La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 02

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E. Dentu (tome Ip. 105-117).
Première partie


II

Le marbrier


Clément resta un instant abasourdi par ce dernier mot : « princesse. » Le fait est que ce mot sonnait singulièrement dans la bouche de ce pauvre petit être, qui grelottait sous ses haillons ; aussi, Clément, qui était un gamin de sens vif et décidé, eut-il bientôt honte de sa crédulité.

— C’est des bêtises ! dit-il tout à coup, le vieux s’est moqué de toi. Viens-nous-en à la maison : papa Cadet est à tous les diables, et, si maman Cadet ne veut pas de toi, nous nous en irons ensemble tous deux.

Il s’était levé, Tilde le toisait du regard.

— Tu es fort, toi, dit-elle, je t’aime bien. Ces gens-là, dont tu parles, est-ce ton père et ta mère ?

Clément haussa les épaules.

— Tu n’as pas l’air de les aimer ?

— La mère, si, un peu, répondit Clément.

— Tu m’as dit qu’ils te battaient aussi ?

Clément devint tout rouge, et ses yeux brillèrent.

Puis il haussa de nouveau les épaules, et répliqua d’un air fanfaron :

— La mère est trop malade, et le père se cache, de peur des gendarmes.

Évidemment, Clément trouvait cela tout simple.

Il n’en fut pas de même pour la fillette, qui fit la moue et dit :

— Alors, c’est du mauvais monde, allons-nous-en tout de suite, on se mariera quand on sera grand, nous deux, si tu veux.

Ne trouvez-vous pas que c’était sage ? Seulement, l’exécution de ce plan si simple fut entravée par l’entrée en scène d’un nouveau personnage.

Au moment où Clément et Tilde sortaient bras dessus, bras dessous du cimetière, la tête haute, un fiacre montait le chemin. À la portière, une vieille figure pâlotte se montrait, emmitouflée dans un large tricot bleu à la couleur passée.

C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux joues bouffies et flasques, avec des yeux fuyants, dont le bleu était encore plus déteint que celui de son cache-nez. Il tremblait de froid, mais néanmoins il avait ôté le gant de sa main droite pour jeter des mies de pain aux petits oiseaux.

— Tiens ! dit Clément, en voilà un qui va trouver nez de pois chez nous ! Papa l’appelle toujours vieille baudruche, celui-là !

Tilde regarda à son tour, et balbutia :

M. Jaffret, le vieux des moineaux ! c’est lui qui nous a mis à la porte de chez nous, je suis perdue !

Clément regarda M. Jaffret de travers, et dit :

— On peut toujours s’ensauver.

Mais il n’était déjà plus temps. Le bon Jaffret avait aperçu la fillette, à qui il envoya un baiser.

— Je viens te chercher, mignonne, dit-il.

Puis, s’adressant à Clément :

— Et toi, mon gentil garçon, va-t’en prévenir ton excellent père que je désire lui parler.

À une fenêtre de la maison du marbrier, une femme se pencha, qui avait l’apparence exténuée.

— Bonjour, ma chère madame Cadet, dit Jaffret, vous voilà bien mieux que la dernière fois ; vous savez, je vous trouve fraîche comme une rose. Ce que c’est que de nous ! Le pauvre père Morand, avec qui je causais encore la semaine passée… Vous avez vu passer son convoi, pas vrai ? pas de première classe, c’est sûr. Nous allons élever cette enfant-là. Le bien qu’on fait n’appauvrit jamais, madame Cadet… Peut-on dire bonjour à votre homme ?

La malheureuse femme répondit à travers une quinte de toux qui sonnait le cercueil.

— Mon mari est à la campagne.

Le bon Jaffret, malgré cette réponse, ouvrit la portière et descendit. Il avait trois paletots l’un sur l’autre et des bottes fourrées. Il dit à la fillette, qui grelottait :

— Entre à la maison, mon trésor, avec ton petit camarade. On va t’acheter de bons vêtements, tu n’auras plus ni froid ni faim jamais.

Les enfants obéirent.

La maison n’était autre chose qu’une espèce de hangar, tout ouvert au rez-de-chaussée, mais ayant un premier étage, auquel on montait par un escalier tournant. Les chambres basses étaient encombrées de matériaux, parmi lesquels se trouvait une tombe achevée.

Elle était de grande taille, et, ainsi posée entre quatre murs, elle semblait énorme.

L’inscription, qui brillait en lettres d’or toutes neuves sur le marbre noir disait :

Ci-gît le PÈRE DE TOUS les malheureux, Michel Bozzo-Corona, né en 1739, mort en 1841. Il fit le bien pendant plus d’un siècle.

Il n’y avait aucun ouvrier, ni dans la maison ni au-dehors.

La malade, toujours toussant et menaçant chute à chaque marche, entreprit de descendre l’escalier.

— J’allais monter ! ne vous dérangez pas ! s’écria Jaffret, qui se précipita à sa rencontre.

Au moment où il la rejoignait, elle lui dit tout bas :

— Il est absent. On l’a prévenu de la rue de Jérusalem… Les vieilles histoires se réveillent, méfiance !

Un coup de sifflet très faible se fit entendre. Au milieu de la solitude qui régnait au-dedans et au-dehors, nul n’aurait su dire d’où partait ce bruit.

— Est-ce que la petite fille est avec vous ? demanda la marbrière, que le coup de sifflet avait fait tressaillir.

Sur la réponse affirmative de Jaffret, elle dit :

— Enfants, allez jouer dans le jardin. J’ai à causer d’affaires.

Et, dès que la méchante porte qui menait à ce qu’elle appelait le jardin fut refermée :

— Il paraît qu’il veut vous voir, reprit-elle. C’est vous qu’il appelle. Venez.

— Où donc est son cabinet ? demanda le bon Jaffret, qui regarda tout autour de lui.

Mme Cadet descendit les dernières marches et alla droit au tombeau. De sa clef, qu’elle tenait à la main, elle frappa le marbre.

— Pas tant de façon ! dit une voix : qu’il entre, l’imbécile !

Mme Cadet appuya aussitôt ses deux mains maigres et faibles sur la table antérieure et centrale du tombeau, qui céda, montrant un trou béant.

Dans le noir de ce trou, on put distinguer un homme demi-couché sur un tas de paille, et qui fumait sa pipe d’un air grondeur.

C’était une figure glabre, osseuse et violemment aquiline, éclairée par deux yeux d’oiseau de proie.

— Voilà ! dit cet homme, dont la voix enrouée, mais étrangement aiguë, ressemblait à celle d’une vieille femme, je suis bloqué, mon vieux marchand de serins, et hébété, et malade par-dessus le marché, et, d’un moment à l’autre, la bourgeoise peut « claquer » dans une quinte de poitrinaire. Trouves-tu ça drôle, toi ? Moi, pas.

La bourgeoise, comme si elle eût voulu souligner l’énergie de ce mot claquer, appuya ses mains contre sa poitrine et rendit un râle.

— Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre l’Amour ? demanda Jaffret, qui tremblotait de tous ses membres sous ses trois paletots, et ce n’était pas de froid.

— Il m’est arrivé, répondit Cadet, que je ne finirai pas la boîte du colonel qui était pourtant de la jolie ouvrage. J’étais bien tranquille ici, la Marguerite est venue l’autre soir avec le docteur Samuel qui avait un paquet sous le bras. Sans savoir de quoi il s’agissait, j’ai commencé par dire : « nisquette ! je ne veux pas me mettre dans l’embarras ! » Mais le Samuel a défait son paquet et j’ai vu une soutane, ça m’a fait rire. Tu sais, moi, j’aime les bonnes farces, on ne se refait pas.

Il eut un accès de gaieté véritablement sinistre.

— Ces choses-là, dit la phtisique, ça porte toujours malheur.

— N’y a pas gai comme les marbriers ! répliqua l’Amour. Eh ! houp ! et zim ! on est tous folichons comme des colibris dans les pompes funèbres. Il s’agissait donc de confesser M. Morand, qui était pour avaler sa langue dans son taudis de la rue Marcadet. Ça m’a souri, d’autant que le Morand en savait long ; j’ai toujours eu cette idée-là. Le colonel n’a dit son secret à personne, c’est sûr, mais il fallait bien qu’il lâche un bouton de temps en temps, pas vrai ? Et il avait une manière de se faire servir par les honnêtes gens. Morand avait été si longtemps son chien de garde là-bas, rue Culture ! Je me disais : « Si Morand ne sait pas plus qu’un autre où est le grand saint-frusquin du bonhomme (et peut-être qu’il le sait), du moins je donnerais mon cou à couper qu’on ne le gratterait pas longtemps avant d’apprendre le chemin de l’armoire qui renferme la cassette… tu sais, celle où étaient les deux papiers. Et ces chiffons-là valent cher, hein ? père aux moineaux, pour ceux qui connaissent la manière de s’en servir ?

Jaffret approuva du bonnet.

Le marbrier reprit :

— Sans compter qu’il y avait dix à parier contre un que M. Morand, qui était un ancien gentilhomme et qui rouait de coups sa petiote fillette pour lui apprendre des patenôtres en latin, ne voudrait pas sauter le fossé sans confession. J’ai donc passé la soutane et le rabat aussi, mimi ; il paraît que j’étais superbe en curé, hé ! la bourgeoise ?… Mais elle ne répondra pas, tu sais, elle a un fond de bigotage à la cagot… et, alors, me voilà parti !… Quant à être bien logé, le Morand, non, mais en fait de remèdes, il avait tout ce qu’il faut, et un médecin d’attache assis au pied de son lit. Devine qui ! le docteur Abel Lenoir !…

Le bon Jaffret ne jurait jamais ; cependant, le nom du docteur Lenoir lui arracha un « sac à papier » énergiquement calibré.

— J’ai manqué être démonté du coup, continua l’Amour, mais heureusement qu’on en a vu bien d’autres. J’ai donc fait mon état comme si de rien n’était, et le médecin n’y a vu que du feu, j’en suis sûr ; mais il paraît que le Morand était un dur à cuire, au fond, car il m’a envoyé paître en grand quand je lui ai parlé de confession, et, le plus drôle, c’est que, dans son agonie, il n’avait qu’un refrain, toujours le même… Vous savez, la petiote, comment s’appelait-elle ? enfin, sa fillette…

— Tilde, dit Jaffret.

— Tilde, c’est ça… Eh bien ! il lui disait comme on défile un chapelet : N’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière… Il faudra causer avec cette gamine-là, pas vrai ?

— Elle est ici, dit encore Jaffret. C’est justement pour la chercher que je suis venu.

L’Amour sauta sur sa paille.

— De la part de toi ? demanda-t-il.

— Non, de la part de la comtesse Marguerite.

— N’empêche, dit Mme Cadet, que ce Morand qui n’a pas voulu se confesser à toi t’a bien sûr reconnu, mon pauvre homme, et ce docteur Lenoir aussi, car c’est le lendemain matin que les agents sont tombés chez nous.

L’Amour cligna de l’œil à l’adresse de Jaffret.

— On ne dit pas tout à la bourgeoise, grommela-t-il. On a attendu le docteur Lenoir en sortant pour lui faire un bout de conduite. Je promets bien que depuis cette nuit-là, il n’a dénoncé personne !

Son geste ne put laisser aucun doute sur la signification exacte de cette phrase.

— C’est donc ça, reprit paisiblement Jaffret, que la petiote est venue toute seule au cimetière ?

— C’est ça ! répondit laconiquement le marbrier : le docteur ne pouvait pas venir !

Puis, s’adressant à sa femme :

— La petiote, ici ! tout de suite !

L’enfant arriva au bout de quelques instants.

— Je vas te donner une pièce de dix sous toute neuve, lui dit l’Amour d’un ton caressant, si tu veux me réciter ta prière. Allons ! sois bien sage !

Tilde arrivait, rouge de plaisir, car elle s’était bien amusée avec Clément dans le jardin. Aux premiers mots du marbrier, ses yeux rieurs s’éteignirent.

Elle répondit pourtant :

— Puisque je n’ai jamais pu l’apprendre, la prière ! Est-ce que vous allez me battre comme papa Morand, vous ?

Et il fut impossible de lui arracher autre chose.

— Femme, dit l’Amour, qui était en colère, emmène tout ça et va voir en haut si j’y suis. Je reste avec l’ami Jaffret. Qu’on ferme la porte.

L’ami Jaffret ne semblait pas enchanté de son sort, mais il resta.

Au bout d’une heure environ, il remonta dans son fiacre, mais tout seul, et reprit le chemin de Paris. Tilde resta chez le marbrier avec son ami Clément, qui lui avait demandé déjà dix fois : « Pourquoi n’as-tu pas voulu dire la prière à papa Cadet ? Il ne sait pas le latin. »

Ce soir-là, pour la première fois, place Royale, au café du Commerce, le bon Jaffret, qu’on croyait veuf ou garçon, parla de sa femme, et annonça qu’elle allait réintégrer le domicile conjugal.

Il ne paraissait pas enthousiasmé par l’idée de ce retour.

Le lendemain, une perquisition à fond fut opérée par la police dans les ateliers du marbrier Cadet. Le tombeau lui-même fut fouillé et le terrain sondé. On ne trouva personne, sinon la malade, qui toussait sur son grabat, dans la chambre du premier étage.

Papa Cadet, la petite Tilde et Clément lui-même avaient disparu.

Avec les agents se trouvait un homme jeune encore, dont le beau visage était très pâle, et qui semblait souffrir d’une blessure récente.

La vue de cet homme sembla causer à la malade une profonde émotion, mêlée de repentir et de terreur. Ce fut elle qui prononça son nom : elle l’appela le docteur Abel Lenoir.

Après les recherches inutiles, le docteur Lenoir prit à part le chef des agents et lui promit une récompense considérable, au cas où, par ses soins, l’asile nouveau des deux enfants serait découvert.

Mais personne ne gagna la récompense. Toutes les recherches furent inutiles.

Telle était la légende.