour bien montrer qu’ils sont de Bruxelles, n’ont que deux sujets de conversation : l’art et Paris… Paris et l’art…

Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaient particulièrement amateurs d’art, et amateurs de Paris, et particulièrement prolixes. Au bout de cinq minutes, à peine avions-nous touché aux hors-d’œuvre – comment s’y prirent-ils ? – ils avaient fini par me dégoûter de leur musée, qui est un admirable musée de province, par me dégoûter de tous les musées, aussi bien ceux de Dresde et de Berlin que de La Haye, de Madrid et de Florence… Quant à Paris, chaque fois que ce nom sortait de leur bouche, l’effet en était tel que je me mettais à aboyer douloureusement, comme un chien devant qui l’on joue du piano… Faut-il tout avouer ? Ils avaient fini par me dégoûter de leur cuisine merveilleuse…

Ils énuméraient, comme un vieux soldat ses campagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ils iraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salon des Indépendants, retourneraient à d’autres salons, d’autres vernissages, d’autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernières premières de la saison, au Salon d’automne, chez les Bernheim, chez Vollard, chez Moline, chez Durand Ruel… J’avais honte d’ignorer jusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient, et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ils citaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en vers libérés…

J’aurais bien voulu m’en aller…

Mais c’étaient nos hôtes, et nous étions définitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grasses algues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chair exhalait toute la forte saveur de la mer du Nord ; aux pièces de boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées, toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffes par tous les bouts ; à des légumes rares, choux maritimes, jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils aromes de la terre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnes d’écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et une Nuits. Et encore des fruits, qui avaient dû mûrir en paradis, s’ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Les meursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot, les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée dont s’enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnes plus durs que l’acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux que centenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous les tord-boyaux de l’Angleterre et de l’Amérique ne faisaient qu’exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant si exalté de nos hôtes, tandis que, l’abrutissement me gagnant, je ne trouvais même plus la force d’exprimer, pas même la faculté de sentir toute l’horreur que l’art m’inspirait, et Paris, donc… ah ! Paris !

Je ne songeais plus à m’en aller… je ne songeais plus à rien…

Au fond de la petite salle, à la peinture écaillée, aux lambris dévernis, parmi une tablée de Flamands, dont je regardais s’empourprer les visages, comme des pignons de brique, sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s’embrasser, de s’embrasser à perdre haleine, de s’embrasser toujours, de s’embrasser encore… Ah ! ils ne pensaient pas à l’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, et pas de Paris, je vous assure… Les heureuses gens !… Et comme je les enviais… non de s’embrasser… mais de se taire !… Je m’attachai désespérément au spectacle qu’ils me donnaient comme on s’attache à une image quelconque, aux fleurs d’un tapis, aux rais de lumière d’une persienne, à la promenade d’une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idée pénible, et qui revient, et qui s’obstine…

Elle était presque trop blonde, presque trop rose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsain qu’ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s’enroulait à un joli gars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol… Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonnerie silencieuse, eux ne faisaient que s’enlacer, s’enlaçaient si bien qu’ils semblaient tourner, tourner… Hors des longs gants de Suède, retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies, sensuelles, mais d’une sensualité un peu grossière, ces menottes, où jouaient les feux d’un rubis, se crispaient, pour ajouter encore au goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, la nuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains, aussi, s’égaraient sous les jupons, comme au bord d’une kermesse de Rubens. Et cela n’était pas très impudique, à force de franchise, de naïveté et de maladresse…

Personne, d’ailleurs, ne prenait garde au couple énamouré, ni leurs compagnons qui n’en perdaient pas une bouchée, ni mes amis accablés, ni nos hôtes infatigables, ni la caissière penchée sur ses additions, ni le vieux maître d’hôtel, à l’habit crasseux et trop large, au crâne luisant, aux cheveux gris envolés, qui circulait, pesamment, entre les tables, portant les plats… Oh ! ce vieux domestique de La Joie fait peur !

Quand la petite enragée s’arrêtait pour reprendre son souffle, on percevait à son cou l’éclat d’une croix en brillants… Elle se tapotait vivement les cheveux, au bord du chapeau, suçait, non moins vivement, une patte d’écrevisse, et remontait, ensuite, d’un geste bref, ses gants au-dessus de ses coudes… Puis ils s’enlaçaient à nouveau, avec plus de hardiesse, aussi libres que s’ils eussent été seuls, dans une chambre… Leurs mains cachées sous la table travaillaient à des caresses invisibles, mais précises… J’admirais que, gauche et lourde, elle ne fût gracieuse et légère que dans le baiser… Ils ne disaient toujours rien, non plus que leurs compagnons, comme si les mots dussent contrarier les joies, également passionnées, également fugaces, de la gueule et de l’amour…

Et j’entendais la caissière, très pâle et très hautaine, sous ses bandeaux noirs, répéter, en écrivant sur un gros registre, comme les mots d’une dictée :

— Quatre homards grillés…, quatre bécassines au champagne.

Et j’entendais le vieux maître d’hôtel crier, d’une voix cassée :

— Les cigares… voilà, monsieur…

Et j’entendais nos Bruxellois, de plus en plus enthousiastes, clamer, l’un :

— Paris !… Paris !… Paris !

L’autre :

— L’art !… l’art !… l’art !

Un troisième rythmer cette phrase, où M. Camille Lemonnier avère, comme ils disent, une autobiographie, si poétiquement juste :

— « Et depuis lors, mon âme se volatilise, parmi la gracilité mouvante des roseaux, et la frivolité des libellules. »

Et j’entendais une voix furieuse s’élever du fond de moi-même :

— Zut ! Zut ! Zut !…

Si bien que, vers deux heures du matin, étourdi, exténué, le cerveau affreusement liquéfié, le cœur chaviré, les jambes titubantes, je me couchai, aussi informé des choses de Paris que le moindre d’entre ces Parisiens de Bruxelles, ou de ces Bruxellois de Paris… je ne sais pas encore…

Et plus compétent en art
Que leur monsieur Edmond Picard,
Et plus aussi, mon cher Mendès,
Que votre Dujardin-Beaumetz
Qui n’est pas de Bruxelles, mais
Qui, dans un discours belgifique,
Reconcentra les esthétiques
De la France et de la Belgique.


Et voyant que je parlais en vers… en vers belges, je m’endormis rageusement…