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La Baisse des prix et la crise commerciale dans le monde

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La Baisse des prix et la crise commerciale dans le monde
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 383-418).
LA
BAISSE DES PRIX
ET LA
CRISE COMMERCIALE DANS LE MONDE

CAUSES ALLÉGUÉES, REMÈDES PROPOSÉS.

Depuis deux ans le monde entier souffre d’une crise commerciale intense. On ne voit guère de pays échapper au fléau. Par des causes particulières, la France en est plus atteinte ; mais ni l’Angleterre, ni la Belgique, ni l’Italie, ni l’Allemagne, ni même les États-Unis et les républiques du sud de l’Amérique ne sont à l’abri du mal. Il sévit plus ici et moins là, suivant que l’organisme est plus résistant. Toutes les manifestations de l’activité commerciale des peuples témoignent d’une langueur universelle. Les recettes des chemins de fer offrent des moins-values sur tout le continent européen et dans les Iles britanniques. En France, le commerce extérieur n’a cessé de fléchir depuis cinq années. L’importation des marchandises, qui s’élevait à 5 milliards 33 millions en 1880, est successivement descendue à 4 milliards 863 millions en 1881, 4 milliards 821 millions en 1882, 4 milliards 804 millions en 1883, 4 milliards 343 millions en 1884, et enfin 4 milliards 215 millions en 1885. La décadence de l’exportation est, chez nous, de date un peu plus récente. Le chiffre le plus élevé pour elle se rencontre en 1882, à savoir 3 milliards 574 millions ; depuis lors on va de chute en chute : 3 milliards 451 millions en 1883, 3 milliards 232 millions en 1884, 3 milliards 185 millions en 1885. En quelques années l’importation des marchandises étrangères a donc fléchi chez nous de 818 millions, soit de 16 pour 100, et notre exportation, moins frappée, a diminué de 389 millions, ou de 10 1/2 pour 100. L’écart, sans doute, entre la période passée des années heureuses et la période présente des calamiteuses, est moins considérable en réalité qu’en apparence, grâce à la baisse des prix ; mais cette baisse des prix est elle-même le phénomène qui, par son ampleur et sa constance, inquiète le plus un certain nombre d’observateurs. Il est à peine besoin de rappeler ici les moins-values d’impôts qui sont surtout sensibles pour les taxes frappant la richesse, telles que les droits d’enregistrement, mais qui commencent à se présenter aussi parmi les droits grevant les consommations populaires, comme l’impôt sur le tabac. Nos politiciens, pris au dépourvu, en pleine effervescence de gaspillage à outrance des deniers publics, sont déconcertés de ce complet changement d’allures dans le rendement des taxes. Notre mauvaise fortune n’est pas isolée dans le monde. Pour ne citer que deux exemples : l’Angleterre, où les rouages gouvernementaux, il est vrai, commencent à s’affaiblir et ne jouent plus que péniblement, lutte aujourd’hui contre des déficits, bien moins considérables, toutefois, que les nôtres. Son commerce ne peut se maintenir aux chiffres des dernières années. De 389 millions 1/2 de livres sterling ou 9 milliards 750 millions de francs en chiffres ronds, en 1884, l’importation du royaume-uni fléchit à 373 millions 1/2 de livres sterling, ou 9 milliards 350 millions de francs en 1885, soit 400 millions de francs de moins environ. L’exportation et la réexportation britanniques tombent de 296 millions de livres sterling (7 milliards 400 millions de francs) en 1884, à 271 millions de livres sterling (6 milliards 775 millions de francs) en 1885, ce qui fait ressortir une diminution de 625 millions de francs environ. Sans doute, la baisse des prix, dont nous parlions, tient une grande place dans cet écart, d’autant plus que les statistiques commerciales anglaises suivent de beaucoup plus près que les nôtres le mouvement des prix ; néanmoins l’amoindrissement du commerce réel reste sensible.

Un pays qui, à la différence de la France et de l’Angleterre, jouit, depuis quelques années, d’une administration très prudente et très habile, qui ne commet plus guère de faute financière, qui a su éviter la plupart des entraînemens auxquels les autres peuples ont cédé, l’Italie, paie également son tribut, quoique dans de moindres proportions, à la crise générale. L’importation des marchandises qui s’y élevait, déduction faite des métaux précieux, à 1 milliard 317 millions de francs en 1884, monte à 1 milliard 457 millions en 1885. Ici, contrairement à ce qui se passe dans la Grande-Bretagne et chez nous, l’importation s’est notablement accrue par suite de mauvaises récoltes. Tenant à cette cause fâcheuse, cet accroissement ne saurait être un bien. Quant à l’exportation italienne, les métaux précieux déduits, elle est tombée de 1 milliard 65 millions en 1884, à 946 millions en 1885, et quoique les mauvaises récoltes expliquent en partie cet écart, il convient de reconnaître que, dans une certaine mesure, la crise commerciale universelle y a contribué. Nous fatiguerions le lecteur sans grand profit si nous voulions accumuler les chiffres sur le commerce des principales nations du monde. Les statistiques de l’Allemagne, qui ne convertissent que tardivement, pour le commerce avec l’étranger, les quantités en valeurs, porteraient, elles aussi, la trace de la souffrance universelle. Les orgueilleux pays neufs, qui, avec la présomption de leur exubérante jeunesse, se croyaient à l’abri de toutes les maladies du vieux monde, se voient contraints d’avouer que leur prodigieux développement rencontre quelques obstacles et subit un ralentissement. De 723 millions de dollars, ou 3 milliards 904 millions de francs en 1882-83, l’importation des marchandises, aux États-Unis d’Amérique, a fléchi à 667 millions de dollars en 1883-84, soit 3 milliards 601 millions de francs. L’exportation américaine n’a pas été plus heureuse, car de 804 millions de dollars, ou 4 milliards 341 millions de francs en 1882-83, elle est tombée, en 1883-84, à 725 millions de dollars (métaux précieux non compris dans l’une et l’autre année), soit 3 milliards 915 millions de francs. Une réduction de 303 millions à l’importation et de 426 millions à l’exportation, voilà donc le spectacle que nous a offert, il y a deux ans, le jeune géant américain. L’année 1884-85, loin de réparer ces pertes, les a encore accrues. L’exportation des États-Unis est tombée, en effet, à 688 millions de dollars en 1885, ce qui représente une diminution de 200 millions de dollars ou de plus 1 milliard de francs depuis 1880. A l’autre extrémité du nouveau monde, une société nouvelle qui, elle aussi, peut se réjouir de sa plantureuse adolescence, la république argentine, lutte contre de graves embarras financiers et commerciaux.

On peut donc dire que, dans le monde, toutes les nations sont frappées. Quelles sont les causes de cet universel malaise ? Quelle est la durée qu’on lui peut assigner ? Quels sont les remèdes auxquels on doit recourir pour rétablir, aussi promptement que possible, l’équilibre et la santé dans la constitution commerciale des peuples ?

Sur les origines de la crise, les opinions sont très diverses. Les uns n’y veulent voir qu’une de ces secousses périodiques, une de maladies de croissance qui sont comme l’accompagnement et la rançon de tous les progrès et qui, amenées par le cours naturel des choses, ayant un caractère en quelque sorte fatal, disparaissent d’elles-mêmes. Parmi ceux qui tiennent à cette opinion, quelques-uns croient déjà entrevoir les signes de la convalescence : ils les détaillent, les rapprochent, les commentent. Un de ces observateurs optimistes, M. Clément Juglar, qui s’est fait de l’étude des crises commerciales une spécialité intéressante et féconde, voit, dans les mouvemens de l’encaisse et du portefeuille des banques, des symptômes aujourd’hui rassurans. Le mal serait arrivé au période le plus aigu et en voie de s’atténuer. Un homme d’affaires qui, sur ce point, parait un disciple de M. Clément Juglar, M. Jacques Siegfried, dresse avec une minutieuse exactitude des travaux graphiques d’où il ressortirait que la reprise des affaires est proche. Tout autres sont les réflexions et les prévisions d’observateurs non moins systématiques, qui prétendent que la crise actuelle diffère considérablement de toutes celles qui l’ont précédée, qu’elle a une cause non pas naturelle, mais artificielle, qu’une faute de quelques gouvernemens l’a engendrée et qu’une mesure simple, facile, de ces mêmes gouvernemens peut, en un instant, la faire disparaître. Il ne tiendrait qu’à un article de loi ou à une clause de traité international de transformer la gêne présente, qui est universelle, en une prospérité soudaine qui serait également universelle. Ces médecins, si affirmatifs, sont les partisans du métal d’argent, les bimétallistes, comme ils se nomment. Rien n’égale leur ardeur, le ton catégorique dont ils usent, le dédain profond qu’ils affectent pour les égarés et les ignorans qui ne partagent pas leur foi. Ils ont le caractère d’apôtres. Le talent et la verve ne leur manquent pas. Il suffit de nommer M. Emile de Laveleye en Belgique, en France le spirituel, mordant et incisif M. Cernuschi, dans nos chambres M. de Soubeyran, pour voir que ces médecins, au remède unique et immédiat, sont loin d’être les premiers venus. On a proscrit l’argent pour introniser l’or comme unique souverain monétaire ; l’argent se venge d’une façon effroyable et plonge le monde dans une crise dont on ne sortira que par la réhabilitation de l’argent. Parmi les observateurs des souffrances commerciales actuelles, il se rencontre beaucoup d’autres variétés : ceux qui s’exclament sur la surproduction ; l’homme produit trop pour ses besoins ; s’il ne fait pas moins de blé, moins de vêtemens, moins de maisons, l’humanité mourra de faim, de froid et manquera d’abri. La doctrine n’est pas neuve, quoique singulièrement contradictoire. Puis arrivent les protectionnistes. Tout le mal vient de ce que l’on ne se protège pas assez ; tous les pays souffrent parce qu’ils achètent trop et vendent trop peu. Il faut protéger davantage. Quand les différens pays auront réalisé cet idéal mystérieux de se vendre beaucoup les uns aux autres sans rien s’acheter réciproquement, quand ils auront annulé par des droits de douane les diversités de forces productives qui tiennent à la nature ou à des antécédens lointains, quand ils auront supprimé la division territoriale du travail au sein de l’humanité, les beaux jours réapparaîtront et les années heureuses se suivront sans interruption. Examinons successivement ces opinions variées.


I

A tout seigneur, tout honneur. C’est à la petite école, si ardente, si tenace, si bruyante, qui gémit sur la démonétisation de l’argent en quelques pays que l’on doit d’abord accorder son attention. Nous nous tiendrons à l’écart du côté métaphysique de la question. Le monde scientifique et le monde financier sont rassasiés de discussions sur l’étalon double et l’étalon unique. Aussi nous ne souillerons mot de cet important débat. C’est uniquement de l’influence positive et actuelle des faits monétaires récens sur les prix des marchandises et sur le commerce que nous allons parler.

Il y avait naguère deux métaux, tantôt rivaux, tantôt alliés, qui se disputaient et qui parfois se partageaient la fonction monétaire dans le monde, l’or et l’argent. Chacun d’eux avait ses territoires propres ; en outre, ils détenaient ensemble des territoires communs. L’or régnait souverainement en Angleterre, aux États-Unis, dans les pays Scandinaves ; l’argent trônait sans rival aux Indes, en Allemagne, et nominalement en Autriche, en Russie. Enfin, les deux métaux, cessant d’être ennemis et devenant des frères unis étroitement, possédaient par indivis la France, l’Italie, la Suisse, la Belgique, la Grèce, ce que l’on appelle l’Union latine. Ils y avaient les mêmes droits légaux ; on pouvait recourir indéfiniment pour les paiemens à l’un ou à l’autre, à la simple condition de donner 15 grammes 1/2 d’argent monnayés à la place d’un gramme d’or, ou réciproquement. C’est ce que M. Cernuschi, dans le langage imagé dont il a le secret, appelle le pair bimétallique. Ce pair n’existait que dans quelques pays, non dans tous, comme on l’a vu tout à l’heure. Après les événemens de 1870-71, l’Allemagne, enflée par ses succès et confiante dans la force qu’allaient lui procurer nos 5 milliards, voulut changer son système monétaire. Elle prétendit se transformer en nation riche de nation pauvre qu’elle était ou qu’elle semblait être. Le signe d’une nation riche, qui fait un commerce cosmopolite et où l’aisance pénètre toutes les classes, c’est d’avoir l’or, la substance précieuse par excellence, pour instrument habituel dans les paiemens. L’Allemagne, qui était en ce temps fidèle aux principes économiques que M. de Bismarck s’efforce de lui faire abandonner depuis une demi-douzaine d’années, rejeta comme un haillon sordide la monnaie d’argent et prit celle d’or, changeant avec décision son étalon unique, et n’accordant même pas l’honneur d’une discussion à la doctrine du double étalon. Ce qu’elle faisait, d’autres l’avaient fait avant elle, notamment les états Scandinaves ; d’autres aussi avaient été conviés à le faire, la France, par exemple, en 1867, quand M. Michel Chevalier, M. de Parieu et un certain nombre de banquiers éclairés pressaient le gouvernement impérial d’adopter l’étalon unique d’or. On se rappelle que ce projet n’échoua que par la résistance acharnée de la Banque de France, qui, maintenant toute contrite et embarrassée, contemple avec inquiétude son énorme approvisionnement d’argent.

Voilà l’Allemagne qui, selon l’expression reçue, mais incorrecte, démonétise l’argent. En réalité, elle conserve une quantité considérable de ce métal ; comme le fait remarquer dans un écrit récent un publiciste américain, elle détient encore plus de 100 millions de dollars de monnaie d’argent, et ces pièces circulent dans les transactions beaucoup plus qu’aux États-Unis[1]. L’Allemagne n’a démonétisé, d’après M. Cernuschi même, que 4 millions de kilogrammes d’argent, qui, d’après notre tarif légal, ne valent que 810 millions de francs environ, et sur ces 4 millions de kilogrammes d’argent qui ont cessé d’être monnaie allemande, il en est 2 millions de kilogrammes environ qui ont été convertis en pièces de 5 francs de l’Union latine. Il n’est donc sorti d’Europe pour l’Asie que 2 millions de kilogrammes environ d’argent, soit pour 405 millions de francs, d’après le tarif de nos lois, ce qui est un chiffre insignifiant. M. Cernuschi a raison de dire, dans une lettre adressée au directeur du Times, que le stock monétaire de l’Europe dans son ensemble est à peu près aussi important qu’il l’était en 1871. Quoique la démonétisation des thalers allemands ait été loin d’avoir l’ampleur que par irréflexion on lui attribue, l’initiative de l’Allemagne coïncida avec un changement profond dans la situation monétaire du monde. Le métal d’argent se mit à baisser, c’est-à-dire qu’il n’eut plus relativement à l’or la valeur que lui attribuaient les lois monétaires de l’Union latine ; on vit violer ce fameux rapport de un gramme d’or pour 15 grammes 1/2 d’argent qui apparaît à l’école dite bimétalliste comme correspondant à une sorte de loi sociale dont on ne saurait s’écarter sans les plus grands périls. Déjà, depuis le mois de février 1867, c’est-à-dire quatre ans avant la conversion monétaire de l’empire allemand, la valeur du métal d’argent avait été presque constamment, sur le marché de Londres, au-dessous de celle que lui attribuait le tarif de notre monnaie. Au lieu d’être avec l’or dans le rapport de 15.50 à 1, elle était presque toujours dans le rapport de 15.60 ou 15.65 à 1. Mais, à partir de l’année 1872, l’écart s’accentua considérablement : le rapport de la valeur de l’argent à la valeur de l’or fut de 15.64 à 1 en 1872 ; 15.93 en 1873 ; 16.16 en 1874 ; l’argent perdit ainsi successivement 2, 3 et à pour 100. Les pays de l’Union latine qui constituaient à eux seuls la région où l’or et l’argent exerçaient une sorte de condominium, y ayant tous les deux également, d’après un tarif fixé au commencement de ce siècle, la puissance monétaire souveraine, durent s’émouvoir d’un changement aussi considérable et qui semblait devoir s’accroître dans le rapport de valeur des deux métaux. Ils craignirent que, à la faveur de notre tarif monétaire devenu en contradiction avec les faits et trop manifestement défavorable à l’or, on ne la frapper en France, en Belgique, en Suisse, de plus en plus de monnaies d’argent, ce métal recevant un accroissement de valeur par la frappe en écus, et que l’on ne retirât de la circulation la plus grande partie de notre monnaie d’or, notre tarif légal pour ce métal étant devenu trop bas. Entrevoyant la difficulté de conserver pratiquement le double étalon et se voyant acculée à la nécessité d’avoir en fait l’étalon unique d’argent, si elle ne préférait établir en quelque sorte indirectement l’étalon unique d’or, l’Union latine prit avec quelque timidité ce dernier parti. La France y résista tant qu’elle put ; mais la Suisse d’abord, puis la Belgique, y poussèrent. L’Union latine suspendit donc d’une manière absolue le monnayage de l’argent.

Le mouvement de dépréciation de ce métal ne s’arrêta pas : il s’accéléra, au contraire, chaque jour. Au lieu du rapport classique et chez nous légal de 15 grammes 1/2 d’argent comme équivalent d’un gramme d’or, on cota successivement, à la Bourse de Londres, les rapports suivans : 16,63 en 1875 ; 17.80 en 1876 ; 17.19 en 1877 ; 17.96 en 1878 ; 18.39 en 1879 ; 18.05 en 1880 ; 18.24 en 1881 ; 18.27 en 1882 ; 18.65 en 1884 et 18.63 en 1885 ; c’est-à-dire que un lingot d’argent de 18 grammes 63 s’échangeait contre un lingot d’or de 1 gramme[2]. L’argent perdait près de 21 pour 100 de la valeur que nos lois lui attribuaient et qu’il avait conservée grosso modo, avec des variations fréquentes, mais légères, jusqu’en 1871. Ce que M. Cernuschi appelle le pair bimétallique était donc complètement détruit et l’on se trouvait en plein dans ce que le pittoresque écrivain nomme le morbus monétaire. Aujourd’hui, d’ailleurs, le mal a encore empiré, car la dépréciation du métal d’argent dépasse 22 pour 100.

En exposant les péripéties de cette question métallique, nous avons tenu à éviter toute discussion de principe sur l’emploi comme monnaie des deux métaux précieux. Il nous suffit, dans ce travail, de suivre les faits et de les rapprocher pour rechercher l’influence qu’ils ont pu exercer sur les prix. Le premier de ces prix ; par ordre d’importance, qui ait été sérieusement troublé, c’est celui du métal d’argent. Quelle a été la cause de la dépréciation considérable qu’il a subie ? Ici encore nous serons bref. L’école de MM. de Laveleye, Cernuschi, de Soubeyran affirme que la seule cause de la baisse énorme du métal d’argent, c’est, d’une part, la démonétisation des thalers allemands et, d’autre part, la fermeture à la frappe de ce métal des hôtels de monnaie de l’Union latine. On a vu plus haut que M. Cernuschi lui-même avoue que la démonétisation des thalers allemands a été beaucoup moindre qu’on ne se le figure d’ordinaire. En opposition avec cette explication de la dépréciation de l’argent on peut alléguer des faits qui sont précis et constans : c’est que la production des mines d’argent n’a pas cessé de s’accroître dans des proportions énormes depuis une quinzaine d’années, et que les frais d’extraction de ce métal, soit par suite de la découverte de gisemens plus importans, soit par les progrès de l’industrie des mines, sont considérablement diminués, tandis que, au contraire, la production de l’or, au lieu d’augmenter, a plutôt légèrement décru. Quelques chiffres à ce sujet seront sans doute les bienvenus. Les mines d’argent du monde entier ne fournissaient comme moyenne annuelle que 886,115 kilogrammes de ce métal pendant la période 1851-55 ; le rendement s’est élevé graduellement jusqu’en 1870 et, à partir de cette époque, il est soudain devenu colossal. La moyenne annuelle de la production de l’argent a monté, en effet, à 1,969,000 kilogrammes pendant la période 1871-75, soit juste le double de ce qu’elle était vingt ans auparavant. Dans la période quinquennale suivante, elle s’est encore considérablement développée, et la moyenne annuelle y atteint 2,450,000 kilogrammes. Les chiffres des années récentes dépassent encore ce dernier. En 1881, on extrait des mines 2,592,000 kilogrammes d’argent, puis 2,769,000 en 1882 ; 2,895,000 en 1883 et enfin, 2,860,000 en 1884. L’apport annuel de ce métal a donc plus que triplé en vingt-cinq ans. Cet accroissement de production se maintient malgré une dépréciation de 22 pour 100 dans les prix, et rien n’indique que les mines doivent devenir moins puissantes. Dans le même laps de temps, la production de l’or suit une marche inverse ; au lieu de s’accroître, elle diminue, non pas dans des proportions considérables il est vrai, mais cependant d’une façon sensible. La moyenne annuelle de la production de l’or était de 197,515 kilogrammes dans la période 1851-55, et même de 206,000 kilogrammes dans la période 1856-60, ce qui représentait plus de 700 millions de francs d’or produits annuellement. L’extraction annuelle tombe à 172,000 kilogrammes de 1876 à 1880 ; puis, diminuant encore, elle n’est plus que de 158,000 kilogrammes en 1881 ; 146,000 kilogrammes en 1882 ; 143,540 en 1883, et enfin, 140,000 kilogrammes en 1884 : elle s’est ainsi réduite de 32 pour 100 environ en une trentaine d’années. Voilà donc deux métaux précieux auxquelles nos lois monétaires avaient assigné un certain rapport fixe de valeur, il y a quatre-vingts ans ; ce rapport se maintient à peu près jusqu’en 1870, non pas cependant sans certaines variations, mais elles étaient légères. Puis il arrive que la production de l’un de ces métaux, l’argent, fait plus que tripler, pendant que la production de l’autre, l’or, diminue d’un tiers ; est-il étonnant que, sur le marché libre des lingots, la valeur du premier de ces métaux ait fléchi relativement à celle du second ? Faut-il chercher ici des explications mystérieuses ou contingentes ? La raison principale ne ressort-elle pas des changemens dans l’importance de la production ? Autrefois, dans la période de 1851 à 1855, on produisait annuellement pour 688 millions de francs d’or environ contre 199 millions d’argent ; la valeur de l’or produit représentait 77 1/2 pour 100 de l’ensemble de la production des métaux précieux et la valeur de l’argent seulement 22 1/2 pour 100 ; en 1884, les proportions sont presque renversées, la valeur de l’or produit n’est plus que de 487 millions de francs et celle de l’argent s’élève à 642 millions de francs ; c’est l’or maintenant qui représente la moindre partie dans la production annuelle des métaux précieux, à savoir 43 pour 100 ; tandis que l’argent en forme la plus forte partie, soit près de 57 pour 100. Des modifications aussi profondes et aussi constantes ne peuvent aller sans un changement de valeur. En laissant de côté la question controversée de savoir quelle est la cause réelle ou la principale cause de la baisse du métal d’argent, le point essentiel pour l’étude de la crise commerciale est d’examiner si la rareté de l’or a pu exercer une influence sensible sur les prix et sur l’ensemble du commerce du monde. Cette prétendue rareté de l’or est toute relative, puisque la production annuelle de ce métal monte encore à près de 500 millions de francs. Les nombreux écrivains soit anglais, soit français, qui veulent établir un lien entre ce qu’ils appellent la raréfaction du premier des métaux précieux et la crise commerciale universelle insistent beaucoup sur la simultanéité des deux phénomènes. Les prix de toutes les marchandises ont baissé, disent-ils, dans des proportions très fortes et qui s’accentuent chaque jour, et le point de départ de la baisse coïncide à peu près, suivant ces théoriciens, avec la démonétisation des thalers allemands et avec l’interdiction de la frappe des monnaies d’argent dans les pays de l’Union latine. On fait remarquer, en outre, que la production de l’or diminue au moment où un plus grand nombre de nations recourent à ce métal pour en faire la base de leur circulation monétaire ; c’est ainsi que, en plus de l’Allemagne, les États-Unis ont repris les paiemens en espèces sur la base de l’étalon d’or, tout en continuant à frapper, par condescendance pour les producteurs de mines, dans des proportions fixes, des dollars d’argent dont personne ne veut ; l’Italie qui, elle aussi, s’est dégagée du cours forcé, a pris au reste du monde une somme notable d’or qu’elle tâche de garder avec un soin jaloux dans les caisses de ses banques. Le volume du commerce universel va sans cesse en se développant, et la mesure de ce commerce, c’est-à-dire l’or, ne suit plus que d’un pas inégal et lent cet accroissement des opérations commerciales. Aussi, tandis qu’il y a un quart de siècle, un grand nombre de personnes parlaient de la dépréciation de l’or, aujourd’hui certains théoriciens anglais, formant un nouveau mot, en se servant d’un autre préfixe, ne tarissent pas sur « l’appréciation » de l’or, vocable par lequel ils entendent l’augmentation de valeur de ce précieux métal. Les mêmes personnes qui ne voient à la crise commerciale qu’une cause purement monétaire ajoutent que la perte de 20 à 22 pour 100 de la valeur de l’argent depuis quelques années constitue pour les pays qui ont ce métal comme étalon un avantage énorme, qu’ils peuvent vendre leurs produits, notamment le blé, 22 pour 100 moins cher et que l’agriculteur européen se trouve ainsi mis à la merci du cultivateur hindou.

Dans tout cet ensemble de raisonnemens on trouve mêlés des faits qui sont plus ou moins exactement observés et des inductions qui sont conjecturales. La crise commerciale actuelle, comme toutes les crises, se caractérise par la baisse du prix de la plupart des denrées : une crise n’est autre chose qu’une interruption, ou du moins un ralentissement de la circulation, de la consommation et, à un degré plus avancé de la maladie, de la production même. On éprouve une difficulté d’échanger. La baisse des prix et même la cote purement nominale des prix, c’est ce qui est l’accompagnement nécessaire de toutes les crises. Quand M. de Soubeyran, dans une récente séance de la chambre des députés, faisait la nomenclature des changemens de prix qui se sont opérés de 1873 à 1885, il avait beau jeu ; personne ne conteste que la généralité des marchandises n’ait fléchi dans des proportions très notables, presque inouïes. Le financier député exagérait, sans doute, sur quelques points où il prenait très arbitrairement la date initiale de son tableau de comparaison. Quand, par exemple, il établissait que, en 1873, le blé valait 41 fr. 50 le quintal, le fer 30 francs, la fonte 113 francs et qu’aujourd’hui ces mêmes denrées ne valent plus que 21 fr. 25, 12 francs et 43 francs, ce qui représente une dépréciation de 49 pour 100 sur le blé, de 60 pour 100 sur le fer et de 62 pour 100 sur la fonte, M. de Soubeyran négligeait de dire que l’année 1873 se trouvait une année exceptionnelle, marquée par une très mauvaise récolte, et que pour l’industrie métallurgique elle était signalée par un mouvement de spéculation et de hausse dont on avait eu peu d’exemples en ce siècle. Présenter comme des prix normaux les prix d’une époque d’exaltation comme les années 1873 ou 1874 ; c’était singulièrement dénaturer les faits. On eût pu, d’ailleurs, s’épargner ces exagérations, car la baisse de presque tous les prix des denrées soit naturelles, soit fabriquées n’est que trop certaine, et pour n’être pas en moyenne de moitié, comme on l’a souvent affirmé, elle atteint souvent le quart et parfois le tiers.

Il s’en faut cependant que cette baisse des prix, qui est si frappante quand on examine certaines marchandises comme le blé, la laine, le coton, la soie, l’huile de colza ou de lin, le café, le cuivre, le plomb, le fer, soit absolument universelle. Il est beaucoup d’articles qui y ont échappé ou qui n’en ont été que faiblement atteints. En se reportant aux traités spéciaux sur les prix des marchandises[3], on découvre au premier coup d’œil un certain nombre de denrées dont les prix en gros sont restés à peu près les mêmes depuis vingt-cinq à trente ans. Parmi les métaux, l’étain n’a presque rien perdu de sa valeur depuis lors ; il se cotait 107 shillings sur le marché de Londres dans la période de 1861 à 1870, on lui trouve une valeur moyenne de 100 shillings de 1871 à 1880 et il se maintient encore à 95 shillings de 1881 à 1884. Il y a loin de là à cette prétendue baisse de 50 pour 100 qu’on voudrait faire admettre comme générale ; et cependant l’étain vient en grande partie des pays asiatiques, les îles de la Sonde, la presqu’île de Malacca, lesquels sont au régime de l’étalon unique d’argent et qui, par cette raison, d’après ce qu’affirment les théoriciens bimétallistes, voient leurs exportations singulièrement favorisées par la baisse de ce métal. Si l’étain forme une importante exception à cet avilissement des prix dont on se plaint, beaucoup d’autres denrées se trouvent dans le même cas. Le sel, qui est, à coup sûr, d’un usage universel, vaut 12 shillings la tonne à Londres pendant la période 1881-84 contre 11 shillings dans la période 1854-60 et 10 shillings dans celle de 1861 à 1870. Ici l’on constate non-seulement une résistance à la baisse, mais une hausse positive. Le savon a subi à peine une dépréciation de 12 pour 100 de 1854 à 1884, toujours sur le marché de Londres, le plus directement influencé par les conditions de la production universelle. Il en est de même d’un important article de fabrication : les bouteilles, qui se vendent 117 shillings le centner dans la période 1881-84 contre 120 shillings de 1861 à 1870 et 130 shillings de 1854 à 1860. Quoique affecté par la situation de la métallurgie et de la navigation à vapeur, le charbon anglais se tient exactement, comme moyenne annuelle, au même prix (110 deniers la tonne dans les années 1881-84) que dans celles de la période 1854-60 ; il avait notablement haussé, il est vrai, dans l’intervalle. Si maintenant l’on passe aux denrées d’alimentation, on ne retrouve presque plus trace, en dehors du blé, du café et du sucre, de cette fameuse baisse moyenne de 54 pour 100 dont on parle tant. Laissons de côté le vin, dont les progrès du phylloxéra expliquent la hausse ; mais la bière, elle n’est attaquée par aucun insecte. Or elle a considérablement haussé depuis trente ans ; au lieu de 69 shillings le baril anglais, ce qui représentait sa valeur moyenne de 1854 à 1860, on la trouve à 80 shillings de 1881 à 1884. Le beurre n’a pas non plus à redouter les morsures d’un insecte ; il se trouve, en outre, fréquemment falsifié par l’addition de substances étrangères ; cependant le prix moyen de la période 1881-84, à savoir : 103 shillings le centner, est très supérieur à celui de 1854-60 (84 shillings) et égale à peu près le prix moyen de 1861-70 (104 shillings). Il en est de même pour le fromage, de même encore pour les œufs. En regardant attentivement dans la liste des prix, on en découvrirait bien d’autres qui n’ont subi aucune dépréciation depuis un quart de siècle. La viande commence à diminuer sur les marchés dans une proportion d’ailleurs très légère ; mais cela ne date guère que de deux ans, et la moyenne du prix de la viande de bœuf sur le marché de Londres par tonne est dans la période de 1881 à 1884 singulièrement supérieure au prix des périodes antérieures ; elle restait en moyenne à 84 livres sterling (2,100 francs) contre 79 livres sterling de 1871 à 1880 et 56 livres sterling de 1841 à 1850. Les peaux se cotent aussi plus cher dans la dernière période quinquennale (64 shillings le centner) que pendant les années 1861 à 1870 (59 shillings). Il est même tel article naturel dont le prix a notablement haussé : le poivre, par exemple, qui se vend 56 shillings le centner de 1881 à 1884, contre 48 shillings dans la période décennale antérieure et 37 shillings dans celle de 1861 à 1870.

Le lecteur nous excusera d’être entré dans ces détails ; il est nécessaire en pareille matière d’être précis et l’on ne peut arriver à la précision qu’avec une nomenclature de chiffres. On voit combien il s’en faut que tous les prix aient fléchi de moitié ou même d’un tiers depuis quinze ou vingt ans. La tendance à la baisse est dominante, mais les exceptions sont nombreuses et surtout importantes. Elles le deviennent davantage si, au lieu de s’en tenir au prix des choses, on se reporte à celui des services humains. Là, la hausse est générale depuis quinze et vingt ans. Qu’il s’agisse des professions libérales ou de celles réputées autrefois serviles, on voit que les émolumens, les traitemens, les salaires, les gages se sont élevés et que si, depuis deux ou trois ans, ils restent stationnaires, on n’aperçoit aucun signe de recul sérieux. Nous voudrions prier ceux qui soutiennent que tous les prix se sont avilis de moitié, d’essayer de baisser de 50 pour 100 ou même de 25 les gages de leurs domestiques ou les honoraires de leur médecin, de leur avocat, d’un peintre de portraits, etc. La discussion du budget dans tous les pays proteste contre cette prétendue universelle baisse des prix, car il n’y est jamais question que d’augmenter le traitement des petits fonctionnaires, facteurs, cantonniers, maîtres d’écoles. Or, comme le prix des services humains contribue autant que le prix des choses à constituer le prix général de la vie, on voit ce qui reste de cette observation superficielle que tout a baissé de moitié ou d’un tiers. Il est cependant évident que si la cause de la crise actuelle était l’augmentation de la valeur de l’or, tous les prix sans exception auraient dû en subir l’influence ; la valeur des services humains aurait dû s’en ressentir aussi et décliner dans des proportions importantes, et l’on ne voit rien de pareil.

Il faut chercher une autre cause ou plutôt d’autres causes à la baisse des prix des marchandises et il n’est pas difficile à tout bon observateur dépourvu de parti-pris d’arriver sur ce point à une solution précise. Il suffit de remarquer que l’on rencontre dans tous les objets dont le prix a fléchi ces deux circonstances : que la production en est devenue singulièrement plus abondante et que les frais en ont notablement diminué. Le blé, le coton, le café, le fer, la fonte, le cuivre, tous les articles qui se sont avilis offrent la réunion de ces deux conditions. Cette constatation a été tant de fois faite et est devenue si notoire qu’il pourrait sembler presque inutile d’y insister. Néanmoins, comme il se rencontre encore des hommes qui attribuent à la baisse des prix une cause unique, imaginaire, comme l’accroissement de valeur de l’or, il est bon de signaler les causes réelles et palpables pour chacune des principales denrées. Que les approvisionnemens de blé mis à la disposition des nations civilisées se soient prodigieusement accrus depuis moins de vingt ans, c’est un fait que les statisticiens ont aisément mis en lumière. D’après M. Mulhall[4], l’Europe possédait, en 1850, environ 360 millions d’acres de terre en culture, ce qui représentait 148 millions d’hectares environ ; en 1870, l’étendue de ces terres atteignait 440 millions d’acres ou 180 millions d’hectares, et, en 1884, elle allait jusqu’à 482 millions d’acres ou 198 millions d’hectares. A ne considérer que notre petite partie du monde, la surface cultivée s’est ainsi accrue de 34 pour 100 environ en moins de trente-cinq ans. Si l’on ajoute que les procédés de culture se sont eux-mêmes améliorés et que le rendement par chaque unité territoriale est devenu plus élevé, on verra combien l’accroissement de la production agricole en Europe a dépassé dans le dernier quart de siècle l’augmentation de la population. Ce n’est là, cependant, que le moindre des facteurs de la baisse des prix. Le trop plein des contrées neuves qui vient s’ajouter au développement de la production dans le vieux monde rend encore beaucoup plus disproportionné l’écart entre l’essor de la production des denrées végétales et celui de la population. On estime à 55 millions d’acres (22 millions 1/2 d’hectares) la surface cultivée que possédaient les États-Unis en 1850, à 88 millions d’acres (36 millions d’hectares) l’étendue des cultures du même pays en 1870 et enfin à 157 millions d’acres (64 millions 1/2 d’hectares) l’ensemble des terres cultivées de la grande Union américaine en 1884 : en trente-quatre ans, cette étendue a donc presque triplé et dans les quatorze dernières années presque doublé. Les colonies britanniques autres que l’Inde ne sont guère restées en arrière de la grande république nord-américaine. Leur superficie cultivée était évaluée à 12 millions d’acres en 1850, 18 millions en 1870, et 25 en 1884. Contrairement à toutes les prévisions de Malthus, et de Ricardo, le dernier quart de siècle a vu les subsistances, dans l’ensemble du monde civilisé, se développer beaucoup plus, rapidement que la population. Un autre statisticien réputé pour l’exactitude de ses recherches, M. de Neumann-Spallart, a fait ressortir que le commerce de céréales du monde civilisé avait plus que doublé de 1860 à 1879. L’ensemble de l’importation de céréales et de farine des nations de notre groupe de civilisation atteignait seulement 1,636 millions de marks (2 milliards 45 millions de francs environ) en 1869-70 ; il s’est élevé à 3 milliards 268 millions de marks (environ 4 milliards 85 millions de francs) en 1879[5] ; depuis lors, il y a eu un léger recul.

Ce n’est pas seulement pour les grains que l’on constate un aussi prodigieux accroissement de l’offre, il en est de même pour la plupart des autres marchandises qui ont baissé de prix. La production totale du coton, qui était évaluée à 1,192 millions de livres de poids en 1840 et à 2,398 millions de livres en 1860, reste presque stationnaire pendant la période décennale suivante ; elle n’atteignait que 2,474 millions de livres en 1870, ce qui représentait seulement une augmentation de 3 1/2 pour 100 en dix années. La cause de ce faible développement était la grande perturbation où la guerre de sécession et la suppression de l’esclavage jetèrent la culture cotonnière aux États-Unis, mais ce ne fut qu’une crise passagère dont les effets disparurent au bout de huit à dix ans. Les plantations se reconstituèrent bientôt dans le Sud avec la main-d’œuvre libre : l’Union américaine, qui ne produisait que 1,540 millions de livres de coton en 1870, avait, en 1880, une récolte de 3,161 millions de livres de ce textile, et, pour l’ensemble du monde, la production s’élevait, dans la même année, à 4,039 millions de livres, soit 67 pour 100 environ d’augmentation dans le court espace de dix années. Cet accroissement, toutefois, est encore insignifiant à côté de celui de la production de la laine. Il faut planter le coton et le cultiver, tandis qu’il suffit d’ouvrir de nouveaux espaces aux troupeaux pour qu’ils multiplient, et avec eux leurs toisons. Une circulaire commerciale, émanant d’un des principaux courtiers de la place d’Anvers, établissait récemment d’une façon saisissante la relation des prix avec les quantités de laine importées en Europe. Si l’on considère les apports de laines coloniales provenant des trois principaux pays producteurs : l’Australie, Le Cap et La Plata, on relève qu’en 1864, les importations ne montaient qu’à 458,000 balles ; en 1868, l’importation double et atteint 879,000 balles ; les prix baissent alors à 1 fr. 35 et tombent même un instant, en 1869, à 0 fr. 85, le prix le plus bas que l’on eût connu. Pendant cinq à six ans, l’importation reste à peu près stationnaire ou du moins ne se développe que très lentement et les prix se raffermissent. Mais, en 1877, on se trouve en présence d’une importation beaucoup plus considérable, 1,272,000 balles, soit 40 pour 100 de plus que cinq ans auparavant ; les prix reculent dans une proportion à peu près analogue. Pendant les deux ou trois années suivantes, les apports de laines coloniales restent stationnaires et les prix montent. Mais l’accroissement de la production reprend ; l’importation des laines en Europe est estimée à 1,740,000 balles en 1885 ; les prix descendent dans des proportions notables. En 1880, on évalue les apports probables des laines coloniales à 1,880,000 balles, soit le double des importations de 1872 et le quadruple de celles de 1864. Comme le dit avec beaucoup de bon sens ce commerçant qui n’est pas au courant des subtilités des financiers bimétallistes : « Il est hors de doute que le chiffre de la production des laines est le grand régulateur des prix, et que, comme quelques autres articles, tels que les grains, cafés, etc., les laines n’ont pas su résister aux fortes augmentations régulières de la production qui en ont réduit la valeur vénale[6]. » Comprend-on que des abstracteurs de quintessence aillent chercher une cause mystérieuse à la baisse des prix quand la cause réelle est si palpable et qu’il suffit, pour la voir distinctement, de ne pas fermer les yeux ?

L’accroissement de la production est considérable aussi, quoique beaucoup moindre, pour le café, dont il se produisait, dans les contrées en relation avec l’Europe, 321,000 tonnes en 1855, 422,000 tonnes en 1865, 505,000 tonnes en 1875, et, enfin, 588,000 tonnes en 1881. Ici, l’augmentation est plus faible, puisque en seize ans elle n’atteint guère que 40 pour 100, mais la consommation se développe beaucoup plus lentement, comme pour tous les objets de luxe ou de demi-luxe. La production du sucre, grâce en grande partie aux primes de toute nature que les états distribuent avec une niaise prodigalité aux fabricans, s’est plus rapidement accrue encore que celle du café. M. de Neumann-Spallart évalue à 16,750,000 quintaux métriques la production du sucre de canne dans le monde civilisé en 1867 ; l’augmentation est très lente jusqu’en 1877, où cette production atteint 18,800,000 quintaux ; mais dans la campagne 1881-82 elle dépasse 25 millions de quintaux métriques offrant un accroissement d’un tiers environ en cinq années. La production du sucre de betterave ne reste pas en arrière, et de 15,066,000 quintaux métriques en 1879-80, elle monte à 21,709,000 quintaux en 1882-83, soit une augmentation de 40 pour 100 en trois années. Depuis lors, il semble que la production du sucre ait pris encore de nouveaux développemens. Quoi d’étonnant que la consommation suive à pas inégal une offre qui s’élargit dans des proportions aussi constantes ? Un simple coup d’œil jeté sur la production des métaux convaincra aussi l’homme impartial que la cause de la baisse des prix doit être cherchée dans les conditions de la production de chaque article. Le cuivre fin est l’un de ceux qui se sont le plus dépréciés depuis une quinzaine d’années ; mais aussi l’on ne produisait, en 1850, que 45,250 tonnes de ce métal ; en 1860, on n’atteignait encore que 67,370 tonnes, tandis que, en 1870, on arrive à 82,120 tonnes, et, par un bond prodigieux, à plus de 120,000 tonnes en 1880 ; ce chiffre n’est pas la limite extrême, les années postérieures le dépassent. Il n’en va pas autrement du plomb, dont la production était bornée à 104,000 tonnes en 1830 et ne s’élevait encore qu’à 170,500 tonnes en 1850, tandis qu’elle franchit le chiffre de 379,000 tonnes en 1880, ayant ainsi plus que doublé en trente années. La production du fer n’est pas restée en arrière ; au contraire, elle a progressé bien davantage, puisque de 4,280,000 tonnes en 1850, elle a monté graduellement à 10,550,000 tonnes en 1870, puis à 14,230,000 en 1871-80, comme moyenne décennale, et enfin à 19,820,000 tonnes en 1882 ; ici le doublement s’est presque effectué en douze années. L’accroissement de la production du charbon dans l’ensemble du monde civilisé a presque été aussi rapide : contre 62 millions de tonnes de charbon produits en 1882, on met en regard le chiffre de 141 millions de tonnes pour l’année 1860 et celui de 344 millions de tonnes pour l’année 1880 ; en vingt ans, l’augmentation atteint 145 pour 100 environ.

On pourrait poursuivre presque à l’infini cette énumération. Si maintenant, au lieu de s’arrêter à la cause spéciale et précise de la baisse des prix de chaque article, on recherche les causes plus générales, elles sont faciles à trouver ; la question du métal d’argent y est étrangère. Les causes générales peuvent se ramener aux suivantes : le monde entier est beaucoup mieux exploré qu’il y a vingt ans, de sorte que toutes les richesses naturelles, les meilleures terres, les meilleurs gisemens sont plus connus ; les capitaux devenus plus abondans par l’épargne et par le surcroît de l’aisance dans toutes les couches de la population, se trouvent aujourd’hui plus mobiles et plus agiles, plus audacieux, plus disposés à se déplacer et plus rapidement transportables qu’il y a un quart de siècle, de façon que la simple annonce de la découverte d’une richesse naturelle sur un point quelconque du monde amène presque immédiatement des tentatives pour mettre celle-ci en valeur. À ce point de vue, l’essor des sociétés anonymes a eu une importance dont on commence à peine à se rendre compte ; la substitution de cette puissante force collective aux forces moléculaires du capital personnel et isolé a transformé et décuplé parfois l’efficacité de l’épargne. Si les capitaux ont eu plus de penchant à émigrer, à coloniser, à affronter des risques de toutes sortes, les hommes eux-mêmes sont devenus moins sédentaires et ils suivent avec ardeur les capitaux partout où ceux-ci les appellent et les rémunèrent. Les progrès de l’industrie, qui se manifestent de cent façons, par des inventions, des découvertes, ou même par de simples améliorations de procédés, par ces modifications légères que les ouvriers appellent des tours de main, ont contribué et contribuent chaque jour à ce développement incessant de la production et à la baisse des prix. Enfin le dernier facteur et non le moins énergique, c’est le perfectionnement des voies de transport, surtout par mer, depuis quinze années. On a fait le calcul que, grâce aux nouveaux types de navires, à la connaissance plus exacte des routes commerciales, au percement des isthmes, aux installations des ports, au télégraphe qui rend les ordres instantanés et épargne aux navires la nécessité d’attendre longtemps des chargemens, chaque marin anglais transporte actuellement deux fois plus de marchandises qu’en 1870, trois fois plus qu’en 1860 et quatre fois plus qu’en 1850.

Voilà les causes générales, incontestables, qui ont agi et continuent d’agir sur les approvisionnemens du monde. Chercher ailleurs l’explication de la baisse des prix, c’est fermer volontairement les yeux. En vain prétendra-t-on que la baisse du métal d’argent, qui perd actuellement 22 pour 100 de la valeur que lui attribue notre tarif monétaire, donne aux Indes un avantage pour leurs exportations. Au milieu de phénomènes si vastes et si intenses, ce n’est là qu’un détail insignifiant. La plupart des denrées qui ont fléchi de prix ne sont pas produites dans des pays à étalon d’argent. Les grands marchés producteurs de cuivre, par exemple, ne se trouvent pas en Orient, mais en Occident ; c’est l’Espagne et surtout les États-Unis d’Amérique. Il en est de même pour le fer, de même aussi pour la laine, qui vient surtout de colonies anglaises à étalon d’or, l’Australie et Le Cap, et d’une contrée qui, avant de tomber récemment dans le cours forcé, se servait aussi comme monnaie du métal d’or, la République argentine ; même le sucre et le coton sont pour la plus grande quantité produits dans des contrées où la baisse du métal d’argent n’a aucune influence directe.

Il faudrait d’ailleurs, s’entendre sur les résultats réels d’une monnaie dépréciée pour le commerce extérieur d’un grand pays. Quand il s’agit de l’Inde, tantôt on prétend que la baisse du métal d’argent constitue pour elle un énorme avantage parce qu’elle lui permet de vendre ses marchandises à un prix qui, calculé en or, se trouve au-dessous de celui de ses concurrens ; d’autre part, presque tous les financiers officiels de l’Inde et de l’Angleterre gémissent sur les embarras dont la baisse de l’argent est l’origine pour le trésor indien. L’Inde a des remises considérables à faire en Angleterre, et une partie de sa dette, contractée pour les travaux publics et les chemins de fer, est payable en or. Elle se voit d’autant moins en état d’acheter, et par conséquent d’autant plus appauvrie, que sa monnaie intérieure a perdu de sa valeur. si l’on admettait ce principe, qu’une monnaie dépréciée constitue un avantage pour un pays, on devrait en tirer la conclusion que la Russie n’est jamais plus prospère que lorsque le rouble baisse, la République argentine et le Brésil que quand leur papier à cours forcé perd une fraction nouvelle de sa valeur nominale. On en devrait induire également que tous les pays qui, se trouvant il y a cinq, dix ou quinze ans, comme l’Italie et les États-Unis, au régime du papier-monnaie, ont voulu reprendre les paiemens en espèces, se sont trouvés faire un marché de dupe, puisqu’en substituant une monnaie plus forte et plus stable à une autre plus faible et plus variable, ils auraient rendu plus difficiles leurs exportations. Qu’au premier abord, un affaiblissement graduel et lent de la valeur monétaire chez un peuple puisse aider dans une certaine mesure au développement des exportations, on le peut admettre ; mais c’est là un phénomène transitoire ; bientôt tous les prix se nivellent, les salaires et les émolumens divers se relèvent ; et l’avantage temporaire qui résultait pour les producteurs et les exportateurs de la dépréciation de la monnaie disparaît. Si le commerce extérieur de l’Inde s’est sensiblement développé depuis quinze ans, si l’exportation du blé a passé de 1,755,000 centners anglais en 1873-74, à 6,340,000 centners en 1877-78, à 19,863,000 centners en 1881-82, et à 14,151,000 en 1882-83, si également de 1873-84 à 1882-83 l’exportation du riz indien s’est accrue de moitié (31,031,000 centners contre 19,805,000), on peut indiquer à ces augmentations des causes beaucoup plus palpables, plus précises et plus certaines que la baisse de l’argent. Ces causes, les voici : le développement considérable du réseau des chemins de fer indiens, l’existence du canal de Suez et la réduction constante de ses tarifs, enfin l’avilissement du fret maritime. Les chemins de fer, les bateaux à vapeur, ce sont les grands niveleurs des prix : rien n’approche de leur action. En 1870, l’Inde anglaise ne possédait que 4,775 milles anglais, soit 7,650 kilomètres de voies ferrées, étendue insignifiante au milieu d’un si énorme empire. Graduellement ce réseau s’accroît : en 1882, il atteint 10,144 milles anglais, 16,250 kilomètres. Il a encore augmenté depuis lors, de sorte que, à l’heure actuelle, il est à peu près triple de ce qu’il était en 1870. On semble oublier qu’aux Indes, comme dans la plupart des contrées neuves, les chemins de fer sont d’introduction toute récente. Le canal de Suez aussi est une œuvre qui date de bien peu de temps, puisqu’on ne l’a ouvert à la navigation qu’au mois de novembre 1869 et qu’il fallut d’assez nombreuses années pour construire une flotte à vapeur qui pût user de la voie nouvelle. Les tarifs de Suez ont, en outre, singulièrement diminué : en 1873-74, les droits de péage étaient encore en principal de 13 francs par tonne, et se trouvaient grossis par des droits de pilotage et autres qui portaient la taxe totale à plus de 14 francs. Depuis le commencement de l’année 1885, les droits de pilotage ayant été abolis et ceux de passage diminués, les navires n’acquittent plus que 9 fr. 50 par tonne pour traverser le canal. Enfin le fret maritime a baissé dans des proportions énormes. Je relève sur le Bulletin du canal de Suez que les cours du fret, dans la première période quinquennale qui suivit l’ouverture du canal, s’élevaient fréquemment à 3 livres 1/2 ou 4 livres sterling par tonne (82 à 100 fr.) de Calcutta en Europe, et à 1 livre 10 shillings ou 2 livres (37 fr. 50 à 50 fr.) de Bombay en Europe, tandis que, au début de l’année courante, ils sont tombés sur la place de Calcutta à 1 livre 10 ou 12 shillings (36 à 40 fr.), et à 15 ou 16 shillings (18 à 20 fr.) sur celle de Bombay. C’est une diminution d’au moins moitié. Qu’on y joigne l’effet de tous les procédés perfectionnés pour le chargement, le déchargement, tels que les élévateurs à grains et toutes les installations nouvelles des ports, on trouvera dans cet ensemble si varié et si concordant de circonstances une cause décaisse des marchandises bien moins problématique que la dépréciation du métal d’argent.

Quand on parle des métaux précieux, que notamment l’on signale la diminution de la production de l’or, et qu’on veut ramener à ce phénomène la baisse des prix, il est une autre considération dont il faut tenir compte. Il est inexact qu’il soit indispensable, pour le maintien des prix, que la quantité du métal précieux qui forme l’étalon soit légal, soit en usage, augmente en proportion de l’extension et, si nous pouvons ainsi parler, du volume du commerce. Une foule de découvertes récentes tendent à permettre l’économie des métaux précieux dans la circulation. Les télégraphes sous-marins, par exemple, qui enserrent de leurs câbles le globe presque entier et lui forment un filet dont les mailles seront bientôt très serrées, la connaissance plus exacte des courans maritimes, les percemens d’isthmes, les perfectionnemens de la machine à vapeur, diminuent l’usage des métaux précieux dans le commerce international. Qu’il faille expédier un million de francs en lingots d’Amérique en Angleterre, il n’y faudra que six à sept jours contre douze ou quinze il y a vingt ans. Des lingots d’or se rendront d’Australie dans la Grande-Bretagne en trente-cinq jours, au lieu de quatre-vingt-dix il y a un quart de siècle. L’or qui est ainsi sur les routes se trouve moins longtemps retenu en voyage, ce qui équivaut à un accroissement de sa quantité réellement disponible. En outre, les modes de paiement par compensation, d’un marché à l’autre, sont devenus plus variés et plus abondans ; le simple développement des valeurs mobilières internationales permet de transférer d’une contrée à une autre des capitaux sans qu’un gramme d’or soit déplacé. Les billets de banque, dans tout pays, ont beaucoup plus pénétré toutes les couches de la population, et les chèques sont devenus partout un instrument plus habituel de paiement. S’entassant dans les grands établissemens de crédit, les métaux précieux subissent moins de déperdition soit par le frai, soit par les pertes matérielles, soit par la thésaurisation occulte. Le monde entier s’arrange ainsi de façon à faire de la monnaie métallique, soit dans la vie intérieure de chaque nation, soit dans les rapports internationaux, un usage de plus en plus restreint. Ceux qui ramènent à des phénomènes monétaires l’existence de la crise actuelle ignorent toutes ces choses qui sont constantes, visibles, et qu’un parti-pris tenace peut seul dissimuler à des spectateurs instruits. C’est donc une opinion singulièrement superficielle et déraisonnable que d’attribuer la baisse du prix des marchandises à d’autres causes que le défrichement de pays nouveaux, la mise en valeur de régions engourdies depuis des siècles et réveillées soudainement, le facile transport des capitaux produits dans les vieilles contrées et devenant beaucoup plus productifs dans les nouvelles, l’amélioration des voies de communication par mer et par terre, la baisse constante surtout du fret maritime et des tarifs de chemins de fers depuis un quart de siècle, enfin tous les perfectionnemens mécaniques, chimiques et techniques, accomplis dans la fabrication. À toutes ces causes permanentes de baisse s’en joint une accidentelle et temporaire : éprouvée par un état de crise qui dure déjà depuis quelques années, la spéculation s’est découragée, elle n’opère plus. La spéculation est aussi nécessaire au commerce qu’Achille l’était à l’armée des Hellènes ; c’est elle qui donne le mouvement, qui soutient les prix, qui met l’espérance au cœur ; sans elle tout languit. Il n’y aura de reprise sérieuse des affaires que lorsque la spéculation, si sottement maudite, sortira de sa tente comme l’impétueux Achille, et reviendra, reconstituée et confiante, se jeter dans la mêlée.


II

La crise dont souffre le monde n’a nullement une origine monétaire, c’est ce qu’il était indispensable d’établir. Des esprits d’ailleurs distingués ont jeté sur cette question tant d’obscurité avec d’incommensurables litanies sur la dépréciation de l’argent, qu’il était indispensable de prouver par des faits combien est fausse cette hypothèse. Mais alors, dira le lecteur, ce qui résulte de l’exposé précédent, c’est que la crise a pour cause un excès de production : on produit trop de tout, et l’humanité est pauvre parce qu’elle a trop de richesses. Beaucoup d’hommes sont embarrassés de manger, de se vêtir et de se loger, parce qu’on a produit trop de nourriture, trop de vêtemens et trop de maisons. La surproduction, voilà le grand mal. Il n’échappe à personne que cette explication est assez étrange : quand on la présente d’une façon nette, comme nous venons de le faire en quelques lignes, elle se trouve singulièrement paradoxale. A-t-on vraiment trop produit ? Peut-on trop produire ? Et, en tout cas, peut-il jamais se rencontrer qu’un excès de production, pour parler la langue vulgaire, puisse engendrer la misère de la population ?

L’hypothèse d’un excès général de production, particulièrement quand il s’agit des subsistances, ne peut guère être admise. L’humanité a tant de besoins, soit naturels, soit artificiels, qu’elle ne sera jamais satisfaite, et qu’on pourra toujours travailler pour elle. Les anciens besoins sont extensibles, et chaque jour il en naît de nouveaux. Quand l’homme est chaudement vêtu et qu’il ne peut plus, sans s’alourdir, jeter sur sa personne de nouvelles étoffes, il pense à mettre des tapis dans sa demeure, puis des tentures aux murs. La consommation a des appétits illimités. On peut objecter avec raison que, s’il en est ainsi en général, il peut se rencontrer de l’excès dans les productions particulières. Je ne sais quel observateur à l’humeur mélancolique, voulant prouver que l’on pouvait, en effet, trop produire, prenait un exemple typique, celui des cercueils ; on pourrait trop produire de cercueils, et quand même ils baisseraient de prix, la consommation n’en augmenterait pas. C’est peut-être le seul objet dont on pût parler d’une façon aussi absolue. Encore pourrait-on répondre que, si la production des cercueils devenait plus facile et moins coûteuse, un certain nombre de personnes prendraient l’habitude de gratifier leurs proches de meubles de ce genre un peu plus perfectionnés, faits d’une matière moins vulgaire, de sorte que même pour cet objet dont chaque personne n’use qu’une fois après sa mort, on ne peut pas dire que l’industrie soit limitée, sinon pour le nombre des objets, du moins pour leur qualité. Si l’on veut un exemple plus riant, celui des berceaux, celui des lits, certes la quantité utile ne peut s’en étendre indéfiniment. Il naît, année moyenne, un million d’enfans en France : si l’on s’avisait, sous prétexte de perfectionnemens dans la production, de fabriquer deux ou trois millions de berceaux par an, il est clair que, quelle que fût la baisse des prix, on ne pourrait obtenir le placement de ces objets, en France du moins, personne ou très peu de gens ayant le goût d’avoir deux berceaux pour un seul enfant. Il est donc certaines choses dont la consommation est restreinte, en quantité du moins, car, sous le rapport de la qualité, la consommation conserve des perspectives d’accroissement. Ce que nous avons dit des berceaux peut s’appliquer aux lits. Quelques autres objets, les sabots, les souliers, sont un peu dans le même cas : vous auriez beau diminuer le prix de ces articles que, si toute la population en est pourvue, si personne n’a plus conservé l’habitude d’aller nu-pieds, vous pourrez difficilement étendre le débit. Peu de gens veulent imiter le roi Auguste de Pologne, et faire des collections de chaussures ; en outre, beaucoup de personnes, quelle que soit leur fortune, pensent que les vieux souliers, quand ils ne sont pas trop avariés, ont leur mérite comme le vieux bois, comme le vieux vin et comme les vieux amis. On n’en est pas là, toutefois, dans le monde, que tous les êtres humains soient pourvus de chaussures et de bas. Pour ceux de ces objets, dont l’usage raisonnable par habitant est limité, sinon d’une façon absolue, du moins approximativement, en quantité, la production a, cependant, encore plus de champ libre devant soi qu’on ne le pense. Toute baisse des prix fait que l’on change plus souvent ceux de ces objets dont la commodité ne gagne pas par l’usage. Aussi a-t-on remarqué que, depuis les progrès de la mécanique et la réduction du prix des marchandises communes, on perd l’habitude de faire réparer, du moins réparer à outrance, les effets d’habillement ; le nombre des artisans qui travaillent dans le vieux, les fripiers, les savetiers, se réduit à proportion que s’accroît celui des tailleurs et des cordonniers.

Si, pour certains objets à usage strictement personnel, la production peut être considérée comme ayant une limite, difficile à fixer, à partir de laquelle elle dépasse la consommation, il en est de même pour certains articles qui ne sont pas destinés à satisfaire immédiatement les besoins de l’homme, mais qui servent simplement d’instrumens de travail. Supposons que des perfectionnemens dans la fabrication des aiguilles ou des épingles permette soudainement d’en produire cinq ou dix fois plus, il est certain qu’on ne pourra pas placer les quantités fabriquées. Personne n’achète, par plaisir, des aiguilles ; on s’en sert pour coudre, et comme l’on n’augmentera pas ses travaux de couture simplement parce que les aiguilles coûtent très bon marché, on peut produire trop d’aiguilles. Sans doute, si la baisse du prix était considérable, beaucoup de personnes feraient moins d’attention à conserver ces menus instrumens, les chercheraient avec moins de soin quand elles les auraient laissés choir, de sorte que la consommation des aiguilles pourrait augmenter de moitié ou peut-être doubler, mais il serait chimérique d’espérer qu’elle quintuplerait à la suite d’une baisse de prix. Pour tous les instrumens de travail, dans une civilisation qui est déjà avancée, on peut dire que la consommation rencontre une limite, à un moment donné du moins. On peut produire trop de métiers à tisser ou à filer, trop de locomotives ou trop de wagons, et trop de bateaux à vapeur. Il nous paraît que pour toutes ces dernières catégories d’objets, l’excès de production est flagrant. En 1877, on construisait 221,000 tonnes de navires à vapeur dans la Grande-Bretagne ; en 1878, on en construit 287,000 : puis 297,000 en 1879, 346,000 tonnes en 1880, et 408,000 tonnes en 1881. Cette activité exubérante des constructions se soutient encore pendant les deux années suivantes ; puis, l’encombrement se produisant, elle se ralentit de plus en plus. On évaluait, en 1870, à 1,918,000 tonnes le tonnage des navires à vapeur pour l’ensemble du monde, et, en 1883, à 7,330,000 tonnes. La puissance effective de transport s’est accrue beaucoup plus encore que le tonnage. On est arrivé, en effet, à pourvoir les navires de machines très perfectionnées qui développent beaucoup plus de force en consommant moins de combustible, de sorte que, ayant besoin d’emporter moins de charbon, un vaisseau peut prendre plus de marchandises et effectue chaque voyage en moins de temps. Les meilleures installations des ports rendent, en outre, bien plus prompts le chargement et le déchargement et abrègent ainsi la période morte pendant laquelle les navires ne transportent pas. On jugera de ces progrès par les exemples suivans, qui représentent les traversées les plus rapides d’Europe en Amérique. On considéra comme merveilleux, dans le temps, que le steamer Great Western franchît en 19 jours et 2 heures la distance de Bristol à New-York. Trois ans après, la Britannia arrivait dans cette même ville 14 jours et 1 heure après avoir quitté Liverpool. En 1875, la City of Berlin ne mettait plus que 7 jours 18 heures pour ce trajet, et enfin l’Alaska, en 1882, n’employait que 6 jours 22 heures pour le voyage de Cork à New-York. Si l’on veut des tournées plus longues, le coureur de thé Stirling Castle, en 1882, fit en 29 jours et 22 heures la traversée du port chinois Hankow à Londres. Les navires qui sont construits sur ce type de vitesse se multiplient ; par conséquent, la capacité de transport, relativement au tonnage, ne cesse de s’accroître. On estimait, il y a dix ou douze ans, qu’un navire à vapeur avait une efficacité de transport égale à trois fois celle d’un navire à voiles de même tonnage. Maintenant l’on estime que le rapport d’utilité, au lieu de 3 à 1, est au moins de 5 à 1. On a supputé qu’en 1883 les 7,330,000 tonnes de navires à vapeur des différentes marines ont transporté 109,450,000 tonnes de marchandises. Si l’on a ainsi exagéré les instrumens de navigation, on peut dire que pour les rails, pour les ponts métalliques, pour la généralité des produits de la métallurgie, on est tombé dans le même excès. C’est l’ouverture de routes nouvelles, le défrichement des pays neufs, les mauvaises récoltes du vieux monde, les progrès incessans de l’art de la navigation qui ont porté à l’exagération les constructions maritimes ; d’autre part, les gouvernemens y ont aidé par les primes à la marine marchande ; ils ont encore beaucoup plus contribué, par l’exagération des travaux publics, à imprimer une activité artificielle, et qui ne pouvait toujours se soutenir, aux ateliers de constructions de machines et aux hauts-fourneaux. Aujourd’hui, ceux-ci comptent, pour se relever, sur les torpilleurs, les tours blindées et sur une modification dans l’assiette des chemins de fer, à savoir la substitution de traverses métalliques aux traverses en bois.

Nous venons d’examiner certaines natures de produits que, d’une façon absolue, on peut offrir à l’humanité dans des proportions qui, à un moment donné et pour un certain temps, dépassent ses besoins. Il n’en est pas ainsi de toutes les catégories de marchandises : la plupart de celles qui ont pour objet la consommation directe par l’homme ne peuvent pas être offertes, d’une manière absolue, en quantité exubérante. Il n’en est pas des étoffes, ni du sucre, ni du café, ni de la viande, ni du blé, ni même des maisons, comme des locomotives ou des bateaux à vapeur, qui sont de simples instrument de travail. L’humanité n’a pas assez des premiers, tandis qu’elle peut ne savoir que faire des derniers. Parmi les gens qui ont de l’aisance, pour ne pas parler de ceux qui sont dans la gêne, beaucoup useraient de plus de tapis, de plus de tentures, de plus de sucreries, prendraient plus souvent du café, mangeraient plus de viande, consommeraient même plus de blé, sinon sous la forme du pain, du moins sous celle de farines et d’apprêts de toutes sortes, ou bien encore pour nourrir de la volaille et d’autres emplois accessoires ; beaucoup aussi se logeraient plus amplement, s’ils n’étaient retenus par deux obstacles : le prix et l’habitude. De tous ces produits il n’y a pas à proprement excès : si l’offre en dépasse momentanément la consommation, ce n’est pas que celle-ci soit impuissante à absorber la première, c’est qu’elle en est empêchée par des circonstances qui peuvent n’être que passagères. Considérons les maisons à Paris, par exemple. Il est de mode de dire que l’on en a beaucoup trop construit dans ces dernières années. Financièrement, c’est-à-dire au point, de vue de l’intérêt pécuniaire du constructeur, cela est vrai ; mais absolument, au point de vue des besoins et des désirs de la population, l’assertion devient inexacte. Tout le monde, à Paris, se plaint d’être logé trop à l’étroit : tel qui n’a que deux pièces en occuperait volontiers trois ; et celui qui en a trois les échangerait de bon gré pour quatre ou cinq. S’il ne le fait pas, c’est une question de prix et aussi une question d’habitude. Il suffit que les prix s’abaissent et qu’un certain temps se passe pour que de nouvelles habitudes se contractent, et l’on verra qu’il n’y a pas trop de maisons pour la population de Paris. De même pour les étoffes, pour le sucre, pour le café, pour tout ce qui est de consommation personnelle, on ne peut dire que la production en soit absolument trop forte, seulement le prix de revient peut en être trop élevé ; et, d’autre part, ne fût-il pas trop élevé, il faut du temps pour que de nouvelles habitudes se répandent. L’homme qui est arrivé à cinquante ou soixante ans sans avoir dans sa chambre d’autre tapis qu’une descente de fit et dans son salon qu’une carpette, a besoin d’un certain délai avant de se décider, même les prix eussent-ils baissé, à se meubler d’une façon plus confortable. Les périodes de bas prix, de prix-courant au-dessous du prix du revient, doivent revenir à intervalles plus ou moins réguliers dans une société très progressive. Elles ont leur utilité : c’est de ramener, par un examen attentif et un grand effort, plus d’économie dans la production et de susciter, en outre, des habitudes nouvelles. Quand on parle de l’excès de production, il faut bien distinguer ces deux classes très différentes de produits : la première se compose des objets dont l’homme ne fait pas une consommation personnelle, comme les machines, les rails et les instrumens divers, et comprend encore même les objets destinés à une consommation personnelle, mais dont le besoin est strictement limité par la nature des choses ; les cercueils, les berceaux, même les lits, sont les exemples typiques de ces articles dont la consommation n’est pas aisément extensible en quantité. Pour cette première catégorie d’objets, il peut y avoir d’une façon absolue, dans toute la force du mot, un excès de production. Il n’en est pas de même pour la seconde classe de produits, qui est de beaucoup la plus nombreuse, celle qui est destinée aux consommations si variées de l’homme. Ici l’offre ne peut pas dépasser d’une manière absolue et définitive les besoins et les désirs : l’embarras, le défaut d’écoulement, ne peuvent être que momentanés ; ils viennent non pas de ce que l’on a trop produit, mais de ce que l’on a produit trop chèrement, de façon que la population, tout en ayant le désir d’acheter, n’en a pas les moyens ; ou bien encore de ce que l’on a produit des objets qui répondent bien à un besoin naturel à l’homme, mais qui supposent que de nouvelles habitudes devront être contractées, ce qui prend toujours du temps.

On dit fréquemment des enfans ou des adolescens qu’ils ont trop grandi : l’expression n’est pas exacte et devrait être complétée, car personne ne désirerait qu’ils revinssent, si cela était possible, à une taille inférieure ; on entend simplement qu’ils ont grandi trop vite et que l’effort a dépassé momentanément la force de la constitution, qu’il en résulte ainsi dans l’organisme un trouble passager qu’on doit essayer de surmonter par un bon régime. Il n’en va pas autrement de ces périodes qu’on appelle des crises de surproduction : l’expression, prise dans un sens général, est inexacte ; on n’en doit pas conclure que, en considérant la totalité des produits humains, l’homme doit s’ingénier à revenir en arrière et à produire moins. Ce n’est là aussi qu’une simple fièvre de croissance, qui vient de ce qu’un phénomène utile s’est produit avec trop de soudaineté, qu’il n’a pas permis à de nouvelles habitudes, à de nouveaux agencemens de s’établir, que le travail nécessaire d’adaptation de la société à des conditions nouvelles n’a pu s’effectuer graduellement, et qu’il en résulte une gêne momentanée et douloureuse. Ces fièvres de croissance sont exactement les mêmes pour l’organisme industriel et pour l’organisme social que pour l’organisme humain. La nature et le temps sont les remèdes efficaces. Il y faut cependant aussi un bon régime.


III

On doit d’abord se garder des empiriques et des charlatans. Ils assiègent sans cesse les pouvoirs publics d’une nation souffrante. Les premiers de ces prétendus guérisseurs, ce sont les protectionnistes. On produit trop, disent-ils, dans l’ensemble du monde, nous ne pouvons lutter contre la concurrence universelle : le remède est prompt, simple, toujours sous la main, c’est la proscription des marchandises étrangères et les encouragemens aux marchandises nationales. Cette façon de raisonner a repris du crédit dans le monde ; nous n’en connaissons pas de plus déraisonnable. Plus je vis, plus j’observe, plus je compare, plus l’absurdité criante du protectionnisme s’accuse à mes yeux par les faits les plus incontestables. Le protectionnisme a une grande part de responsabilité dans la crise actuelle. Il y a d’abord, entre cette crise et le redoublement du protectionnisme en Europe et en Amérique à partir de 1878, une concomitance qu’on ne peut nier. C’est, affirmera-t-on, une rencontre fortuite, que la renonciation à une liberté commerciale mitigée ait été, à bref délai, suivie d’une crise intense. Soit ; n’insistons pas sur la simultanéité des deux phénomènes. Mais jugez vous-même des effets de protectionnisme par quelques exemples. Parmi les objets dont la production s’est le plus accrue et qui se trouvent le plus dépréciés, on peut placer les navires à vapeur, les rails et les produits métallurgiques ; enfin, une denrée comestible, le sucre. Eh bien ! ces trois produits sont, à peu près dans tous les pays du monde, l’objet d’une protection à la plus baute puissance. On a trop construit de navires à vapeur, et les frets sont tombés au-dessous du prix rémunérateur. Comment s’en étonner ? L’Angleterre s’est lancée dans la carrière, avec sa force acquise, son entrain habituel et sa vieille prédominance. Mais voici la plupart des autres nations qui donnent des primes à la construction des navires à vapeur et à la navigation. La France y dépense une douzaine de millions tous les ans ; l’Italie se met à en faire autant ; l’Espagne a des droits différentiels qui protègent sa marine. Les nations qui ne donnent pas de primes directes en fournissent de dissimulées sous le nom de subventions à des lignes postales. Chaque jour on en crée de nouvelles. Comment serait-il possible que, dans l’ensemble du monde, avec tous ces encouragemens factices, le nombre des navires ne devînt pas exubérant par rapport aux marchandises à transporter ? La disproportion doit être d’autant plus grande que le protectionnisme, qui partout protège la marine, prend soin de réduire le plus possible la quantité de fret ; il tâche, en effet, d’entraver, par des droits protecteurs, ou même d’arrêter complètement l’importation de toutes les marchandises étrangères : le blé, le maïs, le bétail, la houille, le fer. Si vous voulez avoir une marine, si vous la subventionnez, il faut cependant bien qu’elle transporte ; or elle ne peut transporter que des marchandises venant de l’étranger ou allant à l’étranger. La politique protectionniste de la France et de beaucoup d’autres pays se résume dans cette admirable maxime : Avoir la plus forte marine possible, grâce à des subventions et des primes, avec le minimum de transports de marchandises, grâce aux prohibitions et aux droits protecteurs.

Les effets déplorables du régime protectionniste ne sont pas moins certains dans l’industrie métallurgique en général. Partout on la protège par des droits extravagans : en France, ils représentent 50 à 60 pour 100 de la valeur courante de la marchandise. Cependant, c’est là une des industries les plus souffrantes. C’est que partout, on s’est efforcé par des droits de douane de la développer à outrance. Aux États-Unis, en Russie, en Autriche, en Italie, en Espagne, comme chez nous, on a persuadé aux nationaux qu’ils ne sauraient élever assez de hauts fourneaux et d’ateliers de construction. On est arrivé ainsi à des résultats singuliers : les journaux spéciaux rapportaient, il y a quelques semaines, qu’on avait vendu sur le marché anglais une ou deux locomotives faites en Espagne. Voilà un beau succès ! Vrai ou inventé, le fait est typique ; le trésor espagnol, qui est à bout de ressources, trouverait encore le moyen de subventionner son industrie de façon qu’elle pût, à prix d’or versé par les contribuables, faire concurrence sur leur propre marché aux pays les plus avancés en manufactures. L’Italie, qui commandait ses locomotives d’abord à l’Angleterre et à la France, puis à l’Allemagne, s’est mise, à les faire elle-même, quoiqu’elle manque de combustible. Toutes les nations s’ingénient à développer à outrance leur exportation ; les unes lui donnent des primes directes, les autres, comme le gouvernement allemand, lui en fournissent d’indirectes par un abaissement au-dessous du prix de revient des tarifs de chemins de fer. Autrefois, les affaires d’exportation étaient celles où l’on gagnait proportionnellement le plus : maintenant, ce sont celles où l’on gagne le moins ; d’après la théorie nouvelle, on se résout à n’y plus retrouver que l’équivalent strict des frais de fabrication en se disant, pour consolation, que l’on diminue un peu les frais généraux. L’industrie métallurgique se débat en tout pays dans les embarras inextricables que lui a suscités le régime protectionniste, qui a fait surgir partout des hauts fourneaux avec les subsides des contribuables. Une autre cause, il est vrai, a ajouté à ses embarras ; nous en parlerons tout à l’heure, ce sont les commandes extravagantes des états.

Il n’est pas d’industrie toutefois où l’absurdité du régime protectionniste se révèle mieux que l’industrie du sucre. On sait combien les lois sur le sucre sont embrouillées. Chaque année, on en refait de nouvelles. On veut tirer de cette matière un revenu fiscal, mais, en outre, on prétend faire en sorte que l’industrie nationale du sucre soit la première du monde. La France y travaille, l’Allemagne y travaille, et l’Autriche, et l’Italie, et la Belgique, et la Hollande, et la Russie, pour aller plus loin. Par un système ingénieux et sans cesse remanié de déchets à la fabrication, de rendemens fictifs du sucre brut en sucre raffiné, chacun des pays précités donne des primes à l’exportation des sucres nationaux. Ce qui en résulte, c’est que cette industrie du sucre, soumise à un régime de faveurs à outrance, est complètement sortie des voies naturelles. On pousse partout la production ; le prix de revient normal n’y fait rien ; ce que l’on considère, c’est la prime de sortie. « On va faire du sucre en quantité assez grande pour sucrer la mer, » nous disait un raffineur français. Il y a sans doute de l’exagération dans, ce propos pittoresque ; mais, par suite des subsides gouvernementaux, on est arrivé à faire tant de sucre dans presque tous les pays que les prix de cette denrée baissent chaque jour. Les gouvernemens en tirent argument pour redoubler leur faveurs, qui redoubleront la baisse de la denrée.

Pour avoir une influence moins palpable dans la généralité des cas, la politique protectionniste n’en est pas moins défavorable à l’ensemble de l’industrie. Si le débouché de la plupart de nos productions destinées à l’exportation s’est restreint, une des causes en est que la France a converti de 1877 à 1880 la plupart des nations au protectionnisme. Nous avons donné l’exemple, on l’a suivi. Nous repoussons le blé étranger, le bétail étranger, les fils de coton étrangers, on repousse nos articles de Paris, nos soieries, nos meubles, nos vins. Le principal facteur de cette disproportion entre la production et la consommation de certains articles, c’est le tarif douanier. Il agit de deux façons, il prive l’exportation des débouchés auxquels elle était habituée, et il suscite à outrance des fabrications nouvelles qui, elles-mêmes, sont destinées à ne pas trouver d’écoulement. Enfin, les traités de commerce n’existant pour ainsi dire plus, puisqu’ils se réduisent presque dans la pratique à une clause qui ne comprend aucune fixité de droits, à savoir la clause de la nation la plus favorisée, il en résulte une prodigieuse instabilité dans les tarifs et, par conséquent, dans les rapports internationaux. L’incident récent de la Roumanie, celui aussi de la Roumélie en sont les preuves. Nul ne peut savoir quelques mois d’avance les droits exacts qu’il devra payer pour l’introduction de ses marchandises dans un pays déterminé. A toutes les incertitudes qui menacent le cours régulier du commerce s’en joint une qui est l’œuvre des hommes, les variations incessantes de la politique économique internationale.

Un autre artisan de la crise, c’est l’exagération des travaux publics entrepris par les états. Tout le continent européen et, par imitation, quelques contrées lointaines, la république argentine, les républiques australiennes, se sont jetées à corps perdu dans les vastes entreprises réputées d’utilité publique. L’idée que les grands travaux ne peuvent pas être indéfinis, que leur efficacité est bornée, qu’au-delà d’un certain degré ils se nuisent les uns aux autres et n’apportent plus aucune aide, aucun stimulant durable à l’industrie d’un pays, cette idée si simple et si vraie devient étrangère aux têtes frivoles qui gouvernent les nations parlementaires, et surtout les peuples démocratiques. Qu’il ait une demi-douzaine de bons ports de premier ordre, un pays étendu en tire beaucoup de profit ; mais quand on mettrait en ports les mille criques qui coupent les côtes d’un grand pays, quel avantage réel en résulterait-il ? C’est comme si un particulier, au lieu d’avoir une, deux ou trois portes pour entrer dans sa maison et pour en sortir, s’avisait de mettre en portes tout le rez-de-chaussée. Il en est de même pour les chemins et pour les canaux. Au-delà d’une certaine étendue, ils ne servent plus à rien qu’à enlever des terrains à la culture. Le propriétaire intelligent d’un domaine de 50 hectares ou de 100 hectares n’aura pas l’étrange idée de multiplier les chemins à l’infini et ne se dira pas que plus il en aura, plus il s’enrichira. Il les considérera, au contraire, comme des charges qu’il faut répartir avec intelligence et réduire au nécessaire. Il n’en va pas autrement des chemins de fer pour une nation. Dans un pays de 500,000 kilomètres carrés, les premiers 20,000 kilomètres de voies ferrées ont une utilité merveilleuse, les 5,000 suivans en ont une beaucoup moindre, les 5,000 encore qui viennent après ces deux premières séries sont presque de la superfétation, cette sorte de luxe à laquelle on peut pourvoir par un prélèvement sur ses revenus, mais qu’il serait déraisonnable de doter avec son capital : au-delà de ce chiffre, tout ce qui se construit en voies ferrées ne sert plus qu’à la commodité de quelques voyageurs et ne fait pas produire au pays un hectolitre de blé ou un hectolitre de vin au-delà de ce qu’il produisait auparavant. Tout nouveau kilomètre de chemin de fer que l’on ouvre en France produit une recette brute de cinq à six mille francs ; mais, ce à quoi l’on ne prend pas garde, c’est que ce même trafic même n’est pas du trafic nouveau ; les quatre cinquièmes de cette médiocre recette sont simplement détournés des lignes voisines parallèles. Cette activité effrénée, irréfléchie d’un grand nombre d’états pour des travaux publics inutiles, chemins de fer, canaux, voies de terre, ports, a ajouté à la fois aux charges et à l’instabilité de l’industrie. Elle a contribué à arracher au travail régulier de la terre des masses d’ouvriers, à faire hausser soudainement les salaires, à rendre les ouvriers en même temps plus exigeans et plus indisciplinés ; elle a donné un développement factice à l’industrie métallurgique ; enfin, elle a jeté le désordre dans les budgets, creusé les déficits, nécessité des impôts énormes, grossi les dettes publiques ou ajourné leur amortissement. Beaucoup de cervelles légères pressent encore aujourd’hui l’état de venir au secours des ouvriers qui souffrent en modifiant la législation et en ouvrant des chantiers. Si tous ces donneurs de conseils voulaient prendre la peine de réfléchir, ils verraient que toute intervention de l’état sur le terrain économique est essentiellement perturbatrice ; c’est un élément d’instabilité, de désarroi, de désordre et de gaspillage. Tant par les lois douanières, qu’ils font et qu’ils défont sans cesse, que par toutes les modifications dont ils menacent la propriété minière, parfois la simple propriété foncière, le libre exercice des industries et la liberté des contrats, par les travaux publics inconsidérés qu’ils entreprennent, par tous les emprunts qu’ils contractent, toutes les places nouvelles qu’ils créent, le parasitisme qu’ils développent, les états, en mouches du coche bourdonnantes, sont pour beaucoup dans la crise économique actuelle ; ils ont contribué à la faire naître, et ils contribuent à la prolonger.

L’une des premières conditions pour abréger la durée de cette crise, ce serait d’atténuer les rigueurs du régime protecteur et de renoncer à tout socialisme d’état. La production trouverait alors un écoulement plus naturel, et, se déversant régulièrement sur le monde, sans être à chaque instant arrêtée et déconcertée par des barrières changeantes, les marchandises répondraient mieux aux besoins de la consommation. Pour que cet équilibre entre la production et la consommation se rétablisse partout, il faut, d’un côté, que le prix de revient de la production diminue, et, de l’autre côté, que de nouvelles habitudes chez les consommateurs aient le temps de se former. Puisqu’on a vu que la généralité des produits de l’humanité, sauf quelques objets exceptionnels, ne peuvent dépasser les besoins si variables et les désirs si extensibles des hommes, la formule si usitée « d’excès de production, » veut simplement dire que l’on produit trop chèrement pour les moyens d’achat des consommateurs ou que l’on a devancé chez ceux-ci des habitudes qui ne sont pas encore nées, mais qui naîtront avec le temps. Il faut donc abaisser le prix de revient ; et divers facteurs y peuvent contribuer : l’état, en diminuant les impôts et en réduisant le nombre de ses fonctionnaires. Si le gouvernement français eut été pourvu d’un peu plus de prévoyance depuis sept ou huit ans, il eût pu aisément, pendant cette période de paix, l’une des plus longues qu’ait connues la France, diminuer de 200 ou 300 millions de francs le poids des impôts. Il eût été aisé, par exemple, de réduire à 1 pour 100 le droit sur les transactions immobilières, de supprimer l’impôt sur les transports à grande vitesse des marchandises, de réduire des trois quarts la taxe sur le transport des voyageurs, d’abolir certains droits d’enregistrement et de timbre. Avec un peu d’économie également, les municipalités eussent pu renoncer à un bon nombre de centimes additionnels sur les patentes et à celles des taxes d’octroi qui portent sur les matériaux et le combustible. Ainsi l’état eût contribué à la diminution du prix de revient de la production dans le pays. Si, au lieu de multiplier à grands frais les entreprises de travaux publics stériles, l’état s’était entendu avec les compagnies de chemins de fer, ce qui lui eût coûté un moindre sacrifice, pour diminuer de 1 centime en moyenne ou de 1 centime 1/2 le prix de transport par tonne et par kilomètre des marchandises françaises destinées à la consommation des grands centres ou à l’exportation, ou bien encore s’il eût amené les compagnies de chemins de fer à instituer, dans des conditions de rémunération modique, un service de transport de marchandises accéléré qui tînt le milieu entre la grande et la petite vitesse, l’état eût encore contribué d’une manière efficace à abaisser le prix de revient des marchandises françaises. Cette conduite eût été bien plus intelligente que celle qui a consisté à créer des canaux de navigation dont personne ne se sert, des ports secondaires ou tertiaires qu’aucun navire ne visite, des voies ferrées dont le maigre trafic est presque, en entier détourné des lignes préexistantes. Si l’état enfin réduisait les cadres de son personnel, congédiait une partie de tous ces parasites, dont il multiplie sans cesse le nombre, il dégagerait une fraction du poids mort qui alourdit l’industrie française.

Un autre facteur qui pourrait intervenir et qui interviendra pour diminuer le prix de revient des produits, c’est la baisse du taux de l’intérêt et des profits du capital. Ici l’état n’a qu’à s’abstenir et à laisser faire. C’est une des tendances les plus certaines de notre temps que celle qui déprécie l’intérêt des capitaux et les bénéfices de l’industrie. Dans notre Essai sur la Répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions, nous avons décrit minutieusement les causes, la marche et les effets de ce grand phénomène social. Que les états restreignent leurs dépenses extraordinaires, qu’ils ne s’ingénient pas à dépenser des milliards, qu’ils laissent des sommes à la disposition de l’industrie et de l’agriculture, on verra la baisse du taux de l’intérêt s’accentuer graduellement ; on sera content d’un revenu de 3 pour 100 assuré, et les industriels et les commerçans se jugeront satisfaits quand ils obtiendront régulièrement 5 1/2 à 6 pour 100. Ici encore l’état s’est montré dans ces dernières années un élément perturbateur ; avec ses gros emprunts incessans, — nous parlons aussi bien de ses emprunts occultes que de ses emprunts publics, — il a contribué à ralentir la dépréciation de l’intérêt. Celle-ci amènera dans une certaine mesure une baisse du prix de revient des produits. Il est vrai qu’il faut un certain temps pour que les mœurs publiques se plient à un phénomène qui déprime la situation et resserre les perspectives de la classe supérieure de la société. Dans l’ouvrage que nous citions il y a un instant, nous croyons avoir prouvé que le monde marche, plus vite qu’on ne le pense, vers une moindre inégalité des conditions humaines. Les industriels et les commerçans devront se contenter de profits moindres ; il leur sera plus difficile d’arriver à de grandes fortunes ; ils devront prendre des habitudes plus modestes. Il en doit être de même dans l’exploitation du sol : on rejette sur la concurrence étrangère la responsabilité de la crise de la propriété rurale ; la cause principale en est ailleurs : il la faut chercher dans les habitudes de vie beaucoup trop large et trop oisive qu’avaient fini par prendre les fermiers, grisés par une prospérité trop soudaine, et aussi dans la rareté des ouvriers agricoles et les habitudes d’irrégularité, parfois d’insubordination, auxquelles peu à peu ils s’étaient laissé entraîner.

Pour, amener la baisse durable du prix de revient, on doit compter avec un troisième facteur, une amélioration dans la main-d’œuvre. Il serait puéril de le dissimuler : les ouvriers des contrées occidentales, ces hommes si bien doués à tant d’égards, se sont laissé eux aussi infatuer par des conditions toutes nouvelles de vie. Un, changement subit de rémunération, une instruction superficielle, la possession soudaine de droits soit politiques, soit civils qu’eux ou leurs pères ne possédaient pas, le rassemblement dans les villes et, en revanche, la raréfaction des ouvriers dans les campagnes, ces circonstances, comme on devait d’ailleurs s’y attendre, au premier moment où elles se sont trouvées réunies, ont contribué à exalter l’esprit d’un très grand nombre d’ouvriers et surtout de ceux qui les mènent. Il en est résulté soit la poursuite de salaires extravagans, soit des habitudes d’oisiveté partielle, soit un relâchement général du travail quotidien. J’ouvre la Série des prix de la ville de Paris pour l’année 1883 et j’y trouve les salaires suivans : 1 fr. 20 par heure pour les tailleurs de pierre ravaleurs, 0 fr. 90 par heure pour les poseurs, 0 fr. 85 pour les briqueteurs, 9 francs par jour pour les parqueteurs, etc. Il serait, sans doute, très heureux que l’état général de l’humanité permît que l’on pût rémunérer dans ces proportions une main-d’œuvre qui, en définitive, est presque grossière. Mais cela n’est pas. Dans l’ensemble du monde, les 9 dixièmes des hommes même laborieux sont à une singulière distance de ces conditions. Les ouvriers occidentaux, particulièrement ceux des États-Unis, de l’Angleterre et de la France, oublient qu’ils ont constitué jusqu’ici, par des circonstances spéciales, une sorte d’aristocratie dans le monde du travail ; et, comme toutes les aristocraties, ils ont, à la longue, cédé à l’exaltation ; ils en sont arrivés parfois à perdre le goût du travail et surtout l’habitude de la conscience dans l’ouvrage. Leurs chefs ou leurs meneurs ont cherché à les détourner des sentimens et des habitudes qui font le bon et solide ouvrier. De ce côté, la civilisation occidentale court un grand péril. Quand on aura vraiment ouvert la Chine, comme on se propose de le faire, quand à cette population de 350 à 400 millions d’âmes, on aura donné des chemins de fer, des usines à vapeur et des capitaux, il faudra bien que le prix des salaires et l’étendue des loisirs se nivellent chez toutes les nations du monde, de même que s’est déjà nivelé le prix des marchandises. Les rémunérations exceptionnelles, les flâneries de deux ou trois journées par semaine, ne pourront survivre à la concurrence prochaine de l’extrême Orient. Il est désirable que, pour de réformer soi-même, l’on n’attende pas cet événement redoutable ; la conversion viendrait trop tard. De même que les capitalistes doivent accepter la nature des choses et se résigner à une baisse graduelle de leurs profits, de même aussi les ouvriers, ceux du moins qui s’étaient relâchés, doivent reprendre chez les peuples occidentaux les habitudes de régularité et de conscience dans le travail qui étaient autrefois en honneur et sur lesquelles on veut maintenant jeter le discrédit. Peut-être même, dans beaucoup de cas, sera-t-il nécessaire que les salaires surélevés de ces dernières années diminuent. On y trouvera une compensation dans un travail plus régulier et dans la baisse de la généralité du prix des choses nécessaires à la vie.

Pour que la consommation partout se mette au niveau de la production, il ne suffit pas que le prix de revient baisse par de moindres prélèvemens de l’état sur la production, par une diminution naturelle et graduelle de l’intérêt et des profits du capital, par une efficacité supérieure et même parfois par la réduction de la rémunération du travail de l’ouvrier, il faut encore de nouveaux agencemens commerciaux. Dans la plupart des pays, et en France plus qu’ailleurs, l’organisme économique est surchargé de rouages superflus. On se trouve dans une situation singulièrement anormale ; les produits baissent chez le producteur et ne baissent pas pour le consommateur. Le nombre des intermédiaires grossit au fur et à mesure que s’accroît cet écart entre le prix de revient en gros et le prix de vente au détail, si bien que ces intermédiaires eux-mêmes ne font pas de brillantes affaires. Il suffit de rappeler ici qu’à Paris il y avait, en 1854, 1 boulanger pour 1,800 habitans, et qu’aujourd’hui il s’en rencontre 1 sur 1,300. Le développement très rapide de l’instruction et la généralisation de l’aisance, qui ont contribué simultanément à faire dédaigner les métiers manuels, sont les causes principales de cette absurde organisation. Il en est de même à peu près dans tous les métiers. Les conséquences de ce fâcheux état de choses sont doubles : un grand nombre de personnes se trouvent perdues pour le travail de la terre ou pour celui de l’atelier ; et c’est encore là un accroissement des frais généraux de l’ensemble de la production ; en second lieu, le consommateur ne profite pas ou profite peu de la baisse des prix ; par conséquent, il n’étend pas ou il étend peu ses consommations. L’équilibre entre une production accrue et une consommation qui reste à peu près stationnaire ne peut ainsi s’établir. L’état n’a rien à voir dans cette question. Mais les producteurs, d’un côté, les consommateurs, de l’autre, pèchent par négligence. Les uns et les autres devraient se réunir pour créer des magasins qui vendissent au consommateur les diverses denrées avec un très faible écart entre le prix de gros et le prix de détail. A défaut de ces syndicats libres entre les producteurs ou les consommateurs, il conviendrait au moins que des compagnies ou des hommes d’initiative prissent en main la réforme du petit commerce. Il y a toute une réorganisation à entreprendre pour faire profiter le consommateur de la baisse du prix, afin que le producteur à son tour trouve une compensation à cette baisse dans un accroissement de la consommation. Ces vastes bazars, si légèrement calomniés, que l’on appelle « les grands magasins » ont donné l’exemple pour le commerce du vêtement et de l’ameublement ; ici les consommateurs profitent de la baisse du prix. Il faut faire de même pour le commerce d’alimentation, et même pour le logement. C’est à ces conditions qu’on rétablira l’équilibre entre la production et la consommation. Quand les prix pour le consommateur auront été ainsi diminués, celui-ci prendra de nouvelles habitudes, il consommera davantage, et la crise sera terminée. Des arrangemens que nous venons d’indiquer il n’en est pas un que la liberté ne puisse effectuer, il n’en est pas un qui ne soit entravé par l’intervention de l’état, laquelle se manifeste toujours sous la forme de réglementation à outrance, de concurrence déloyale à l’industrie privée, ou de fiscalité oppressive.

Nous avons cherché à exposer l’origine de la crise actuelle. Elle a un caractère beaucoup plus général que toutes les précédentes parce qu’elle tient à une transformation soudaine dans la production et surtout dans la circulation du monde entier. Elle aura par la même cause plus de durée. Néanmoins, si les états avaient quelque prévoyance et quelque sagesse, il est probable qu’avant un an ou dix-huit mois, un mieux sensible se manifesterait partout. Nous n’ignorons pas que beaucoup de lecteurs attendent plus des remèdes empiriques que du régime salutaire et normal qui vient d’être indiqué. Nous recevons des lettres qui nous pressent d’engager l’état à racheter des usines ou des mines et à les livrer aux ouvriers, à réformer la législation de façon que les travailleurs de tous les ateliers soient intéressés dans les bénéfices, à emprunter de plus en plus pour construire des maisons, etc. Nous admirons la crédulité des braves gens qui, sans avoir pris la peine de réfléchir sur ce qu’est le travail, le capital, l’épargne, l’entreprise, sur les élémens et les causes des bénéfices, nous envoient des plans aussi ingénieux. Ils aggraveraient singulièrement le mal. L’action de l’état dans toutes ces questions est essentiellement perturbatrice ; elle ne peut jamais être régulatrice. Nous ne sollicitons de lui que de ne pas s’entremettre partout, de ne pas irriter les esprits, de restreindre ses dépenses, de contribuer par son économie à l’abaissement du prix de revient, par la sagesse de son attitude au rétablissement de la confiance. Vous lui demandez trop peu, dira-t-on, Non, car, étant donné son naturel inquiet et fantasque, nous lui demandons beaucoup, plus peut-être qu’il ne voudra nous accorder.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. The Physics and Metaphysics of Money, by Ramond Gibbons, New-York and London, Putman’s sons, 1880.
  2. Tous ces chiffres, qui sont des moyennes annuelles, sont tirés d’un ouvrage récent du spécialiste le plus connu pour l’étude des faits monétaires, à savoir : M. Ad. Soëtbeer, Materialien zur Erläuterung und Beurtheilung der Wirthschaftlichen Edelmetallverhœltnisse, etc. ; Berlin, octobre 1885, p. 12.
  3. Voir notamment Mulhill, History of prices ; Longmans, 1885, London.
  4. Hiztory of prices, p. 79.
  5. Uebersichten der Weltwirthtchaft ; Jabrgang, 1881-821 Stuttgart, 1884, p. 155.
  6. Voir cette circulaire commerciale, qui est décisive, dans l’Économiste français du 7 février 1886.