La Banque de France

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La Banque de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 557-592).

LA BANQUE DE FRANCE

Aucun de ceux qui connaissent et apprécient la force financière de notre pays n’ignore que la Banque de France y contribue pour une bonne part. Mais ceux qui savent sur quels élémens repose la puissance de cet établissement, ceux qui ont étudié son histoire et suivi depuis l’origine la marche sûre, quelquefois ralentie, jamais interrompue, de son développement, sont infiniment moins nombreux. Néanmoins, chaque fois qu’une crise éclate, c’est vers elle que les regards se tournent ; c’est à elle que l’on s’adresse. Qu’il s’agisse de venir en aide à une industrie nationale comme celle des chemins de fer et de lui procurer des capitaux, de sauver de la ruine des banques en péril, ou de prêter au Trésor public un appui essentiel, à l’heure des plus graves épreuves, comme ce fut le cas il y a quarante ans lors de la guerre et de l’invasion allemandes, aussitôt les hommes responsables de la conduite des affaires convoquent le gouverneur et les régens de la Banque et recherchent avec eux les moyens de faire face aux difficultés ou aux dangers d’une situation menaçante. Étudier les origines et la constitution de cet établissement, les étapes de son existence plus que séculaire ; mettre en lumière les raisons du crédit en quelque sorte illimité dont il jouit ; rappeler les époques de notre histoire où il a rendu au public et à l’État d’inoubliables services, ne semble pas une œuvre inutile. Il ne l’est pas non plus de dégager les principes qui résultent à la fois de l’expérience générale et de celle de notre pays en la matière et de montrer avec quel soin il faut veiller sur le crédit de la Banque, afin qu’elle reste en mesure de le mettre, le cas échéant, au service de l’État.

I

On s’est souvent demandé pourquoi la France, dont le génie financier s’est si clairement et brillamment manifesté de nos jours, avait été en retard par rapport à d’autres pays pour l’organisation de sa banque d’émission. La Grande-Bretagne, la Suède, la Hollande, l’Italie, l’avaient précédée de beaucoup dans cette voie ; c’est à l’an 1694 que remonte la fondation de la Banque d’Angleterre, celle de Suède date de 1656 ; les banques de Gênes, de Venise, d’Amsterdam, de Hambourg, florissaient à des époques où aucune institution semblable n’existait chez nous. Mais il est un fait qui explique la lenteur que la France a mise à suivre l’exemple d’autres nations européennes : c’est l’aventure extraordinaire du début du xviiie siècle, l’arrivée à Paris de l’Écossais Law, la fondation par lui de la fameuse banque royale au début de la Régence, et les désastres qu’elle entraîna. Il est inutile de rappeler ici les détails de cet épisode financier, qui eut un si grand retentissement et des conséquences lointaines et prolongées : l’histoire en a été écrite par M. Levasseur dans l’excellent livre qu’il a consacré au système de Law, et tout récemment par l’auteur du présent article[1]. Mais on sait assez à quels excès de spéculation donnèrent lieu les actions de cette banque et des Compagnies des Indes et autres qui y avaient été rattachées, pour comprendre que ce n’était pas d’un établissement dirigé comme celui-là qu’on pouvait attendre l’organisation rationnelle de la circulation fiduciaire en France. Non seulement Law, qui avait cependant commencé par affirmer qu’il agirait selon les principes inflexibles du crédit et de la monnaie, se lança dans les entreprises les plus démesurées et d’un caractère tout différent de celles qui conviennent à une banque d’émission, mais il prétendit, par une législation qui ne tarda pas à devenir draconienne, substituer de force le papier aux espèces et donner à son billet une valeur égale et même supérieure à celle du numéraire. Le résultat inévitable ne tarda pas à se produire : en dépit de tous les arrêtés, le public refusait d’abandonner ses marchandises contre une promesse de payer dont le signataire ne lui inspirait plus confiance. Le « système, » comme on l’appelait, s’écroula, et laissa derrière lui une telle méfiance de tout ce qui s’appelait banque, qu’une partie du xviiie siècle s’écoula sans qu’aucune tentative fut faite pour en créer une en France. Sous le ministère Turgot, un arrêt du Roi en Conseil, daté du 24 mars 1776, établit la Caisse d’escompte de commerce, au capital de 15 millions, porté plus tard à 100 millions. Elle était autorisée à émettre des billets en représentation des valeurs escomptées par elle. Le gouvernement accapara peu à peu toutes ses ressources, en se faisant consentir des avances de plus en plus considérables ; de septembre 1788 à novembre 1789, il ne lui enleva pas moins de 120 millions. L’Assemblée constituante réclama de nouveaux prêts : la Caisse, pour les fournir, porta son capital à 150 millions, mais cela n’empêcha pas le cours forcé d’être décrété et l’institution elle-même de disparaître dans la tourmente.

C’est alors qu’une loi du 21 décembre 1789 créa les assignats. Elle ordonnait la vente de biens provenant du domaine ecclésiastique ou royal jusqu’à concurrence de 400 millions, la formation d’une caisse de l’extraordinaire, destinée à recevoir les fonds provenant des ventes et la création d’assignats jusqu’à concurrence de la valeur des biens à réaliser. L’État émettait donc un billet gagé par le produit d’opérations futures et incertaines : bien qu’il ignorât l’époque à laquelle il pourrait trouver acquéreur et à quel prix, il prétendait faire de ce papier une monnaie et lui donner force libératoire. Cette conception erronée fut la source des pires abus et de la plus extraordinaire débauche de papier-monnaie que l’histoire ait enregistrée. La dépréciation des assignats augmenta rapidement, en dépit des lois de plus en plus rigoureuses qui ordonnaient à chaque citoyen de les recevoir au pair des espèces métalliques. Plus le pouvoir d’achat de ce papier diminuait, et plus les gouvernemens révolutionnaires en multiplièrent les émissions. En octobre 1795, lorsque la Convention se sépara, le louis d’or valait 2 500 livres en assignats, c’est-à-dire que ceux-ci perdaient les 124/125 de leur valeur. Le 22 décembre de la même année, les Conseils des Anciens et des Cinq Cents décrétèrent que le total de l’émission serait porté à 40 milliards, après quoi on briserait les planches et les poinçons qui avaient servi à les fabriquer. Le Directoire essaya ensuite de substituer aux assignats, tombés à zéro ou à peu près, les mandats territoriaux, également gagés par des propriétés foncières. Ceux qui gouvernaient alors le pays ne semblaient pas avoir compris la leçon, si cruelle dans sa clarté, des années précédentes ; le nouveau papier n’eut pas un sort meilleur que l’ancien ; au bout de peu de mois, le mandat territorial était au niveau de l’assignat, et la France privée de toute espèce de circulation fiduciaire.

Il faut se reporter aux récits de l’époque pour se rendre compte du désordre invraisemblable que la dépréciation du papier à cours légal avait provoqué. Les débiteurs de toute catégorie s’empressaient de se libérer, puisqu’ils pouvaient le faire à des conditions inespérées pour eux. On vit, par exemple, des divorces nombreux permettre à des maris de rembourser, moyennant un prix dérisoire, les capitaux dont ils étaient comptables vis-à-vis de leurs femmes. Une fois le tour joué, les époux s’unissaient de nouveau, affranchis des entraves que les conventions d’un premier mariage avaient apportées à la libre disposition de leurs biens. Les propriétaires, forcés de recevoir en assignats le paiement de leurs baux, subissaient un préjudice énorme ; beaucoup d’entre eux étaient réduits à la misère. Le gouvernement, malgré l’entêtement que les assemblées mettaient à vouloir ignorer les faits qui se passaient autour d’elles, fut contraint, à un moment donné, de reconnaître officiellement la dépréciation de sa signature et d’essayer de fixer un rapport entre le papier et le métal, sans tenir compte de la similitude des dénominations. La loi du 8 messidor an V posa les bases d’évaluation du papier-monnaie : c’est ainsi qu’elle reconnaissait qu’au 30 ventôse an IV, 100 livres d’assignats ne valaient pas plus de 10 livres de numéraire.

Pendant les quelques années qui suivirent, la Caisse des comptes courans, fondée en 1796, et la Caisse d’escompte du commerce, créée en 1797, émirent des billets à vue, en quantités modérées, pour les besoins commerciaux de la capitale. Lorsque le Premier Consul remit l’ordre dans les finances, il voulut donner à un établissement unique la faculté d’émission. La Banque de France fut constituée le 28 nivôse an VIII (18 janvier 1800), au capital de 30 millions de francs. Une partie de ce capital fut fournie par l’échange d’actions de la Caisse des comptes courans qui entra en liquidation. Les statuts prévoyaient l’émission de billets, mais ce n’est que par la loi du 24 germinal an XI (14 avril 1803) que la Banque reçut le privilège exclusif d’émission, limité d’ailleurs à la capitale. Sauf 5 millions souscrits par le Trésor, les fonds furent apportés par des particuliers ; Bonaparte premier consul figure sur la liste des actionnaires. Les augmentations successives de ce capital, qui l’ont porté en quatre fois à son chiffre actuel de 182 500 000 francs, ont toujours été effectuées au moyen d’espèces versées par les souscripteurs.

Le préambule des statuts est curieux à relire, à cent onze ans d’intervalle. Il rappelle que « par le résultat inévitable de la Révolution française et d’une guerre longue et dispendieuse, la nation a éprouvé le déplacement et la dispersion des fonds qui alimentaient son commerce, l’altération du crédit public et le ralentissement de la circulation de ses richesses. Dans des circonstances semblables, plusieurs nations ont conjuré les mêmes maux et trouvé de grandes ressources dans des établissemens de banque ; et l’on doit s’attendre à ce que l’intérêt privé et l’intérêt public concourront d’une manière prompte et puissante au succès de l’établissement projeté. » Toutefois c’était alors le Conseil général qui seul était chargé d’organiser l’administration de la Banque, et de faire tous les règlemens nécessaires à cet effet. Aucun fonctionnaire de l’établissement ne devait sa nomination à l’État.

Les statuts primitifs de la Banque indiquent l’objet de son activité : la définition n’en a pas été sensiblement modifiée, depuis la date du 24 pluviôse an VIII : escompter des lettres de change et des billets à ordre revêtus de trois signatures de citoyens français et de commerçans étrangers ayant une réputation notoire de solvabilité ; se charger, pour le compte des particuliers et pour celui des établissemens publics, de recouvrer le montant des effets qui lui seront remis, et faire des avances sur les recouvremens de ces effets lorsqu’ils lui paraîtront certains ; recevoir en compte courant tous les dépôts et consignations, ainsi que les sommes en numéraire et les effets qui lui seront remis ; payer les mandats tirés sur la Banque par ses cliens ou les engagemens qu’ils auront pris à son domicile, et ce jusqu’à concurrence des sommes encaissées à leur profit ; émettre des billets payables au porteur et à vue, et des billets à ordre payables à un certain nombre de jours de vue.

Trois ans après la fondation de la Banque, qui n’avait jusque-là d’autre charte que ses statuts approuvés par ses actionnaires, le législateur intervint. Le 24 germinal an XI, le Premier Consul proclama loi de la République le décret rendu par le Corps législatif, conformément à la proposition faite par le gouvernement le 19 du même mois, communiquée au Tribunat le surlendemain. L’article Ier déclare que l’association formée à Paris sous le nom de Banque de France aura pour quinze ans le privilège exclusif d’émettre des billets aux conditions énoncées par la loi, et dont la première est que la Banque ne pourra faire aucun autre commerce que celui des matières d’or et d’argent. Aux régens et aux censeurs institués par les statuts primitifs, la loi ajoute un conseil d’escompte, composé de douze membres choisis parmi les commerçans de la capitale.

Trois ans après, à la suite de la crise de décembre 1805, qui avait coïncidé avec la campagne d’Austerlitz et préoccupé l’Empereur jusque sur les champs de bataille autrichiens, une nouvelle loi intervint, celle du 22 avril 1806, qui remania l’organisation de la Banque, étendit son privilège jusqu’en 1843, doubla son capital en le portant à 90 millions, et confia la direction des affaires à un gouverneur, assisté de deux suppléans, nommés tous trois par l’Empereur. Le gouverneur lui-même nomme et révoque les agens de la Banque, signe tous traités et conventions, préside le Conseil général et les comités, fait exécuter dans toute leur étendue les lois relatives à la Banque, les statuts et les délibérations du Conseil général, et propose au gouvernement les nominations de directeurs des succursales. Le Conseil d’État connaît, sur les rapports du ministre des Finances, des infractions aux lois et règlemens qui régissent la Banque et des contestations relatives à sa police et à son administration intérieures. La même loi de 1806 dispose que : « Le Conseil général de la Banque continue à surveiller toutes les parties de l’établissement, à faire le choix des effets qui pourront être pris à l’escompte ; à délibérer ses statuts particuliers et les règlemens de son régime intérieur ; à délibérer, sur la proposition du gouverneur, tous traités généraux et conventions ; à statuer sur la création et l’émission des billets de la Banque, payables au porteur et à vue ; à statuer pareillement sur le retirement et l’annulation ; à régler la forme de ces billets ; à déterminer les signatures dont ils devront être revêtus ; à déterminer le placement des fonds de réserve et à veiller sur ce que la Banque ne fasse d’autres opérations que celles déterminées par la loi, et selon les formes réglées par les statuts. »

La volonté de l’Empereur, qui semble avoir eu la vision très nette de ce que doivent être les rapports de l’Etat avec la Banque d’émission, se manifesta ainsi par l’organisation d’un pouvoir exécutif qui s’incarnait dans le gouverneur, et le maintien des droits du Conseil de régence qui représentait plus directement les actionnaires.

Le privilège, qui expirait en 1843, fut prorogé par la loi du 30 juin 1840 jusqu’au 31 décembre 1867. Néanmoins, il aurait pu prendre fin ou être modifié le 31 décembre 1855, s’il en avait été ainsi ordonné par une loi votée dans l’une des deux sessions précédant cette époque. La loi du 9 juin 1857 le prorogea de nouveau jusqu’au 31 décembre 1897 et doubla le capital par l’émission de 91 250 actions nouvelles, réservées aux anciens actionnaires au prix de 1 100 francs chacune ; 9 125 000 francs, représentant la prime de 100 francs par titre, furent portés en réserve. D’autre part, une somme de 100 millions de francs fut versée par la Banque au Trésor, qui lui remit en échange des rentes 3 pour 100 au prix d’environ 75 pour 100. Le décret du 8 avril 1865 autorisa la cession du privilège d’émission de la Banque de Savoie à la Banque de France, dont le monopole s’étendit désormais à toute la France continentale ; son comptoir d’Alger avait cédé la place à la Banque de l’Algérie fondée en 1851. Le privilège a été renouvelé en 1897, à la veille même de la date à laquelle il expirait : ni sous le gouvernement de Juillet, ni sous le second Empire, on n’avait cru sage d’attendre ainsi jusqu’à la dernière heure pour régler une question aussi importante. C’est trois ans d’avance sous le règne de Louis-Philippe, et dix ans d’avance sous celui de Napoléon III, que les mesures avaient été prises pour assurer la continuité du grand service d’intérêt public que la Banque remplit. Les assemblées souveraines ont une tendance fâcheuse à remettre indéfiniment la solution des questions les plus graves et à se condamner ainsi à des solutions hâtives, qui ne tiennent pas toujours un compte suffisant de tous les élémens qui doivent être pris en considération.

La loi du 17 novembre 1897 est la dernière qui ait réglé les conditions d’existence de la Banque de France. Après avoir prorogé le privilège jusqu’à la fin de l’année 1920, elle stipule le versement au Trésor par la Banque d’une redevance annuelle minimum de 2 millions de francs, calculée en raison du taux de l’escompte et de la circulation productive, étend la faculté d’escompte aux effets souscrits par les syndicats agricoles, déclare les fonctions de gouverneur et de sous-gouverneur incompatibles avec le mandat législatif, supprime pour l’État toute charge d’intérêt sur les avances à lui consenties, impose à la Banque l’obligation de payer gratuitement tous coupons de rentes et valeurs du Trésor, d’ouvrir gratuitement ses guichets à l’émission de ces rentes et valeurs, augmente le nombre des succursales et bureaux auxiliaires, attribue à l’État les trois quarts des produits résultant de l’escompte au-dessus de 5 pour 100, et fait verser au Trésor le montant de tous les billets des anciennes séries non présentés au remboursement.


II

Sous l’empire du nouveau régime institué par cette convention-loi de 1897, la masse des opérations de la Banque s’est considérablement développée, mais ce développement a profité au public beaucoup plus qu’à l’établissement, puisque la moyenne a presque doublé pour les opérations improductives, tandis qu’elle ne s’est accrue que de moitié environ pour celles qui rapportent un léger bénéfice à la Banque de France. Lorsqu’elle émet des billets en représentation d’espèces qui lui sont remises, non seulement elle ne retire aucun profit de cette opération, mais elle supporte les frais qu’entraînent la fabrication et l’entretien de la circulation, la garde du numéraire. Elle ne gagne rien à opérer des transports d’espèces et des viremens de fonds gratuits, tels que ceux du Trésor. Le chiffre annuel de ces opérations stériles ou mêmes onéreuses était de 92 milliards pendant la période de 1884 à 1896 ; il s’est élevé à 167 milliards de 1898 à 1910 ; celui des autres a passé dans le même intervalle de 13 à 20 milliards. Tandis que le produit brut augmentait de 40 pour 100, les frais de gestion, parmi lesquels les traitemens du personnel jouent, le rôle essentiel, s’accroissaient de 64 pour 100. La part de l’État passait de 2 à plus de 8 millions, tandis que celle des actionnaires baissait de 16 à 14 millions. Le dividende reculait de 146 à 137 francs, et le cours des actions baissait en proportion. La cote actuelle d’environ 4 000 francs représente une chute de plus des deux cinquièmes par rapport à celle de 6 800 francs qui a été enregistrée il y a trente ans, en 1881. Néanmoins ; en dépit de cette stagnation du dividende, le nombre des actionnaires a augmenté, au cours des quinze dernières années, d’un septième environ : il a passé de 28 000 à plus de 32 000, c’est-à-dire que le titre n’a cessé d’entrer dans le portefeuille des petits capitalistes : sur ce terrain comme sur beaucoup d’autres, contrairement à certains lieux communs qui se répètent tous les jours, nous assistons en France à une division et non pas à une concentration de la fortune.

D’une façon générale, on peut dire que l’effort ininterrompu de la Banque de France tend vers la diffusion du crédit, qu’elle met à la portée des plus petits commerçans et industriels, alors que son rôle vis-à-vis des grands établissemens financiers et des maisons particulières, dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle parfois la haute banque, est beaucoup moins important qu’autrefois. Le développement remarquable des sociétés dites de crédit est un phénomène relativement récent chez nous : il a transformé les conditions du marché de l’escompte. Aujourd’hui, le portefeuille de traites des autres sociétés dépasse plusieurs fois celui de la Banque, alors qu’il y a une trentaine d’années la proportion était inverse. Ainsi, au 31 décembre 1881, le total des effets escomptés par le Crédit Lyonnais, le Comptoir d’Escompte, la Société Générale et le Crédit industriel était de 451 millions, tandis que la moyenne du portefeuille de la Banque de France, au cours de la même année, avait été de 1 167 millions de francs. En 1906, cette moyenne était tombée à 898 millions, tandis que les quatre sociétés susdites, en fin d’exercice, accusaient un portefeuille de 2 488 millions, presque triple de celui de la Banque, alors que vingt-cinq ans auparavant elles n’atteignaient qu’aux deux cinquièmes de ce chiffre. Le papier qui représente les grandes transactions industrielles, commerciales et financières, trouve presque constamment preneur à des conditions plus favorables que le taux officiel d’escompte de la Banque, si modéré qu’il soit ; celle-ci reçoit surtout les petits effets, peu recherchés par les banques particulières, à cause du travail considérable qu’en exigent la manipulation et l’encaissement. La moyenne des effets escomptés par elle en 1830 était de 2 246 francs, à une échéance moyenne de cinquante-sept jours ; en 1907, elle n’était plus que de 732 francs à vingt-six jours de date. Sur 7 millions et demi d’effets escomptés à Paris par la Banque en 1907, elle avait presque la moitié, plus de 3 millions et demi, d’effets d’une valeur inférieure à 101 francs. Cette proportion s’est encore élevée en 1910 ; les effets inférieurs à 101 francs représentent 55 pour 100 du total, au lieu de 33 pour 100 en 1897 : ils sont admis jusqu’à un montant minimum de 5 francs. La Banque laisse en réalité aux autres sociétés le bénéfice des opérations qui portent sur la majeure partie de la matière escomptable, sur celle qui est le plus facilement négociable et qui présente les moindres risques : elle trouve d’ailleurs une garantie nécessaire dans les trois signatures, dont l’une peut être remplacée par des titres ou des warrants de marchandises.

La Banque s’est mise à la portée du public dans un nombre de localités qui dépasse de beaucoup ce à quoi elle s’était engagée vis-à-vis de l’État : elle a aujourd’hui plus de 500 succursales, bureaux auxiliaires et villes rattachées ; dans toutes ses succursales et bureaux, l’escompte se fait quotidiennement ; l’encaissement s’opère aussi tous les jours, même dans les villes rattachées. Pour favoriser dans la plus large mesure les intérêts agricoles, elle a réservé une place d’administrateur à leurs représentans dans toutes les succursales. Elle a admis l’escompte du portefeuille des caisses régionales de crédit agricole. Elle a porté de cinq à dix jours le délai pendant lequel les disponibilités des comptes courans provenant de l’escompte et de l’encaissement peuvent être virées gratuitement sur une autre place.

La Banque est donc toujours prête à accueillir le papier de tous ceux qui ont besoin de convertir en numéraire des promesses de payer à échéance plus ou moins lointaine. Nous avons vu que ce rôle est également rempli par d’autres organismes, dont plusieurs ont un capital supérieur à celui de la Banque[2]. Tout en se livrant d’ailleurs à de larges opérations d’escompte au moyen de leurs ressources propres, ces sociétés de crédit s’appuient, elles aussi, sur la Banque de France. Si en temps ordinaire elles ne lui remettent guère de papier, elles ne se font pas faute, dès que des circonstances graves se produisent, de recourir à son aide et de lui endosser une partie de leur portefeuille. Elle redevient alors la « banque des banques » comme on l’a appelée, et domine tout le système d’escompte du pays, qui trouve, dans son encaisse et dans sa circulation à laquelle cette encaisse sert de gage, l’outil indispensable à la marche des affaires. Non seulement la Banque remplit ce rôle de la façon la plus complète, mais elle le fait en fournissant le crédit à un taux notablement inférieur à celui de la plupart des places étrangères. Ainsi, de 1898 à 1910, son taux maximum n’a pas dépassé 4 et demi, tandis que celui de la Banque d’Angleterre s’est élevé jusqu’à 7, et celui de la Banque de l’empire d’Allemagne à 7 et demi ; le taux moyen a été de 3 à Paris, 3,62 à Londres, 4,47 à Berlin ; c’est-à-dire que les capitaux ont été de moitié plus chers de l’autre côté des Vosges que chez nous. Enfin le nombre de variations du taux, au cours de ces treize années, a été de 10 en France, 69 en Angleterre, 54 en Allemagne. On sait combien il importe au commerce d’abord d’avoir du capital à bon marché et ensuite de pouvoir compter, pour la période la plus longue possible, sur la stabilité des conditions auxquelles il peut se le procurer : or l’escompte est resté invariable chez nous de 1900 à 1907 ; depuis 1908, il est de nouveau fixé à 3 pour 100, pour le plus grand bénéfice de tous les cliens de la Banque, c’est-à-dire d’une partie notable de la nation. Elle a en effet escompté en 1910 près de 24 millions d’effets, alors qu’en 1897 elle n’en avait escompté que 14 millions.

Si on recherche les élémens d’après lesquels on peut calculer ce que la Banque paie pour son monopole, on trouve qu’en 1910, par exemple, elle a versé à l’Etat plus de 8 millions de francs qui se décomposent ainsi :


du chef de la redevance proportionnelle à l’escompte 5 733 000 francs.
du chef du timbre des billets 1498 000 —
les frais de fabrication des billets ont été de 846 000 —
Au total 8 077 000 francs.

Elle acquitte en outre environ 3 millions d’impôt. Les charges directes qui pèsent sur elle parce qu’elle est banque d’émission, celles qui sont véritablement le prix de son privilège, représentent près de trois quarts pour 100 du total de sa circulation productive, c’est-à-dire des billets qui ne sont pas purement et simplement la contrepartie directe du métal gardé dans ses caves. Or les sociétés de crédit particulières ne bonifient en ce moment qu’un demi pour 100 à leur clientèle pour ses dépôts à vue. La Banque de France pourrait, avec la plus grande facilité, s’assurer des milliards de dépôts qui ne lui coûteraient pas plus que sa circulation de billets. Comme elle aurait, le jour où elle ne serait plus banque d’émission, la même liberté d’action que les autres établissemens de crédit, elle pourrait se livrer à une série d’opérations fructueuses qui lui sont interdites aujourd’hui et au moyen desquelles elle accroîtrait singulièrement le montant annuel de ses bénéfices. Un simple rapprochement de chiffres, à dix ans d’intervalle, nous permet de constater les progrès réalisés par la Banque au point de vue de la solidité de sa situation, tandis que son portefeuille commercial, c’est-à-dire la principale source de ses bénéfices, diminuait. De 1899 à 1909, la circulation s’est élevée de 3 924 à 5 140 millions ; l’encaisse or de 1879 à 3 507 millions, c’est-à-dire que le rapport de l’or à la circulation passait de 48 à 68 pour 100. Au contraire, le montant des effets escomptés est tombé de 1 049 à 846 millions, c’est-à-dire a baissé de 19 pour 100, alors que, durant la même période, celui des cinq principales sociétés de crédit de Paris s’accroissait de 136 pour 100.

Plus on étudie le détail des opérations de la Banque et plus on arrive à la conviction qu’elle est la plus démocratique de nos grandes institutions financières et qu’elle n’existe plus, pour ainsi dire, que dans l’intérêt du public et dans celui de l’État. Les sociétés puissantes qui à côté d’elle se livrent aux opérations d’escompte et d’avances et qui, dans leur ensemble, les effectuent pour des sommes supérieures à celles que la Banque de France consacre au même objet, sont préoccupées avant tout de l’intérêt de leurs actionnaires et recherchent d’autres sources de bénéfices à côté de ceux que leur procure l’escompte. Elles s’adonnent aux affaires financières, telles que le placement de titres, la souscription des emprunts, la création d’entreprises industrielles qui absorbent une partie de leur activité. D’autre part, elles ne remplissent pas la fonction monétaire qui joue un si grand rôle dans les opérations de la Banque de France, et dont il convient maintenant de nous occuper.


III

La fonction monétaire de la Banque de France est une des plus intéressantes à mettre en lumière. Elle est d’une importance capitale pour notre pays, et emprunte un intérêt plus grand encore à la nature de notre étalon boiteux, dont il convient tout d’abord de rappeler l’origine et l’état actuel.

On sait que la loi fondamentale en cette matière est celle de germinal an XI qui a créé notre unité métallique, le franc, constitué par 5 grammes d’argent à neuf dixièmes de fin. La même loi a prévu la frappe de pièces d’or, dans la proportion de 1 à 15 et demi, c’est-à-dire que le franc d’or pèse 5/15, 5 soit 0gr, 322 de métal, à neuf dixièmes de fin également. Pendant près de trois quarts de siècle, jusqu’après la guerre de 1870, le rapport entre le métal blanc et le métal jaune n’a pas varié sensiblement : à de certaines époques, notamment lors de la découverte des mines d’or de Californie, puis de celles d’Australie, l’or a perdu une légère fraction de sa valeur par rapport à l’argent ; mais ces variations, très profitables aux arbitragistes et aux changeurs qui les exploitaient et en faisaient le point de départ de mouvemens d’exportation ou d’importation de monnaies et de lingots, dans divers pays, n’atteignirent jamais une amplitude suffisante pour ébranler la confiance du public dans le maintien du double étalon. Ce nom désignait le régime en vertu duquel les monnaies d’or et d’argent circulaient parallèlement et indistinctement, avec pleine force libératoire, et pouvaient être frappées en quantités illimitées, pour compte des particuliers comme pour celui de l’Etat, dans les hôtels des monnaies nationaux. C’est ainsi que les choses se passaient en France, en Suisse, en Belgique, en Italie, en Grèce, pays qui avaient pour unité le franc et qui émettaient des monnaies identiques, comme poids et teneur, aux monnaies françaises.

Mais, après 1870, des changemens considérables se produisirent dans l’ordre monétaire aussi bien que dans l’ordre politique. En dépit de la grande augmentation de la production du métal jaune, ou peut-être à cause de cette augmentation, nombre d’économistes et de financiers inclinaient de plus en plus à l’adoption de l’or comme étalon unique. Il leur paraissait que ce régime, qui était depuis longtemps appliqué en Angleterre, avait sur celui du double étalon la supériorité de la logique et de la simplicité. Il est en effet difficile de concevoir que la législation assigne un rapport invariable à deux substances qui s’échangent sur le marché libre et qui sont par conséquent susceptibles de varier de prix. Qu’un poids déterminé de l’une d’elles soit pris comme unité monétaire, et que, dès lors, il constitue le point fixe duquel les autres valeurs s’éloigneront ou se rapprocheront, selon que les marchandises hausseront ou baisseront, rien de plus aisé à admettre. Mais vouloir maintenir à tout jamais l’équivalence de 15 grammes et demi d’argent et de un gramme d’or était une conception arbitraire, que l’histoire ne justifiait pas plus que le raisonnement : car, au cours des siècles, les fluctuations de la valeur relative des deux métaux précieux avaient été incessantes.

Le signal de la rupture de l’équilibre plus ou moins stable qui avait été maintenu durant les trois premiers quarts du XIXe siècle, fut donné par l’Allemagne. Lorsque le nouvel Empire fonda son système monétaire, il lui donna comme base le métal jaune, dont seule la frappe fut autorisée. D’autres pays entrèrent, dans la même voie, et la valeur du métal blanc commença à baisser avec une rapidité telle que l’impossibilité de maintenir le double étalon apparut à tous les yeux. Le gouvernement français suspendit la libre frappe des monnaies d’argent pour les particuliers, et bientôt se l’interdit à lui-même, en sorte que, depuis plus de trente ans, l’or seul peut être monnayé chez nous. Nous ne parlons que pour mémoire des pièces divisionnaires de deux francs, un franc et cinquante centimes, dont le contingent a été augmenté à diverses reprises, mais qui, ayant un pouvoir libératoire limité à 50 francs, ne constituent pas un élément essentiel de la circulation. Seules, les pièces de 5 francs en argent ont le même pouvoir que l’or : dans l’encaisse de la Banque de France, elles représentent en ce moment environ 800 millions, c’est-à-dire le cinquième à peu près des ressources métalliques totales de l’établissement : on estime à un chiffre à peu près égal les écus qui sont chez nous aux mains du public. Ces 1 600 millions d’argent, jetés au creuset et vendus sous forme de lingots, ne vaudraient pas même la moitié de leur prix nominal : ils ne conservent leur force libératoire que parce que la loi la leur a maintenue et que leur quantité est limitée. La Banque de France, en fournissant en échange d’une moitié de ce stock des billets qui circulent à l’égal de ceux qui sont gagés par les monnaies d’or, et en unifiant ainsi la circulation fiduciaire, contribue à aplanir les difficultés qui pourraient être à craindre par suite de la présence d’une aussi forte quantité de métal déprécié dans notre circulation métallique.

Cette complication n’est pas la seule. Notre stock monétaire ne comprend pas uniquement des écus français ; il se compose aussi d’écus étrangers, suisses, belges, italiens, grecs, c’est-à-dire des puissances de l’Union latine, qui, en vertu des traités, sont admis dans chacun des États contractans. Cette circulation est particulièrement développée en France, parce que, grâce à notre stock d’or, à notre richesse, à la position presque toujours favorable de nos changes, nous avons plus de facilité que d’autres à maintenir la parité des pièces d’argent avec les monnaies d’or : nous rendons ainsi un service considérable à nos associés, qui seraient obligés de rapatrier leurs écus le jour où ceux-ci cesseraient d’avoir force libératoire à l’intérieur de nos frontières. La Banque de France, tout en agissant dans l’espèce pour le compte du gouvernement, puisque c’est à ce dernier qu’appartient la police monétaire, aide puissamment à son action en recevant indistinctement toutes les monnaies qui ont cours légal. Par convention du 31 octobre 1896, elle s’est engagée, en cas de dénonciation de l’Union latine, à n’exiger du Trésor, pendant cinq ans, le remboursement des pièces étrangères qu’elle aurait en caisse, qu’au fur et à mesure que le montant en serait remboursé à la France, conformément à la clause dite de liquidation.

La Banque ne facilite pas seulement les échanges en créant et en entretenant une circulation de plus de 5 milliards de billets, qui remplacent avantageusement les espèces métalliques, plus encombrantes, plus dispendieuses à déplacer, et dont la vérification, lors de chaque paiement, entraîne des délais et des frais notables, mais elle fournit au public un autre moyen, bien plus, rapide encore, plus simple et moins coûteux, de régler ses transactions. Nous voulons parler des viremens et des transferts qu’elle met tous ses cliens à même d’effectuer entre eux. C’est ainsi qu’au cours de l’année 1910, il lui a été versé au crédit des comptes courans et des comptes de dépôts de fonds 135 milliards de francs et qu’une somme à peu près égale a été prélevée au débit des mêmes comptes. Le solde restant d’une façon permanente entre les mains de la Banque a varié entre un demi et un milliard à peu près. Ce mouvement de 270 milliards s’est réparti sur plus de 100 000 comptes ouverts à Paris, dans les succursales et dans les bureaux auxiliaires.

On s’est souvent demandé pourquoi les chambres de compensation, qui ont pris, sur certaines places étrangères, un développement si remarquable, ont relativement moins d’importance chez nous. La réponse à cette question se trouve dans les comptes rendus de la Banque de France, qui nous montrent quelle quantité d’opérations se règlent à ses guichets et sur ses livres. Les 500 sièges répartis sur toute la surface de la France mettent, à la portée des habitans des plus petites localités, les facilités que donnent ces paiemens effectués par simples écritures. A Paris, tous ceux qui de près ou de loin touchent au mouvement des affaires savent qu’un bureau spécial de la Banque est affecté à ce service et que l’émission journalière des mandats qu’on appelle rouges, à cause de la couleur du papier sur lequel ils sont établis, représente le règlement d’opérations nombreuses, effectué avec une simplicité et une rapidité qu’aucun mouvement d’espèces ni de billets ne saurait égaler. Tous les établissemens, toutes les maisons de commerce, tous les particuliers qui ont un compte ouvert à la Banque, sont, de ce chef, dispensés de l’obligation de conserver dans leurs caisses une somme importante d’espèces : une ligne d’écriture et leur signature apposée au bas d’un mandat leur permettent de régler instantanément les paiemens de n’importe quel montant. Il y a là quelque chose de supérieur au billet de banque, quelque chose qui frappe moins directement les esprits, mais qui, pour l’observateur attentif et réfléchi, représente un progrès énorme sur tous les autres modes de paiement. A mesure que la Banque de France multiplie ses sièges et couvre le pays d’un réseau de succursales et de bureaux de plus en plus serré, elle atteint des couches de plus en plus profondes de la population et augmente le nombre de ceux qui, grâce à elle, sur tout le territoire, peuvent encaisser leurs créances et acquitter leurs dettes sans bourse délier. C’est un des domaines sur lesquels il y a place pour des progrès encore considérables : il s’en réalise tous les jours, grâce à l’organisation de la Banque et à la connaissance qui se répand peu à peu dans le pays des services qui peuvent lui être demandés. Le public français est plus réfractaire que celui des nations anglo-saxonnes à l’usage des instrumens de banque, des chèques et des viremens ; nous en avons donné une des raisons au début de notre article : pour qu’il modifie son attitude, et qu’il se départe de la méfiance dont il est animé à l’égard des méthodes modernes, il faut qu’il se trouve en face d’un établissement dont le crédit soit en quelque sorte sans bornes, au-dessus de toute discussion.

Voilà donc deux branches essentielles de l’activité de la Banque : régularisation de la circulation métallique par le billet et règlement d’une quantité croissante d’échanges au moyen d’écritures passées sur ses livres. Il en est une troisième, qui ne le cède pas en importance aux deux autres : elle consiste dans la surveillance des changes étrangers et le mouvement des espèces métalliques qui en est la conséquence. Notre commerce international, dont le volume ne cesse de croître, atteint aujourd’hui un chiffre de 12 milliards de francs ; et encore ce total ne comprend-il pas les transactions en valeurs mobilières, fonds d’Etat, actions et obligations, qui ont pris dans le monde moderne une ampleur extraordinaire et qui vont sans cesse grandissant, chez nous plus que partout ailleurs. Ce courant continu d’échanges exerce naturellement une influence sur les conditions monétaires du pays ; un excès d’importations le rendra débiteur de l’étranger ; si au contraire les exportations sont en quantité supérieure, le numéraire sera attiré en France. La Banque étant le plus grand réservoir d’or, c’est-à-dire du seul métal qui puisse servir à régler nos comptes avec le dehors, ressentira le contre-coup de ces fluctuations du commerce extérieur. La tâche lui a été rendue relativement aisée depuis une quinzaine d’années : le développement de nos exportations, les rentrées régulières des coupons de notre portefeuille étranger, les dépenses faites en France par les voyageurs qui y séjournent volontiers, sont autant de causes qui provoquent l’arrivée de l’or dans notre pays et qui ont aidé la Banque à accroître son encaisse d’une façon régulière. Forte de ces milliards réunis dans ses caves, la Banque a pu suivre une politique judicieuse, parfaitement conforme aux intérêts généraux du pays et qui avait en même temps l’avantage de faciliter les opérations d’arbitrage commandées par les écarts des taux du loyer des capitaux sur les diverses places financières. Au lieu de chercher comme autrefois à se prévaloir de notre législation bimétalliste pour rembourser ses billets en écus de 5 francs, elle a donné, en diverses circonstances, le métal jaune qui lui était demandé. A plusieurs reprises, elle a escompté du papier étranger, notamment des traites sur l’Angleterre, et fourni de l’or au marché de Londres, lorsqu’il en avait besoin, soit pour s’en servir lui-même, soit pour l’expédier à New-York. Elle a ainsi exercé une action mondiale et étendu son influence bien au-delà des bornes du territoire français. Qui ne voit quels avantages résultent pour notre pays d’une puissance pareille, qui, au moment d’une crise, peut prêter un appui décisif aux autres places financières, devenues tributaires des nôtres.

Des observateurs superficiels ont quelquefois critiqué cette accumulation de métal dans les caves de la rue de la Vrillière, et prétendu que c’était là un capital improductif, retiré sans profit de la circulation. Ils oublient que ces pièces d’or et ces lingots sont directement représentés par des billets qui circulent incessamment ; ils oublient que ces richesses métalliques concentrées sous une direction unique permettent, au moment voulu, l’intervention énergique et décisive de l’établissement qui les possède, sur le marché des capitaux. Il y a là comme un corps d’armée tenu en réserve en arrière du champ de bataille, qu’un général en chef lance dans la mêlée, au moment opportun, et dont l’entrée en ligne assure la victoire. Or le triomphe, en matière de banque, consiste à arrêter la panique lorsqu’elle menace de se produire, et c’est ce que la Banque de France a fait à plus d’une reprise. Elle y a réussi grâce à son crédit, grâce à ses trésors métalliques, à la conservation desquels elle doit veiller d’autant plus soigneusement qu’ils constituent un des élémens essentiels de sa force et qu’elle n’a pu pratiquer largement le système d’intervention que nous venons de rappeler que depuis que la masse d’or déposée entre ses mains a atteint la quantité que l’on sait.

Il faut du reste bien se rendre compte que le secours donné en certaines circonstances aux pays étrangers est presque aussi utile à la France qu’à ceux qui en bénéficient directement. La solidarité des marchés financiers est un phénomène désormais bien établi ; elle ne fait que devenir de plus en plus étroite à mesure que les moyens de communication et de transport des capitaux se perfectionnent. Grâce à l’unification des systèmes monétaires des grandes nations, qui toutes ont aujourd’hui, en droit ou en fait, l’étalon d’or, les capitaux flottans, en quête de placemens temporaires, se transportent là où ils trouvent la rémunération la plus élevée, et vont s’employer en escompte ou en avances, dans la ville qui les attire par ses taux. Il n’est pas bon d’opposer des obstacles artificiels, nés par exemple des difficultés qu’une banque centrale ferait pour se dessaisir de son or, à l’évolution du phénomène qu’on peut comparer à celui des vases communicans, et qui tend dans une certaine mesure à niveler dans le monde l’étiage du loyer de l’argent. La Banque de France a été une des premières à le comprendre et à gouverner les mouvemens de son encaisse avec une largeur de vues et une conception de son rôle qui n’ont fait qu’accroître l’autorité qui lui est universellement reconnue.

« La Banque de France, » comme le disait si justement M. Fernand Faure, le 7 mai 1910, aux conseillers du commerce extérieur de Bordeaux, « a réussi à conjurer en 1887 et en 1889 des crises dont les causes étaient françaises. Elle en a conjuré en 1891, 1907 et 1908, dont les causes résidaient à l’étranger. Et on a pu dire sans exagération que, sans altérer aucunement son caractère de banque éminemment française, elle a su devenir une sorte de grande banque internationale. »


IV

Les rapports de la Banque de France avec les finances publiques sont le côté de son activité le plus intéressant à étudier pour l’homme politique. Il convient d’entrer à cet égard dans des détails circonstanciés, et de préciser la situation respective de l’institut d’émission et du Trésor. Autant il est naturel que celui-ci obtienne toutes sortes d’avantages en échange de la concession accordée par le gouvernement, autant il est essentiel que les avantages ne consistent pas en une mise à la disposition du budget des ressources de la Banque. Qu’elle rende au ministère des Finances de nombreux services matériels, qu’elle opère une partie ou la totalité de ses mouvemens de fonds, qu’elle soit chargée du paiement des coupons de la rente et même, comme en Angleterre, de toute l’administration de la Dette publique, qu’elle soit l’instrument par l’intermédiaire duquel s’exécutent les conventions monétaires, telles que celles de l’Union latine, qu’elle surveille, pour compte du gouvernement la circulation métallique, trébuche les pièces et fasse rentrer à la Monnaie celles qui n’ont plus le poids droit, nous n’y faisons aucune objection. Mais il faut se garder de confondre des services de ce genre avec ceux que réclame le gouvernement, lorsqu’il demande des avances, et d’oublier que la principale différence entre les banques d’émission saines et celles qui sont sur une pente dangereuse, est dans l’état de leur compte avec le ministère des Finances. Lorsque celui-ci devient leur débiteur, toutes les inquiétudes sont permises ; elles sont d’autant plus justifiées que ce débit grossit davantage.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler quels ont été, depuis l’origine, les rapports entre la Banque et le Trésor français. L’arrêté constitutif du 28 nivôse an VIII stipulait que tous les fonds reçus par la Caisse d’amortissement seraient versés à la Banque, qui était aussi chargée d’encaisser les obligations des receveurs généraux des départemens. Mais bientôt les rôles sont renversés : au lieu d’encaisser, elle est appelée à débourser ; le 7 juillet 1803, elle consent au Trésor une avance de 10 millions de francs, en demandant qu’ « un terme prochain soit assigné à la réalisation des valeurs qu’elle aura escomptées. » Un mois plus tard, elle escompte un nouveau montant d’obligations du Trésor, malgré la protestation de M. Delessert, qui s’oppose à cet emploi des ressources de l’établissement. Il y a plus d’un siècle, cet administrateur éclairé déclarait déjà qu’il est autant de l’intérêt du gouvernement que de celui des actionnaires et du public que l’indépendance de la Banque soit respectée. Le 20 octobre 1803, la Banque avait prêté au Trésor les treize quinzièmes de son capital. Le 24 décembre 1805, elle avait porté à 80 millions ses avances, tandis qu’elle ne détenait que 17 millions d’effets de commerce ; elle ne fonctionnait donc plus pour ainsi dire que comme prêteur de l’Etat : une crise était inévitable ; elle éclata et eut pour conséquence la réorganisation de l’établissement, par la loi du 22 avril 1806. L’Empereur avait compris le danger, et, sous son règne, la Banque ne fut plus jamais mise dans la situation périlleuse où elle s’était trouvée au lendemain d’Austerlitz.

Sous la Restauration et le gouvernement de Juillet, la Banque fut chargée d’un certain nombre de services publics, notamment de ceux des rentes et des pensions ; mais, grâce à la paix profonde qui régna de 1816 à 1848, elle fut rarement appelée à fournir au Trésor les avances que la deuxième République allait au contraire lui demander dès ses débuts. La situation de l’établissement s’était d’ailleurs singulièrement fortifiée au cours du demi-siècle qui s’était écoulé depuis sa fondation. Le gouvernement provisoire de 1848 ne l’ignorait pas lorsqu’il s’adressa à lui pour obtenir des ressources, d’autant plus nécessaires que les impôts rentraient mal, que la situation commerciale et financière était mauvaise, que la récolte avait été déplorable et que l’inquiétude régnait partout. Un traité du 31 mars 1848 stipulait une avance de 50 millions, qui ne devait porter intérêt que si elle n’était pas remboursée au bout d’une année. Un décret du 5 juillet 1848 autorisa un autre emprunt de 150 millions au taux de 4 pour 100 l’an, payable par la Banque, moitié au cours de l’année 1848, moitié au cours de l’année 1849 Les premiers 75 millions devaient être gagés par des rentes sur l’Etat provenant de la Caisse d’amortissement ; les seconds, par la vente consentie à la Banque de 84 729 hectares de forêts domaniales. Le gouvernement n’utilisa ce prêt que jusqu’à concurrence de 75 millions, dont l’échéance fut reculée jusqu’en 1867. En dehors de ces prêts directs au Trésor, la Banque avait, le 6 mai 1848, avancé 30 millions de francs à la Caisse des dépôts et consignations, qui les avait entièrement remboursés le 7 novembre 1850. La ville de Paris, le département de la Seine, la ville de Marseille avaient eu également recours à la Banque, mais s’étaient rapidement libérés vis-à-vis d’elle. Celle-ci, afin d’éviter une dispersion de ses ressources et de conserver les moyens de venir le plus possible en aide à l’Etat et aux établissemens publics, avait suspendu ses avances sur titres aux particuliers jusqu’au 13 septembre 1849.

Le traité de 1852, intervenu entre la Banque et l’Etat, consacra le principe que le Trésor ne paie d’intérêt sur les avances que pour la partie dépassant le solde créditeur de son compte courant à la Banque. Celle-ci avait alors à peu près entièrement cessé d’escompter des bons du Trésor : mais, en 1854, elle en escompta pour 60 millions, et en 1855 pour 40. Lors du renouvellement de son privilège en 1857, elle s’engagea à maintenir jusqu’à l’expiration de sa concession une avance de 60 millions, sous forme d’escompte trimestriel de bons du Trésor, au taux de l’escompte commercial, avec un maximum de 3 pour 100. En même temps, les 100 millions provenant du doublement du capital furent employés à l’achat de rentes 3 pour 100 sur l’État, qui sont encore aujourd’hui dans le portefeuille de l’établissement.

C’est en 1870 que l’histoire des relations entre la Banque et le Trésor devient la plus intéressante. Dès le 12 août, le cours forcé était établi législativement et le maximum de la circulation fixé à 1 800 millions ; le 14 août, ce chiffre était porté à 2 400 ; le 29 décembre 1871, il fut élevé à 2 800, et, le 15 juillet 1872, à 3 200 millions. Le 18 juillet 1870, la Banque s’était engagée à escompter pour 50 millions de bons du Trésor ; le 18 août, ce chiffre fut doublé ; le 19 août, elle prêta 40 millions, contre garantie de titres, à la Caisse des dépôts et consignations, afin de la mettre en mesure de fournir aux caisses d’épargne les fonds réclamés par les déposans. Le 23 septembre, un crédit de 75 millions fut ouvert à Paris au gouvernement de la Défense nationale : les intérêts devaient se compenser ultérieurement avec ceux du compte créditeur qui avait été transféré en province avant l’investissement de la capitale. Le 5 décembre, un nouveau crédit de 200 millions fut ouvert contre bons du Trésor et moyennant intérêt ; le 22 janvier, en vertu d’un traité ratifié par décret du lendemain, 400 millions furent avancés contre nantissement des forêts de l’ancienne liste civile ; on revenait au précédent de 1848. Les intérêts étaient ramenés à 3 pour 100, tout ce qui avait été payé en plus de ce taux lors des escomptes précédens de bons devait être affecté à l’amortissement du capital de la dette. L’Etat conservait l’administration des immeubles qu’il donnait en gage, mais promettait de verser le produit net annuel, accepté bona fide, à la Banque, qui l’imputerait sur le capital de la dette.

En province, le sous-gouverneur Cuvier, qui avait quitté Paris avec l’autorisation d’ouvrir un crédit de 150 millions à la délégation du Gouvernement établie d’abord à Tours, puis à Bordeaux, ajouta 100 millions à ce chiffre dès le mois d’octobre. Quand on lui demanda davantage, il ne crut pas pouvoir aller plus loin et donna sa démission. Un décret de la délégation ordonna à la Banque de faire une nouvelle avance de 100 millions. Par traité signé le 4 janvier 1871 entre le sous-gouverneur O’Quien, assisté de trois régens, et M. de Roussy, délégué aux finances, la Banque s’engagea à faire à la délégation de la Défense nationale, jusqu’au jour de sa réunion avec ses collègues parisiens, les avances nécessaires aux besoins de la guerre. Les avances devaient être réalisées par sommes de 100 millions, en vertu de décrets rendus au fur et à mesure des besoins, contre bons du Trésor non négociables, portant intérêt à partir du jour de leur émission. Le 15 avril 1871, la Banque avança encore 75 millions, puis 150 le 17 mai et 50 le 17 juin. Un traité, signé le 3 juillet 1871 à Versailles entre M. Pouyer-Quertier ministre des Finances et M. Rouland gouverneur de la Banque, arrêta le montant des avances et des crédits consentis à 1 530 millions.

Le gouvernement de M. Thiers comprit qu’il fallait rembourser au plus vite cette dette, qui était l’obstacle à la reprise des paiemens en espèces. Par traité du 2 janvier 1872, il s’engagea à payer 200 millions par an. A la veille du versement de la dernière annuité, M. Léon Say, ministre des Finances, obtint, par le traité du 29 mars 1878, une avance de 80 millions, dont le Trésor resta alors débiteur envers la Banque, en plus des 60 millions prêtés en 1857. Au cours des années qui suivirent la guerre, la Banque escompta des quantités considérables de bons du Trésor ; au mois de novembre 1871, elle en avait en portefeuille pour 1 193 millions ; dans la seule année 1872, elle en escompta pour près de 5 milliards.

En 1896, le Trésor s’était fait consentir une nouvelle avance de 40 millions. La loi de renouvellement du privilège de 1897 décida que désormais les trois avances d’ensemble 180 millions ne porteraient plus intérêt et ne seraient remboursables qu’à l’expiration du privilège. C’est un concours permanent que la Banque apporte ainsi au budget. Le Trésor, de son côté, est tenu de lui verser ses encaisses disponibles. Les trésoriers généraux remettent aux succursales de la Banque les fonds touchés par eux ou y prélèvent les sommes dont ils ont besoin. Ces versemens et retraits peuvent être effectués par les comptables du Trésor même dans les bureaux auxiliaires de la Banque. Celle-ci encaisse gratuitement les traites fournies sur les comptables du Trésor ou souscrites par les redevables de certains revenus publics, tels que sucres et douanes. Elle se charge aussi du transport des monnaies divisionnaires sur les points du territoire où elles sont réclamées par les agens payeurs. En 1901, le total des opérations effectuées par la Banque pour compte du Trésor a été de 11 623 millions.

La Banque paie à l’Etat un droit de timbre sur ses billets, qui est de 50 centimes pour mille francs de circulation productive, et de 20 centimes sur la circulation improductive. La première se compose des billets émis pour les opérations d’escompte et d’avances ; la seconde de ceux qui représentent l’encaisse. En outre, la Banque verse au Trésor, par semestre, une redevance égale au produit de la moyenne de la circulation productive multipliée par le huitième du taux de l’escompte. Si, par exemple, la circulation productive a été de 800 millions et lii moyenne de l’escompte 3 pour 100, il est dû :


800 000 000 : 100 x 3/8 = 3 millions de francs.


Le versement annuel dû de ce chef ne saurait être inférieur à 2 millions de francs. Pour l’exercice 1910, il a été de 5 733 368 francs, ce qui porte à plus de 66 millions le total des sommes versées de ce chef au Trésor en vertu de la loi du 17 décembre 1897. Elles sont affectées au crédit agricole concurremment avec l’avance de 40 millions réglée par la même loi. Le total des charges pécuniaires de la Banque envers l’Etat, non compris les services rendus gratuitement au Trésor et les frais relatifs à l’entretien de la circulation des billets, à la conservation et au transport du numéraire, s’est élevé en 1910 à 9 298 670 francs, soit 63 pour 100 du produit commercial compris dans la répartition faite aux actionnaires. Outre les avances permanentes, la Banque a mis en 1910 à la disposition du Trésor, à titre exceptionnel sans intérêt, en vertu d’une convention approuvée par la loi du 18 mars 1910, des avances temporaires remboursables, à termes fixes et échelonnés, dans un délai maximum de cinq ans : elles sont destinées à permettre à l’Etat de venir en aide, sous forme de prêt au petit commerce et à la petite industrie, aux victimes des inondations de l’année dernière.

D’une façon générale, les services qui en temps normal peuvent être rendus sans inconvénient par la Banque à l’Etat sont ceux qui n’impliquent pas de détournement de son crédit au profit du Trésor. Ce détournement peut et doit se produire, mais seulement à l’heure des épreuves décisives, lorsque le sort de la patrie est en jeu et que toutes les autres considérations s’effacent pour faire place à la seule loi de salut public. Alors, mais alors seulement, il est permis au gouvernement d’exiger, et obligatoire, pour la Banque, d’accorder les avances nécessaires. Toutefois, même à ce moment, il ne saurait être question d’ouvrir, sans conditions, un crédit illimité. Quelque grande que soit la puissance de l’établissement, elle a des bornes ; si elles venaient a été dépassées, l’État serait la première victime, puisque le papier qui aurait été émis pour lui fournir des ressources perdrait une partie de sa valeur et ne représenterait qu’une fraction de plus en plus faible de la somme pour laquelle le gouvernement l’aurait accepté et dont il se serait reconnu débiteur. Il n’est pas à notre connaissance qu’aucun membre du Parlement anglais, au cours de la guerre du Transvaal, ait proposé de couvrir la plus petite partie des énormes dépenses qu’elle a imposées au Royaume-Uni, par un emprunt à la Banque d’Angleterre. Au plus fort de la campagne contre le Japon, le Trésor impérial russe est resté créancier de la Banque d’État. C’est une vérité qui se répand de plus en plus, que l’abus des émissions ne fait que nuire aux pays qui les autorisent. En tout cas, s’il est parfois nécessaire d’avoir recours au papier-monnaie, ce ne doit être qu’à la dernière extrémité et en s’efforçant d’en contenir rémission dans les limites les plus étroites ; et n’oublions pas que les billets émis par une banques d’émission, en représentation d’une créance sur le Trésor public, ne sont pas autre chose que du papier-monnaie.


V

La Banque de France est aujourd’hui, après la Banque d’Angleterre et la Banque de Suède, le doyen des grands instituts d’émission de l’Europe : la Banque néerlandaise a été fondée en 1814 ; la Banque austro-hongroise, qui d’ailleurs a subi, depuis son origine, des transformations profondes, date de 1816 ; la Banque de Portugal, de 1846 ; la Banque de Belgique, de 1850 ; la Banque d’Espagne, de 1856 ; la Banque de Russie de 1860 ; la Banque de l’Empire allemand, de 1875 ; la Banque d’Italie, de 1893. Mais ce n’est pas seulement à son ancienneté que la Banque de France doit la situation exceptionnelle dont elle jouit et la considération dont elle est entourée dans le monde entier ; ce n’est pas non plus uniquement à la perfection de ses services, dont nous avons montré le développement, et au fait que tous, petits commerçans et grands industriels, simples particuliers et sociétés de banque et de dépôts, trouvent chez elle les mêmes facilités. C’est avant tout à deux raisons majeures, qu’il est nécessaire de bien mettre en lumière pour expliquer la fortune de l’établissement et la puissance incontestée de son action. Ces deux raisons sont la liberté que lui ont laissée ses statuts au point de vue de l’émission, et l’organisation de sa direction, dans laquelle l’Etat n’intervient que par la nomination du gouverneur, des deux sous-gouverneurs, et la confirmation du choix des directeurs de succursales.

Pendant la plus grande partie de son existence, la Banque a vécu sous un régime qui lui permettait de créer des billets en quantités illimitées. Les statuts primitifs se bornaient à recommander aux régens de veiller toujours à ce que les ressources métalliques fussent telles que le remboursement à vue des engagemens fût assuré. Les statuts fondamentaux du 16 janvier 1808 ne traitent même pas la question. Ils se bornent à dire (article 38) que toute délibération du Conseil général ayant pour objet la création ou rémission de billets doit être approuvée par les censeurs, et que leur refus unanime en suspendrait l’effet. Le législateur impérial, qui ne péchait cependant pas par défaut d’autorité, avait compris qu’en matière commerciale il n’y a pas lieu d’édicter des règles rigides, et que la meilleure garantie du public est la responsabilité des hommes qui sont à la tête d’une affaire. Ceux-ci, mêlés à la vie quotidienne de la nation, tenus sans cesse au courant des besoins du monde financier, avertis à chaque heure de ce qui se passe dans le monde sur les principaux marchés monétaires, sont constamment à même de fixer la mesure dans laquelle il convient d’étendre ou de restreindre la circulation : ils savent ce qu’il est légitime d’accorder aux demandes des négocians désireux de faire escompter leur papier et quelle proportion de numéraire doit être tenue à la disposition des porteurs de billets qui voudraient les échanger contre de l’or. La limitation à un montant déterminé du chiffre total de la circulation est une mesure parasitaire, qui n’a été introduite que par surprise dans la législation relative à la Banque, et dont les meilleurs esprits ont, à diverses reprises, réclamé l’abrogation. Autant il est naturel qu’à des époques exceptionnelles, lorsque le cours forcé est décrété, un maximum soit imposé à la création d’un papier qui cesse d’être remboursable en métal ; autant il est logique de supprimer cette borne, dès que l’obligation, pour l’émetteur, de reprendre à vue son billet, est rétablie. Nous comprenons et nous admettons les systèmes de banque dans lesquels une proportion est prescrite entre la circulation et certains élémens de l’actif, tels que l’encaisse et le portefeuille. Si une disposition de ce genre était introduite dans ses statuts, la Banque n’aurait pas de peine à s’y conformer, puisque d’une façon constante l’addition de son numéraire et de son portefeuille donne un chiffre à peu près égal à celui de ses billets : c’est ainsi qu’au 26 janvier 1911 la circulation s’élevait à 5 302 millions, tandis que l’encaisse de 4 073 et le portefeuille de 1 185 millions formaient un total de 5 258 millions de francs, inférieur seulement de 44 millions à la circulation. La proportion de l’encaisse, qui à la date précitée était, de 76 pour 100, n’est dépassée aujourd’hui qu’à la Banque d’Angleterre et à la Banque de Russie, dont les systèmes d’émission sont, d’ailleurs, beaucoup plus rigides que celui de la Banque de France.

C’est depuis que le cours forcé a été établi en 1870 que l’Etat a persisté à limiter législativement le chiffre de l’émission. Mais le cours forcé ayant disparu le 13 décembre 1877, il eût été logique de supprimer en même temps la limite, qui était alors de 3 200 millions. On n’a pas pris ce parti si simple, qui eût remis les choses dans l’ordre antérieur, sous prétexte que, tout en abolissant le cours forcé, on maintenait le cours légal, c’est-à-dire l’obligation pour les créanciers de recevoir en paiement les billets, quitte à eux à aller aussitôt se les faire rembourser en métal par la Banque. Mais qu’est-il arrivé ? Le mouvement des affaires, peu soucieux des lois votées au Palais-Bourbon et au Luxembourg, ne s’est pas arrêté ; l’or a continué d’affluer rue de la Vrillière, si bien que, à un moment donné, les guichets de la Banque refusaient au public non pas de l’or, mais du papier ; les déposans qui venaient retirer leur avoir étaient contraints, à leur grand ennui, de s’en aller portant des sacs d’écus ou de napoléons. La Banque était en effet arrivée à sa limite maximum d’émission, et forçait ses cliens à recourir à des modes de paiement archaïques, lents, coûteux, entraînant des risques et une perte de temps incompatibles avec l’organisation moderne des échanges. Une véritable clameur s’éleva de toutes parts ; et le Parlement, sous la pression de l’opinion publique, fut contraint de voter, par la loi de finances du 30 janvier 1884, l’élévation du maximum de la circulation à 3 500 millions, puis à 4 milliards par la loi du 26 janvier 1893. Ce chiffre, qui lui paraissait ne devoir jamais être dépassé, menaçait de l’être peu d’années après. La loi de renouvellement du privilège de 1897 crut avoir assuré l’avenir en fixant 5 milliards comme maximum. Dès le 9 février 1906, une loi le porta à 5 800 millions, et il est probable qu’il ne s’écoulera pas un très grand nombre d’années avant que les 6 milliards soient atteints. Tout récemment, un bilan de la Banque indiquait une circulation qui n’était plus qu’à 200 millions environ de la borne soi-disant infranchissable, et toujours franchie. Il y a quelque chose de puéril dans cette succession de lois dont le caractère empirique éclate avec une évidence frappante. Si nos législateurs prenaient la peine de réfléchir à la signification des phénomènes que nous venons de rappeler et qui sont la conséquence inévitable de la situation de la France au point de vue du commerce extérieur et de son rôle sur le marché des métaux précieux, ils changeraient de système et renonceraient à intervenir sur un domaine où ils ne font qu’enregistrer les conséquences d’événemens qui leur échappent ; mais quel Parlement aura le temps d’étudier une théorie de banque ? Quoi qu’il en soit, il est, bon gré mal gré, obligé d’obéir aux lois économiques, plus fortes que les hommes, qui gouvernent la monnaie et le crédit ; et, en dépit des limitations arbitraires, nous pouvons dire qu’en fait, sinon en droit, la Banque de France jouit d’une faculté d’émission illimitée.

Voilà un des élémens de sa force. Un autre réside dans ce fait qu’elle s’administre elle-même. Il est bien vrai que le Président de la République nomme quelques-uns de ses fonctionnaires. Mais là s’arrête le droit d’intervention de l’Etat. Quinze régens, trois censeurs sont élus par les actionnaires, et, si le gouverneur a un droit de veto, il n’a pas le pouvoir d’entraîner la Banque dans une voie où ses intérêts pourraient être compromis. Il ne saurait notamment, sans le concours des régens, disposer du crédit de l’établissement en faveur du Trésor, et c’est là le point capital. Tous les maux dont souffrent les banques d’émission, ou plutôt tous ceux qu’elles infligent dans certains pays à la communauté par la dépréciation de leur papier, ont une cause unique : l’abus que le gouvernement fait de leur signature pour se procurer des fonds. C’est là une vérité primordiale, qui domine toute la question des banques d’émission et qui ne doit jamais être perdue de vue lorsqu’il s’agit de décider du système à adopter pour leur organisation. L’histoire confirme, sans exception, ce que la théorie nous apprend à cet égard. Les gouvernemens, ignorant la nature véritable du billet de banque ou feignant de l’ignorer, ont, dans un grand nombre de pays et pendant des périodes plus ou moins longues, eu la prétention d’équilibrer leur budget au moyen d’émissions de papier-monnaie, c’est-à-dire de papier devant, en vertu de la loi, être accepté par tous comme monnaie et non remboursable en espèces. Ils l’ont parfois émis directement ; mais, plus souvent encore, ils l’ont fait émettre par la banque chargée de régler la circulation, et qui, à partir du moment où le Trésor s’adressait à elle, cessait de travailler dans les conditions normales. En effet, ce n’était plus aux besoins légitimes du commerce que la quantité des signes fiduciaires se proportionnait, mais à ceux du ministère des Finances, qui, dans la plupart des cas, ne fournissait pas, en échange du crédit qui lui était ouvert, de garanties susceptibles d’être transformées en espèces et ne prenait pas non plus d’engagement quant à la date du remboursement. Dès lors, la circulation était viciée par l’adjonction, aux billets créés pour des causes légitimes, de billets ne reposant que sur une promesse de l’Etat ; et, comme il ne pouvait être question de distinguer les uns des autres, toute la masse le papier souffrait d’une dépréciation commune.

Il est bien rare qu’une banque demande le cours forcé pour ses billets en dehors des époques où le gouvernement réclame son assistance. Et, à ce moment-là, ce n’est pas elle qui sollicite la loi d’exception ; c’est l’Etat qui la décrète, comme compensation à la charge qu’il impose à l’établissement, dont il absorbe à son profit, dans une mesure plus ou moins large, les ressources et le crédit. En temps normal, les billets représentent des créances commerciales à courte échéance, recouvrables en espèces et venant alimenter par conséquent la caisse émettrice, de façon à la tenir toujours suffisamment garnie pour qu’elle soit à son tour en mesure de rembourser les porteurs de billets qui désirent des espèces. Quand le gage est constitué par des bons du Trésor à échéance plus ou moins lointaine, renouvelés indéfiniment, le public cesse d’avoir confiance, et le papier perd une fraction de sa valeur par rapport au métal. Cette perte croît en raison du chiffre de la circulation additionnelle provoquée par les exigences fiscales et du temps pendant lequel cet excès subsiste. Quand la Banque d’Espagne avait en portefeuille près d’un milliard de créances sur le Trésor de la péninsule, son billet perdait 30 ou 40 pour 100 de sa valeur par rapport à l’or : à mesure que cette dette de l’Etat a diminué, le cours du billet s’est amélioré ; il est aujourd’hui revenu presque au pair. A l’époque où la majeure partie de la circulation de la Banque de Russie n’avait d’autre couverture qu’une créance sur l’Etat, son billet perdait la moitié de son prix nominal vis-à-vis de l’or ; aujourd’hui que l’Etat ne doit plus rien à la Banque, son papier est au pair du métal.

D’après ce qui précède, on comprend combien la nature des rapports entre ces deux puissances, l’Etat et la Banque, est importante à connaître pour juger la qualité de la circulation d’un pays et les chances qu’elle a de se maintenir au pair ou bien d’être dépréciée. Si l’Etat domine la Banque, qu’elle soit une banque d’Etat pure, c’est-à-dire sans capital apporté par des actionnaires particuliers, ou une Société par actions gérée exclusivement par des fonctionnaires, on peut redouter à tout moment de voir son omnipotence se traduire par des mesures qui auront les conséquences que nous venons d’exposer. Si au contraire l’administration de la Banque émane de ceux qui en ont fourni le capital, et dont le souci principal est de maintenir son crédit, celui-ci sera à son maximum. C’est ce qui se produit à la Banque de France, où le Conseil de régence est là pour veiller à la solvabilité de l’établissement et à l’observation de l’article fondamental des statuts que nous avons rappelé plus haut et qui prescrit le maintien d’une encaisse toujours suffisante pour assurer le remboursement à vue des billets.

Il est du plus haut intérêt, au point de vue des éventualités politiques qui pourraient surgir, de maintenir à la Banque son caractère d’établissement privé et d’éviter à tout prix de la transformer en une institution d’Etat. Il n’est guère nécessaire de rappeler ici une fois de plus l’utilité qu’il y a à séparer nettement les affaires de la Banque de celles de l’Etat. On l’a souvent répété : c’est au caractère d’institution privée que la Banque a dû en 1870 de ne pas voir ses trésors pillés, par l’envahisseur Dans une lettre qu’il adressait le 7 septembre 1870 au directeur de la succursale de Reims, le prince royal de Prusse, Frédéric-Guillaume, déclarait reconnaître qu’aux termes de ses statuts la Banque de France est une institution privée, dont le but unique est de venir en aide au commerce et à l’industrie ; en conséquence, les fonds qui se trouvent dans ses caisses ne pouvaient être exposés à aucune saisie, ni aucun arrêt. Ces principes ont été consacrés par la Cour suprême de la Haye. L’article 46 du règlement des lois et coutumes de la guerre, annexé à la Convention du 29 juillet 1899, déclare que « la propriété privée ne peut pas être confisquée. » D’après l’article 53, « l’armée qui occupe un territoire ne pourra saisir que le numéraire, les fonds et valeurs exigibles appartenant en propre à l’Etat, et en général toute propriété mobilière de l’Etat, de nature à servir aux opérations de la guerre. » Le rapprochement de ces deux textes est instructif, et montre à quels périls une Banque d’Etat serait exposée au cours des hostilités.

Certes, l’action des représentans de l’Etat, du gouvernement surtout, est de la plus haute importance. On conçoit qu’en concédant à une association de particuliers la faculté d’émettre des billets ayant cours légal, l’autorité publique se soit réservé le droit d’avoir un ou plusieurs délégués dans les conseils qui dirigent la marche des affaires et que ces délégués soient investis de certaines attributions et de certains pouvoirs essentiels, comme le droit de veto au cas où des mesures prises par les régens leur paraîtraient contraires aux statuts ou à l’intérêt général. Mais c’est à cela que doit se borner l’intervention de la puissance publique ; c’est là qu’elle s’arrête en France. Le gouverneur ne saurait, à lui seul, mettre à la disposition du ministre des Finances un centime des fonds de la Banque. Celle-ci discute en pleine liberté avec l’Etat les termes des arrangemens à intervenir lorsqu’elle lui consent des avances, ce qui ne veut pas dire qu’aux époques graves, elle ne le fasse pas dans la plus large mesure et avec la pleine conscience du devoir patriotique qui lui incombe. Il suffit, pour apprécier la façon dont elle s’en acquitte, de relire l’histoire, résumée plus haut, de ce que furent, lors de la guerre franco-allemande de 1870-71, ses relations avec le gouvernement français[3], auquel elle prêta, en moins d’un an, plus de 1 500 millions. Mais celui qui étudiera le détail des négociations qui eurent alors lieu verra en même temps comment un sous-gouverneur, nommé par l’État, crut devoir résister à certaines demandes qu’il jugeait excessives, et donna sa démission plutôt que de céder.

Cette manière de voir était aussi celle du gouverneur Magnin qui, en prenant pour la première fois la présidence du Conseil général en 1881, disait à ses collègues : « Nous serons toujours d’accord sur les principes qui forment comme le fondement de cette maison. Si vous avez constamment voulu maintenir l’indépendance et la liberté d’action de la Banque, je puis me permettre de dire que je le veux autant que vous. Je l’ai dit plus d’une fois du haut de la tribune dans l’une et l’autre Chambres ; j’ai fait plus, j’ai prouvé par mes actes que mes paroles n’étaient pas de vaines déclarations. Ce n’est certes pas aujourd’hui qu’ayant l’honneur d’être appelé à diriger cette grande institution de crédit, j’abandonnerai mes doctrines sur ce point capital. J’y resterai donc fidèle, au grand profit des intérêts du pays, de ceux du Trésor et de ceux du crédit public, dont nous avons spécialement la charge. »

C’est cette indépendance qui est la sauvegarde de la Banque, en même temps qu’elle rend à l’Etat des services inappréciables : car c’est précisément parce que son crédit reste distinct de celui du Trésor qu’elle est capable de lui venir en aide dans une mesure non pas illimitée, mais bien supérieure à ce qu’elle pourrait utilement faire, si elle était une institution officielle. Il faut toujours en revenir au mot historique de M. Thiers résumant les événemens de 1870 : « La Banque nous a sauvés, parce qu’elle n’était pas une Banque d’Etat. » C’est la même idée qu’exprimait le gouverneur dans son compte rendu des opérations de l’année 1910, lorsqu’il disait aux actionnaires le 26 janvier 1911 : « Tout en faisant de notre maison, sous le contrôle de l’Etat, l’hôtel de la monnaie fiduciaire, les statuts lui imposent un mode de gestion qui doit conserver un caractère nettement autonome pour demeurer vraiment commercial. Ces mêmes statuts nous constituent gardiens des principes inébranlables qui ont acquis et garantissent au billet de banque une solidité et un prestige incomparables, un crédit propre et indépendant, capable de seconder celui de l’Etat lui-même pour la sauvegarde du crédit public. »

De telles déclarations ont une valeur qu’on ne saurait méconnaître : elles montrent que la force de l’institution est telle qu’elle s’impose aux représentai du pouvoir, consciens de la puissance financière qu’elle tient en réserve. Cette puissance s’exerce pour un but d’utilité publique : le dévouement à l’intérêt général est la caractéristique de la politique suivie par la Banque. La préoccupation de grossir les dividendes des actionnaires n’existe pour ainsi dire pas. Il serait cependant naturel que ceux-ci vissent leur part dans les bénéfices croître en raison de l’extension des affaires, de la création de sièges nouveaux libéralement répartis sur tout le territoire ; mais la plus grande partie en est employée à fortifier les réserves, à améliorer la situation du personnel, et à multiplier les facilités données à la clientèle pour l’escompte, les transferts et les viremens de fonds.

L’Etat et le public n’ont pas besoin d’être défendus contre la Banque, qui tient à honneur de ne se laisser guider que par les motifs les plus élevés, qui s’applique à maintenir un taux d’escompte extrêmement bas et stable et à donner ainsi à l’industrie et au commerce français des avantages inconnus dans les autres pays ; mais il faut défendre la Banque contre les agressions du Trésor, dont la situation empire depuis plusieurs années : au 26 janvier 1911, le ministère des Finances n’avait à son crédit à la Banque que 118 millions de francs, alors qu’il lui en devait 180, sans compter les 6 millions avancés à valoir sur le crédit ouvert à la suite des inondations de 1910.

Cette situation n’est pas accidentelle : elle s’aggrave lentement depuis un certain temps. Il ne faudrait pas croire qu’elle est due à l’époque de l’année, et au fait qu’à son début, le trésor aurait plus de dépenses à effectuer que de recettes à encaisser. Outre que celles-ci rentrent avec la plus grande régularité et ont présenté, au cours de l’exercice 1910, de très fortes plus-values sur les prévisions budgétaires, le Trésor dispose de ressources énormes qui lui sont fournies par la Dette flottante et qui dépassent, de beaucoup de centaines de millions, les sommes dont il pourrait avoir besoin pour effectuer ou même anticiper, ce qui n’est presque jamais le cas, les débours normaux d’un exercice. La vérité qu’il faut proclamer et qui est aussi peu connue de la plupart des membres du Parlement que du public, est que, depuis nombre d’années, des dépenses extrabudgétaires dévorent les ressources dont le Trésor dispose en dehors des crédits annuels inscrits à la loi de finances. Il a retours à des expédiens qui ont pour effet, non seulement d’absorber les excédens budgétaires, mais de vider les fonds de caisse, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, qui sont à la disposition du pouvoir exécutif. C’est ainsi que le compte courant à la Banque de France, qu’une gestion saine devrait avoir le souci constant de maintenir bien au-dessus du montant que le Trésor lui doit du chef des avances permanentes et autres, diminue d’année en année. Nous en sommes arrivés à ce point qu’en pleine paix, avec des excédens inespérés, nous n’avons même plus de quoi assurer notre service quotidien de caisse, et que, pour ce faire, nous mettons à contribution notre institut d’émission. C’est là un point sur lequel il importe d’attirer de la façon la plus sérieuse l’attention du Parlement. La circulation de 5 300 millions est à une hauteur suffisante ; elle a augmenté, au cours de l’année dernière, d’environ 200 millions, tandis que l’encaisse, dans le même espace de temps, diminuait de près de 300 millions : l’écart entre le numéraire et le papier s’est donc accru d’un demi-milliard, et la proportion de la couverture métallique, qui était de 85 pour 100 au 24 décembre 1909, est réduite d’aujourd’hui de plus d’un dixième et se trouve ramenée aux environs de 76 pour 100. Il est fâcheux que l’état du compte du Trésor contribue à ce changement.

Certes, la situation actuelle de la Banque de France est aussi solide que jamais. La politique qu’elle a suivie en 1910 et qui a consisté à faire une place dans son portefeuille aux effets étrangers, et à permettre l’exode d’une fraction de son encaisse, doit être hautement approuvée. Il était naturel que, dans une année de très mauvaise récolte, nos réserves métalliques fussent légèrement entamées ; et il faut constater avec une véritable reconnaissance pour notre grand établissement, que le taux de l’escompte a été maintenu sans changement, pendant toute l’année, à 3 pour 100, alors que la moyenne de la même période a été de 3,52 en Suisse, de 3,72 en Angleterre, de 4,12 en Belgique, de 4,19 en Autriche-Hongrie, de 4,24 en Hollande, de 4,35 en Allemagne et de 5,10 en Italie. Des moissons plus abondantes ramèneront l’encaisse de la Banque de France à son niveau antérieur et le lui feront vraisemblablement dépasser. Ce ne sont pas des variations provenant de causes agricoles ou commerciales qui nous inquiètent. Mais ce qui nous préoccupe, c’est de voir, subrepticement pour ainsi dire, disparaître la tradition en vertu de laquelle le compte du Trésor à la Banque devait toujours s’élever à au moins 300 ou 400 millions. Qu’on se reporte aux bilans d’il y a dix ou vingt ans : on verra que le solde ne s’écartait guère de ce chiffre. Il est modeste, si on le rapproche de celui des engagemens du Trésor, bons en circulation, dépôts de toute nature reçus par lui, et qui dépassent le milliard.

Ce n’est pas révéler un secret que de parler de conventions intervenues entre la Banque et le gouvernement, en vue d’éventualités graves, et qui ont pour objet l’ouverture de crédits considérables destinés à être mis immédiatement à la disposition du Trésor. Dans la séance de la Chambre du 1er juillet 1807, M. Ribot, président de la commission qui avait examiné le projet de loi portant renouvellement du privilège, déclarait qu’en temps de guerre, toutes les ressources de la Banque doivent être appliquées à la défense nationale. M. Méline, président du Conseil des ministres, affirmait que le gouvernement s’était assuré, dès l’heure de la mobilisation, un concours efficace et suffisant. Mais il avait soin d’ajouter, en réponse à l’affirmation de M. Pelletan que les assignats avaient sauvé la France en 1793, qu’il écartait l’idée de substituer, au lendemain de l’ouverture des hostilités, l’Etat à la Banque de France. Nous avons repoussé cette combinaison, s’écriait-il, « parce que nous avons considéré qu’elle serait désastreuse pour la patrie. Vous en retenez toujours à votre conception du billet de banque, qui pour vous n’est pas autre chose qu’un assignat… Vous croyez que la création d’une banque d’Etat, la transformation des billets er assignats serait une solution. Nous croyons, nous, que ce serait un malheur. Nous pensons, au contraire, que l’intérêt de l’Etat en cas de guerre est d’avoir à côté de lui, dès le premier jour, un établissement indépendant qui double son propre crédit et qui le fortifie. La loi a été faite pour fortifier le crédit de la Banque de France, non pas, dans l’intérêt de la Banque de France, mais dans celui de la France elle-même. »

Nous ne cesserons de le répéter. La Banque, il y a quarante ans, a permis aux finances nationales de soutenir l’épreuve la plus sévère à laquelle elles aient jamais été soumises. Mais quand les hostilités ont éclaté, elle était en pleine possession de ses ressources. Il faut qu’il en soit de même aujourd’hui. On nous dira que 180 millions ne sont pas une grosse somme, dans un pays qui a un budget de 4 milliards et demi et une dette de 30 milliards. Nous répondrons que précisément l’énormité de ce budget et de cette dette nous font désirer voir ménager toutes les réserves qui devraient exister. Notre trésorerie devrait être au moins égale à ce qu’elle était quand notre budget ne dépassait pas 3 milliards. L’avance non remboursable avant la fin de la concession introduit dans le budget un déficit chronique : quand on songe que le gouvernement russe a des centaines de millions à son crédit chez sa banque d’Etat, que le gouvernement allemand n’a fait aucun emprunt permanent à sa Banque d’Empire, que le gouvernement austro-hongrois ne doit plus que 63 millions de couronnes à la Banque d’Autriche-Hongrie, après avoir retiré de la circulation tous les billets d’Etat, nous nous sentons quelque peu humiliés de la situation dans laquelle se trouve la Trésorerie de notre pays, qui ne passe cependant pas pour un des moins riches du monde. Une fois de plus, nous voyons éclater le contraste entre la gestion imprévoyante des fonctionnaires et la sagesse des particuliers. Il ne faudrait pas que la richesse de la Banque de France qui, ne l’oublions jamais, consiste avant tout en son crédit, fût mise entre des mains incapables de l’administrer au profit de la communauté. Le jour où elle serait traitée en servante du budget et où des législateurs téméraires prétendraient, hors de propos, multiplier le chiffre des billets gagés par une simple créance sur l’Etat, le merveilleux édifice élevé par un siècle d’efforts et de sagesse s’écroulerait, et ceux-là mêmes qui s’imaginent que la Banque ne se met pas encore assez complètement à la dévotion du Trésor, s’apercevraient de leur erreur et constateraient, trop tard peut-être, qu’abuser de son crédit, c’est affaiblir l’un des ressorts les plus puissans du crédit public.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Banques d’émission et Trésors publics, par M. Raphaël-Georges Lévy, 1 volume in-8, chez Hachette et Cie.
  2. La Société générale a un capital de 400 millions, le Crédit lyonnais en a un de 250 millions, tandis que celui de la Banque de France est de 182 500 000 francs.
  3. Voyez Raphaël-Georges Lévy, Banques d’émission et Trésors publics, chap. I.