La Bâtarde (Pont-Jest)/X

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E. Plon (p. 176-198).

X

DALILA

Si M. de Martry, armé de l’anneau de Gygès, avait pu pénétrer inaperçu dans la chambre où mademoiselle Berthier s’était renfermée et lire par-dessus son épaule, il eût craint davantage encore, non seulement pour M. du Longpré, mais aussi pour Richard.

De son écriture élégante et ferme, la jeune femme avait tracé ces lignes :

« Je serai chez vous demain à une heure, pour tout vous dire. Votre porte me sera-t-elle fermée ? Pas un mot de cette visite à qui que ce soit. »

Et elle avait immédiatement envoyé jeter à la poste cette lettre, qui était adressée à M. Richard Berney.

Bien qu’il ne se doutât pas de cet étrange billet, mais fort inquiet de ce que Gabrielle pourrait tenter un jour ou l’autre du côté de la rue des Martyrs, et voulant en conséquence surveiller incessamment le jeune peintre, M. de Martry se rendit chez lui le lendemain à onze heures du matin.

Par extraordinaire Richard n’était pas à son atelier. Dominique, son domestique, un ancien modèle, quelque peu rapin, qui le servait avec le plus grand dévouement depuis trois ans, apprit à M. de Martry que son maître était sorti vers neuf heures et ne rentrerait qu’après son déjeuner.

— M. Berney n’a pas dit où il allait ? demanda l’ancien officier de marine à Dominique, qui préparait des palettes.

— Non, mon commandant, répondit celui-ci, M. Richard est parti de si bonne heure qu’il n’a pas reçu son courrier.

En disant ces mots, le domestique indiquait à M. de Martry les lettres et les journaux que le concierge avait apportés quelques instants auparavant.

Le capitaine de vaisseau étouffa un cri de surprise. Au milieu de cette correspondance, sur laquelle il avait jeté, et peut-être seulement par hasard, un coup d’œil distrait, il venait de reconnaître une lettre de mademoiselle Berthier.

— Déjà ! se dit-il : pauvre Richard ! le voilà passé à l’état de fiche de consolation. Comment empêcher cette entrevue ? Car, bien certainement, Gabrielle lui demande un rendez-vous. Sacrebleu ! je ne puis cependant voler cette lettre !

Et fort indécis à l’égard de ce qu’il avait de mieux à faire, M. de Martry ajouta tout haut en s’adressant à Dominique :

— Je reviendrai après mon déjeuner ; mais si M. Berney rentre avant mon retour, ne lui parlez pas de ma visite ; c’est dans son intérêt que je vous prie de ne lui en rien dire.

— Parfaitement, mon commandant. Je ne vous ai pas vu, voilà tout. Oh ! je sais combien vous aimez M. Richard. S’il avait toujours suivi vos conseils, je poserais encore sous la toge ou la chlamyde, au lieu de broyer les couleurs auxquelles ces demoiselles empruntent le noir de leurs yeux et le carmin de leurs lèvres.

Dominique, en se livrant à ses regrets de modèle classique, lançait des regards de mépris au petit tableau licencieux auquel son maître travaillait.

M. de Martry ne put s’empêcher de sourire, et sortit.

Quelques minutes plus tard, il était assis dans un restaurant du quartier ; mais au moment où il commençait à peine son repas, il demanda tout à coup au garçon qui le servait tout ce qu’il fallait pour écrire.

Puis il envoya chercher un commissionnaire et remit à cet homme, en lui recommandant de le porter tout de suite, un billet à l’adresse de M. Paul du Longpré.

« Cher monsieur, disait l’ancien officier de marine au créole, montez en voiture et soyez assez bon pour venir m’attendre sur le boulevard de Clichy, à l’angle de la rue des Martyrs. »

Cela fait, moins inquiet que ne l’avait rendu la pensée subite qui s’était emparée de lui, le commandant s’était remis tranquillement à son déjeuner.

Presque au même moment la porte de l’atelier de M. Berney s’ouvrait sans qu’on eût sonné, et Dominique bondissait sur son escabeau, en entendant une voix qu’il ne pouvait avoir oubliée lui demander :

— Richard n’est pas ici ?

— Vous ! s’écria le vieux modèle au comble de la stupeur, en reconnaissant mademoiselle Berthier ; vous !

— Eh bien ! répondit Gabrielle avec le plus grand calme, en quoi, mon brave Dominique, cela est-il si étonnant ?

— C’est que… après… Il y a si longtemps !

— Pour revenir, il faut d’abord partir. Je suis partie, et me voici revenue ! Mais nous n’avons pas de temps à perdre en étonnements et en reconnaissances. Richard est sorti ?

— Oui, madame.

— Seul ou avec un ami ?

— Seul !

— A-t-il dit à quelle heure il rentrera ?

— Non, mais il ne peut tarder.

— Il n’a pas reçu de visite ce matin ?

— Aucune !

— Et des lettres ?

— Pas davantage ; il est sorti avant l’arrivée du facteur. Voilà son courrier et ses journaux là-bas sur la table.

Sans plus se gêner que si elle eût été chez elle, mademoiselle Berthier s’assura que sa lettre était bien parmi les autres, et seulement alors elle aperçut la toile couverte d’un crêpe noir. Elle souleva ce crêpe, qui cachait, on s’en souvient, son portrait, et resta quelques instants immobile en l’examinant avec attention.

Puis, soudain, elle laissa retomber le voile sur le tableau et s’élança vers la fenêtre. Elle avait entendu des pas sur le chemin dallé qui conduisait de la porte de la maison à l’atelier.

— Richard et Martry ! murmura-t-elle.

Et, se rapprochant de Dominique qui, stupéfait, ne la quittait pas des yeux, elle lui dit :

— Il n’y a personne par là ?

Elle désignait l’appartement de M. Berney.

— Non, personne ! répondit le modèle, absolument hébété.

— Richard rentre avec un ami ; ne le prévenez de ma présence que lorsque cet ami sera parti.

— Mais, madame…

— Votre maître ne vous pardonnerait pas d’agir autrement ; il ne faut pas que cet ami me voie !

Elle disparut dans la pièce voisine.

— Toujours la même ! pensa Dominique. Elle se croit encore la maîtresse ici. Après tout, peut-être a-t-elle raison !

C’étaient bien, en effet, M. de Martry et le peintre qui rentraient ensemble. Le commandant avait rencontré son jeune ami sur le pas de sa porte.

— Quelle bonne fortune vous amène aujourd’hui ? demanda l’artiste à l’ancien officier de marine, en lui offrant du geste un fauteuil.

— J’ai besoin de causer avec toi, mon cher Richard, répondit M. de Martry ; renvoie ton domestique.

— Mon bon Dominique, dit M. Berney à celui-ci, va chercher tout de suite chez Wumser le tableau qu’il vient de me faire voir. Tu iras ensuite acheter les couleurs dont je t’ai donné la liste ce matin.

— Très bien, monsieur Richard, répondit le vieux rapin, en posant sur un chevalet la palette qu’il avait conservée à la main tout en causant avec mademoiselle Berthier. Adieu, mon commandant !

— Au revoir, fit M. de Martry avec un geste amical.

Il s’aperçut au même instant que le peintre, qui avait rapidement ouvert ses lettres, pâlissait et tremblait à la lecture de l’une d’elles.

— C’est bien de Gabrielle, se dit-il ; je ne m’étais pas trompé !

M. Berney avait déjà fait disparaître le billet dont les lignes lui avaient causé une si vive émotion, billet qui était en effet celui de mademoiselle Berthier, et il s’efforçait de paraître calme. Toutefois, il n’avait pu s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la pendule.

— Ah ! elle doit venir ! Eh bien ! j’arrive à temps, songea l’officier de marine.

Dominique était sorti. L’artiste s’était assis devant son chevalet, et, machinalement, pour se donner une contenance, il s’était armé d’une palette et d’un pinceau.

Ce fut lui qui prit le premier la parole.

— Que pouvez-vous donc avoir de si secret à me dire, mon cher commandant ? demanda-t-il à M. de Martry, d’un ton qu’il tentait de rendre indifférent et enjoué. Je puis travailler en vous écoutant, n’est-ce pas ? Vous savez où sont les cigares, et vous savez aussi que vous êtes ici chez vous.

— Merci, répondit l’ex-officier, en roulant auprès de Richard le fauteuil dans lequel il s’était assis. Oui, ce que j’ai à te communiquer est grave, et il était inutile que Dominique fût là.

— Bah !

— Gabrielle est à Paris.

— Je le sais depuis aujourd’hui.

Pour cacher sa pâleur et son trouble, le jeune peintre avait prononcé ces mots sans se retourner.

— Tu as reçu une lettre d’elle ? reprit le commandant.

— C’est vrai, fit l’artiste, dont le pinceau tremblait dans sa main.

— Que te dit-elle ?

— Qu’elle est de retour.

— Pas davantage ?

— Non, rien autre chose.

— Tu ne sais pas alors qu’elle est à Paris depuis huit mois ?

Richard ne tint pas contre cette nouvelle, et fit brusquement volte-face en répétant :

— Depuis huit mois !

— Oui, depuis plus de huit mois, redit le capitaine de vaisseau. Voyons, mon ami, n’aie pas de secrets pour moi. Tu penses bien que si je t’interroge ainsi, ce n’est pas tout simplement par curiosité. Gabrielle doit venir te voir ?

— Elle me l’a écrit, en effet.

— Tu la recevras ? Tu lui pardonneras ?

— J’ignore si je lui pardonnerai, mais je ne lui fermerai certainement pas ma porte.

— Mon pauvre Richard, tu es perdu !

— Pourquoi ?

— Parce que tu es convaincu que mademoiselle Berthier revient à toi, ramenée par le remords et un retour d’affection. Vous êtes tous les mêmes, faibles ou fats !

— Sais-je d’abord si Gabrielle a commis quelque faute dont elle ait à se repentir, et ensuite, ne l’ai-je pas assez aimée, n’ai-je pas assez complètement tout sacrifié à cet amour pour que son cœur me revienne après m’avoir oublié un instant ? Est-ce que je l’ai oubliée, moi ? Est-ce que, malgré ma volonté, pour ainsi dire, son souvenir ne remplit pas toujours cet atelier ? Est-ce que, malgré mes colères et mes désespoirs, je n’ai pas conservé ce portrait…

— Que tu devais lui envoyer inachevé pour lui prouver ton mépris.

— Je mentais en m’exprimant ainsi. Ah ! vous en parlez à votre aise, d’oublier deux années de bonheur et douze mois de torture ! Est-ce haine ou amour ? Je l’ignore ! La tuerai-je à son premier mot ou tomberai-je à ses genoux ? Je n’en sais rien ! La vérité est que je ne veux pas la condamner sans l’entendre ! Voilà pourquoi je l’attends !

Dans son exaltation, Richard s’était levé et arpentait à grands pas son atelier.

— Allons, pauvre fou ! calme-toi, lui dit le commandant, mais retiens bien mes paroles d’aujourd’hui : Une femme telle que Gabrielle ne revient pas à l’homme qu’elle a aimé en raison des services que lui a rendus cet homme ou des sacrifices qu’il a faits pour elle, mais en raison des services qu’il peut encore lui rendre ou des sacrifices qu’il peut encore faire. Tu as donné à Gabrielle ta jeunesse, ton cœur aimant et inexpérimenté ; tu lui as sacrifié tes travaux, elle a soufflé sur ton talent qui prenait son essor ; elle n’a donc plus besoin de ta jeunesse, ni de ton cœur, ni de ton talent. Ce qu’elle veut de toi, c’est tout autre chose, j’en ai peur ! Si elle revient après t’avoir si complètement oublié pendant des mois entiers, c’est que tu peux lui être utile. Comment ? Je l’ignore, et c’est ce qui m’effraye.

— Vous oubliez, mon cher commandant, que mademoiselle Berthier est riche. La fortune dont elle a hérité à Bourbon la met à l’abri de vos suppositions malveillantes. C’est cette fortune seule qui pourrait être un obstacle à mon pardon. Si Gabrielle était pauvre, elle serait ici chez elle.

— Eh ! il s’agit peu pour Gabrielle de partager ton bien-être matériel ; j’ai peur qu’elle ne t’offre plutôt de partager sa honte.

— Sa honte ! Que voulez-vous dire ?

Richard avait prononcé ces paroles avec un tel accent de colère croissante que M. de Martry reprit vivement :

— Ah ! tu ne vas pas me chercher querelle, à moi, je suppose ? Oui, sa honte ! Et puisque je t’ai dit le mot, je vais te raconter la chose, car, enfin, je ne puis pas te laisser te pencher une seconde fois sur l’abîme, sans essayer de te sauver. Promets-moi seulement de m’écouter jusqu’au bout. Lorsque je t’aurai armé contre le danger qui te menace, nous nous couperons la gorge, si cela te convient !

— Parlez, je vous promets de ne pas vous interrompre.

M. de Martry raconta alors à Richard ce qu’il savait de Gabrielle, ce qu’elle lui avait dit elle-même : sa déception à Bourbon, son voyage avec M. du Longpré, l’amour de celui-ci, sa chute, la promesse du créole de l’épouser, son arrivée en France, son existence isolée dans un quartier éloigné, sa grossesse, sa rupture à la suite de ce que son amant avait appris, la naissance de sa fille, la scène qui, la veille, s’était passée chez lui, rue du Cirque, et enfin le serment qu’avait fait la jeune femme de se venger. Puis il termina en disant :

— Voilà les aventures de Gabrielle. Maintenant, pourquoi t’écrit-elle ? Pourquoi veut-elle te voir ? Peut-être pour faire de toi l’instrument de sa vengeance ! Prends garde, elle est capable de tout pour atteindre son but, même de t’aimer encore, ou du moins de te le faire croire.

Richard, qui avait écouté le récit du commandant avec des alternatives de colère, de désespoir et de compassion ; qui, par moments, avait murmuré : Misérable ! et par d’autres : Pauvre Gabrielle ! Richard jeta tout à coup un cri, bondit de son siège et devint livide.

Mademoiselle Berthier s’était glissée sans bruit et sans être vue, grâce aux chevalets et aux tableaux, de la porte de l’appartement jusqu’auprès de l’officier de marine, et la main sur l’épaule de celui-ci, elle lui disait de sa voix ironique :

— Vous traitez bien vos amis, commandant !

Le capitaine de vaisseau, calme comme devant la tempête, se retourna lentement pour répondre à la jeune femme :

— Tiens ! vous étiez là ?

— Depuis le commencement de votre intéressant récit.

— Tant mieux !

— Vous savez que vous venez de commettre une infamie.

— Vous n’ignorez pas que nos idées sur l’honneur ne peuvent être les mêmes. Ai-je dit la vérité ?

— Tout entière !

À cet aveu, M. Berney, que mille sentiments divers agitaient, demanda :

— Ainsi, Gabrielle, pendant que je mourais ici de votre abandon, pendant que je pleurais votre absence…

— Pardon, Richard, interrompit brusquement Gabrielle, en arrêtant sur le peintre un de ses regards profonds dont elle connaissait la toute-puissance, conservons la scène que vous voulez me faire et les explications que j’ai à vous donner pour le moment où nous serons seuls. Laissez d’abord M. de Martry terminer, à moins que vous n’exigiez que je lui cède la place.

En s’exprimant ainsi, mademoiselle Berthier avait rejeté son manteau sur son épaule et fait un mouvement vers la porte.

— Non, s’écria l’artiste en s’élançant vers elle et en la saisissant violemment par le bras ; non, vous ne sortirez pas ainsi !

— Prenez garde, Richard, vous allez me faire mal, fit Gabrielle en se dégageant. C’est bien ! je reste !

— Alors, c’est à moi de sortir, dit l’ancien officier de marine en se levant.

— Commandant ! supplia le peintre.

— Tu n’es qu’un malheureux ! répondit le capitaine de vaisseau autant du regard et du geste que de la voix.

— C’est donc la guerre, commandant ? demanda mademoiselle Berthier avec un sourire mauvais.

— Oui, c’est la guerre, riposta M. de Martry, si, comme je le crains fort, vous n’êtes ici que pour commettre quelque méchante action.

— Je suis venue pour me venger, et je me vengerai.

— Adieu !

— Adieu !

Et se tournant vers le peintre qui s’était laissé tomber près d’une table et s’y tenait le visage caché dans les mains, le commandant ajouta :

— Une dernière fois, Richard, prends garde ! Lorsque tu m’appelleras à ton aide, il sera peut-être trop tard.

Puis il sortit.

— Oh ! lâche et misérable que je suis ! murmura M. Berney, qui avait relevé la tête à la dernière apostrophe de son ami.

— Mais si vous vous croyez si lâche et si misérable, dit Gabrielle d’une voix douce et soumise, vous n’avez qu’à me chasser. Dites un mot, un seul, et vous ne me reverrez jamais.

— Ainsi, tout ce que je viens d’entendre est vrai ! gémit l’artiste. Après m’avoir cruellement abandonné, vous m’avez indignement trompé. Savez-vous que cela est horrible, Gabrielle, et que j’ai failli en perdre la raison ? Pourquoi ne m’avez-vous pas tout au moins prévenu de votre départ ?

— J’ai craint votre opposition ou votre désir de nous suivre. Or, nous ne pouvions arriver ensemble à Bourbon.

— Soit ! mais, après cet abandon, pourquoi cette trahison ?

— Parce que j’étais affolée, parce que je voulais être riche, parce que, partie pour recueillir là-bas un million, je ne voulais pas rentrer pauvre à Paris. Désespérée de ne pouvoir réaliser le rêve que j’avais fait en quittant la France…

— Quel rêve ?

— Celui de revenir avec une fortune dont j’aurais eu le droit de vous offrir la moitié, car sa source eût été pure. Eh bien ! désespérée de ne pouvoir réaliser ce rêve, je résolus de ne plus vous revoir jamais, et je me laissai aimer par un homme qui me promettait de faire de moi sa femme.

— Le nom de ce misérable qui n’a pas tenu son serment ?

— Eh ! que vous fait son nom ? Au moment où il allait me donner ce nom, il a appris que j’avais été votre maîtresse et s’est cru dégagé de sa promesse ; mais, en échange de ce que j’avais le droit d’attendre de lui, il m’a offert de l’argent, il m’a demandé de lui vendre ma fille. Son argent, je l’ai refusé ; son enfant, il ne le connaîtra pas. Ma fille est à moi, à moi seule. Je l’emmènerai si loin qu’il ne la verra jamais !

— Vous voulez partir encore ?

— Oui ! et c’est parce que je veux m’éloigner pour ne plus revenir à Paris, pour cacher à tous le pays où je me réfugierai, que j’ai voulu vous voir avant mon départ.

— Pourquoi fuir ? pourquoi vous cacher ? s’écria Richard, dont la colère faisait déjà place à l’épouvante que lui causait cette nouvelle séparation.

— Parce que la loi est ainsi faite, répondit mademoiselle Berthier avec des larmes dans la voix, que cet homme qui m’abandonne, après m’avoir promis son nom, peut me voler mon enfant en allant déclarer qu’il est à lui et qu’il le reconnaît. Or, comme cet enfant est une fille, on me la laissera jusqu’à six ou sept ans, qui sait encore ? puis un jour, on l’arrachera de mes bras pour la lui donner.

— Cela ne peut se faire sans votre consentement !

— Cela se peut au contraire, à moins qu’un autre n’ait pris les devants et que mon enfant soit déjà reconnu par cet autre, lorsque son père se présentera à son tour. Et puis, j’ai voulu vous voir, Richard, pour vous demander pardon ; mais si je vous ai fait souffrir, j’en suis cruellement punie, vous le voyez. Ah ! je vous jure qu’avant que je franchisse pour toujours le seuil de cet atelier, où j’ai été si heureuse, vous pouvez bien m’accorder une parole de pitié. Vous n’avez pas le droit d’être si sévère pour moi, car c’est à mon amour pour vous que je dois et la perte de ce million que j’étais allée chercher à Bourbon, et aussi la perte de ce nom qui m’avait été promis.

— À votre amour pour moi ?

— Sans doute : M. Morin, mon oncle, averti de notre liaison par l’un de nos parents, qui connaissait ses bonnes dispositions à mon égard, a déshérité ma mère ; et l’homme qui devait m’épouser m’abandonne aujourd’hui, parce que cette même liaison n’est plus un secret pour lui.

— Ainsi, c’est à cause de moi que vous êtes pauvre, c’est à cause de moi que…

— Oh ! je ne vous fais aucun reproche. Bien au contraire, je viens implorer votre pardon.

— Mon pardon ?

— Oui, me le refuserez-vous, Richard ?

Il serait impossible de rendre l’adorable accent de prière avec lequel mademoiselle Berthier avait prononcé ces paroles. C’était tout à la fois de la résignation et un appel aux souvenirs du passé. Une larme brillait à travers les longs cils qui voilaient ses grands yeux à demi fermés ; ses lèvres, entr’ouvertes comme par un sanglot, laissaient voir ses dents de perles ; une des boucles de son admirable chevelure retombait sur sa poitrine, dont l’émotion soulevait les orgueilleux contours. Tout, en elle, était charme et séductions.

Richard ne la quittait pas du regard ; l’expression égarée de son visage disait l’horrible combat que se livraient en son cœur mille sentiments divers. À chacune des phrases de l’enivrante créature, il avait fait un pas vers elle, subissant, ainsi que le malheureux en proie au vertige sur le bord de l’abîme, une irrésistible attraction. Aux derniers mots de Gabrielle, il était à ses côtés, et c’est en saisissant brusquement ses mains dans les siennes, qu’il lui avait dit avec autant d’amour que de colère :

— Alors, vous allez partir ?

— Pour toujours ! répondit-elle.

— Et cet homme ?

— Je ne le reverrai pas ; mais lui, il ne connaîtra jamais sa fille !

— Et dire, reprit le peintre, en abandonnant les mains de la jeune femme et en se laissant tomber sur un siége, qu’il y a déjà plus d’un an, vous étiez là, comme aujourd’hui, et que je vous aimais tant ! Aucun détail de cette dernière année n’est sorti ni de ma mémoire ni de mon cœur. Oui, vous étiez belle, ainsi que vous l’êtes toujours. Au son seul de votre voix, j’éprouve les mêmes émotions enivrantes ; sous votre regard, je sens le même délire ! Je vous retrouve avec votre toute-puissance. N’ai-je donc fait qu’un épouvantable rêve ? Est-ce donc seulement en songe que j’ai si cruellement souffert ? Ne m’avez-vous jamais abandonné ? Est-ce qu’il y a vraiment un an que vous êtes partie ?

C’était à lui-même plutôt encore qu’à la jeune femme que le malheureux parlait ainsi.

— Si vous le voulez, Richard, murmura la Dalila en s’agenouillant près de lui et en noyant ses grands yeux dans les siens ; si tu le veux, c’est seulement d’hier.

Le peintre jeta un cri, et, saisissant la tête de Gabrielle entre ses bras, il la couvrit de baisers.

Ce ne fut entre eux, pendant de longs instants, qu’un échange de larmes, de caresses et de sourires.

— Quant à ton enfant, lui avait dit Richard à travers mille protestations d’amour et en la pressant contre son cœur, il sera le mien ; je l’aimerai comme j’aime tout ce qui vient de toi, même la douleur.

Au moment où le pauvre fou s’exprimait ainsi, la porte de l’atelier s’ouvrit tout à coup, et Gabrielle, s’arrachant des bras de son amant, se plaça devant lui comme pour le défendre.

M. de Martry revenait accompagné de M. du Longpré.

Le commandant avait la physionomie impassible et sévère des grands jours de combat ; le créole était calme, mais il était aisé de lire sur son visage que ce n’était là qu’un calme apparent, masque de colère et de désespoir.

D’un coup d’œil, mademoiselle Berthier jugea la situation et comprit que Richard n’était pas un lutteur digne de ces adversaires à l’attitude menaçante.

— Que voulez-vous encore ? demanda-t-elle à M. de Martry ; M. Berney ne veut ni vous recevoir ni vous entendre !

Elle avait saisi le peintre entre ses bras, et, l’asservissant par son contact, l’enivrant de ses regards, elle lui disait ;

— Laisse moi seule avec ces messieurs, je le veux !

Plus rapide qu’une tigresse enlevant sa proie palpitante, elle avait entraîné le malheureux jusque sur le seuil de son appartement et en avait fermé la porte sur lui.

Puis, les bras croisés sur sa poitrine, la tête haute, les yeux pleins d’éclairs, son sourire ironique aux lèvres, elle s’était avancée lentement vers les nouveaux venus en répétant :

— Que voulez-vous ?

— Nous arrivons trop tard, dit M. de Martry à son compagnon, il vient de se traiter ici quelque marché infâme.

— Oh ! ce n’est pas possible, gémit M. du Longpré en s’adressant à mademoiselle Berthier. Voyons, Gabrielle, répondez-moi. Qu’êtes-vous venue faire dans cette maison ?

— Je suis venue chercher un nom pour ma fille, monsieur, puisque son père m’a jugée indigne de lui, répondit cyniquement la courtisane. M. de Martry vous l’a dit ; il est trop tard ! Dans une heure, mon enfant s’appellera mademoiselle Berney.

— Malheureuse ! s’écria M. du Longpré, en s’élançant le bras levé vers la jeune femme.

Le commandant arrêta le créole au passage.

— Venez, mon ami, lui dit-il, il ne reste rien à faire ici pour les honnêtes gens ; il ne s’y trouve plus qu’une misérable et un fou !

Puis il prit Paul par le bras et le força de sortir de l’atelier sans ajouter un seul mot.

— Ah ! je suis donc vengée ! fit Gabrielle avec un geste d’incommensurable orgueil.

Et d’un bond, rejoignant le peintre dans son appartement, elle se jeta à son cou, en lui murmurant, ses lèvres sur ses lèvres :

— Richard, que je t’aime !