La Bâtarde (Pont-Jest)/II

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E. Plon (p. 21-35).

II

LE CLIPPER l’Espérance

L’Espérance était un superbe trois-mâts d’un millier de tonneaux, construit sur le modèle des grands clippers américains et très-habilement aménagé pour prendre tout à la fois des marchandises et un certain nombre de passagers.

Autour de la chambre, c’est-à-dire de la salle à manger, grande pièce confortable et fort élégante qui occupait le centre de la dunette, il régnait un large couloir sur lequel ouvraient les portes d’une douzaine de cabines spacieuses, prenant air et jour par des sabords percés dans la muraille, à une assez grande hauteur au-dessus de la flottaison, pour qu’il fût possible de les tenir ouverts par presque tous les temps.

Ce même couloir, éclairé par de larges verres lenticulaires encastrés dans le pont, conduisait également aux deux grandes cabines de l’arrière, véritables appartements en miniature, composées chacune d’un salon et d’une chambre à coucher.

L’une de ces deux cabines était celle du capitaine ; l’autre devenait à l’occasion celle du voyageur assez riche pour s’offrir cette installation infiniment plus commode que les autres logements du bord.

Quant au second et au lieutenant de l’Espérance, ils occupaient, ainsi que c’est la coutume, les deux premières chambres à l’avant de la dunette, c’est-à- dire celles dont les fenêtres donnaient sur le pont et leur permettaient de pouvoir toujours surveiller ce qui s’y passait.

L’équipage, une vingtaine d’hommes, le maître d’équipage compris, habitait à l’avant un poste d’une étendue suffisante.

Le commandant du trois-mâts, le capitaine Saulnier, était un officier nantais d’un grand mérite, qui, depuis vingt-ans déjà, faisait les voyages de France à la côte de Coromandel, avec escale à Maurice et à Bourbon au retour. Il s’efforçait, en homme bien élevé, de rendre aussi agréable que possible le séjour des passagers à son bord.

La table commune, qui réunissait, à dix heures du matin et à cinq heures du soir, les habitants de la dunette, était toujours élégamment et abondamment servie ; un excellent piano, solidement retenu au pont, était à la disposition de ses hôtes, et lorsque le temps ne s’y opposait pas, l’arrière du clipper devenait un charmant salon d’été, grâce aux tentes dont on entourait cet espace réservé et aux larges coussins dont on y recouvrait les coffres de la timonerie.

L’Espérance avait mouillé sur la rade de Saint-Denis peu de jours avant l’arrivée à Bourbon des dames Berthier, et ainsi que Paul l’avait dit à Me Duchemin, le clipper devait reprendre la mer incessamment.

Sachant que le capitaine Saulnier était descendu à l’hôtel Joinville, le jeune créole vint traiter avec lui de son passage, le matin même de sa visite au notaire. Il faillit se trouver chez le commandant en même temps que les deux étrangères ; car, voulant mettre son projet à exécution sans tarder d’un instant, Gabrielle avait entraîné sa mère chez le capitaine pour arrêter leur cabine.

Paul du Longpré s’était croisé avec les deux dames dans le jardin de l’établissement, et quoiqu’il ne leur eût pas été présenté, en souvenir de la cruelle mésaventure dont il les savait victimes, il les avait respectueusement saluées, marque de déférence qui surprit madame Berthier, mais à laquelle Gabrielle ne manqua pas de répondre avec dignité, et aussi avec ce regard profond qui était un de ses plus grands charmes.

Le soir même, Me Duchemin se présenta à l’hôtel et fit demander à la sœur de M. Morin l’honneur d’un entretien particulier.

Le brave homme, l’esprit bourrelé de remords, espérait qu’il parviendrait à la faire revenir sur son refus des cinquante mille francs ; mais il eut beau se mettre en frais d’éloquence et de sentiment, madame Berthier, stylée par sa fille, resta inébranlable.

Le lendemain, lorsqu’un des parents du défunt tenta une démarche dans le même but au nom de toute la famille, il fut moins heureux encore. Madame Berthier refusa de le recevoir, et le jour même, avant le coucher du soleil, les deux déshéritées allèrent prendre possession, sur l’Espérance, de la cabine qu’elles y avaient retenue.

Le bâtiment ne devait cependant mettre à la voile que dans la journée suivante, mais Gabrielle avait fait comprendre à sa mère qu’il était plus convenable de fuir une nouvelle tentative, c’est-à-dire une nouvelle insulte de la part de ceux qui les avaient ruinées, et qu’il était plus digne pour elles d’éviter de se donner en spectacle au moment de leur départ.

Il y avait donc près de vingt-quatre heures déjà que les deux Parisiennes étaient à bord, lorsque M. du Longpré, accompagné de Me Duchemin, vint s’embarquer à son tour.

En reconnaissant les deux dames, qui assistaient de la dunette aux intéressants préparatifs de l’appareillage, le digne notaire eut la pensée d’essayer une démarche suprême, mais il comprit, au salut cérémonieux que lui rendit Gabrielle, qu’il n’éprouverait qu’un dernier échec.

Il s’empressa alors de faire ses adieux à son jeune ami, pour s’arracher à cette situation difficile que ne lui reprochait pas moins son bon cœur que l’orgueil de ses devoirs professionnels.

Quant à Paul, dont le capitaine Saulnier s’était emparé dès son arrivée pour le conduire à son appartement, une des deux grandes cabines de l’arrière, il n’avait pas même aperçu mesdames Berthier, et lorsque, quelques instants après, il monta lui-même sur la dunette pour dire un dernier adieu à Me Duchemin qui retournait à terre, Gabrielle et sa mère n’étaient plus sur le pont. Elles étaient descendues dans la chambre.

Dix minutes plus tard, l’Espérance dérapait, et moins d’une demi-heure s’était écoulée que le gracieux clipper, toutes voiles dehors et poussé par une jolie brise de nord-est, contournait l’île Bourbon pour faire route au sud-ouest, vers le cap de Bonne-Espérance.

Le jeune créole n’avait pas quitté la dunette. Accoudé sur les haubans d’artimon, il suivait d’un regard humide tous ces lieux aimés qui disparaissaient un à un pour ne plus former qu’une masse confuse, au milieu de laquelle il s’efforçait de distinguer encore la maison où il était né et où son père avait rendu le dernier soupir.

Puis la ville disparut derrière le cap Bernard, que l’Espérance doublait rapidement, et Paul étouffa un soupir de regret.

Une voix qui se fit entendre derrière lui l’arracha à ses tristes pensées.

La cloche du bord venait de sonner cinq heures ; le maître d’hôtel le prévenait que le dîner était servi.

M. du Longpré se hâta de descendre ; mais en prenant possession, à la table commune, de la place qui devait être la sienne pendant toute la traversée, il ne put retenir un mouvement de surprise. Il venait de reconnaître, à la droite du capitaine, madame Berthier, et à sa gauche, sa fille, dont il n’était séparé que par le lieutenant.

Il esquissa un salut qu’on lui rendit à peine, et le dîner commença, cérémonieux et silencieux comme entre gens qui ne savent même pas leurs noms et se défient un peu les uns des autres.

Nulle existence, d’ailleurs, n’est plus faite d’égoïsme que celle a laquelle condamne une longue traversée.

À bord, on craint instinctivement les concessions, la politesse, les prévenances de la veille, dans la peur d’être obligé aux mêmes concessions, à la même politesse, aux mêmes prévenances le lendemain. La monotonie de la vie qu’on mène aigrit les caractères les plus souples, les plus conciliants.

Cette régularité d’occupations fait prendre en grippe les gens qui les dirigent. Ces mêmes visages qu’on a toujours en face de soi, ces mêmes voix qui résonnent, ces mêmes récits qu’on entend ; tout cela énerve et irrite.

Les longues traversées peuvent faire naître çà et là des affections d’autant plus réelles et plus profondes qu’elles sont des exceptions, mais elles sont plus fertiles en antipathies ridicules, en haines irréfléchies qui survivent souvent au voyage, comme si l’on ne pouvait se pardonner à soi-même de les avoir conçues.

Les passagers d’un bâtiment se réunissent parfois dans l’après-midi ou le soir, sur la dunette ou dans la chambre commune, pour causer, jouer, faire de la musique, et ils se quittent les meilleurs amis du monde ; puis, le lendemain, ils se séparent, vivent isolés, n’échangent plus une parole, pas même un salut, et s’éloignent les uns des autres. Tout cela sans motifs, sans raison.

Il est vrai que le jour suivant, un oiseau réfugié sur les vergues, une épave aperçue au large, la forme bizarre d’un nuage, l’apparition d’un requin dans le sillage ou d’un banc de marsouins à l’avant, l’incident le plus insignifiant enfin groupe de nouveau ces exilés de la terre, qu’une nouvelle bouffée de misanthropie divisera peut-être un instant plus tard.

Le long séjour à bord est surtout pénible et douloureux pour les femmes. Les fibres nerveuses et impressionnables de leur constitution souffrent des brusques changements de température et des variations météorologiques. L’isolement leur pèse, le manque de soutien les effraye, l’immensité les épouvante.

Elles sont là comme de pauvres âmes en peine qu’un rien pourrait faire envoler.

Si quelques-unes, pendant les premiers jours, luttent victorieusement contre ce double phénomène physiologique et psychologique, c’est pour en être bientôt plus complètement la proie. On comprend que la fable ait fait sortir Vénus du sein de l’onde, car la mer est la grande dominatrice ; rien ne lui résiste. Elle n’a de pitié que pour les vieillards et les enfants. À ceux-ci elle donne la force ; aux autres elle la conserve. Mais pour les femmes, elle est sans merci. Son combat contre elles est sans trêve. Sa haine est comme une haine jalouse, une haine de rivale implacable.

La femme lymphatique, aux sens ignorés ; la jeune fille chaste et pure, elle les berce dans des rêves sans fin, des amours idéales, des passions divines, des exaltations saintes. La femme dans l’acception plus complète, plus charnelle du mot, elle la nourrit de ses effluves excitantes, précipite les battements de son cœur et la circulation du sang dans ses veines. Elle lui fait des nuits sans sommeil et l’enflamme de désirs irrésistibles, pour la jeter brusquement, par un coup de lame vengeresse, si elle n’est pas toujours sur la défensive, sinon dans les bras de l’homme qui la désire moins peut-être qu’il ne la veut, du moins vers le cœur qui semble répondre au sien.

Pour retarder d’autant la conversion de Madeleine, Satan n’aurait eu besoin que de faire exécuter à la pécheresse repentante une traversée de trois mois.

Le marin par état supporte, lui, plus patiemment cette existence excitante. D’abord, il y est fait dès l’enfance ; de plus, il a ses occupations, sa responsabilité, ses inquiétudes, qui satisfont son esprit et son corps. En lui, l’équilibre moral et physique est moins aisément rompu. Il dépense chaque jour ce qu’il acquiert. Son service actif terminé, il travaille, fume ou dort. Rarement il rêve, et il est bien qu’il en soit ainsi, car la vie serait pour lui une véritable torture, qui de l’hypocondrie le mènerait rapidement au suicide.

Nos lecteurs peuvent donc se rendre compte de l’état dans lequel se trouvaient les esprits à bord de l’Espérance, quinze jours après son départ de l’île Bourbon.

Profondément touché du malheur des dames Berthier, malheur dont il ignorait les véritables causes puisque leur passé lui était absolument inconnu, Paul du Longpré s’était montré pour elles plein de prévenances et d’attentions, et la dignité avec laquelle Gabrielle avait reçu ses avances ne l’avait pas moins attiré vers elle que son irrésistible beauté.

Personne, d’ailleurs, n’était mieux fait que le jeune créole pour devenir passionnément épris.

Sa nature primesautière, naïve, franche et loyale ne pouvait supposer le mal, ne connaissait pas le mensonge, et les dames Berthier ne furent bientôt pour Paul que les victimes intéressantes d’un complot de famille.

Dès ce jour-là, il fut tout à leur dévotion, il le leur dit, et lorsque, de confidence en confidence, la jeune fille arriva à lui apprendre que sa mère avait refusé cinquante mille francs que Me Duchemin lui avait offerts au nom des héritiers de M. Morin, ses sentiments s’augmentèrent encore d’une admiration réelle pour un aussi noble désintéressement, pour un orgueil si légitime.

Une fois sur cette pente dangereuse, Paul s’y laissa glisser en fermant les yeux. Bientôt il sentit qu’il aimait follement Gabrielle, et celle-ci, devinant qu’elle avait atteint son but, redoubla de réserve, selon la manœuvre féminine d’usage en semblable circonstance.

La jeune fille affecta dès ce moment de ne plus rester seule avec Paul, comme cela lui était arrivé parfois dans la première quinzaine de la traversée.

Quand elle voyait M. du Longpré se diriger du côté où elle se trouvait isolée, soit sur l’arrière de la dunette, soit dans la chambre commune, elle se rapprochait de quelque autre passager, afin d’éviter une conversation trop intime.

Mais, en revanche, lorsque, dans les réunions du soir, on se groupait pour causer ou faire de la musique, Gabrielle était plus brillante que jamais. Son esprit très cultivé, un peu paradoxal, donnait un tour piquant aux choses dont on parlait, et c’était sans se faire prier qu’elle se mettait au piano pour chanter, en s’accompagnant elle-même, les plus beaux morceaux des opéras modernes.

Sa superbe voix de contralto, fort habilement conduite, rendait avec une vigueur étrange la passion de Léonor, la tendresse d’Odette, l’exaltation de Mathilde.

Cette interprétation des grands maîtres, au milieu de l’immensité, sous un ciel parsemé d’étoiles, avec le murmure des vagues comme accompagnement, avait un charme puissant, inexprimable.

Aux accents de la jeune fille, l’équipage quittait le gaillard d’avant pour se rapprocher de la dunette, et ces hommes naïfs, séduits par l’amour naturel du beau, accroupis sur le pas des portes de la chambre, penchés sur les claires-voies et les sabords, formaient un auditoire respectueux et fidèle, dont les hourras enthousiastes remerciaient la cantatrice, pendant que Paul, la tête en feu, le cœur oppressé, se cachait dans quelque coin bien sombre, pour être tout entier à son amour et à son ivresse.

La soirée terminée, lorsque le silence n’était plus troublé à bord que par les sifflements de la brise à travers les cordages et les grincements du gouvernail ; lorsque l’officier de quart, le timonier et les hommes de bossoir seuls veillaient, M. du Longpré s’accoudait sur le couronnement du clipper, et là, les yeux dans l’infini, il passait de longues heures, donnant, à cette passion qui s’était emparée de lui, tout son cœur, toute son imagination, tous ses sens, toute son âme, et se demandant avec désespoir s’il serait jamais aimé.

Il était jeune, riche, libre, et son honnêteté aussi bien que son respect pour Gabrielle lui interdisait à son égard toute mauvaise pensée ; il était donc prêt à en faire sa femme, la compagne adorée de sa vie ; mais, se croyant indigne d’elle, craignant d’être repoussé, il préférait l’incertitude, avec ses tortures et ses joies, à la perte de ses espérances.

Et cependant la jeune fille était toujours bonne et gracieuse pour lui. Chaque matin, chaque soir, elle lui tendait la main avec la même spontanéité amicale.

C’était surtout à lui qu’elle s’adressait, quand elle désirait quelque renseignement sérieux sur le fait historique ou le phénomène physique dont on s’était entretenu à table.

Par contre, la Parisienne faisait l’éducation artistique du créole. Deux mois avant d’arriver à Paris, il en connaissait les monuments, les théâtres, les célébrités, grâce aux portraits piquants tracés par Gabrielle. Aussi trouvait-il le plus grand charme à ces entretiens, bien que madame Berthier y assistât et, presque toujours, y prît part.

Les choses durèrent ainsi jusqu’au moment où l’Espérance arriva par le travers de l’île de Sainte-Hélène. Le clipper devait y faire relâche. Cette station était le dernier délai que s’était fixé M. du Longpré.

Lorsqu’il aperçut à l’horizon Sugar Loaff point, le cap sud de l’île, il se jura de ne pas continuer son voyage sans avoir dit à mademoiselle Berthier qu’il l’aimait.

Il n’ignorait pas que le trois-mâts ne devait rester sur rade que vingt-quatre heures, mais il savait aussi que quelques-uns de ses compagnons de bord avaient l’intention de faire à Longwood le pèlerinage auquel ne manquent jamais, quelle que soit leur nationalité, ceux qui mettent le pied sur le rocher où Hudson Lowe garda si cruellement Napoléon Ier ; et il pensait que cette excursion lui fournirait l’occasion d’être seul un instant avec Gabrielle.

Cette occasion, cependant, faillit lui échapper, car madame Berthier, souffrante depuis plusieurs jours, annonça, dès qu’il fut question d’une promenade à terre, qu’elle préférait ne pas débarquer. Il put donc craindre que la jeune fille ne refusât de quitter le bord sans sa mère, mais ce fut cette dernière elle-même qui engagea Gabrielle à se joindre aux autres passagers, et comme deux de ceux-ci devaient se rendre au tombeau de l’Empereur avec leurs femmes, les convenances autorisaient parfaitement mademoiselle Berthier à faire partie de la petite caravane.