La Bâtarde (Pont-Jest)/V
V
ONCLE ET NEVEU
Un mois à peu près s’était écoulé depuis les scènes que nous venons de raconter, lorsqu’un matin, au lever du soleil, le sémaphore du cap la Hève signala un grand trois-mâts qui semblait faire route vers le Havre.
Quelques heures plus tard, quand le veilleur put distinguer le pavillon de reconnaissance qu’avait hissé le navire en vue, on annonça que ce bâtiment était l’Espérance, de Nantes.
C’était bien, en effet, l’Espérance, qui rapatriait en France mesdames Berthier, déshéritées, et y amenait, amoureux, M. Paul du Longpré.
Après avoir eu sa dunette enlevée en partie, après avoir été engagé pendant toute une nuit à la suite de la chute de son mât d’artimon, après avoir perdu la moitié de ses embarcations, fait enfin des avaries graves et couru les plus grands dangers, le brave clipper était parvenu à échapper à la tourmente.
Il ne restait plus trace à bord de cette épouvantable lutte dans laquelle il avait failli succomber.
Réparé, grâce aux rechanges dont il était muni ; gracieux comme le jour de son départ de Bourbon, le trois-mâts s’avançait toutes voiles dehors. Ses passagers avaient oublié depuis longtemps déjà les mauvais jours. Ne pensant plus qu’à l’arrivée, ils ne quittaient la dunette et les longues-vues que pour faire leurs préparatifs de départ.
Seuls, deux des hôtes du capitaine Saulnier songeaient à toute autre chose qu’aux joies du débarquement. C’étaient Paul et Gabrielle.
Sous le prétexte de lui rendre les livres qu’elle lui avait prêtés, M. du Longpré avait amené mademoiselle Berthier dans sa cabine. Du reste, chacun s’occupait trop de soi pour faire attention à eux.
La physionomie de Gabrielle exprimait la plus profonde tristesse. Ses traits étaient tirés, ses yeux brillants de fièvre. Un sourire amer crispait ses lèvres pâlies.
Paul était grave, solennel.
Il prit dans les siennes les deux mains brûlantes de la jeune fille, la força doucement à s’asseoir sur son divan, se mit auprès d’elle et lui dit :
— Gabrielle, votre abattement, que vous vous efforcez vainement de me cacher, me fait plus de peine que je ne saurais l’exprimer ; c’est presque une insulte à mon honneur. Douteriez-vous de moi ?
— Je ne doute pas de vous, mon ami, répondit mademoiselle Berthier à demi-voix ; mais j’ai peur.
— Peur ! De qui, de quoi donc ?
— Que sais-je ! Il me semble que nous allons nous quitter pour ne nous revoir jamais !
— Enfant !
Et Paul, attirant Gabrielle sur son cœur, couvrit son front de baisers.
— Enfant, répéta-t-il, cette séparation est nécessaire pour votre réputation ; c’est vous-même qui en avez eu la pensée ; car, moi, si impérieux que soient les devoirs que j’ai à remplir à mon arrivée à Paris, je n’avais pas songé à m’éloigner de vous un seul instant. Je vous ai proposé de vous présenter immédiatement à mon oncle ; vous n’avez pas été de cet avis ; vous avez pensé qu’il était préférable, avant de lui parler de quoi que ce fût, d’étudier un peu son caractère. Vous avez raison ; cela, en effet, est plus sage ; mais quels que puissent être les idées et les projets de M. du Longpré, rien ne saurait engager mon avenir et surtout me dégager de mes serments ! Je n’ai pas besoin de vous l’affirmer, n’est-ce pas ?
— Non, je vous crois !
— D’ailleurs, nous nous verrons tous les jours. Il me faudra accepter l’hospitalité de mon vieux parent, cela est certain, et vous m’avez dit qu’il y a loin de la rue de Flandre, où il demeure, au centre de Paris, où vous voulez habiter. Qu’importe ! je vous assure que cette distance ne me semblera longue à parcourir que pour m’éloigner de vous. Croyez-vous donc, Gabrielle, que je vous aime moins aujourd’hui qu’il y a un mois ? Et toi, as-tu donc déjà cessé de m’aimer ?
— Moi, Paul, j’aurais voulu mourir dans tes bras pendant cette nuit terrible où Dieu n’a pas voulu de nous !
Mademoiselle Berthier, sans retenir plus longtemps ses larmes, avait laissé tomber sa tête charmante sur l’épaule de celui qui s’efforçait de la consoler.
Ils restèrent ainsi pendant près d’une heure, arrêtant, entre mille caresses et mille protestations d’amour, leurs faits et gestes pour l’avenir.
Lorsqu’ils se séparèrent, ils étaient tout à fait d’accord.
Il était convenu que, le soir même, M. du Longpré partirait pour Paris et qu’il y attendrait, chez son oncle, que Gabrielle lui écrivît de venir la voir.
Mademoiselle Berthier avait expliqué au créole que l’appartement qu’elle avait occupé avec sa mère, avant leur départ pour Bourbon, ayant été cédé par elles à une de leurs amies, elles seraient obligées de descendre à l’hôtel et d’y rester jusqu’à ce qu’elles aient trouvé où se loger. Elles désiraient, de plus, prévenir cette amie de leur retour.
L’intention des déshéritées de M. Morin était donc de rester au Havre deux ou trois jours, mais la jeune fille promit à Paul, dans une dernière étreinte, de le prévenir dès qu’elle serait arrivée à Paris.
Tout bien décidé de la sorte, Gabrielle tendit à Paul ses deux mains et lui offrit son front pour lui dire adieu ; mais M. du Longpré, attirant sa maîtresse sur son cœur, murmura à son oreille :
— Un mot encore, ma bien-aimée. Je suis riche, très riche, et peut-être ne l’êtes-vous pas. Laissez-moi me conduire avec vous comme le ferait un frère, un mari, en mettant ma bourse à votre disposition. Pardonnez-moi cette offre.
— Je vous pardonne, mon ami, répondit Gabrielle, avec un triste sourire et en pressant les mains qui retenaient les siennes ; mais je vous remercie. Grâce à Dieu, ma mère et moi n’avons besoin de personne, pas même de vous. Nous allons reprendre notre existence modeste et oublier l’avenir ambitieux que nous avait fait rêver la perspective de l’héritage de M. Morin. Ah ! je vous assure que, pour ma part, je n’en veux pas à Me Duchemin de nous avoir fait faire ce long voyage. Je lui en sais gré au contraire, comme je bénis Dieu, puisque je vous ai rencontré sur ma route.
Sans attendre que Paul, enthousiasmé, fou d’amour et d’admiration, ajoutât un seul mot, la jeune fille s’arracha de ses bras et disparut en lui envoyant de la main et du regard un dernier baiser.
Deux heures plus tard, tous les passagers de l’Espérance étaient à terre, et M. du Longpré quittait ses compagnes de traversée, après les avoir installées à l’hôtel de l’Amirauté et pris rendez-vous avec elles pour le soir.
— Eh bien ! dit madame Berthier à sa fille dès qu’elles furent seules toutes deux, nous voici de retour, qu’allons-nous devenir ?
C’était la première fois que, depuis le départ de Bourbon, la sœur de M. Morin faisait allusion à la catastrophe pécuniaire dont elle était victime. Pendant toute la traversée, nous avons vu qu’elle avait laissé à Gabrielle son entière liberté, sans même provoquer ses confidences.
— Ce que nous allons devenir, mère ? répondit la jeune fille avec un regard plein d’assurance et de fierté. Vous le verrez bientôt ! Dans trois mois, je m’appellerai madame du Longpré, et nous serons plus riches que si nous avions hérité du million qu’on nous a volé.
— Comment, M. Paul… ?
—M. du Longpré est à moi, bien à moi, je vous le jure !
— Mais, s’il allait savoir…
— Il ne saura rien. Je l’ai décidé à nous précéder à Paris de toute une semaine, il le croit, du moins, pour que nous ayons devant nous le temps nécessaire. Nous partirons demain, et lorsque dans huit jours j’écrirai à Paul de venir nous voir, ce ne sera pas rue de Provence qu’il nous rendra visite, mais dans un tout autre quartier. Quant au reste, je m’en charge !
La jeune fille avait dit ces mots avec une telle fermeté que madame Berthier n’entama pas davantage le sujet qu’elle voulait aborder, sujet dont nos lecteurs seront bientôt instruits, et qu’elle ne songea plus qu’au bonheur de se retrouver en France après cette absence de six mois si cruellement accidentée.
Vers sept heures, Paul vint chercher mesdames Berthier et les conduisit dîner à l’hôtel Frascati, où il était descendu.
On était alors à la fin du mois d’avril ; l’établissement, si fréquenté pendant la belle saison, était à peu près désert. Le repas des trois voyageurs fut triste, presque silencieux, malgré les efforts de madame Berthier, dont l’esprit léger s’accommodait peu de toute chose sérieuse.
Elle ne comprenait pas d’ailleurs qu’après ce que lui avait dit sa fille, les deux amoureux restassent aussi lugubres, et ce fut elle qui donna le signal du départ. Seulement, en mère complaisante, elle sut prendre, pour s’envelopper dans son manteau, plus de temps qu’il n’en fut nécessaire à Gabrielle et à Paul pour se dire un dernier adieu.
Le lendemain matin, M. du Longpré monta en chemin de fer. Il s’était fait précéder à Paris par une dépêche.
Le même train emportait, au milieu de mille autres correspondances, une lettre ainsi conçue :
« Mon cher ami, nous sommes arrivées au Havre, ma mère et moi, après une horrible aventure. La fortune, que nous pensions recueillir à Bourbon, nous a été enlevée par nos parents de la colonie. Nous serons à Paris demain ; venez le soir même à l’hôtel du Louvre. J’ai besoin de votre amitié et de toute votre expérience. En attendant, pas un mot de mon retour à qui que ce soit, surtout à lui !
Cette lettre était adressée à M. de Martry, rue du Cirque.
Nous verrons bientôt ce qu’était M. de Martry pour mademoiselle Berthier et pourquoi elle lui écrivait ainsi.
En attendant, revenons à M. du Longpré.
Bien que le chemin de fer fût pour le créole un moyen nouveau de locomotion, qui l’émerveilla tout d’abord, la route ne tarda pas à lui paraître d’une interminable longueur. Alternativement son esprit allait de celle qu’il venait de quitter au vieillard qui l’attendait, et d’une manière encore vague, mais tenace, il avait comme le pressentiment d’une lutte douloureuse.
Son âme loyale ne lui permettait pas de se repentir d’avoir répondu à l’appel du frère de son père, mais il s’inquiétait d’arriver auprès de ce parent avec un secret à lui taire.
Son cœur tout entier retournait alors vers Gabrielle, et il s’en voulait d’avoir cédé à ses prières, de ne pas être venu à Paris avec elle, de la cacher pour ainsi dire. Il lui semblait que c’était là une chose indigne d’elle et de lui.
M. du Longpré ne fut distrait de ces pensées pénibles qu’au moment de son arrivée à Paris, ce grand inconnu où il allait pénétrer pour la première fois.
Habitué à la végétation luxuriante des tropiques, à la richesse des villas de Bourbon, les lilas en fleur et les jolies maisons de campagne qui annoncent la grande ville arrêtèrent peu ses regards ; mais lorsqu’il eut dépassé l’enceinte fortifiée, il ne put maîtriser son étonnement à la vue des immenses constructions qui défilaient devant lui comme des fantômes géants.
Puis la locomotive ralentit sa marche et entra enfin dans la gare de la rue d’Amsterdam. Paul descendit sur le quai et suivit la masse des voyageurs dans la salle d’attente.
Il y était à peine depuis un instant lorsqu’un grand vieillard, accompagné d’une charmante fillette, s’approcha et lui dit en lui tendant la main :
— M. Paul du Longpré ?
— Oui, monsieur, répondit le créole, tout stupéfait de s’entendre appeler par son nom à trois mille six cents lieues de son pays, et cela en débarquant dans une ville où il ne connaissait personne.
Mais, comprenant aussitôt que, seul, le frère de son père pouvait être venu au-devant de lui, l’amant de Gabrielle Berthier se hâta de répondre à l’étreinte du vieillard en demandant à son tour :
— Et vous, M. Armand du Longpré ?
— Je savais bien que je ne pouvais me tromper, s’écria le brave homme tout ému. Me Duchemin m’a fait de vous un portrait si fidèle que je vous aurais reconnu entre mille. Nous causerons mieux tout à l’heure. Laissez-moi d’abord vous présenter ma fille, ma chère Blanche. Embrassez-la, parbleu ! c’est votre cousine.
— Si mademoiselle, si ma cousine me le permet, dit Paul en se penchant vers l’enfant.
Pour toute réponse, Blanche offrit son front au jeune homme.
— Maintenant, reprit M. du Longpré, remettez votre bulletin de bagages ainsi que vos clefs à mon domestique, et partons. Il me tarde que vous franchissiez le seuil de la maison qui va devenir la vôtre. Votre appartement vous attend depuis trois mois.
Et prenant le bras de son neveu qui avait suivi ses instructions à l’égard de ses bagages, M. du Longpré l’entraîna dans la cour où stationnait sa voiture.
Il exigea que Paul y prit place le premier, puis il y fit monter sa fille et s’y installa ensuite avec une agilité de jeune homme.
Le valet de pied ferma la portière, et la voiture remonta au trot de ses deux chevaux demi-sang la rue d’Amsterdam, pour prendre les boulevards extérieurs.
M. du Longpré était un vieillard de soixante-huit ans, très vert et d’une physionomie particulièrement honnête et douce.
Nous avons dit plus haut que, venu en France fort jeune, il y avait fait une grande fortune dans l’industrie sucrière. Son établissement de raffinerie était un des plus importants de Paris, mais il n’avait pas suivi l’exemple de ses confrères qui demeuraient presque tous dans les quartiers aristocratiques : il s’était fait construire une fort belle maison d’habitation auprès de son usine, rue de Flandre.
Veuf depuis cinq ans déjà, il vivait là avec Blanche, sa fille unique, à laquelle une brave et digne femme, madame Dormeuil, servait d’institutrice et surtout de mère, depuis la mort de madame Armand du Longpré.
Blanche, qui avait alors une dizaine d’années, était bien la plus charmante fillette qui se pût voir. Blonde, mince, un peu frêle, mais néanmoins d’une santé parfaite, tout, en elle, était grâce et séduction, depuis son rire argentin, ses regards francs et droits, sa gaieté d’enfant, jusqu’à sa coquetterie naïve, son despotisme affectueux, ses élans d’intarissable bonté.
Elle adorait son père ; celui-ci en était fou.
Madame Dormeuil n’aimait pas moins son élève, qui lui rendait bien son affection, mais elle était plus sérieuse ; c’était la note grave dans ce concert de tendresses.
On voit que, dans la maison de M. du Longpré, tout était calme et bonheur. Durant sa longue et laborieuse carrière, le digne vieillard n’avait eu que deux chagrins réels : celui que lui avait causé la perte de sa femme, puis, moins de deux ans plus tard, celui que la mort de son frère était venu lui apporter au milieu des joies que sa fille répandait autour d’elle.
Pour la première fois alors, en songeant que ce frère laissait un fils dont quatre mille lieues le séparaient, il pensa qu’un jour Blanche aussi serait seule, sans appui, et il résolut dès ce moment d’appeler son neveu à Paris.
Il savait par la lettre de Me Duchemin que Paul, malgré sa jeunesse, était un homme sérieux sur lequel il pouvait compter, et il avait chargé le notaire de Saint-Denis de cette négociation dont l’honorable tabellion, on s’en souvient, s’était mieux tiré que de la liquidation de M. Morin.
On comprend donc avec quelle impatience le créole était attendu par son oncle et par Blanche elle-même.
Un cousin des colonies ! C’était pour la fille de M. du Longpré un personnage presque mystérieux, qui ne pouvait ressembler à aucun des jeunes hommes qu’elle apercevait chez son père. Aussi n’avait-elle voulu laisser à personne le soin de préparer son appartement.
Sans madame Dormeuil, qui sut y mettre bon ordre, l’enfant eût encombré la demeure de Paul de tant de fleurs, d’un si grand nombre de choses inutiles, que l’hôte de M. Armand n’aurait jamais pu s’y retrouver.
Le plaisir de Blanche, à la gare, ne fut donc guère moins vif que celui de son père, lorsque le créole apparut ; mais elle était trop jeune pour ne pas s’y accoutumer bien vite. Quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel de la rue de Flandre, la glace était tout à fait rompue ; il semblait à la jolie enfant qu’elle connaissait son cousin depuis des années entières.
Très-fière d’être Parisienne, elle lui avait déjà promis de lui faire voir toutes les merveilles de la grande ville, celles du moins qu’elle connaissait : les boulevards, le Pré-Catelan, le bois de Boulogne, le Cirque, Robert-Houdin !
Pendant cette course de près d’une demi-heure, M. Armand du Longpré n’avait pu placer dix mots. Blanche avait tout simplement accaparé le nouveau venu.
Quant à Paul, profondément touché de cet accueil qui lui rendait subitement les tendresses dont il était privé depuis si longtemps, il oublia momentanément Gabrielle, au milieu de cette sainte et douce atmosphère de famille, et naïvement, franchement, comme elles lui étaient offertes, il accepta toutes ces joies, toute cette affection, toutes ces espérances.
Blanche voulut introduire elle-même le nouveau débarqué dans son appartement, et peu d’instants plus tard, le jeune homme prenait possession, dans la salle à manger, du siége que son oncle lui désignait en disant :
— Mon cher neveu, voici votre place désormais, entre Blanche et moi.
Pour toute réponse, Paul tendit une de ses mains au vieillard et se pencha vers la fillette pour l’embrasser.
Le repas fut charmant, mais l’oncle n’entretint son neveu de ses affaires et de ses projets qu’autant que Blanche voulut bien le permettre, et tout d’abord elle força son père à tutoyer son jeune parent ; puis, lorsque l’heure du repos sonna pour son élève et que madame Dormeuil vint l’en prévenir, la gracieuse enfant ne se retira qu’après avoir passé des bras de son père dans ceux de son cousin.
MM. du Longpré restèrent seuls.
Le créole, qui avait suivi du regard la fillette, s’aperçut, en se retournant vers M. Armand, que les yeux de celui-ci étaient humides.
— Qu’avez-vous donc, mon oncle ? lui demanda-t-il affectueusement en se rapprochant de lui.
— Ce que j’ai, mon cher Paul, répondit le vieillard en secouant la tête, comme pour en chasser les tristes pensées dont son esprit semblait assailli, cela est facile à comprendre. Ta réunion à cette table avec Blanche me rappelle les deux êtres que j’ai le plus aimés, ma femme et mon frère ; et lorsque je pense que j’ai passé l’âge auquel ton père est mort, je me demande si ma chère fille, elle aussi, ne sera pas bientôt orpheline. C’est l’enfant de ma vieillesse ! Dieu ne devrait pas permettre d’être père à celui que les lois de la nature condamnent à abandonner si vite ceux qui ont encore besoin de lui.
— Mon oncle ! voulut interrompre Paul.
— Pardonne-moi, mon ami, poursuivit M. Armand du Longpré, ce n’est pas ainsi que je devrais te recevoir, mais ces tristes idées m’ont envahi malgré moi. Là, c’est fini ! Pourquoi, d’ailleurs, ne pas voir l’avenir moins sombre ? Maintenant que tu es là, Blanche n’est plus en danger d’être seule. Je suis riche, mon établissement marche à merveille ; si tu prends goût aux affaires, tu deviendras mon associé, dès demain si cela te convient ; et comme tu as vingt-cinq ans à peine, qui sait ? peut-être un jour me demanderas-tu toi-même à être plus encore que mon neveu.
Le vieillard était redevenu tout joyeux à cette perspective, si lointaine qu’elle fût, qui le rassurait sur l’avenir de sa fille.
Paul, au contraire, s’était senti rougir. C’est à peine s’il avait pu répondre à son parent par un sourire. L’image de Gabrielle, moins vivante en son esprit depuis quelques heures, venait d’y reprendre sa toute-puissance, pour se placer entre lui et cette enfant chaste et pure, dont le père rêvait de faire sa femme.
Aussi, péniblement affecté, se reprochant le secret avec lequel il était entré dans cette maison, où tout espoir était en lui, ne prêta-t-il qu’une oreille distraite aux explications que son oncle se plut à lui donner, pendant tout le restant de la soirée, sur son usine, ses relations et ses affaires.
Plein de son sujet, M. Armand ne s’aperçut de rien, et lorsqu’il se sépara du jeune homme, sur le seuil même de son appartement, où il avait voulu le conduire, ce fut après une affectueuse poignée de main, le cœur débordant de bonheur et d’espérance.
Seul dans sa chambre, M. du Longpré demeura quelques instants sous l’impression douloureuse qu’il venait d’éprouver ; mais bientôt toute autre pensée disparut au souvenir de mademoiselle Berthier. Il se dit que le père de Blanche, en parlant de sa fille ainsi qu’il l’avait fait, n’avait voulu lui donner qu’une preuve de plus grande affection, que l’enfant avait d’ailleurs dix ans à peine, que de longues années enfin le séparaient de l’époque où la réalisation du rêve du vieillard serait possible ; et lorsqu’il s’endormit, ce fut avec le nom de la charmeresse sur les lèvres.
Le lendemain matin, au moment même où Paul prenait place pour la seconde fois dans la salle à manger de la rue de Flandre, entre son oncle et sa cousine, madame Berthier et sa fille arrivaient à Paris.
Elles avaient pris l’express du matin. M. de Martry, prévenu par une dépêche, les attendait à la gare. Il les accompagna à l’hôtel du Louvre, où, leur installation à peine achevée, Gabrielle pria sa mère de la laisser seule avec leur ami.
Madame Berthier, dont nous connaissons la complaisance maternelle, passa dans la chambre voisine, car sa fille lui avait recommandé de ne pas sortir ; et Gabrielle, après avoir roulé un fauteuil en face de celui qu’occupait M. de Martry, s’y laissa tomber ; puis, tendant les deux mains à son visiteur qui les pressa affectueusement et longuement :
— Maintenant, commandant, causons lui dit-elle.