La Bâtarde (Pont-Jest)/XIV

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E. Plon (p. 263-281).

XIV

MARCHÉ INFÂME

Ce qu’on appelle le tout Paris élégant et viveur n’avait pas tardé à apprendre le retour de mademoiselle Berthier, et les visites s’étaient rapidement multipliées à son hôtel. Toutefois, il y avait plus de curiosité que de sympathie dans cet empressement.

Gabrielle, en effet, s’était fait peu d’amitiés avec les débris de ses amours, mais on voulait savoir si elle était toujours belle ; on désirait se renseigner à l’égard de ses projets ; on tenait à s’inscrire sur la liste de ses invités pour les fêtes qu’elle ne manquerait pas de donner. On disait enfin qu’elle revenait fort riche, et l’on espérait apprendre quelles aventures elle avait eues, quelles ruines elle avait consommées sur les rives de la Néva.

Ces impatients comptaient sans la prudence de la jeune femme, et lorsqu’on vit que sa porte s’ouvrait plus difficilement qu’autrefois, ce fut une déception générale en même temps qu’un concert de critiques et de propos malveillants. On accusa l’ancienne courtisane d’orgueil et d’ingratitude. Ce fut bien pis quand on sut qu’elle donnait une soirée, et que le chiffre de ses invitations était limité à une centaine.

Mademoiselle Berthier fut bientôt au courant des malédictions mondaines dont on l’accablait, mais elle resta inflexible. En femmes, elle ne voulait recevoir que des artistes de premier ordre, du moins par le nom du théâtre auquel elles appartenaient, et en hommes, que des gens du monde ou des célébrités incontestables.

Pendant les deux jours qui suivirent la tentative d’entrevue de M. du Longpré, Gabrielle fut tout entière à ses préparatifs de fête, et le jeudi indiqué, vers huit heures du soir, la façade de son hôtel s’enguirlanda de gaz, et les portes de la grille s’ouvrirent à deux battants.

L’habitation présentait un coup d’œil vraiment féerique ; on voyait qu’une femme de goût avait présidé à son ornementation. Les vestibules et les escaliers étaient garnis de fleurs rares, la salle à manger avait été transformée en un buffet resplendissant d’argenterie et de cristaux, l’orchestre avait été installé dans la serre, et le jardin était illuminé avec des lanternes de couleur, dont les rayons adoucis en rendaient plus mystérieux encore les épais massifs.

Toutes ces dispositions, on le comprend aisément, avaient beaucoup amusé Jeanne. Dans la ravissante toilette qu’elle inaugurait, la charmante enfant oubliait tous ses chagrins, en courant à travers les salons bien avant qu’il y fût arrivé personne.

Richard, qui était le grand maître des cérémonies, avait tenté jusqu’à la dernière heure de dissuader mademoiselle Berthier d’exhiber ainsi sa fille ; mais Gabrielle, qui caressait sans doute quelque projet, avait tenu bon, tout en promettant cependant que l’enfant remonterait dans sa chambre vers onze heures.

Pour l’aider à faire les honneurs de sa maison, la maîtresse de M. Berney avait choisi une de ses vieilles amies, mademoiselle Normand, ancienne actrice de la Comédie française, plus célèbre par ses aventures galantes et conjugales, car un fort honnête homme avait eu la faiblesse de l’épouser, que par ses succès dramatiques.

Vers neuf heures, mademoiselle Berthier quitta son cabinet de toilette et descendit dans ses salons, où elle s’assura d’un coup d’œil que toutes ses instructions avaient été bien suivies.

En la voyant, Richard eut un éblouissement et, dans les regards, un éclair de désespoir jaloux. Gabrielle, il est vrai, était merveilleusement belle. Elle portait avec une distinction parfaite une robe de faille blanche à longue traîne, à peine décolletée et sans le moindre ornement.

Sauf un peigne d’admirables perles pour retenir sa pesante chevelure, ni sur ses luxuriantes épaules ni sur ses bras aux formes si pures, pas un bijou ; ce qui était de sa part tout à la fois coquetterie et preuve de bon goût, puisqu’elle était chez elle et que tout le monde savait qu’elle avait de splendides écrins.

S’apercevant de l’impression qu’éprouvait son amant, la jeune femme s’en approcha et lui dit avec un de ses irrésistibles sourires :

— Tu sais, cher Othello, qu’il faut absolument prendre un autre visage, si tu ne veux pas nous donner en spectacle, ce qui serait tout à fait ridicule. Préférerais-tu que je fusse laide ?

— Peut-être ! murmura Richard.

— Grand fou ! tu ne m’aimerais pas pendant une heure. Si tu as l’ombre de raison, tu ne t’occuperas pas de moi, et certain que demain est bien à toi, tu me laisseras être aimable et belle pour tout le monde aujourd’hui. Je te permets, ce soir, d’adorer toutes les femmes. À demain !

Et caressant le malheureux d’un de ces regards qui le rendaient esclave, Gabrielle rejoignit mademoiselle Normand dans le salon voisin.

Bientôt les invités arrivèrent, et parmi les premiers, MM. Dusert et de Joigné. Mademoiselle Berthier leur avait écrit elle-même, en insistant sur le plaisir qu’elle éprouverait à les voir à sa soirée.

Bien qu’un peu surpris de la faveur dont ils étaient l’objet, car ils n’avaient jamais été des intimes de Gabrielle, et quoiqu’ils fussent devenus des hommes tout à fait sérieux, ces trois messieurs s’étaient empressés cependant de se rendre à l’invitation de la jeune femme, beaucoup plus par curiosité que par habitude de ce monde où ils ne faisaient que de rares apparitions.

Mademoiselle Berthier leur fit le plus gracieux accueil, leur présenta sa fille, qui ouvrait de grands yeux adorables de naïveté devant tous ces personnages qu’elle n’avait jamais vus ; puis l’orchestre donna le signal des danses, des groupes se formèrent, et la maîtresse de la maison commença à se multiplier pour ses hôtes.

On venait de terminer une valse, et M. de Joigné avait retrouvé MM. Dusert dans le premier salon par lequel entraient les invités, lorsqu’il entendit annoncer MM. de Martry et Paul du Longpré.

Ces messieurs ne purent retenir un mouvement de surprise. La présence du commandant chez mademoiselle Berthier était toute naturelle, on le savait de ses amis depuis longtemps, mais ils ne s’expliquaient pas celle du créole, dont l’existence était toujours restée si calme et si complètement en dehors de ces réunions extramondaines.

L’étonnement de M. de Joigné fut encore plus grand lorsque, portant alternativement ses regards de Gabrielle à Paul, il remarqua l’étrange sourire de la jeune femme et la pâleur ainsi que la physionomie sévère de M. du Longpré.

Il se demanda alors si c’était bien le hasard seul qui les rendait, MM. Dusert et lui, les témoins de cette présentation, qui devait avoir quelque cause mystérieuse. Il se souvint au même moment de ce qui s’était passé une douzaine d’années auparavant, rue de Flandre, et se rappelant l’émotion de M. du Longpré lorsqu’il lui avait donné certains renseignements peu flatteurs sur Gabrielle, il ne fut pas loin de penser que le créole ne l’avait interrogé à cette époque que pour son propre compte. Mais, s’il ne se trompait pas dans ses suppositions, comment et pourquoi, après un laps de temps aussi long, M. du Longpré revoyait-il l’infidèle ? C’est là ce qu’il ne pouvait s’expliquer.

M. de Joigné fit part de ses réflexions à MM. Dusert, en les engageant à l’imiter, c’est-à-dire à surveiller Gabrielle et à s’efforcer de rattacher les fils de ce drame intime qu’il pressentait.

Mademoiselle Berthier venait de se lever, et, après avoir salué froidement le créole, elle avait pris le bras du commandant, qui lui dit rapidement à demi-voix :

— Ma chère enfant, il faut absolument que vous accordiez quelques minutes d’entretien à M. du Longpré.

— Vous êtes fou, commandant, répondit Gabrielle ; est-ce que je puis quitter le bal ?

— Il est inutile de le quitter ; venez nous rejoindre dans votre boudoir, où je vais conduire Paul. On pourra supposer que nous allons y organiser les tables de jeu.

— Soit ! bien que je ne sache pas du tout ce que peut me vouloir votre ami. Je vous avoue que je ne pensais pas qu’il viendrait.

— Vous saviez bien le contraire. Où est Jeanne ?

— Du côté de la serre, sans doute, avec le neveu de mademoiselle Normand, un garçon charmant qui s’est chargé d’amuser et de faire danser la fillette. À tout à l’heure alors.

En prononçant ces mots, mademoiselle Berthier avait quitté le bras de l’ancien officier de marine. Le sourire était si bien resté sur les lèvres des deux interlocuteurs, que personne n’avait certes pu supposer qu’il s’agissait entre eux de choses graves.

Pendant ce temps-là, M. du Longpré avait reconnu MM. Dusert et de Joigné, et, quoique cette rencontre lui causât un certain embarras, il s’était approché d’eux pour leur serrer la main, tout en fouillant des yeux les salons afin d’y découvrir sa fille.

Il l’aperçut enfin au milieu d’un groupe d’hommes et de femmes qui, la trouvant ravissante, s’en amusaient comme d’un jouet et la couvraient de caresses.

À cette vue, son cœur éprouva un horrible déchirement, et il allait bien certainement s’élancer vers l’enfant, lorsque M. de Martry le prit par le bras en lui disant :

—Venez, mon ami, mademoiselle Berthier nous rejoindra dans son boudoir ; seulement, j’ai grand-peur que vous ne fassiez une nouvelle démarche inutile.

Le créole ne répondit pas et se laissa conduire.

Gabrielle s’était éloignée de son côté, mais pour retrouver mademoiselle Normand à qui elle dit rapidement à voix basse :

— Priez Richard de ma part de bien s’assurer si mon maître d’hôtel a suivi mes ordres pour le buffet ; qu’il ne s’en rapporte pas à cet homme, mais qu’il ait la complaisance d’examiner un peu tout par lui-même.

Comprenant à demi-mot ce que voulait son amie, l’ex-pensionnaire de la Comédie française l’assura que, pendant une demi-heure au moins, M. Berney ne la gênerait pas.

C’était là sans doute plus de temps qu’il n’en fallait à mademoiselle Berthier, car sa physionomie eut un éclair de satisfaction, et elle se mêla à la foule pour rejoindre M. de Martry, non pas en traversant les salons, mais par le vestibule.

Le boudoir où le commandant avait conduit M. du Longpré était une petite pièce que la maîtresse de la maison affectionnait tout particulièrement. Elle était tendue de satin gris perle brodé d’oiseaux et de fleurs, et meublée dans le plus pur Louis XV. Une glace sans tain, qu’on pouvait à volonté recouvrir d’un store peint par Richard, la séparait du premier des grands salons, avec lequel elle communiquait par une large porte dissimulée d’ordinaire sous des tentures.

Pour la soirée, les portes avaient été démontées et les tentures relevées.

En arrivant dans le boudoir, mademoiselle Berthier salua à peine MM. de Martry et du Longpré, et, prenant immédiatement la parole, elle dit à ce dernier :

— Le commandant vient de me faire part de votre désir de m’entretenir un instant ; ce n’est guère ni le lieu ni le moment ; toutefois, comme, en refusant cette entrevue, j’aurais paru vous garder rancune, et que cela n’est pas, me voici !

— J’aurais préféré moi-même, madame, vous rencontrer avant cette soirée, et vous savez que je l’ai tenté, mais vous m’avez fermé votre porte.

— Lorsque vous vous êtes présenté chez moi, vous étiez seul ; or, pour des raisons que vous comprenez fort bien, je désirais ne vous recevoir qu’en compagnie de M. de Martry. Maintenant que nous sommes réunis, soyez assez bon pour me faire connaître le but de cet entretien, car je me dois à mes invités qui peuvent, d’un instant à l’autre, me relancer jusqu’ici.

— Vous vous doutez bien, Gabrielle, de ce que désire M. du Longpré, dit le commandant en s’apercevant des hésitations de son ami et aussi des efforts surhumains qu’il faisait pour garder tout son calme.

— Pas le moins du monde, répondit froidement mademoiselle Berthier. Que votre ami s’explique.

— Je viens vous demander, madame, non de me rendre ma fille, puisque, grâce à vous, je n’ai pas le droit de lui donner ce nom, mais tout au moins de la renvoyer chez madame Brétigny.

— Complétez votre pensée, monsieur, reprit ironiquement mademoiselle Berthier : « afin que je puisse la voir à mon gré et qu’elle ne soit pas élevée près de vous, exposée à de mauvais exemples. »

— Vous savez que j’ignore le mensonge : c’est là ma pensée, en effet.

— Eh bien, monsieur, nous allons terminer d’un mot. Pas plus aujourd’hui qu’il y a douze ans, je ne suis disposée à vous céder Jeanne, même par intervalles ; je l’ai retirée de sa pension parce que j’ai jugé bon d’agir ainsi ; elle sera désormais élevée près de moi, parce que telle est ma volonté.

— Gabrielle ! interrompit M. de Martry en arrêtant du regard M. du Longpré, dont la colère semblait prête à éclater.

— Non, reprit la jeune femme avec le même sang-froid cruel, je n’ai aucune concession à faire. Il y a douze ans, je vous ai dit : La mère et l’enfant, ou ni l’une ni l’autre ; aujourd’hui, je vous le répète : Toutes les deux, ou rien !

— Mais, observa l’ancien officier de marine…

— Laissez-moi continuer, poursuivit-elle. Ah ! je sais bien qu’il est encore plus difficile aujourd’hui qu’autrefois d’épouser Gabrielle Berthier ; aussi ne puis-je supposer que vous vous arrêtiez jamais à une semblable pensée ; mais j’ai bien le droit de vous dire : Est-il certain que je serais devenue ce que je suis si vous aviez fait de moi votre femme ? N’êtes-vous pas un peu responsable de l’existence que j’ai menée ? Interrogez davantage votre conscience, et puisque vous n’avez pas su faire jadis le sacrifice de votre orgueil, ne vous en prenez qu’à vous-même des conséquences de vos actes. Je voulais que Jeanne eût un nom, vous lui avez volé le vôtre en refusant de le partager avec moi, je lui en ai donné un autre.

M. du Longpré n’écoutait plus Gabrielle. À travers la glace sans tain, il avait reconnu Jeanne entre les bras d’un valseur, et il s’était élancé pour arracher son enfant à cet odieux contact, mais il était arrivé trop tard : le couple, qui sans doute n’avait pas poursuivi sa route, avait disparu.

Lorsqu’il se retourna vers mademoiselle Berthier, il était d’une pâleur livide.

— Comment, lui dit-il d’une voix saccadée, osez-vous me reprocher ce que j’ai fait jadis, vous qui avez irréparablement disposé de ma fille, vous qui, par votre odieuse machination, avez élevé entre elle et moi une infranchissable barrière, que je ne puis renverser, même au prix de mon nom ?

— Ah ! vous le donneriez donc aujourd’hui, ce nom, si votre fille pouvait légalement vous appartenir ?

— Oui, parce que je ne veux pas que mon enfant devienne…

— Mon ami… interrompit M. de Martry, épouvanté de l’exaltation du créole.

— Achevez votre pensée, reprit Gabrielle avec un sourire moqueur. Eh bien ! si vous aimez Jeanne à ce point, donnez-moi votre parole d’honneur — oh ! moi, j’y croirai — que dans un mois je serai votre femme, et demain, en vous envoyant votre fille, je vous fournirai tous les moyens, non pas de l’adopter, mais mieux encore, de la reconnaître dans l’acte même de votre mariage, c’est-à-dire de la légitimer.

— Je ne vous comprends pas.

— Il n’est pas nécessaire que vous me compreniez, pourvu que vous me fassiez le serment que je demande.

— Vous savez bien, Gabrielle, que tout cela est impossible, observa M. de Martry, quelque moyen que vous comptiez employer.

— Vous vous trompez, commandant. Du reste, que risque M. du Longpré ? Sa parole ne l’engage que si, moi, je tiens ma promesse.

— Mais puisque Jeanne est reconnue par votre… par M. Berney, dit Paul, dont le cœur était le théâtre d’une horrible lutte entre le respect de son nom et l’amour paternel.

— Je n’ai pas d’explication à vous donner, reprit mademoiselle Berthier ; est-ce oui ? est-ce non ?

— C’est oui, mais à certaines conditions.

— Lesquelles ? Faites vite !

— J’emmènerai Jeanne immédiatement.

— Soit !

— Notre contrat, en ce qui concerne les questions d’argent, sera rédigé selon ma volonté.

— Pourvu cependant que vous ne disposiez pas de ma fortune.

— Je n’entends en disposer que de façon à ce qu’elle ne revienne jamais à ma fille !

Si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, Gabrielle ne put s’empêcher de pâlir sous cet outrage qu’elle méritait si bien ; mais cela ne dura qu’une seconde, et elle répondit froidement :

— Soit encore !

— Ce n’est pas tout, reprit M. du Longpré ; le lendemain de notre…

— De notre mariage, ayez donc le courage de le dire.

— Oui, de notre mariage, nous quitterons Paris pour aller vivre à l’étranger.

— J’accepte.

— À ces conditions-là, je vous jure de vous donner mon nom dans un mois, si, loyalement, légalement, sans faux-fuyants, de l’avis de mon notaire, je puis légitimer Jeanne en vous épousant.

— C’est convenu !

— Je n’ajouterai qu’un mot à ce marché que vous m’imposez, c’est que vous m’avez forcé d’étudier ce Code qui vous est si familier, et que j’y ai lu dans quel cas l’époux est excusable du meurtre de sa femme. Puisque vous avez foi en ma parole, gravez bien dans votre mémoire ce second serment que je fais : celui d’user impitoyablement de mon droit si vous manquez jamais à vos devoirs.

Ces mots avaient été prononcés avec une telle fermeté que M. de Martry fut réellement effrayé de la sanglante prédiction qu’ils semblaient renfermer ; mais mademoiselle Berthier, dont le cœur, nous le savons, n’était accessible à aucune crainte, qui ne connaissait que les blessures faites à son orgueil, mademoiselle Berthier se contenta de sourire en disant avec le plus grand calme :

— Je vous comprends parfaitement.

— Alors faites venir Jeanne, reprit M. du Longpré.

— Tout de suite, répondit la jeune femme ; mais vous me permettrez bien, à moi qui accepte toutes vos conditions, si blessantes et si menaçantes qu’elles soient, de vous en poser une à mon tour. Seulement, celle-là aussi, comme les vôtres, est une condition absolue.

— Dites.

— Devant MM. Dusert et de Joigné, que j’aperçois dans le salon, à deux pas de cette porte, vous allez m’autoriser à prononcer cette phrase : Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter M. Paul du Longpré qui, dans un mois, sera mon mari.

— Gabrielle ! s’écria M. de Martry.

— Ne craignez rien, poursuivit-elle, sans se préoccuper de l’exclamation du commandant, ce n’est pas le scandale que je cherche, mais une réparation que je veux. Ces messieurs sont gens bien élevés ; il suffira de les prier de ne rien dire pour que tout reste entre nous.

Le créole, lui, n’avait pas prononcé un seul mot, mais le rouge lui était monté au front à cette outrageante prétention de la jeune femme.

— Décidez-vous, monsieur, reprit-elle avec un de ces accents d’irrévocable volonté dont elle savait accompagner ses paroles ; sinon, vous et moi, nous aurons perdu notre temps.

— Soit ! dit M. du Longpré d’une voix sombre, je subirai cette dernière humiliation. Appelez Jeanne et ces messieurs !

Mademoiselle Berthier fit signe à un de ses domestiques et lui donna un ordre à voix basse.

Quelques secondes après, MM. de Joigné et Dusert, fort intrigués, entraient dans le boudoir.

Mademoiselle Berthier leur adressa textuellement la phrase convenue, en leur recommandant de lui garder le secret de l’étrange nouvelle dont elle les informait. M. du Longpré approuva du regard et du geste, et les témoins de cette scène s’inclinèrent, plus stupéfaits encore qu’ils ne voulaient le paraître.

Jeanne arriva au même instant. Elle s’était arrêtée tout interdite sur le seuil du boudoir ; mais, en reconnaissant M. du Longpré, elle courut à lui en s’écriant :

— Mon ami, mon ami !

Le malheureux la prit dans ses bras, et, comme un avare rentrant en possession d’un trésor perdu, il la serra contre son cœur et s’élança dans le vestibule.

— Ah ! je comprends, murmura M. de Joigné à ses amis, c’est tout simplement le chantage à la paternité. Décidément Gabrielle est une des femmes les plus fortes qu’il soit possible de rencontrer. Je m’explique maintenant pourquoi elle s’est souvenue de nous.

Et comme ces messieurs avaient salué en laissant seuls M. de Martry et mademoiselle Berthier, celle-ci dit à son vieil ami avec un rayonnement d’orgueil :

— Eh bien ! commandant, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous jouez en ce moment une grosse partie, répondit l’ancien officier de marine dont la physionomie s’était assombrie, et que Richard, cette fois, pourrait vous la faire perdre.

— Nous verrons cela. En attendant, rentrons dans le bal. C’est vraiment miracle que personne ne soit venu nous troubler.

Elle s’était dirigée vers la porte du vestibule, par où Jeanne et son père avaient disparu.

M. de Martry retourna directement du boudoir dans les salons.

Pendant ce temps-là, M. du Longpré regagnait la rue de Flandre au galop de ses chevaux, oubliant, sous les baisers de sa fille, tout ce qu’elle devait lui coûter.