La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 08

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E. Dentu (tome Ip. 181-191).
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Première partie


VII

Le coup de merlin


Bien entendu, on fit le nécessaire. Ce Larsonneur, dont, en un instant, le nom était devenu célèbre, fut recherché avec autant de soin que le condamné lui-même. La foule donna des renseignements excellents sur l’un et sur l’autre : M. Martin avait vu un homme, qui n’était pas du quartier, prendre la taille d’une jeune demoiselle pour le mauvais motif. Mme Piou, qui venait de constater le vol de sa tabatière, fut encore plus explicite, disant :

— J’y tenais, rapport à l’amitié dont elle était un vif souvenir, mais c’était celle de buis. Je ne suis pas assez faible pour apporter ma boîte d’argent dans des circonstances pareilles !

Les autres éclairèrent la situation d’une façon analogue.

Personne ne resta court : chacun avait vu quelque chose ou quelqu’un. Le Manchot et Larsonneur avaient passé partout, séparés ou réunis, allant à droite ou à gauche, dérangeant tous les hommes, attaquant toutes les dames ; mais allez donc mettre la main au collet des gens ! Et qui se serait douté d’une chose semblable ?

Les gendarmes seuls n’avaient rien vu, à l’exception de celui qui veillait à la portière de gauche, et qui dit d’une voix lente au bout de cinq minutes :

— Insensiblement, c’était peut-être l’animal qui est sorti de dessous la caisse à l’inopiné, sans murmurer gare, avec sa boutique de marchand de canards sur le ventre. Il a dû incommoder Robert en passant, c’est mon cheval que je parle de lui sous ce nom, car, quoique paisible, Robert a manqué me jeter cul-par-dessus-tête, sauf la politesse à la société.

— Nous l’avons vu ! nous l’avons vu ! blouse déchirée ! vieille casquette tombante ! Un sale voyou, quoi ! et pas de linge !

Ceci fut une clameur.

— Même je lui ai parlé avec bonté ! fit M. Martin. Je le regrette.

— Et il n’avait qu’un bras, c’est positif.

— Par quoi, conclut le gendarme, qu’il était peut-être le Manchot dénommé, sans néanmoins que je le signe au rapport, comme de juste.

Limiers et employés étaient déjà lancés dans toutes les directions, pendant que l’homme du parquet expliquait à M. Buin qu’on avait avancé d’un jour le transfert du condamné, à cause d’un avis de la préfecture, qui craignait une tentative d’évasion, favorisée par le dehors, cette nuit même.

— On ne sait pas si ce sont les Habits-Noirs ou d’autres, ajouta le chef de l’expédition, mais les bureaux sont en éveil. On flaire une manigance de tous les diables, et la bande Cadet n’a pas dit son dernier mot. M. Larsonneur s’était chargé de vous apprendre tout cela tantôt, et aussi que vous aviez un loup dans votre bergerie.

— Larsonneur ! soupira le pauvre M. Buin, ce scélérat de Larsonneur ! Moi qui lui aurais confié la clef de mon secrétaire !

La foule diminuait peu : la neige fond, la pluie sèche, la foule colle. Quelques-uns pourtant s’étaient mis en campagne pour prendre part aux émotions de la poursuite, mais le plus grand nombre restait et d’autres venaient.

Au bout d’un quart d’heure la force armée déboucha par la rue des Francs-Bourgeois et par la rue Saint-Antoine à la fois ; en même temps, une escouade entière de sergents de ville arriva au pas redoublé.

C’était une soirée unique, et M. Martin avoua qu’il n’eût pas donné sa place pour un fauteuil à l’Ambigu.

À dix heures, il y avait encore du monde, quoique la voiture administrative, escortée de ses gendarmes, fût partie depuis longtemps. On ne criait plus la condamnation de Clément le Manchot, mais, vers neuf heures et demie, un fait s’était produit qui avait considérablement réjoui le troupeau des curieux.

Quelques gamins porteurs d’imprimés, aussitôt pourchassés par les sergents de ville, s’étaient montrés au coin de la rue Saint-Antoine et avaient crié :

« Achetez ce qui vient de paraître : puissance des Habits-Noirs ! évasion miraculeuse du Manchot de la bande Cadet, au moment où il montait en voiture, entouré de gardiens et de gendarmes. Comme quoi il a filé en vendant son propre arrêt de condamnation. Tous les détails, un sou ! »

Revenons cependant en arrière et reprenons le prisonnier au moment où il quittait le gros de la cohue pour se diriger vers la place Royale, où « il faisait jour » selon l’avis mystérieux murmuré à son oreille. Les premiers cris annonçant l’évasion se firent entendre, comme il arrivait devant l’hôtel Lamoignon, qui fait l’angle des rues Pavée et Neuve-Sainte-Catherine.

Instinctivement, il voulut accélérer sa marche.

— Doucement ! dit une jeune ouvrière qui passait près de lui. Ne criez pas, car le truc est éventé, proposez votre marchandise tout bas, comme si vous n’en pouviez plus.

Elle ajouta tout haut :

— Donnez-m’en pour un sou, de chiffon, l’homme.

Le bruit redoublait du côté de la prison, et le pas des premiers émissaires détachés se faisait entendre.

— Tournez vite ! fit l’ouvrière. Il fait jour dans la première allée à droite.

Le prisonnier tourna. La rue Neuve-Sainte-Catherine était déserte. Il courut tout d’un temps jusqu’au bout des murs de l’hôtel Lamoignon et bien lui en prit, car au moment où il se jetait dans la première allée, quatre ou cinq gardiens atteignirent le carrefour en criant : « Au voleur ! arrêtez l’assassin ! »

À la croix des quatre rues, ils s’arrêtèrent un instant, puis se séparèrent. Deux d’entre eux passèrent à pleine course devant la porte de l’allée.

Puis d’autres vinrent, en même temps que les gens attirés par le bruit arrivaient de tous côtés.

Dans l’allée, qui était noire comme un four, le prisonnier s’était senti arracher sa boîte et sa casquette, puis revêtir, par-dessus ses habits et sa blouse d’un troisième déguisement, dont il ne soupçonna point d’abord la nature. C’était ample et cela flottait. La coiffure avait un appendice qui lui chatouillait le visage.

— En avant ! dit l’inconnu qui lui avait servi de valet de chambre, nous sommes des bons, maintenant !

Les gens qui se pressaient dans la rue, criant, courant, s’interrogeant, faisant du zèle, virent sortir de l’allée un vieux monsieur et une grande femme en noir, voilée.

— Un bon trou ! dit quelqu’un : si on regardait là-dedans ?

Il y en eut qui se précipitèrent dans l’allée pendant que d’autres demandaient :

— Monsieur et Madame, vous n’auriez pas rencontré le coquin ?

Le vieux monsieur répondit poliment :

— Quelqu’un montait pendant que nous descendions, mais l’escalier n’est pas éclairé au gaz chez nous.

Il offrit son bras à la dame et tous deux marchèrent bien posément vers la place Royale.

On les avait déjà perdus de vue quand les premiers échos de la révélation du gendarme, importante, mais tardive, arrivèrent.

— Blouse sale, vieille casquette, boîte à canards.

Justement les investigateurs de l’allée ressortaient. L’un tenait la boutique d’imprimés, l’autre la sordide casquette à visière tombante.

— C’est le vieux monsieur, peut-être !

— Ou la dame en noir… ah ! le coquin a du talent !

Et on se précipita sur les traces du respectable couple.

Mais au moment où la chasse arrivait place Royale, un fiacre, qui galopait d’une vitesse tout à fait inusitée, se lançait dans la rue du Pas-de-la-mule.

— Arrêtez ! arrêtez !

— Il n’est pas dedans, repartit un autre groupe de chasseurs qui revenaient bredouilles.

On s’expliqua. Les employés de la prison racontèrent qu’ils étaient justement en train de visiter ce fiacre, stationnant le long des arcades, quand les gens à qui il appartenait par légitime location y avaient réclamé place.

— Nous pouvons bien répondre qu’il n’y avait personne dedans, dirent-ils, on a regardé jusque sous les banquettes, et quant à ceux qui sont montés, un vieux monsieur et une dame en noir…

Il y eut un cri : « Ce sont eux ! » Et la course recommença, mais le fiacre avait eu le temps de gagner le boulevard où les fiacres nagent comme les poissons dans la rivière : uniformes et innombrables.

La chasse fut poursuivie, néanmoins, dans ces conditions impossibles. Noël, l’ambitieux à trente francs par jour, était taillé en cerf ; il tenait la tête, et, courant sur la chaussée même, il dardait son regard de basilic dans toutes les voitures qu’il dépassait.

Son zèle était doublé par sa rancune ; il cherchait son rival Larsonneur, avec plus de passion que le condamné lui-même.

À la hauteur des Filles-du-Calvaire, un fiacre attira son attention, non point par aucun trait particulier, mais tout simplement parce qu’il filait plus vite que les autres. Noël commençait à souffler, il se dit :

— Avant de donner ma démission, j’inspecterai encore celui-là !

Et, serrant les coudes au corps, il prit un élan nouveau.

Ce diable de fiacre était vraiment bien attelé et bien mené ; aussi M. Noël ne le gagna sérieusement qu’au boulevard du Temple, en face de cette foire si joyeuse et si curieuse qui groupait encore alors les théâtres populaires, que ce fâcheux cimetière industriel, les Magasins-Réunis, allait bientôt remplacer. Tous les lampions dramatiques étaient allumés, éclairant ces tableaux alléchants où la curiosité publique avait à choisir entre la femme étranglée, le château incendié, l’homme qui dévore son bras au fond du cercueil, le navire qui s’engloutit dans les ondes et les pauvres petits enfants, toujours orphelins, précipités à tour de bras du haut d’un rocher plein de cavernes.

Le grand art du mélodrame se portait mieux qu’à présent.

On peut jeter un regard de côté aux paysages qu’on aime sans s’attarder pour cela. M. Noël, viveur surnuméraire, large appétit qui jamais n’avait été rassasié, adorait le théâtre de la Gaîté presque autant que le restaurant Bonvalet ou le bal du Grand-Vainqueur. Il lorgna en passant, avec gourmandise, le tableau qui représentait un monstre rouge, dévorant la fille unique du vieux marquis de Montalban !

Le fiacre, à cet instant, n’était plus qu’à dix pas.

— Vous faut-il une contremarque pas chère pour voir Mélingue, bourgeois ? demanda une voix gouailleuse, à sa droite et un peu derrière lui.

Il se retourna à demi, un pas sonore retentit à sa gauche, et il tomba tout de son long sur le pavé, la tête noyée au fond de son chapeau.

Parmi les personnes compétentes, on distingue deux degrés dans cette méthode d’aborder les gens par le dos : le simple « renfoncement » et le « coup de merlin ».

Ce que M. Noël avait reçu était entre deux.

Au moment où son chapeau l’aveuglait, il avait vu l’ombre de deux larges épaules, et il balbutia en tombant le nom de Larsonneur.

Quand on le releva tout étourdi, nous n’avons pas besoin de dire qu’il n’y avait plus là ni marchand de contremarques, ni assommeur, — et que c’étaient d’autres fiacres qui passaient sur la chaussée.