La Baie/05

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Éditions Édouard Garand (p. 36-41).

V

Seul avec mon père, de fait, il fallait travailler terriblement pour répondre aux besoins de la terre. J’étais jeune mais fort et adroit. Je ne reculais devant aucun travail même les plus fatigants. À quinze ans, j’ai labouré seul toute une pièce de terre. Je fauchais à la javelle et, des fois, je dépassais mon père dans le coupage du blé à la faucille. Quand, l’automne ou le printemps, avant les semences, on faisait de la terre neuve, mon père voulait seulement me faire ramasser des écopeaux. De fait, c’était là le travail des petits garçons dans la terre neuve. Mais je n’aimais pas ça. Aussi, je m’attelais avec mon père sur d’énormes souches à arracher. Je prenais même la hache et cherchait à déraciner de grosses touffes d’aulnes et de harts rouges. À la fin, mon père me laissait faire, plein, j’en suis sûr, d’un grand contentement de voir que j’étais si capable. Et c’est ma mère qui, une fois son ménage et sa cuisine terminés à la maison, venait ramasser derrière nous les petits bois.

Mon père fit venir, un printemps, un cheval de la Baie Saint-Paul. C’était un jeune cheval fringant qu’il fallut accoutumer aux gros travaux de la terre. Jusque-là, on s’était servi seulement d’un bœuf pour ces ouvrages. Quand on faisait de la terre neuve, on attelait le cheval et le bœuf sur l’arrache-souche et c’est moi qui menais les deux bêtes. Mais notre bœuf mourut bientôt d’un trop grand refroidissement, et le cheval resta seul. C’est lui peut-on dire qui a essouché presque toute notre terre. On l’attelait le matin et on le dételait le soir quand il faisait bien noir. À cause de la fatigue le Blond devînt un vieux cheval avant le temps. J’en prenais bien soin, allez, car j’en avais pitié. Il avait toujours ses trois bons repas par jour, sans compter l’herbe dont il happait une gueulée ici et là pendant le travail. Des fois, le soir, après la journée, quand à la fin de l’été, par exemple, l’avoine manquait, j’allais, après souper, lui porter, pour son dessert, un morceau de pain que j’avais pris en cachette de ma mère dans la huche. Je suis comme ça, moi, j’ai toujours eu pitié des bêtes, surtout des chevaux et des chiens qui ont tant de cœur et sont si dévoués, si fidèles. J’ai eu, dans le temps, un chien que j’ai gardé quinze ans et qui est mort de vieillesse ; il couchait au pied de mon lit, au grenier. Jamais, j’ai eu un aussi bon ami. Et quel sentiment dans cet animal-là. Vous allez voir :

Un soir du mois de mai, c’était en 1846, nous étions devant notre porte, mes parents et quelques voisins qui étaient venus jaser après le souper. Il avait fait durant la journée une chaleur atroce, peu ordinaire pour cette époque de l’année. Le printemps était venu de bonne heure et, dès la mi-mai, il régnait une grande sécheresse dans tout le Saguenay. Aussi profitait-on de l’occasion pour faire brûler de tous côtés les abattis de terre neuve. Ce soir-là, l’air était lourd, et l’on suait à grosses gouttes à rien faire. À voir le ciel, clair et plein d’étoiles, on n’avait aucun espoir de pluie. Tout était d’un calme presque effrayant sur la Baie et dans le village. On entendait seulement alentour de nous le cri agaçant de quelques chauves-souris qui volaient au-dessus des maisons, et celui des criquets dans les champs, ce qui nous annonçait encore de la chaleur pour le lendemain. Mais on ne se plaignait pas trop encore de cette chaleur vu qu’elle favorisait les travaux des labours et des semences.

Tout à coup, voilà que nous entendons hurler un chien à la lisière du bois. C’était le mien ; je reconnus aussitôt sa voix. Mon père la reconnut aussi :

« Tiens, fit-il, Miro était donc pas ici ; je le croyais couché dans la maison. Je me demande ce qu’il fait là-bas ».

Et là-bas, Miro continuait de hurler comme si on l’eut égorgé. Je me levai et m’en fus à la lisière qui était seulement à tout au plus trois arpents de la maison. Miro était assis sur son derrière, le nez en l’air et hurlait, hurlait. On aurait dit la sirène d’une barge à vapeur. Je l’appelai tant loin que je le vis ; « Miro, viens ici ! » Mais mon chien ne fit aucun cas de moi. Je me fâchai et criai plus fort ; « Miro, vas te coucher, espèce d’animal ! » Bernique ! Miro hurlait comme de plus bel. Je m’approchai de lui sans qu’il bougeât et, impatienté, lui donnai un coup de pied au derrière ; c’était la première fois, vrai, que je battais mon chien. Miro se coucha à mes pieds en pleurant. En vain, j’essayai par des paroles tantôt tendres, tantôt dures, de l’entraîner à ma suite à la maison. Peine perdue ; alors, je le saisis d’une poignée de poil au cou et le traînai ainsi jusqu’à la maison. Là, il se coucha, tout près du four, en grognant.

« Mais qu’est-ce qu’il a donc ? » demanda ma mère.

J’étais très inquiet. Il y avait quelque chose de pas ordinaire dans les manigances de mon Miro. Couché, la tête allongée sur ses deux pattes de devant, il me regardait fixement de ces deux bons gros yeux mouillés ; et, je le regardais de même, très triste, pendant que les autres continuaient de jaser.

Ce que c’est que les pressentiments ; à ce moment-là, je me mis à penser à toutes sortes de malheurs. Le soir calme me parut triste à mourir ; et ces chauves-souris qui ne cessaient pas de crier dans l’air ; et ces criquets qui semblaient se moquer de nous ; et ces grenouilles, ces crapauds et ces wawarons qui faisaient maintenant, la lune levée, un tonnerre du diable, du côté de la Rivière-à-Mars ; et, enfin, cet air bête de Miro !… Vrai, quand on parla d’aller se coucher et que les voisins s’en allèrent, j’aurais hurlé, moi aussi, comme Miro.

Mes parents rentrèrent et je leur dis que n’ayant pas sommeil, je voulais fumer encore une pipe à la porte.

Miro étant venu se coucher à mes pieds, je songeais, après avoir allumé ma pipe, à toutes sortes de choses tristes, quand en jetant les yeux du côté de l’Anse-à-Benjamin, j’aperçus une grande flamme monter droit en l’air, à la tête d’un bouquet de pins, sans doute, puis descendre, avancer plus loin, monter, sauter plus loin encore avec la vitesse d’une goélette bien carguée par un fort vent d’ouest. La flamme courait, courait, contournant tout le fond de la Baie, gagnant la « concerne » de Saint-Alphonse ; elle montait, descendait, de plus en plus vive, de plus en plus large.

Miro, de nouveau, se dressa sur ses pattes de derrière et se remit à hurler. Le père et la mère, inquiets, apparurent sur le seuil en costume de nuit.

« Le feu, mon Dieu ! » cria ma mère, en se signant et en courant au fond de la maison d’où elle rapporta une bouteille d’eau bénite qu’elle répandit aux quatre coins.

D’autres cris de cette nature partirent de différents endroits du village ; « Le feu ! le feu ! »

Le feu s’avançait avec une rapidité épouvantable. « Saint-Alphonse brûle ! cria mon père ».

Les vingt-cinq à trente maisons de Saint-Alphonse dataient de quelques années après les nôtres. On avait pour les construire autant peiné que nous, et que c’était triste de les voir ainsi de loin brûler !…

« C’est une consolation », fit quelqu’un, « mais le feu traversera pas la rivière ».

— C’est à savoir, fit mon père ; c’est traître, ces feux de forêts surtout en temps de sécheresse. Tenez… voyez !

Nous étions tous rassemblés en face de la chapelle. Un cri de terreur jaillit de toutes les poitrines. Sans que l’on ait pu comprendre de quelle façon, le feu, dans l’instant de le dire, s’était attaqué aux premiers bouquets d’arbres de notre territoire. Il avait traversé la Rivière-à-Mars. Comment ? Je n’en sais rien. Il arrivait sur nous avec un train d’enfer. On entendait le grondement des flammes, et c’était terrible.

« Sauvons ce qu’on peut ; on va brûler aussi ! » cria Alexis Picoté.

Au moment où tout le monde allait s’élancer vers les maisons pour y chercher ce que chacun avait de plus cher, une femme qui se tenait au bout de la Pointe de la Croix, cria :

« Le Père Honorat ! Le Père Honorat ! Il va arrêter le feu ! »

Il faut vous dire que le Père Honorat était un Oblat qui était venu, juste dans ce temps-là, faire une mission dans tous les postes du Saguenay. C’est lui qui devait, deux ou trois ans plus tard, remplacer notre premier curé résident, l’abbé Pouliot. La veille de ce jour du feu, le Père Honorat était parti de Saint-Alexis, en canot, pour aller administrer les derniers sacrements à un malade de l’Anse-à-Benjamin, de l’autre côté de la Baie. Il ne devait revenir chez nous que dans deux jours. En voyant le feu, le Père, sans doute, était aussitôt reparti pour traverser la Baie et il arrivait justement au moment où la flamme gagnait notre village.

Hélas ! il était trop tard. Comme un démon, après avoir dévoré toute la lisière de bois qui s’étendait de la Rivière-à-Mars à nos maisons, le feu avait attaqué celles-là et la nôtre était une des premières ; elle y passa ainsi que les voisines. Tout le reste du village était menacé, quand le Père descendit de son canot :

« Vite, vite ! Père, le feu va détruire la chapelle, criâmes-nous ».

Le Père Honorat, sans se « blouser » descendit de son canot, mit en ordre, tranquillement, ses avirons, et se mit à marcher vers le village. À ce moment, il soufflait une forte brise d’ouest. Le missionnaire alla jusqu’à la chapelle. Comme il y arrivait, le vent calmit et, naturellement, le feu aussi. Celui-ci s’arrêta juste à l’endroit où se trouvait le Père qui appelait tous les hommes pour arroser la chapelle de seaux d’eau. Le feu mourut là.

Il ne resta de notre village que la chapelle et neuf ou dix maisons. Tout le reste avait passé.

Personne, durant cette terrible soirée ne périt, mais je dois vous dire qu’il s’en faillît de peu. Alors que nous nous tenions sur la pointe et que le feu nous menaçait, l’on se rappela tout à coup que la femme de Michel Gagné, un de nos voisins, était malade au lit. Vite, quatre hommes coururent à la maison et ramenèrent sur un matelas la pauvre malade à la Pointe. Et, comme le feu nous menaçait même à la Croix, avant l’arrivée du Père Honorat, on avait construit en hâte une sorte de cageu avec quatre madriers cloués sur deux bouts de billot que l’on avait lancés à l’eau et sur lequel on avait déposé la malade. Au cas où le feu gagnerait la pointe nous devions pousser le cageu au large, à la grâce de Dieu, et le suivre dans l’eau.

Le Père Honorat nous sauva.