La Banque de France sous la Commune/03

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III.[1]
LES DERNIÈRES RÉQUISITIONS. — L’ENSABLEMENT DES CAVES.

X. — le monnayage des lingots.

Les combats d’avant-poste ne cessaient plus ; jour et nuit, on entendait la crépitation des coups de fusil, à laquelle se mêlait la grosse voix du canon. Les fédérés ne ménageaient point leurs munitions ; ils en avaient en abondance et en usaient avec une prodigalité tapageuse qui les divertissait. Les journées étaient tièdes, les feuilles s’épanouissaient, les hirondelles étaient revenues ; l’impassible nature, indifférente aux colères humaines, resplendissait dans toute sa beauté. Les francs-maçons, au dernier jour d’avril, avaient momentanément planté leurs bannières sur les remparts et avaient ébauché une tentative de conciliation qui devait nécessairement avorter entre deux adversaires décidés à ne se faire mutuellement aucune concession. Paris, à la fois désert et bruyant, ressemblait à une maison de fous et dépassait en grotesque tout ce que les petits théâtres ont imaginé de plus extravagant. Au milieu de cette inondation de bêtise, de violence et d’ivrognerie qui faisait de la capitale de la France un des marais les plus abjects où jamais peuple ait failli se noyer, la Banque semblait un îlot où ce qui restait de la civilisation naufragée s’était réfugié. Là, du moins, sur ce tout petit coin de terre, on savait encore ce que c’est que le droit, le respect de la loi et l’accomplissement du devoir. On avait fait autour de soi une sorte de cordon sanitaire ; on se gardait contre l’épidémie sociale et l’on sut se préserver.

Pendant que le personnel de la Banque enfermé dans Paris donnait ce grand exemple, M. Rouland, ayant, vaille que vaille, installé ses services à Versailles, réunissant autour de lui M. Mallet, M. Rothschild, quelques autres régens, et leur demandant conseil, s’associait, sans réserve, aux efforts du gouvernement et mettait la France en situation de reconquérir sa capitale. Dans les premiers temps de son séjour, il avait eu de nombreuses conversations et même plusieurs altercations avec M. Thiers, à qui il eût voulu persuader qu’il fallait se jeter hardiment dans Paris à la tête de quelques soldats, afin d’y former un noyau de résistance près duquel tous les honnêtes gens auraient pu venir se grouper. Il avait échoué ; il lui avait été impossible d’ébranler la conviction du chef de l’état, conviction profonde chez celui-ci et qui datait de loin, car, le 24 février 1848, il avait essayé de la faire partager à Louis-Philippe, auquel il avait donné le conseil de s’arrêter à Saint-Cloud pour reprendre, de haute lutte, Paris insurgé. Lorsque M. Rouland eut compris que tout espoir d’une action immédiate devait être abandonné, il travailla sans relâche à faciliter la tâche entreprise. Il fallait rapatrier nos soldats prisonniers en Allemagne, les armer, les habiller, les nourrir ; il fallait aller chercher dans nos ports militaires l’artillerie de gros calibre qui devait battre les murailles de l’insurrection, il fallait payer, quelquefois un peu à l’aventure, les chefs de la révolte qui offraient de se vendre. Pour mener rapidement à bonne fin toutes ces opérations qui convergeaient au même but, l’argent était nécessaire, et le gouvernement, ruiné par la guerre, rejeté hors de Paris, où il avait oublié sa bourse, n’en avait pas. À qui en demander ? À la Banque de France, à l’inépuisable Banque dont, fort heureusement, l’on avait le gouverneur sous la main. M. Rouland ne s’épargna pas. Quelques-unes de ses succursales de province étaient bien munies ; on s’en aperçut, et, pendant que la commune harcelait la Banque de Paris pour lui soutirer quelques billets de mille francs, la Banque de France donnait des millions au gouvernement de la légalité. Les troupes affluaient, prenaient corps, s’organisaient et la paie ne leur faisait point défaut. Lorsque M. Thiers avait besoin d’argent, il prévenait M. Rouland, celui-ci envoyait à qui de droit une dépêche télégraphique, et l’argent arrivait ; pendant la durée de la commune, 257,630,000 francs furent ainsi versés par la Banque au trésor, qui les employa à l’œuvre de délivrance.

Par suite d’un hasard qui aurait pu devenir une désagréable aventure, un train porteur de 28 millions en or était en route pour revenir de Brest à Paris, lorsque le 18 mars éclata. On n’eut que le temps d’arrêter le train en route pour l’empêcher de tomber aux mains des hommes de la commune ; on le dirigea vers Lyon, vers Toulouse, vers Marseille ; la veille du jour où il devait entrer en gare, on apprenait que la ville se soulevait, se couvrait de haillons rouges ; le train stoppait, rétrogradait, se réfugiait dans quelque petite station inconnue ; reprenait sa route à la moindre alerte et marchait comme un bataillon bloqué de tous côtés par des armées ennemies. Ces 28 millions firent ainsi une sorte de retraite des dix mille qui ne manqua point d’imprévu et, après avoir réussi à éviter tous les dangers, finirent par trouver un abri à l’arsenal de Toulon, où l’amiral Jauréguiberry leur donna un asile respecté.

La situation de la Banque, à Paris, préoccupait singulièrement M. Rouland ; il savait qu’elle était vilipendée, menacée, spoliée, qu’elle n’échappait que comme par miracle aux périls sans nombre qui l’entouraient. Il en connaissait assez le personnel pour être convaincu que nul n’y faiblirait, qu’elle serait défendue, qu’on y livrerait au besoin un combat à outrance ; mais sans doute on ne parviendrait pas à la sauver. Si le parti jacobino-blanquiste de la commune, fatigué des concessions qu’il avait faites jusqu’à ce jour au parti économiste, se débarrassait violemment de celui-ci en le jetant à Mazas, à côté de l’archevêque, ou à la Grande-Roquette à côté des gendarmes, tout était à craindre ; la Banque serait alors certainement envahie et administrée par les vainqueurs, c’est-à-dire mise au pillage. Cette éventualité, que Paris aurait vu se réaliser si l’entrée des troupes avait été seulement retardée jusqu’au 23 mai, cette éventualité, M. Thiers ne pouvait l’ignorer, car quelques membres de la commune rivalisaient d’empressement pour lui envoyer des renseignemens précis sur les projets qui agitaient les cervelles à l’Hôtel de Ville ; cette éventualité vraiment redoutable a dû être connue de M. Rouland et l’inquiéter vivement sur le sort de l’institution dont il est le gouverneur. Il crut qu’une action diplomatique était possible et que la commune reculerait devant une exécution de la Banque de France, si celle-ci était officiellement prise sous la protection, sous la sauvegarde des puissances étrangères. À ce moment, la serre du dépôt des titres contenait 746,580 titres de valeurs étrangères, représentant ! a somme de 327,695,879 francs. Était-ce assez pour motiver une intervention sérieuse ? M. Rouland le crut et écrivit dans ce sens à M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, lui demandant de soumettre ce projet « aux lumières et à la haute expérience de M. le chef du pouvoir exécutif, président du conseil. » — La réponse de M. Pouyer-Quertier ne se fit pas attendre. Il a communiqué la lettre du gouverneur au conseil et au président ; aucune décision n’a été prise, il en reparlera ; puis il ajoute : — « Veuillez bien donner des instructions précises pour que des coupures soient mises à la disposition des Allemands et aussi quelque numéraire, pour le paiement de leurs troupes. » Ainsi à cette heure la Banque se trouvait dans la situation de fournir de l’argent pour l’entretien des troupes allemandes, — d’avancer des millions au gouvernement légal afin de lui permettre de réoccuper Paris un peu rapidement abandonné, — de subvenir, dans une mesure, aux besoins de l’armée de la révolte afin que celle-ci ne se payât pas de ses propres mains en mettant la ville à sac. Cela méritait peut-être que l’on sollicitât pour elle l’initiative diplomatique que M. Rouland réclamait et dont il ne fut même plus question au conseil des ministres.

Pendant que la Banque de France, représentée à Versailles par son chef, ne ménageait point ses sacrifices, la Banque de Paris voyait se terminer à son détriment une négociation qu’elle avait traînée en longueur avec une obstination qui ne fut point du goût de la commune. L’insurrection du 18 mars était exclusivement communale, on le sait, elle avait eu pour but de donner à Paris un gouvernement municipal, rien de plus ; on l’avait répété sur tous les tons ; bien incrédule qui en eût douté, encore plus sot qui y aurait ajouté foi. La commune a voulu être diplomate, militaire, législative, avoir tous les pouvoirs et les exercer tous, même ceux qui, en chaque pays, sont exclusivement du ressort de l’état. Pendant ces deux mois de règne épileptique, elle s’est emparée de tous les droits, excepté du droit de grâce, dont elle ignorait l’existence. Elle voulait, usurpant le droit régalien par excellence, faire frapper monnaie, de même qu’elle voulait créer une décoration dont le modèle avait été demandé à Raoul Rigault. Le 10 avril, tout le personnel de l’Hôtel des Monnaies s’était retiré ; la commune s’était saisie de cette grande administration et l’avait abandonnée à Camélinat, ouvrier bijoutier-fondeur affilié depuis longtemps à l’Internationale. Il faut plus que des coins et des balanciers pour battre monnaie, il faut du métal, et la commune n’en avait guère. Malgré les vases sacrés volés dans les églises, les presses du quai Conti risquaient fort de chômer, lorsque l’on se souvint qu’il y avait des lingots à la Banque ; on les lui demanda, et dès le 15 avril Charles Beslay pria M. Mignot, le caissier principal, d’envoyer des « matières » au monnayage. On fit à Charles Beslay des objections qu’il comprit ; il engagea M. Mignot à aller voir Camélinat. Le 17 avril, à titre courtois, M. Mignot fit la visite que Beslay, désireux d’éviter tout conflit, avait conseillée, et il se promit de ne la point renouveler. On voulut tout simplement le retenir prisonnier à l’Hôtel des Monnaies, jusqu’à ce qu’il y eût fait parvenir les lingots que l’on exigeait. Il lui fallut menacer de l’intervention du délégué de la commune près de la Banque pour être rendu à la liberté.

Le conseil des régens, le sous-gouverneur, les chefs de service éprouvaient une répugnance très sérieuse à livrer leurs matières d’or et d’argent au monnayage de la commune, car ils comprenaient très bien que l’on profiterait de cette « opération » pour faire fondre et disparaître bien des objets en métal précieux enlevés dans les monumens du culte ou chez les particuliers. On se donnait garde de mettre en avant ces motifs, qui auraient certainement paru « trop monarchistes et trop cléricaux » à la libre pensée communarde, on se contentait de dire à Charles Beslay que l’absence des fonctionnaires nommés par l’état pour constater la régularité des diverses opérations du monnayage, depuis l’entrée des matières au bureau de change jusqu’à la délivrance des espèces[2], pouvait faire naître des doutes sur l’aloi des pièces fabriquées. Charles Beslay admettait sans peine ces raisons d’un ordre exclusivement financier, mais il essayait vainement de les faire prévaloir dans les conseils de la commune. On avait gagné du temps, et l’on espérait peut-être parvenir à éviter l’abandon de quelques lingots, lorsque la commune, irritée de ces lenteurs et voulant faire taire les scrupules de la Banque, nomma une commission des monnaies dont la composition fut signifiée au marquis de Plœuc[3]. Ce fut le 5 mai que la Banque reçut cette notification, et le 8, sur une invitation de Charles Beslay, si pressante qu’elle ressemblait à une sommation, elle livra quelques matières à monnayer.

Il faut épuiser tout de suite pour n’y plus revenir l’histoire des relations de la Banque de France avec la Monnaie de la commune. Du 8 au 17 mai, M. Mignot se vit contraint d’abandonner à Camélinat 165 lingots d’argent représentant une valeur de l,112,843 fr. La fabrication ne languit pas, car, d’une part, la Banque était pressante, et, de l’autre, la commune avait grande hâte de faire acte souverain. Camélinat put battre rapidement monnaie, en employant les coins en cours de service ; mais il remplaça l’abeille, déférent de M. de Bussière, directeur régulier de la fabrication, par le déférent qu’il s’attribua : un trident ; c’est à cela que l’on pourra toujours reconnaître les monnaies frappées sous la commune. Elles ne sont pas nombreuses. En dehors des lingots fournis par la Banque, le bureau de change de l’hôtel Conti a reçu des objets d’argenterie soustraits à divers ministères et à quelques administrations publiques, évalués à une valeur approximative de 561,000 fr.[4]. De ces matières, Camélinat a tiré onze ou douze cent mille francs de pièces de cinq francs, qui, presque toutes rentrées à la Banque, ont été refondues pour être transformées en monnaie divisionnaire. On peut donc affirmer, presque à coup sûr, que les pièces « communales » sont dans la circulation en assez restreinte quantité pour être devenues une rareté numismatique. Au dernier moment de la commune, lorsque les troupes françaises se jetaient en avant malgré les incendies, Camélinat fit placer 70,000 francs sur un fourgon qu’il conduisit à ce qui restait du gouvernement insurrectionnel. Lorsqu’il revint vers le quai Conti pour renouveler son chargement, il aperçut le drapeau tricolore qui flottait sur l’Hôtel des Monnaies ; il trouva peu prudent d’aller chercher quelques pièces neuves et décampa[5].

Le 5 mai, trois jours avant que la Banque eût remis, pour la première fois, des lingots au monnayage de la commune, Jourde avait demandé un rendez-vous au marquis de Plœuc. Il avait, disait-il, d’importantes propositions à faire à la Banque, car il désirait entretenir avec elle des relations amicales qui mettraient fin aux réquisitions dont il était souvent forcé de la frapper. Sans croire que la négociation annoncée pût aboutir à un résultat pratique, le marquis de Plœuc se déclara prêt à écouter François Jourde ; mais de l’entrevue réclamée pouvait naître une décision grave à prendre : il appela près de lui deux régens, MM. Denière et Davillier. Devant ces hommes accoutumés aux grandes affaires du commerce, de l’industrie et de la Banque, Jourdé, accompagné de Charles Beslay, exposa son plan financier. On l’écouta avec la plus sérieuse attention, car on allait enfin savoir, on l’espérait du moins, quels étaient les principes économiques de la commune. On s’attendait à beaucoup de divagations, à beaucoup de projets sans consistance ; on ne fut point déçu. Parmi les phrases vagues dont Jourde parsema son discours un peu emphatique et prononcé d’une voix mal assurée, on put apercevoir le dessein d’augmenter les revenus, tout en diminuant les impôts ; par suite d’une série de mesures énoncées plutôt que formulées et dont le mécanisme n’était point expliqué, Jourde comptait rassurer le crédit, amener le retour du numéraire à force d’économies, diminuer les droits d’octroi de 50 pour 100, réduire la dépense de la ville à moins de 50 millions par an, dégrever les contribuables ; cela n’est point si difficile qu’on le croit. L’erreur vient de ce que l’on compare à tort notre époque à celle de 1793. En 1793, la France vivait de ses propres produits ; aujourd’hui elle vit surtout des produits étrangers ; le devoir de l’économiste est donc de favoriser l’échange des produits ; lorsque cet échange sera solidement établi, le travailleur aura les instrumens de travail dont il a besoin et auxquels il a droit. C’était bien diffus, et les auditeurs étaient accoutumés à prendre des décisions sur des théories moins nuageuses. Après avoir parlé, Jourde s’arrêta. — M. de Plœuc lui dit : — Concluez. — Jourde s’inclina et reprit : — Le plan que je viens de développer devant vous produira certainement les résultats pratiques que j’ai annoncés ; mais il me faut le temps de l’appliquer, et en attendant nous avons besoin d’argent ; je prie donc la Banque de m’ouvrir un crédit de 10 millions pour dix jours ; jusqu’au 15 mai, je prendrai, par jour, un million qui m’est indispensable.

À cette exigence greffée sur un exposé théorique, personne ne répondit ; Charles Beslay lui-même semblait embarrassé. Le silence était tellement significatif que Jourde le comprit et modifia immédiatement sa première proposition pour en faire une autre qui ne devait pas paraître plus acceptable. Le revenu quotidien de la ville est actuellement de 600,000 francs, la Banque se chargera de le recueillir et de l’encaisser ; elle donnera un million par jour à la délégation des finances ; de la sorte elle ne se découvrira que de 400,000 francs. Le marquis de Plœuc et les régens refusèrent : l’insécurité des rues de Paris constituait seule un péril que la Banque devait éviter de braver ; et puis, en vertu de quel droit encaisserait-elle des sommes dont la provenance inconnue pouvait fort bien n’être pas régulière ? La Banque avait démontré sa ferme volonté de vivre en bonne intelligence avec le gouvernement que Paris s’était donné depuis le 18 mars ; il était facile de le prouver, car le solde créditeur de la ville était épuisé et même dépassé de 154,797 francs ; mais exiger qu’elle devînt le garçon de recette du délégué des finances, c’était lui imposer une charge que ses statuts ne lui permettaient point d’accepter ; on ne pouvait donc que rejeter, d’une manière absolue, la proposition formulée par le citoyen Jourde. Celui-ci, pris par sa propre argumentation, réduisit ses prétentions et pria la Banque de lui accorder 400,000 francs par jour pendant dix jours, soit 4 millions. On discuta un peu, plutôt pour sauvegarder les apparences que pour se défendre sérieusement, et l’on ouvrit au délégué de la commune le crédit qu’il réclamait. À cette heure, la situation de Jourde était des plus difficiles ; le comité central tentait de reprendre le pouvoir exercé par la commune, ou tout au moins de s’y associer ; Rossel, alors délégué à la guerre, cherchant à opposer tous les partis les uns aux autres, afin de mieux les annuler et de s’élever sur leur ruine, avait, par son ambition maladroite et désordonnée, créé cet état de choses qui formait un véritable chaos, car chacun se donnait des attributions et tirait des mandats sur la délégation des finances. Jourde n’en pouvait mais, faisait des efforts très sincères pour ménager les ressources de la commune, et disait tristement à l’Hôtel de Ville : « Qui est-ce qui gouverne ? Est-ce la commune, est-ce le comité central ? J’ai besoin de contrôle pour ne dépenser que 800,000 francs par jour. » Cette confusion retombait jusqu’à un certain point sur la Banque, car c’est vers elle qu’on levait des mains suppliantes ou menaçantes toutes les fois que les mandats du comité de salut public, de la commune, du comité central, des délégués aux ministères et aux administrations centrales épuisaient les caisses que Jourde avait tant de peine à ne pas laisser complètement vides.

Pendant que les partis qui divisaient la commune semblaient prendre position pour s’attaquer et se combattre, Paris, semblable à une fille outragée par des soudards, était livré aux avanies. Sous prétexte d’arrêter les réfractaires et les agens de Versailles, les fédérés saisissaient les passans inoffensifs et les poussaient dans leurs geôles. Le caissier principal de la Banque de France, M. Mignot, en fit l’épreuve, et se tira d’une mauvaise aventure avec un bonheur que d’autres n’ont pas eu. Le 9 mai, dans la soirée, il passait sur le boulevard, à la hauteur du nouvel Opéra, et s’était mêlé à un groupe d’une vingtaine d’individus qui venait de protéger une femme maltraitée par un garde national ivre, lorsqu’une forte compagnie de marins de la commune, débuchant au pas de course de la rue de la paix, se sépara en deux escouades, entoura les promeneurs et les conduisit au quartier-général de la place Vendôme. Personne ne résista ; M. Mignot ne prit d’autres précautions que de se placer le dernier. Pendant que ses compagnons de captivité étaient interrogés, il trouva ingénieusement le moyen de se débarrasser de quelques lettres peu sympathiques à la commune qu’il avait en portefeuille. Lorsque vint son tour de comparaître devant le chef de poste, il se trouva en face d’un jeune homme vêtu en officier de marine, passablement chamarré, et qui ricanait en voyant la mine piteuse des prisonniers que l’on envoyait dans une des caves de l’hôtel, convertie en violon. M. Mignot déclina ses noms et qualités. — L’officier s’écria : — Caissier principal de la Banque ! Pourquoi diable vous a-t-on arrêté ? — Je n’en sais rien, — Ni moi non plus, — M. Mignot se mit à rire. L’officier reprit : — Vous avez l’air d’un bon enfant, vous ; allons boire un bock ! — Puis il mit crânement son képi sur le coin de l’oreille, prit le bras de M. Mignot, et alla s’installer devant un café du boulevard des Italiens. Il était expansif et disait avec bonhomie : — Il ne faut pas en vouloir à mes caïmans s’ils vous ont empoigné ; il y a à Paris un tas de mouchards expédiés par Versailles, qui voudrait bien faire un coup et s’emparer de la place Vendôme par surprise ; mais nous avons l’œil et nous coffrons tous les suspects. Versailles est perdu : je sais cela, moi, je suis aux premières loges ; je suis chef des équipages de la flotte, et mes petits marins tapent si dru sur les Versaillais que les lignards n’en veulent plus. Vous verrez comme cela marchera bien quand nous aurons administré à l’armée du petit père Thiers une brossée définitive. Sans le 18 mars, qu’est-ce que je serais ? rien du tout ; la commune se connaît en hommes, elle m’a mis à ma place. Mon père était huissier chez le garde des sceaux, il annonçait les visites ; ce n’est pas une position, ça ; il a obéi toute sa vie, moi je commande, c’était mon tour ; c’est difficile, il faut de la tenue avec les soldats, j’en ai, et je vous réponds que l’on ne bronche pas. — Lorsque l’heure de se quitter fut venue, M. Mignot porta la main à sa poche. L’officier comprit le geste : — Du tout ! je vous ai invité, c’est moi qui régale ; je n’ai pas comme vous les caves de la Banque à ma disposition, mais la bourse est rondelette, et il tira un porte-monnaie gonflé de pièces d’or. Ce « chef des équipages de la flotte » n’était autre que le trésorier-payeur des marins de la garde nationale, Peuchot, dont j’ai déjà parlé, et qui volait si scandaleusement que la commune elle-même fut obligée de lui faire rendre gorge[6] !


XI. — LA JOURNÉE DU 12 MAI.

Les millions que le gouverneur de la Banque, M. Rouland, avait prêtés au gouvernement de Versailles n’étaient point demeurés stériles ; on les avait utilisés. Une forte armée avait été réunie, rapidement équipée, et gagnait chaque jour un terrain que les fédérés ne lui disputaient plus que mollement. Le 10 mai, la formidable ligne d’attaque de Montretout, commandée par le capitaine de vaisseau Ribourt, avait démasqué son feu et pulvérisait les remparts ; le drapeau tricolore flottait sur le fort d’Issy, abandonné par les insurgés. L’heure de la débâcle allait bientôt sonner. Les simples soldats de la fédération pouvaient en douter et croire encore aux belles promesses qu’on ne leur ménageait pas ; leur incurable crédulité acceptait en pâture toutes les fables dont on les nourrissait ; de même que pendant la guerre allemande ils avaient fermement cru que Paris ne capitulerait pas, de même ils croyaient que les bandes de chouans qui composaient l’armée de Versailles ne prévaudraient jamais contre eux. Ceux-là étaient des naïfs que l’eau-de-vie abrutissait et qui se figuraient que la série de leurs reculades constituait des mouvemens stratégiques. Mais pour les membres de la commune, pour la plupart des officiers, il n’en était pas ainsi ; ils comprenaient que la défaite était inévitable ; des circonstances fortuites la reculeraient peut-être, mais elle viendrait à coup sûr et serait terrible. Ils le savaient, comptaient les jours de grâce qui leur restaient à parader, et s’arrangèrent pour en profiter.

Il se produisit alors un fait très remarquable qui n’a pas été suffisamment signalé et qui explique la quantité de coupables, — de grands coupables, — dont on n’a pas retrouvé trace après la victoire de l’armée française. À partir du jour où le fort d’Issy tombe en notre pouvoir, où l’artillerie de marine tire en brèche, où les mouvemens d’approche s’accentuent, les arrestations se multiplient dans Paris. On arrête dans les rues, on fouille les maisons, on cerne des quartiers sous prétexte de faire la chasse aux réfractaires ; prétexte menteur ; on fait la chasse aux papiers d’identité. On vide les poches des personnes consignées, on y prend des cartes de visite, des passeports, des ports d’arme, des livrets d’ouvriers, des cartes d’électeur, de simples enveloppes de lettres portant une suscription ; ces papiers ne sont jamais rendus ; plus tard, ils ne seront pas inutiles à ceux qui s’en emparent, ils serviront à franchir les portes de Paris, à passer la frontière, à moins qu’ils n’aient servi à obtenir un passeport régulier sous le faux nom que l’on s’est attribué. C’était, on le voit, une simple précaution prise en cas de revers prévu. Le 20 mai, à Paris, tout le monde portait la barbe ; le 28, les gens barbus étaient devenus rares, et l’on fut surpris de la quantité prodigieuse de rasoirs que l’on trouva sur les cadavres des fédérés tués ou fusillés. Dans les jours qui précédèrent la rentrée des troupes, on fut étonné de voir presque tous les officiers et même beaucoup de simples gardes modifier leur uniforme en y ajoutant une grosse ceinture de laine bleue. Si l’on eût déroulé cette ceinture, on aurait vu qu’elle renfermait une cotte et une blouse de toile, qui devaient servir à changer de costume au moment de la débandade. Du haut de ma fenêtre, j’ai assisté à plus de trente déguisemens prestement opérés au milieu de la rue.

Quelques-uns des chefs de la commune, appartenant presque tous au parti hébertiste, ne se faisaient plus d’illusion sur le sort qui leur était réservé. Voulurent-ils se pourvoir d’argent afin de fuir avec plus de facilité ? voulurent-ils s’emparer tout de suite d’une très forte somme pour mieux activer la lutte ou terrifier Versailles en se rendant maîtres d’une partie de la fortune publique ? Nous ne savons, mais il est certain que, le 11 mai, dans un conciliabule secret qui fut tenu au parquet du procureur-général de la cour de cassation que souillait Raoul Rigault, on décida que la Banque serait occupée. On ne consulta ni la commune, ni le comité de salut public, car l’on redoutait les objections des économistes, surtout celles de Beslay, qu’on ne se gênait guère pour traiter de vieille bête, et celles de François lourde, qui, à cause de sa probité, était déjà accusé de pencher vers la réaction. Tout se passa entre compères ; il est fort probable que ce sont Raoul Rigault et Théophile Ferré qui imaginèrent le coup, auquel ils associèrent Cournet, alors délégué à la sûreté générale. Pour la plupart des blanquistes et des jacobins, le respect relatif témoigné à la Banque de France était une faute ; c’est là qu’il eût fallu s’installer dès l’abord : le capital saisi était vaincu, et Versailles capitulait devant la ruine du crédit public. Deux hommes qui ont pris une part active aux œuvres de la commune ont très nettement résumé les projets que le parti excessif de l’Hôtel de Ville nourrissait à cet égard ; l’un, M. Lissagaray, a écrit à propos du décret sur les otages : « Les membres du conseil, dans leur emportement enfantin, n’avaient pas vu les vrais otages qui leur crevaient les yeux : la Banque, l’enregistrement et les domaines, la caisse des dépôts et consignations. Par là on tenait…[7] la bourgeoisie ; on pouvait rire de son expérience, de ses canons. Sans exposer un homme, la commune pouvait tordre la main, dire à Versailles : Transige ou meurs. » L’autre est Paschal Grousset qui, le 27 juin 1876, envoyant à Jourde une sorte de certificat de « civisme, » dit en terminant sa lettre : « Votre erreur, à mon sens, est d’avoir pensé, avec plusieurs autres, qu’il fallait sauver « le crédit de Paris, » quand c’est son existence même (l’existence de Paris) qui était en cause. »

Une fois entré à la Banque, on n’en serait plus sorti ; elle avait beau être sur le pied de guerre et être défendue par un bataillon très dévoué, on espérait bien s’en emparer et s’y maintenir. Le moment était propice pour tenter un coup de main audacieux dans Paris ; la commune était en désarroi. Le 10 mai, Rossel avait donné sa démission de délégué à la guerre ; le 11, Delescluze le remplaçait : il y avait donc une sorte d’interrègne dont il était bon de profiter. Mais pour pénétrer en force dans l’hôtel de La Vrillière, il fallait un prétexte ; ce fut Paschal Grousset qui le fournit ou à qui on le demanda, nous ne savons absolument rien de positif sur ce point, mais nous avons sous les yeux l’original d’une lettre écrite par lui et qui contient un passage que l’on doit citer : « Relations extérieures à guerre. Paris, le 11 mai 1871. — La Banque de France, position stratégique intérieure de premier ordre, est toujours occupée par le 12e bataillon (bataillon formé par les employés) depuis le 18 mars ; elle recèle un dépôt clandestin d’armes à tir rapide, échangées là contre des fusils à piston par des réfractaires menacés de perquisition. On peut dire qu’elle constitue le véritable quartier-général de la réaction à l’intérieur et le centre de réunion des innombrables agens versaillais qui pullulent dans Paris. » C’était une dénonciation formelle et calomnieuse, — en ce sens que la Banque ne cachait aucun dépôt d’armes et que les agens de Versailles ne s’y réunissaient point.

Ceci importait fort peu aux politiques de crémeries qui barbotaient dans le mensonge comme dans leur élément naturel ; le prétexte était trouvé, c’était là le principal. On résolut d’agir sans retard ; ou savait que Charles Beslay, malade, était depuis quatre jours retenu à son domicile de la rue du Cherche-Midi ; l’occasion semblait favorable, on voulut en profiter. L’expédition fut décidée pour le lendemain et confiée aux soins de Benjamin-Constant Lemoussu, dessinateur, graveur, mécanicien, dont la commune avait fait un commissaire de police aux délégations judiciaires. C’était une sorte de bellâtre, alors âgé de vingt-cinq ans, grand buveur d’absinthe, phraseur prétentieux, rugissant de fureur à la vue d’un prêtre, fort bête du reste et passablement violent. Comme l’on connaissait sa haine burlesque contre a les curés, » c’est lui que, dans plus d’une circonstance, on lâcha contre les églises où l’on voulait découvrir les crimes du catholicisme ; muni d’ordres qu’on lui transmettait ou qu’il se donnait à lui-même, il envahit et ne respecta pas Notre-Dame-de-Lorette, Saint-Germain-l’Auxerrois, la Trinité, Notre-Dame-des-Victoires ; c’était dans ses attributions et dans ses goûts. On s’en fia à son énergie, tout en lui recommandant d’user de prudence au début, de n’effaroucher personne et de se glisser dans la place, c’était à lui de n’en plus sortir lorsqu’une fois il y aurait pénétré.

Le 12 mai, un peu avant dix heures du matin, deux compagnies des Vengeurs de Flourens, sous la conduite du commandant Joseph Greffier, directement venues de la préfecture de police, prirent position sur le trottoir qui fait face à la Banque. Le commandant Bernard, qui ne quittait plus son uniforme depuis le 18 mars, fut immédiatement prévenu. Il alla interroger les capitaines et leur demander dans quel but ils se réunissaient rue de La Vrillière ; les capitaines répondirent que leurs compagnies s’étaient assemblées là en attendant le reste du bataillon, qui devait venir les rejoindre pour être dirigé ensuite sur un autre point. La réponse pouvait paraître satisfaisante, mais le commandant Bernard, rentré dans la Banque, fit armer ses hommes ; chacun se prépara, et l’on mit des cartouches dans les gibernes. M. de Plœuc avait couché à la Banque ; il venait à peine d’être averti de la présence des Vengeurs de Flourens, lorsqu’on lui annonça qu’un détachement de garibaldiens, arrivant par la rue d’Aboukir, occupait la rue de Catinat et la rue de La Vrillière jusqu’à la jonction avec la rue Croix-des-Petits-Champs. M. de Plœuc donna rapidement quelques ordres et s’éloigna ; il avait parfaitement compris que, s’il était arrêté, on nommerait un gouverneur à sa place, et que son devoir était de soustraire aux recherches la plus haute autorité de la Banque de France. Il se réfugia dans une maison voisine, d’où il pouvait rester en communication facile avec son personnel. Il était à peine parti que le 208e bataillon, appartenant à Ménilmontant, cernait la Banque par les rues Croix-des-Petits-Champs, Baillif et Radziwill. On fit fermer les portes. Le commandant Bernard sortit plusieurs fois, poussa quelques reconnaissances lointaines pour voir si de nouvelles troupes n’étaient point dirigées vers lui, et sans doute il pensa avec regret que Marigot n’était plus au Palais-Royal. Marigot en effet avait été expulsé de la demeure où il aimait à vivre, et il y avait été remplacé par un marchand de vin nommé Boursier, renforcé de Napias-Piquet, qui devait être le chef des « fuséens. » Il n’y avait donc plus à compter sur le secours éventuel d’un bataillon ami, et le commandant Bernard put se demander si le moment de la lutte n’était point venu.

Vers dix heures et demie, le citoyen Lemoussu, ceint d’une écharpe, demanda à parler au citoyen de Plœuc, sous-gouverneur, ou, en son absence, au citoyen Marsaud, secrétaire-général. Lemoussu, escorté de deux estafiers, pénétra dans la cour ; il y rencontra M. Marsaud, et M. Chazal, le contrôleur, et M. Mignot, le caissier principal, et M. de Benque, le secrétaire du conseil ; il y rencontra aussi une bonne partie du bataillon massé, en armes, derrière son commandant ; il entendit un murmure sourd et comprimé aussitôt par l’ordre : Silence dans les rangs ! Lemoussu fut extrêmement poli ; il se fit reconnaître : — commissaire aux délégations, mandataire de la commune. Puis montrant un papier qu’il tenait en main et ne lâcha pas : — Je suis expressément chargé de faire une perquisition dans les différens locaux de la Banque pour m’assurer que l’on n’y cache pas un dépôt d’armes clandestin. — M. Marsaud le regarda gaîment par-dessus ses lunettes et lui répondit : « Mais, mon cher monsieur, vous vous dérangez bien inutilement ; nous n’avons pas de dépôt d’armes ; nous possédons précisément le nombre de fusils correspondant au nombre d’hommes qui forment notre bataillon, pas un de plus, et notre bataillon est exclusivement composé de nos employés, ainsi qu’il est prescrit par le décret du 2 septembre 1792. — Lemoussu sourit avec grâce, prit un air tout à fait conciliant et parlant à demi-voix, comme lorsque l’on fait une confidence, il répliqua : — Je sais bien que vous n’avez pas d’armes ; mais que voulez-vous, j’ignore qui vous a dénoncés, on est très soupçonneux à l’Hôtel de Ville, il faut donner satisfaction à ces gens-là ; ce ne sera qu’une simple formalité, et j’y mettrai, vous pouvez le croire, toute la réserve possible. — M. Chazal, qui, en sa qualité de contrôleur, avait la police intérieure de l’administration, intervint alors et dit : — Je me ferais un véritable plaisir de vous conduire moi-même dans la Banque tout entière, si je n’étais retenu par un scrupule que vous partagerez certainement. M. Charles Beslay, régulièrement délégué par la commune près la Banque de France, est absent en ce moment ; je vais le faire prévenir et le prier de guider lui-même votre perquisition, à laquelle sa présence seule peut donner le caractère de légalité que vous êtes le premier à rechercher. » Lemoussu sembla hésiter un instant ; il avait affaire à plus fort que lui, et se sentait deviné. — Mais le citoyen Beslay sera peut-être longtemps avant d’arriver ici. — À peine une heure. — Eh bien ! alors, citoyen secrétaire-général, dans une heure je reviendrai, puisque vous voulez bien me le permettre. — On se salua courtoisement, Lemoussu s’en alla, et l’on referma la porte derrière lui.

M. Marsaud envoya immédiatement un messager porter un mot d’avertissement à Charles Beslay ; de son côté, M. de Benque expédiait au marquis de Plœuc un court billet : « Tentative de perquisition à la Banque pour y chercher des armes, soi-disant cachées. Le comité de salut public a fait cerner la Banque par des forces considérables ; le citoyen Lemoussu est chargé de la perquisition. » Sur le même papier, M. de Plœuc répondit : « Entendons-nous bien, faites-le savoir aux nôtres. S’il s’agit de ma personne, j’ai pour devoir de me mettre à l’abri ; s’il s’agit d’autre chose, faites-le-moi savoir, et je serai avec vous tous immédiatement. Je recommande une extrême prudence dans les rapports personnels, du calme et de la confiance. Je serai avec vous, je le répète, s’il s’agit d’autre chose que de moi. » Puis, sur une carte de visite, il écrivit rapidement au crayon : « Faites protestation contre la perquisition pour maintenir le droit ; cela fait, ne vous y opposez pas, facilitez même. Je ne veux pas motiver des violences. Souvenez-vous que, si je mets ma personne à l’abri, ce n’est que pour assurer le gouvernement de la Banque. Au premier péril, je serai avec vous. »

Nous avons dit que Charles Beslay était malade ; il souffrait d’une infirmité assez fréquente chez les vieillards et avait, la veille, subi une opération douloureuse ; il était couché et fort dolent, lorsque le message expédié par M. Marsaud lui parvint. Il se jeta à bas de son lit avec une ardeur toute juvénile, déjà furieux et disant : « Nous allons voir ! » Il prit à peine le temps de se vêtir, monta en voiture, et se fit rapidement conduire rue de La Vrillière. Il reconnut qu’on ne l’avait pas trompé, que la Banque en effet était cernée par des troupes nombreuses qui, l’arme au pied, semblaient attendre l’ordre d’agir. Dès qu’il fut entré dans la Banque, on s’aperçut qu’il était très irrité ; l’acte que l’on tentait de commettre sans l’avoir averti était un fait d’usurpation contre son pouvoir, c’était en outre une sorte d’insulte qu’il était décidé à ne point subir ; on le vit à ses premiers mots : « Qui est-ce qui a apporté le mandat de perquisition ? — Un commissaire de police nommé Lemoussu. — Lemoussu ! un galopin ; il est du Morbihan, je le connais. Est-ce qu’un Breton devrait se charger d’une telle besogne ! » — Lorsque Lemoussu, exact au rendez-vous fixé, se présenta, il fut fort mal accueilli par Charles Beslay : « Pourquoi tous ces soldats ? pas un d’eux ne mettra le pied à la Banque, sachez-le bien ! À quoi bon ce déploiement de forces contre un établissement financier qui vous empêche de crever de faim ! À quoi servent toutes ces billevesées, sinon à inquiéter le crédit et à ébranler toute confiance ; dites à vos gardes nationaux de s’en aller. » Lemoussu, d’une voix très humble, dit qu’il était le mandataire de la commune ; Charles Beslay se récria : « La commune, c’est moi ; c’est moi, moi seul, entendez-vous, qui la représente à la Banque, où elle m’a spécialement délégué ; allez-vous-en, jeune homme, c’est ce que vous avez de mieux à faire ! » Lemoussu parla du dépôt d’armes qui avait été dénoncé. M. Marsaud s’interposa : « Vous pouvez, monsieur, vérifier par vous-même que la Banque ne recèle pas une seule arme ; je vous convie à visiter toute la maison avec moi. » Lemoussu comprit que sa mission avortait ; parcourir la Banque seul sans pouvoir y introduire les fédérés qu’on y aurait laissés lui paraissait une mince distraction ; il refusa disant qu’il s’en rapportait à la parole du citoyen secrétaire-général. « Dépêchons, reprit Beslay, que ces lenteurs et sa propre souffrance rendaient singulièrement nerveux ; allez faire votre rapport au comité de salut public, et remmenez tous vos hommes ; non, je veux les renvoyer moi-même. » La colère l’avait gagné ; il était blême, m’a dit un des témoins oculaires, ses lèvres tremblaient, il écumait de fureur. Il fit ouvrir la grande porte, et escorté de Lemoussu, qui faisait une mine assez piteuse, suivi des chefs de service de la Banque, il s’arrêta sur le seuil : « Au nom de la commune, faites venir le commandant. » Le commandant, vêtu d’écarlate, arriva en caracolant. Il était ivre, oscillait sur son cheval et tomba. Beslay cria : « Les voilà, vos officiers, tous soûls comme celui-là ! » Le commandant s’était remis en selle, Beslay marcha vers lui ; de la main gauche, il prit sa montre, de la main droite, il brandit sa longue écharpe rouge à crépines d’or, qu’il ne portait jamais, puis il vociféra de façon à être entendu par tout le monde : « Écoutez bien : si dans cinq minutes vous n’avez pas fait retirer vos troupes, je vous brûle la cervelle, » et joignant le geste à la parole, il dirigea violemment son écharpe vers le visage du commandant. Moins de deux minutes après, les Vengeurs de Flourens, les garibaldiens, le 208e bataillon partaient au pas accéléré ; Charles Beslay, tenant toujours en main sa montre et son écharpe, marchait à côté du commandant qu’il vitupérait, et le conduisit ainsi jusqu’à l’entrée de la rue Coquillière. Lorsque le dernier soldat eut défilé, il revint à la Banque. Il était encore fort ému et disait : « Leur conduite est odieuse ; je vais envoyer ma démission. » M. Marsaud fit immédiatement rouvrir les portes, et la Banque reprit son service.

Cette algarade, qui avait mis tout le quartier en rumeur, avait pris fin à midi et demi. Le même jour, vers trois heures, François lourde vint, d’un air assez embarrassé, demander que le poste qui forme l’angle de la rue de La Vrillière et de la rue Radziwill, et qui jusqu’alors avait été occupé par un détachement du bataillon de la Banque, fût placé dorénavant sous les ordres de l’état-major de la place, comme tous les autres postes de Paris ; il veillerait lui-même à ce qu’on ne le fît garder que par des fédérés de choix pris parmi les meilleurs bataillons. Jourde faisait comprendre que c’était une satisfaction qu’on devait à l’opinion publique, qui s’inquiétait et s’obstinait à voir dans la Banque une sorte de forteresse réactionnaire que l’on disait puissamment armée et systématiquement hostile à la commune. Sans être las de la lutte, sans cesser d’être résolu à se défendre pied à pied, on eût peut-être cédé aux exigences formulées par lourde, car la conservation d’un poste extérieur ne semblait pas très importante, si Charles Beslay ne s’y était opposé avec violence. Il reprit son argumentation favorite : tout ce qui touche, tout ce qui effleure le crédit public est de nature à altérer la confiance et doit être évité ; la Banque se conforme strictement au décret du 2 septembre 1792, qu’exige-t-on de plus ? Le poste que l’on veut confier à des fédérés est partie intégrante de l’hôtel de La Vrillière, comme tel, il relève de la Banque, qui l’occupe et fait bien. Jourde voulut insister ; Charles Beslay répondit : « Je ne veux pas. » Cette fois encore un péril fut éloigné.

Charles Beslay n’avait point obéi à un simple mouvement de mauvaise humeur en menaçant de donner sa démission. Il venait de la libeller et de l’adresser au comité de salut public. Elle est basée sur deux motifs sérieux : d’al)ord l’investissement de la Banque, qu’il considère « comme une désapprobation de sa conduite et de ses actes, et comme une mesure essentiellement préjudiciable à la commune et à la république. » Ensuite la destruction de la maison de M. Thiers, prescrite par arrêté du 10 mai, immédiatement mis à exécution ; Charles Beslay proteste : « Entre la saisie et l’expropriation, avant jugement, et la démolition d’un immeuble, il y a pour moi un abîme. Ne démolissons pas les maisons, c’est un capital que nous anéantissons, et nous en avons besoin pour nous libérer des lourdes charges qui pèsent sur nous[8]. » La démission de Charles Beslay eût été fatale à la Banque ; heureusement elle ne fut point acceptée par le comité de salut public, qui protesta que l’investissement de la Banque avait eu lieu à son insu, par suite d’ordres sans doute mal compris ou mal expliqués, expédiés par la sûreté générale. Quoique le comité de salut public fût alors composé de Delescluze, de Gambon, d’Ant. Arnaud, d’Eudes et de Ranvier, quoique ces deux derniers fussent capables de toute mauvaise action, la protestation était sincère ; le comité de salut public avait ignoré la tentative dirigée contre la Banque. Beslay fut vivement pressé de conserver son poste de délégué à l’hôtel de La Vrillière ; mais il eût peut-être maintenu sa démission, que justifiait le mauvais état de sa santé, si le marquis de Plœuc, se rendant près de lui et insistant avec ardeur, ne lui eût fait comprendre que le crédit public, profondément troublé, attendait le salut de son dévoûment et de sa probité. C’était prendre Beslay par son faible ; il tendit la main à M. de Plœuc : « Je resterai et vous verrez, malgré vos craintes, que nous réussirons à sauver la Banque. » Il y avait un peu d’orgueil dans cette réponse ; mais il y avait surtout une volonté de bien faire que jamais l’on n’invoquait en vain. Sous ce rapport, le père Beslay fut vraiment irréprochable. Un fait démontrera tout ce qu’il y avait de candeur dans cet homme que ses idées, absolument faussées, avaient jeté dans un milieu qui l’eût épouvanté s’il avait pu en reconnaître l’inconcevable corruption. Le 12 mai, lorsqu’il venait d’expédier sa démission au comité de salut public, il alla chez M. Marsaud et lui dit : — Je vais quitter la banque ; je n’y veux plus rester après l’insulte personnelle que l’on m’infligée ce matin ; je crois n’avoir pas été inutile, et je vous prie de me permettre d’emporter un souvenir de mon passage parmi vous. — M. Marsaud, tout en se figurant que le quart d’heure de Rabelais sonnait et qu’il allait falloir payer en belles espèces les services rendus, fit bonne contenance et répondit : — Mon cher monsieur Beslay, nous sommes tout à votre disposition, autant que nos règlemens nous y autorisent. — Beslay reprit en souriant : — Je voudrais emporter l’encrier qui est dans mon cabinet et qui m’a servi pendant mon séjour à la Banque. — C’était un de ces encriers en porcelaine, garnis d’une éponge, achetés à la grosse et dont la valeur moyenne ne dépasse pas 2 fr. 50 cent.

L’avortement de la tentative d’occupation de la Banque par les fédérés eut des conséquences graves dans les hautes régions de l’administration communarde. Raoul Rigault était furieux contre Cournet ; il l’accusait de mollesse, de bêtise, et lui reprochait brutalement de n’avoir rien compris à la grandeur de l’acte révolutionnaire qu’il s’était chargé d’accomplir. Quoique le comité de salut public se fût tenu à l’écart dans cette occasion, Rigault eut assez d’influence pour faire mettre à la porte Cournet, que l’on délégua, afin de lui donner une fiche de consolation, à la commission musicale et à la commission militaire. Heureux hommes que ceux de la commune ! ils étaient d’instinct aptes à toute chose et maniaient magistralement, sans éducation préalable, la plume du préfet de police, l’archet du violoniste, l’épée du général. Cournet fut remplacé à la sûreté par l’ami, par l’émule de Rigault, par Ferré. Les deux fauves, l’un procureur-général, l’autre chef de la police, étaient les maîtres de la sécurité de Paris ; les incendies et les assassinats ont montré comment ils la comprenaient. Le 14 mai, Théophile Ferré s’installa dans l’ancien hôtel des présidens du parlement, et dès le 15, dans la soirée, on apprend qu’il est de nouveau question d’investir et d’occuper la Banque. Quelques indiscrets se vantent, racontent que l’on en a assez du père Beslay, qu’il empêche le peuple de reprendre son bien où il se trouve, c’est-à-dire à la Banque, dont la richesse, comme chacun sait, est exclusivement formée de la sueur des travailleurs exploités par la tyrannie du capital. On parle d’arrêter Beslay et de mettre fin, une fois pour toutes, à l’oppression que la Banque exerce sur le commerce et sur la production. Dans la soirée du 15 mai, l’écho de tous les corps de garde répète ces bruits, qui parviennent jusqu’aux oreilles du délégué aux finances.

Jourde n’hésita pas ; il ne voulut pas tolérer que l’on renouvelât contre la Banque un investissement plein de menaces, et le 10 mai il alla, en compagnie de Charles Beslay, chez le marquis de Plœuc, afin d’être là si les gens de la sûreté générale essayaient encore un coup de force. Il s’était préalablement rendu au comité de salut public, et en avait obtenu la promesse qu’il serait averti le premier si quelques mesures étaient dirigées contre la Banque. On en fut quitte pour la peur ; nul vengeur de Flourens, nul enfant du père Duchêne obéissant au commandement de Gustave Maître, nul lascar marchant sous les ordres du lieutenant-colonel Janssoulé ne vint faire sonner son fusil sur les trottoirs de la rue de La Vrillière. Jourde profita de la circonstance pour demander à M. de Plœuc de lui faire remettre 1,600,000 francs. Le sous-gouverneur déclara que ces réquisitions incessantes épuisaient la Banque, qui bientôt n’y pourrait plus répondre que par un refus motivé. — Vous nous croyez riches, disait M. de Plœuc, mais nous ne le sommes pas ; vous savez bien qu’au moment où les troupes allemandes ont marché sur Paris, nous avons fait partir toutes nos valeurs ; elles ne sont pas revenues. Je ne vous trompe pas ; les traces de ce transbordement sont faciles à trouver ; interrogez les layetiers qui ont fabriqué nos caisses, vérifiez les registres des chemins de fer qui ont transporté nos colis et vous vous convaincrez que la majeure partie de notre fortune est en province. — Eh ! mon Dieu ! monsieur le marquis, répondit Jourde, je le sais bien, mais, en m’avançant de l’argent, la Banque se protège elle-même et m’aide à la sauver, ce qui sans cela me serait impossible. — On discuta, et l’on finit par tomber d’accord. La Banque verserait 400,000 francs à la délégation des finances, si le conseil des régens, qui continuait à se réunir tous les jours, y consentait. M. de Plœuc, rencontrant M. Marsaud quelques instans après cette conversation, lui dit : — La commune est bien malade ; elle ne tardera pas à mourir. — À quoi voyez-vous cela ? demanda M. Marsaud. — Eh ! eh ! reprit M. de Plœuc, Jourde m’a appelé monsieur le marquis, c’est un signe !


XII. — L’ENSABLEMENT DES CAVES.

M. de Plœuc avait raison ; la commune était bien malade ; elle venait d’entrer dans la dernière période de son existence, ou pour mieux dire, de sa maladie, période aiguë, pleine de délire et de frénésie. Le 16, elle renverse la colonne de la grande armée en présence de M. Glais-Bizoin, qui regarde chapeau bas et avec émotion. Le 17, au moment où la cartoucherie de l’avenue Rapp va sauter, elle envahit l’église de Notre-Dame-des-Victoires, la saccage, y vole tous les objets précieux, et y laisse plus de quatre cents bouteilles vides apportées pleines de chez le marchand de vin du coin. Ces taupes de la libre pensée fouillaient le sol de l’église pour y trouver, dans des cadavres ensevelis depuis plus d’un siècle, la preuve des crimes récens commis par les prêtres catholiques ! Le délégué à la justice, Protot, y était. M. de Benque, secrétaire du conseil-général, y fut arrêté, retenu pendant quelques heures dans la sacristie et enfin relâché. On fit main-basse sur quelques vicaires que l’on envoya à Mazas. Par bonheur un plombier-gazier, membre du comité central, Lavalette, qui dès le début de l’insurrection avait vivement insisté afin que le général Chanzy fût rendu à la liberté et qui était un homme bon, se trouvait là. Il cacha dans sa voiture un médecin, un prêtre, le maître de chapelle de l’église, qu’on voulait arrêter, et parvint ainsi à les sauver. Le péril semblait se rapprocher de la Banque, sur laquelle le comité de salut public avait directement tiré un mandat de 10,000 francs, qu’elle refusa de payer malgré les menaces de l’officier d’état-major qui en était porteur. Le 19 mai, on vit bien rue de La Vrillière que « le bon temps » était passé et qu’aux violences de langage les voies de fait allaient peut-être succéder. Durand, le caissier central de la délégation des finances, apporta lui-même à Charles Beslay une lettre que celui-ci communiqua immédiatement à M. de Plœuc. Voici cette lettre, qui faisait pressentir bien des malheurs prochains : « Paris 19 mai 1871. Cher et honoré citoyen Beslay, mon caissier Durand vous expliquera quelle importance j’attache à une ouverture d’un million de plus pour demain. Coûte que coûte, il faut que demain avant midi j’obtienne au moins 500,000 francs. Nous réglerons avec la Banque la différence que cela produira. Si je succombais une heure, vous savez ce qui en résulterait. Dévoué à notre grande cause socialiste et communale, je puis, en étant soutenu, éviter des écarts et des violences que notre situation explique et que je ne reproche pas à nos collègues. Mais au nom du salut de la révolution, il faut que je sois absolument secondé. Je sais combien vous m’honorez de votre précieuse estime ; aidez-moi, je vous prie, à la mériter. Respectueux et fraternel salut. Jourde. »

.lourde ne mentait pas et n’exagérait rien. Lui et Beslay appartenaient à la minorité de la commune ; on commençait à les trouver « intempestifs, » ainsi que disait Robespierre en parlant d’Anacharsis Cloots, et l’on voulait s’en débarrasser. Le parti violent, le parti nombreux de cet inconcevable gouvernement était alors représenté dans la presse quotidienne par le Père Duchêne, que rédigeait un exécrable polisson nommé Vermesch ; M. Louis Veuillot l’appelle Verminesch. — Comme un « voyou » qu’il était, il se plaisait à exciter les uns contre les autres les loups-cerviers de l’Hôtel de Ville : tous ceux qui ne voyaient pas rouge, il les prenait à partie : « Tu pouvais, toi, Clément, rester teinturier ; loi, Pindy, rester menuisier ; toi, Amouroux, rester chapelier ; toi, Arnould, rester imbécile. » Il faut reconnaître qu’il n’y a que ces gens-là pour se dire si bien leurs vérités. « Vous craignez pour votre tête, leur disait Vermesch ; et qu’est-ce que cela nous fait, votre tête ! Fusillez, guillotinez, mais que la révolution soit sauvée ! » Il dénonce, en les désignant nominativement, Jourde, Beslay, Vallès, Vermorel, Andrieu et dix autres. « Le père Duchêne dit :… que les lâches doivent être passés par les armes ; au fond, nous aimons mieux ça, et nous préférons que vous débarrassiez la commune de vos personnes. Mais le père Duchêne ajoute que la commune en sera bien plus débarrassée encore, une fois que la cour martiale aura statué sur vos destinées. » Cet article porte la date du 18 mai : il était grave ; nul n’ignorait alors parmi les gens de la commune que la feuille ordurière de ce Vermesch avait préparé l’opinion publique aux mesures violentes que l’on méditait ; c’est ainsi que l’on fit dénoncer Gustave Chaudey dans le Père Duchêne, lorsque l’on eut résolu de l’arrêter pour l’assassiner plus tard. Jourde se sentait très menacé, et, à ce moment de grand péril pour tout ce qui n’était pas devenu fou furieux, il lui suffisait de manquer d’argent pendant une heure pour être écroué et remplacé. Son successeur eût été certainement pris parmi les jacobins ; il eût immédiatement agi de violence, jeté le père Beslay à la porte, et occupé la Banque.

On le comprit très nettement à l’hôtel de La Vrillière ; on sauva Jourde et Beslay pour mieux se sauver soi-même. Le soir, à neuf heures, MM. Durand, Denière, Davillier, Frère, se réunirent en conseil, sous la présidence de M. de Plœuc, pour délibérer ; les 500,000 fr. que Jourde réclamait d’une façon désespérée lui sont accordés. Les termes de la lettre du délégué aux finances font redouter de brutales entreprises ; en outre, des bruits vagues courent dans Paris : des portes sont abandonnées, les remparts sont littéralement pulvérisés sous l’action des batteries de Montretout ; les Versaillais cheminent dans le bois de Boulogne ; ils ne sont plus à 100 mètres du fossé ; deux fois, dans le courant de la semaine, on a désigné le jour de leur rentrée ; ils ne peuvent tarder, et bientôt ils vont apparaître. C’est la délivrance, à coup sûr, mais c’est peut-être une terrible bataille dans les rues ; qui sait alors si la Banque ne deviendra pas un point stratégique important et si elle ne sera pas le théâtre d’un combat acharné ? Elle peut être bombardée, saccagée, incendiée, il est donc urgent de mettre à l’abri du feu et d’un accès de violence les valeurs qu’elle renferme ; il faut tout faire pour arracher aux mauvaises chances les trois milliards dont elle est dépositaire. Les chefs de service avaient été appelés à cette délibération, qui empruntait aux circonstances une sorte de gravité funèbre. Chacun était oppressé, car il y avait longtemps que le cauchemar durait, et l’on craignait de n’en sortir qu’après bien des périls. Il fut décidé que, pour parer aux éventualités financières d’une huitaine de jours, on garderait quelques millions en disponibilité à la grande caisse, puis que tout le métal, tous les billets, tous les clichés, tous les effets de l’escompte, tous les effets prorogés, tous les titres en dépôt seraient descendus dans les caves, et enfin que l’escalier de celles-ci serait ensablé. Ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’une telle résolution fut adoptée, car c’est là une mesure extrême qui ressemble à la construction du radeau sur un navire en détresse ; c’est en outre une humiliation que la Banque de France n’a subie qu’une seule fois depuis qu’elle existe, le 29 mars 1814, à la veille du jour où les ennemis victorieux allaient entrer dans Paris.

M. Mignot, en sa qualité de caissier principal, avait insisté pour que cette mesure extrême ne fût plus reculée, car dans la journée même il avait reçu la visite de Camélinat, qui était venu réclamer, exiger qu’on lui envoyât immédiatement à l’hôtel du quai Conti une réserve de 3,200,000 francs en monnaies aurifères que le trésor avait déposée à la Banque. M. Mignot s’y était énergiquement refusé. Charles Beslay, qui à cette heure lugubre voyait encore dans la commune le début d’un âge d’or prochain, s’était porté à la rescousse et, sous prétexte que le premier devoir de l’état est de fournir du travail aux ouvriers, avait adjuré M. Mignot de livrer aux presses de la Monnaie les pièces destinées à la refonte que la Banque conservait dans ses caves. Le caissier principal avait tenu bon, mais avait pris l’engagement de faire à ce sujet un rapport au conseil des régens, qui aviserait et déciderait si la requête de Camélinat, appuyée par Charles Beslay, devait être accueillie ou repoussée. La lettre menaçante de Jourde, la demande excessive de Camélinat, concertées probablement d’avance et se produisant presqu’à la même minute, annonçaient de la part de la commune des projets de violence ou tout au moins d’intimidation contre lesquels il était prudent de se mettre en garde. Il fut donc décidé que, dès le lendemain, le transport des valeurs dans les caves et l’oblitération de l’escalier de celles-ci seraient effectués. On consacra la journée du 20 mai à cette opération, qui fut longue. Le contrôleur, le caissier-général étaient là, car chacun d’eux est dépositaire et responsable de six des douze clés qui ferment l’entrée des caves. Successivement ils firent jouer le pêne des trois serrures ; les quatre portes massives qui servent de défense au trésor souterrain furent ouvertes l’une après l’autre.

L’accès des caves était libre ; on plaça des bougies allumées dans les vieux chandeliers en fer qui datent de la création de la Banque, et le transbordement commença à une heure de l’après-midi. D’abord l’or, l’argent et les billets ; cela dura trois heures. De quatre heures à six heures, on transporta les effets de commerce en portefeuille ; de six heures à minuit, on descendit les titres déposés. Du haut de la Banque jusqu’au fond des sous-sols, les garçons de recette, habit bas et manches retroussées, sur les escaliers, dans les couloirs, dans les serres et dans les bureaux, faisaient la chaîne, se passaient de main en main les sacs d’or contenant 10,000 francs, les sacs d’argent de 1,000 francs ; les liasses de billets représentant un million, les billets à ordre, les enveloppes contenant les titres de toute provenance et de tous pays. Il y avait là de vieux garçons de recette dont le dos s’était courbé à porter des sacoches pleines, qui se mouchaient plus souvent que d’habitude, et qui, furtivement, s’essuyaient les yeux du revers de la main. Lorsque tout fut fini, lorsque le dernier billet, le dernier écu, le dernier titre eut trouvé place dans les caves, on souffla les bougies. Le contrôleur, le caissier, repoussèrent les quatre portes après avoir fermé les douze serrures, et, tristes, sans se parler, ils remontèrent l’étroit escalier en vrille où deux personnes ne peuvent passer de front. Alors on apporta les sacs de sable, et, pendant plus de deux heures, on les vida dans cette sorte de puits muni de degrés par où l’on va dans les caves. Le sable glissait avec un petit bruit strident ; un des chefs de service dit : — C’est comme au cimetière lorsque l’on jette la terre sur le cercueil ; — il avait des larmes dans la voix, et plus d’une paupière était humide. Il y avait de la douleur, mais il y avait surtout une sorte de honte insurmontable. Être la Banque de France, être la première institution de crédit du monde, avoir créé un papier qui est l’équivalent de l’or, avoir développé l’industrie d’une nation, favorisé toutes les transactions du commerce, être le dépositaire respecté de la fortune publique, avoir versé ses richesses entre les mains de la France pour l’aider à se défendre et être obligée de se cacher, de fuir, parce qu’une poignée de bandits et d’escrocs règne par la violence, commande à des ivrognes, protège les assassins, discipline les incendiaires et menace d’anéantir tout ce qui fait la gloire des civilisations ; c’est dur, et tous les honnêtes gens qui étaient là le sentaient avec une insupportable amertume. Lorsque tout fut comblé, lorsque la cage où tourne l’escalier ne fut plus qu’un monceau de sable nivelé, M. Mignot ferma l’énorme porte à trois pênes, à sept verrous, à neuf combinaisons ; il était alors trois heures du matin. Vienne l’incendie, les caves, abritées de toutes parts, restitueront le dépôt qu’on leur a confié.

La journée du dimanche 21 mai était commencée, journée dont il sera longtemps parlé dans l’histoire, qui venait de mettre fin aux ribauderies de la commune et déchaîner sur Paris le plus horrible cyclone révolutionnaire où jamais ville ait failli disparaître. Le marquis de Plœuc avait réuni le conseil des régens pour lui communiquer une nouvelle sommation de Jourde ; elle était plus vive encore que les autres ; la menace n’y était pas déguisée, elle se formulait nettement et ne laissait place à aucun doute. On voit cependant qu’une sorte de scrupule a retenu le délégué aux finances ; ce n’est pas à M. de Plœuc, ni à M. Marsaud, ni à Charles Beslay qu’il écrit, comme il le faisait d’habitude, c’est à son caissier Durand, à un subordonné auquel il peut tout dire confidentiellement, à la condition toutefois que celui-ci répétera tout haut la confidence ; il n’eut garde d’y manquer. Cette lettre, qui fut transmise à la Banque dans la soirée du 20 mai, pendant que l’on procédait à l’inhumation des valeurs, est ainsi conçue : « Citoyen Durand, il est indispensable que la Banque nous avance cette somme de 300,000 francs sur le million que du reste j’avais demandé au citoyen Beslay. Faites donc le nécessaire auprès de la Banque pour lui faire comprendre quel intérêt il y a à obtenir cette somme. Sans cela !.. JOURDE. » Ce fut le caissier lui-même, le citoyen Durand, qui apporta la lettre ; comme on lui faisait observer que les demandes de la commune se multipliaient dans des proportions excessives, il répondit : — Le comité de salut public, la commune, le comité central et tous leurs représentans tirent des mandats sur nous ; si nous refusons de payer, on pillera la délégation des finances et après on pillera la Banque ; le plus sage est de payer, car nous ne savons plus où donner de la tête. » Le conseil des régens partagea l’opinion du caissier Durand et estima aussi que le plus sage était de payer. Le marquis de Plœuc fut donc autorisé à satisfaire Jourde et à éviter les suites de son : « Sans cela ! »

Lorsque le conseil se sépara, il était un peu plus de trois heures ; à ce moment même, les premiers soldats de l’armée française allaient pénétrer dans Paris, grâce à un incident connu, mais dont il n’est point inutile de faire ressortir les principaux détails. M. Ducatel, piqueur des ponts et chaussées, alors âgé de quarante et un ans, ancien soldat, homme énergique, ne détestant pas les aventures et fort brave, habitait près de la porte d’Auteuil, dans une maison que les obus de Montretout avaient souvent visitée. Sans être initié aux négociations que George Veysset menait avec Dombrowski[9], il avait remarqué une grande incohérence dans l’attitude des fédérés qui gardaient les remparts ; les postes étaient parfois abandonnés pendant un jour entier, puis ils étaient réoccupés par des forces insuffisantes, qui bien souvent s’en allaient sans être remplacées. M. Ducatel se rendit à Versailles, muni d’un laisser-passer qui lui permit de prendre le chemin de fer de Saint-Denis, vit plusieurs personnes, donna des renseignemens utiles, fournit même un plan du XVIe arrondissement, portant indication des poudrières et des barricades. Il fit plusieurs voyages dans le dessein de hâter la délivrance de Paris, et, lorsque le 21 mai survint, il était déjà depuis douze jours en relation avec le général Félix Douay, commandant en chef du 4e corps de l’armée française. Dans la matinée du 21, M. Fucatel reconnut que toute la zone des fortifications, depuis Auteuil jusqu’au Point-du-Jour, était déserte ; dans la route militaire, sur les bastions, dans les postes, dans les cabarets, personne ; les fédérés avaient disparu. Il sortit, il fit sa ronde avec soin et constata un abandon trop général pour n’être pas systématique. Dans sa longue et minutieuse inspection, il ne rencontra que trois ou quatre insurgés réfugiés dans une cave ; à travers le soupirail, il échangea avec eux quelques injures, et même, je crois, quelques coups de revolver. De toutes les portes, la porte de Saint-Cloud, ruinée par l’artillerie, lui parut la plus praticable à une escalade possible. Du haut d’une maison, il vit que les avant-postes français, abrités derrière la gabionnade d’une tranchée, n’étaient pas à plus de 60 mètres. Peut-être réussirait-il à faire comprendre des signaux et à attirer vers lui nos soldats dans la ville déserte. Parmi les débris d’une masure effondrée, il prit un manche de râteau, y attacha un foulard blanc qui lui servait de cravate, grimpa sur le bastion éboulé et agita son drapeau. Le feu de Montretout était terrible à ce moment. M. Ducatel disparut plus d’une fois au milieu des nuages de poussière que les projectiles soulevaient autour de lui en éclatant. Il criait : « Venez, la route est libre. » Sa voix, perdue dans la rumeur des obus et trop éloignée, ne parvenait pas jusqu’aux soldats. M. Duchâtel risquait fort d’être tué par ceux-là même au-devant desquels il courait si valeureusement, lorsque le capitaine de frégate Trêve l’aperçut.

M. Trêve est un petit homme très actif, de conception rapide, et naturellement intrépide ; que faisait-il près de la porte de Saint-Cloud ? Il y était en « amateur » poussé par une idée qui le tourmentait depuis plusieurs jours. Lui aussi, placé au-delà du rempart, il avait remarqué que l’insurrection restait bien silencieuse ; plus de ces belles salves d’artillerie, plus de ces fusillades retentissantes chères aux cœurs des fédérés. Depuis le 19 mai, le commandant Trêve examinait l’enceinte aux environs du Point-du-Jour, et se demandait si une surprise ne serait pas possible. À cet égard, son opinion était faite, et il s’en était ouvert au colonel Piquemal, chef d’état-major du général Vergé. Il était donc là, rôdant le long des fortifications, cherchant peut-être de l’œil l’endroit où l’escalade serait moins difficile, lorsqu’il vit Ducatel qui faisait bavoler son foulard blanc devenu drapeau parlementaire. Il fit mm mouvement pour courir vers lui, les soldats le retinrent : — N’y allez pas, mon commandant, c’est une ruse, on va tirer sur vous ! — M. Trêve n’hésita pas ; il crut que le signal était loyal, sans doute parce qu’il le désirait passionnément. Plusieurs hommes voulurent l’accompagner, il le leur défendit, et se lança au pas de course vers le pont-levis. Il y eut de l’émotion parmi les soldats qui se préparaient à faire feu si l’appel du drapeau blanc cachait une embuscade. Ces deux hommes, simplement héroïques, le commandant Trêve et M. Ducatel, purent se parler à travers le fossé qui borde les fortifications : — Paris est à vous, criait M. Ducatel ; tout est abandonné, faites entrer les troupes. — Le commandant Trêve, qui a le pied marin, et pour cause, s’aventura sur une poutre du pont-levis tombée en travers du fossé ; comme il avançait avec précaution, il sentit que la poutre oscillait derrière lui, il se retourna et vit le sergent Jules Coutant, du 3e bataillon du 91e de ligne, qui, le doigt sur la détente de son fusil, le suivait pas à pas pour le défendre ou le venger. M. Trêve ne se sentit pas le droit de renvoyer cet homme dévoué qui marchait si courageusement vers le péril, et il continua sa route. Dès qu’il eut franchi le fossé, il alla, en compagnie de M. Ducatel, visiter les bastions 65 et 66, la route militaire, les postes voisins, les maisons riveraines, tout était désert ; on eût dit que la peste ou la terreur avait passé par là. Lorsque le commandant Trêve, le sergent Coûtant, revinrent dans la tranchée, le capitaine de génie Garnier, chef d’attaque, s’empressait déjà de faire jeter sur le fossé un pont par lequel nos troupes pussent faire un mouvement d’ensemble.

Tel est le fait dans toute sa simplicité. Il eut, pour la délivrance de Paris, une importance exceptionnelle ; mais il n’aurait pu se produire si le général Douay, précipitant ses attaques, poussant ses approches avec une extrême énergie, n’avait déjà porté ses tranchées jusqu’au mur de la place, c’est-à-dire jusqu’à portée de la vue et même de la voix. M. Ducatel a donné le signal, M. Trêve l’aperçut et l’armée française put profiter de l’occurrence favorable, grâce seulement aux troupes du 4e corps que le général Douay avait réunies sur ce point à la suite de combats et de cheminemens vigoureusement menés. À 1,800 mètres environ de la porte de Saint-Cloud, au dépôt de la tranchée, se tenait le commandant Berson, ayant à sa disposition un télégraphe correspondant avec le quartier-général du 4e corps, situé à Villeneuve-l’Etang. Le commandant Berson, le commandant Trêve, expédièrent immédiatement des dépêches au général Douay ; celui-ci ne fut pas long à agir. À l’aide des fils télégraphiques qu’il tenait sous sa main, il transmet en moins de dix minutes toutes les instructions nécessaires : aux batteries de Montretout et de Breteuil, ordre de cesser le feu ; à la brigade Gandil, qui bivouaque au pont de Saint-Cloud, ordre de franchir la Seine, et de se porter en toute hâte à la porte du Point-du-Jour ; au lieutenant-colonel Mallat du 37e commandant les gardes de tranchée, ordre de mettre en mouvement tous les hommes dont il peut disposer, d’entrer dans la place et de s’y maintenir ; à tout le 4e corps, ordre de marcher sur le Point-du-Jour et la porte de Saint-Cloud. Ceci fait, il prévient le maréchal Mac-Mahon qu’il vient de forcer l’enceinte et qu’il va manœuvrer dans Paris même, où l’on ne devait tenter de pénétrer que le mardi 23 mai. Le général Douay partit alors de sa personne, et l’on peut croire que son cheval avait chaud, lorsqu’il arriva devant la porte de Saint-Cloud. Ses ordres avaient été ponctuellement exécutés. Le capitaine du génie Garnier avait le premier franchi la porte avec deux compagnies du 37e une escouade de sapeurs et quelques artilleurs portant ou traînant des mortiers de campagne ; le commandant Louis, de l’artillerie, avait amené du canon ; le lieutenant-colonel Mallat, avec les soldats du 37e et du 91e se massait de façon à pouvoir repousser un retour offensif des fédérés. Pendant quelques instans, on fut un peu « en l’air. » Mais la brigade Gandil débuchait par l’avenue de Saint-Cloud, le général Douay était arrivé ; tout allait bien, et l’on put crier : Ville prise ! Si à ce moment une division ou seulement une brigade, précédée d’un régiment de cavalerie, s’était résolument jetée dans Paris « par les quais et par les boulevards totalement vierges de barricades, d’un seul bond, sans tirer un coup de fusil, elle étranglait la commune. » Cette appréciation n’est pas de moi, elle est de M. Lissagaray, le plus sérieux apologiste de la commune, et je l’ai déjà citée. Elle est d’une exactitude absolue ; un mouvement rapide, s’il eût été stratégiquement possible, opéré dans la soirée du dimanche 21 mai, eût permis à l’armée française de camper la nuit même dans l’Hôtel de Ville et de pousser ses grand’gardes jusqu’à la place de la Bastille ; il n’est pas un chef de la commune qui ne le sache, il n’en est pas un qui ne l’ait avoué ; mais les dieux ne le voulurent pas, et Paris fut brûlé.


XIII. — LES DERNIÈRES RÉQUISITIONS.

Ce fut le lundi 22 mai dans la matinée que la Banque apprit l’entrée de l’armée française dans Paris ; il avait fallu dix-sept heures pour y faire pénétrer les 135,000 hommes avec lesquels on allait livrer la bataille suprême. On se doutait encore si peu des graves événemens de la veille que l’équipe des trente maçons occupée à la reconstruction de la Banque y était arrivée à l’heure réglementaire et y avait repris son travail. M. de Plœuc, mû par un pressentiment confus d’une action militaire prochaine, avait quitté la maison où depuis le commence nient d’avril il avait trouvé un asile pour la nuit et était venu coucher rue de La Vrillière, afin d’être là si le péril devenait trop menaçant. Charles Beslay était accouru dès les premières heures, et M. de Plœuc, tout en ayant l’air de plaisanter, lui dit sérieusement : — Vous êtes mon prisonnier, je vais vous faire préparer un appartement, vous ne nous quitterez plus, la bataille est engagée ; vous m’aiderez à sauver la Banque, — et, lui serrant la main, il avait ajouté : — À charge de revanche. — Charles Beslay avait accepté, et M. de Plœuc l’avait installé dans son propre logement. Les illusions que les hommes les plus modérés de la commune conservaient encore à cette heure où leur écroulement avait déjà commencé sont inexplicables. Charles Beslay, visiblement soucieux et préoccupé, se promenait dans la grande cour avec un de ses amis qu’il est inutile de nommer ; ils causaient ensemble du mouvement de l’armée, des ressources de l’insurrection, de la lutte dont les rumeurs lointaines venaient jusqu’à eux. Charles Beslay déplorait ce combat, car la guerre et surtout la guerre civile lui était naturellement antipathique. Son ami lui dit ; — C’était inévitable ; cette dernière bataille était nécessaire pour nous permettre d’asseoir définitivement notre système politique ; nous touchons au terme de tous nos efforts ; ces pauvres Versaillais ! je ne puis m’empêcher de les plaindre ; les voilà dans Paris ; ils vont y être cernés, et pas un d’eux n’en sortira vivant. — Le témoin, homme fort considéré, qui m’a rapporté ce fait, m’a dit : « Ce M. X… parlait avec une telle conviction que j’en ai été troublé. » Chose singulière ! La plupart des économistes, des rêveurs de la commune, ont jusqu’à la dernière minute, jusque sur les hauteurs de Belleville gardé une imperturbable espérance dans leur triomphe assuré ; tandis que les jacobins, les blanquistes, les hébertistes, gens pratiques par excellence et sans scrupule, ont compris qu’ils étaient perdus aussitôt que l’armée eut franchi les fortifications. Les économistes ont lutté pour ressaisir la victoire ; les jacobins se sont battus pour détruire, pour incendier, pour assassiner » sans croyance aucune dans le résultat définitif, pour faire le mal. Ceci établit entre eux une différence essentielle dont il convient de tenir compte, lorsque l’on veut les juger avec impartialité.

Le comité de salut public et les membres de la commune qui s’établirent près de lui en permanence à l’Hôtel de Ville, ne doutant plus du sort que leur défaite allait leur réserver, eurent besoin d’argent, pour donner une haute paie aux combattans et les maintenir derrière les barricades, et aussi pour se remplir les poches, s’assurer un asile et préparer leur fuite ; c’est l’heure ! ; où les mentons barbus vont devenir glabres et où les chamarrures de l’uniforme vont faire place à la veste de l’atelier. Le comité de salut public s’adressa à son délégué aux finances pour avoir de l’argent, et celui-ci eut recours à la Banque. À dix heures du matin, le citoyen Durand se présenta à la caisse centrale porteur d’un reçu de 700,000 francs signé par Jourde ; il s’était fait accompagner de Charles Beslay, qui appuyait la demande. Prévenu par M. Mignot, qui refusait de payer en l’absence d’un ordre régulier, le marquis de Plœuc accourut, trouva la réquisition excessive et la réduisit à 200,000 francs, qu’il consentit à faire verser. Le caissier Durand les empocha ; Charles Beslay fit quelques observations que l’on n’accueillit pas, et comme il comprenait qu’en présence de la bataille qui bruissait dans Paris, la Banque était exposée à subir une exécution militaire de la part de la commune exaspérée, il se rendit à l’Hôtel de Ville afin de prendre langue et de savoir exactement ce que l’on pouvait avoir à redouter. Au bout de deux heures, il revint ; le résultat de la négociation n’était point satisfaisant. « Paris, le 22 mai 1871. Au nom du comité de salut public : Sommation est faite à la Banque de France de remettre au citoyen Jourde la somme de cinq cent mille francs, réquisitionnée pour le compte et service de la ville de Paris. Pour le comité de salut public : G. Ranvier, E. Eudes. » Et par le travers : « Si cette somme n’était pas payée, la Banque serait immédiatement envahie par la garde communale ; le délégué aux finances : Jourde. »

La commune se sentait donc bien près de n’être plus obéie puisque, semblable à une armée menacée de toutes parts, elle faisait « donner » ses hommes d’élite. Gabriel Ranvier, ancien banqueroutier, qui devait avoir bientôt l’honneur d’ordonner le massacre de la rue Haxo, et Eudes, le général Eudes, l’incendiaire prochain de la rue de Lille et du palais de la Légion d’honneur qu’il a dévalisé, le joli Eudes, l’assassin des pompiers de la Villette, le copain de Mégy, le protecteur d’Émile Gois, ce colonel surnommé « Grille-d’Égout » qui mènera les gendarmes et les prêtres vers la cité de Vincennes, voilà les autorités qui, à cette heure lugubre, représentent Paris et tirent, — c’est le vrai mot, — sur la Banque de France. On ne peut réprimer quelque haut-le-cœur en voyant Jourde, qui fut honnête et n’était point mauvais, accoler son nom à celui de ces deux bandits subalternes et bassement vicieux. La menace de Jourde n’était point vaine ; deux bataillons et deux pièces d’artillerie étaient dirigés vers la Banque.

Charles Beslay insistait avec énergie pour que les 500,000 francs lui fussent immédiatement remis, afin qu’il pût les porter à l’Hôtel de Ville et apaiser les colères qui y grandissaient contre « les conspirateurs de la Banque. » Le marquis de Plœuc résistait ; il était seul et ne pouvait assumer sur lui une responsabilité aussi grave. L’état des rues de Paris, coupées de barricades et sillonnées de coups de fusil, ne permettait pas de convoquer les régens dont, par un hasard singulier, trois demeuraient dans le VIIIe arrondissement où les fédérés et les troupes françaises étaient aux prises. Cependant le danger était pressant, il fallait prendre un parti, car le salut de la Banque était en jeu. M. de Plœuc réunit en consultation les quatre chefs de service : M. Marsaud, secrétaire-général ; M. Chazal, contrôleur ; M. Mignot, caissier principal ; M. de Benque, secrétaire du conseil. Les avis ne furent point unanimes ; un des membres de ce petit conseil estima qu’une lutte engagée à la Banque pourrait faire une diversion heureuse en faveur de la légalité et créer de graves embarras à la commune. Cette opinion ne prévalut point. Qu’était-ce en effet qu’un sacrifice de 500,000 francs en présence des sommes bien autrement considérables que, jusqu’à ce jour, on avait soustraites à la rapacité de la commune ; malgré l’entrée des troupes dans Paris, pourrait-on, en cas de résistance, éviter un envahissement qui serait infailliblement suivi de pillage ! La réponse à cette question était douteuse : il valait mieux céder encore, car l’on était bien réellement contraint et forcé. Le conseil des régens approuverait certainement une détermination que les circonstances mêmes auraient imposée. Pendant que l’on délibérait, Jourde, remué par l’impatience, sentant que le terrain manquait sous ses pieds, était venu à la Banque. On lui donna l’argent qu’il exigeait. Au bas de la réquisition, Charles Beslay écrivit : « La somme de 500,000 francs demandés ci-dessus ont été remis au citoyen Jourde en ma présence. »

Ce même jour, probablement en sortant de la Banque, Jourde se rendit à l’Hôtel de Ville ; il était triste et résolu, il ne partageait point les illusions du groupe socialiste auquel il appartenait ; il savait bien, — il avait peut-être toujours su, — que sa cause était désespérée. Il entra dans le cabinet d’un chef de service administratif et y rencontra l’agent du matériel de l’Hôtel de Ville, le directeur de l’imprimerie nationale, Vaillant, délégué à l’enseignement, et Andrieu, délégué aux services publics. Il faisait chaud, et on avait apporté de la bière. On causait et l’on n’était pas gai ; mais aucun des hommes qui étaient là ne mettait en doute le succès définitif de l’armée française. Andrieu surtout était très soucieux ; il parlait de ses enfans avec émotion, et, montrant l’œil borgne qui le défigurait, il disait avec un sourire plein d’amertume : « Voilà un signe particulier qui me condamne à mort, car il me fera reconnaître partout. — Bah ! dit Jourde, redressant sa haute taille et se plaçant immobile, ferme, le dos appuyé au mur, quand ils me fusilleront, je me tiendrai comme cela. » Ce fait m’a été raconté par un des témoins de cette scène, et m’a paru assez caractéristique pour mériter de n’être point passé sous silence[10].

La Banque chômait, on peut le croire ; elle avait retiré ses sentinelles extérieures, son poste était fermé, le branle-bas de combat avait été fait, et le commandant Bernard ne se reposait guère. Les rues voisines semblaient se préparer à la bataille ; au carrefour de la rue des Petits-Champs et de la rue de la Feuillade, quelques fédérés, aidés par les gamins du quartier, avaient élevé une barricade assez piteuse, du reste, et composée d’élémens qui ne la rendaient pas bien redoutable. Un ouvrage de défense construit à l’entrée de la rue Coquillière et armé d’une pièce de canon était beaucoup plus sérieux ; mais il était dominé par la Banque, et quelques coups de fusil eussent suffi pour le réduire au silence. La situation de Paris était telle que l’on ne pouvait même pas songer à renvoyer dans leurs lointains domiciles les maçons qui étaient venus le matin rue de La Vrillière pour y continuer leurs travaux. On les installa dans la galerie des recettes, convertie en campement ; la buvette les avait nourris. Les provisions ne manquaient pas depuis plusieurs jours : en prévision de cette dernière bataille que l’on attendait et des difficultés qu’elle pouvait entraîner avec elle, l’économe n’avait point ménagé les achats de vivres et avait amplement garni les garde-manger. La nuit fut calme, chacun veilla à son poste désigné ; on entendit passer quelques patrouilles signalées par leurs voix avinées ; mais on n’eut aucune alerte à subir.

À l’aube du mardi 23 mai, dès que l’on fut éveillé à la Banque, le premier mot fut : « Où sont les Versaillais ? » Nul ne put répondre. Le vent ne portait pas, comme l’on dit, et l’on n’entendait rien, ni coups de canon ni fusillade. L’armée marchait lentement ; la révolte se fortifiait, réquisitionnant le pétrole et conduisant les otages à la Grande-Roquette. À la Banque, on était littéralement comme dans un fort assiégé : portes closes, grilles fermées, tout le monde sous les armes, murs crénelés, matériaux pour une barricade réunis dans la cour, fenêtres matelassées, oblitérées par des sacs de terre. On était prêt, toujours prêt, et cette attitude, que n’ignoraient pas les fédérés, éloigna peut-être les grands dangers de la dernière minute. Dans la matinée, vers onze heures, on entendit un bruit de tambour et de pas cadencés dans la rue de La Vrillière ; puis le commandement : « Halte ! front ! » On regarda, et l’on vit une troupe d’une centaine d’hommes obéissant à un chef de bataillon à cheval, qui prenait position devant la Banque. Un délégué du comité de salut public, accompagné du citoyen Hubert-Arman, directeur-général du contrôle de la solde de la garde nationale, entra dans la cour. Tous deux portaient des revolvers à la ceinture et se donnaient des airs de matamore ; cependant ils tenaient leur chapeau à la main et ne paraissaient pas aussi rassurés qu’ils auraient voulu l’être. Ils demandèrent à parler à Charles Beslay, auquel ils remirent ce que l’euphémisme de la commune appelait impudemment un mandat. C’était tout simplement un reçu libellé d’avance et renforcé de signatures qui, comme le « quoi qu’on die » de Trissotin, en disaient beaucoup plus qu’elles ne semblaient. « Paris, 23 mai 1871. Reçu de la Banque de France la somme de cinq cent mille francs, valeur réquisitionnée d’ordre du comité de salut public. Le refus de cette somme entraînerait l’occupation de la Banque. Le membre de la commune délégué aux finances, Jourde ; le membre du comité de salut public, E. Eudes ; vu et approuvé, le délégué civil à la guerre, Delescluze. »

Comme la veille, on tint conseil ; il était bien tentant de s’emparer des deux émissaires et de les mettre en sûreté en attendant l’armée française, qui ne pouvait plus tarder longtemps à montrer ses têtes de colonnes. On avait bonne envie de disperser à coups de fusil la bande qui piétinait devant la Banque et n’eût point été fâchée de s’y approvisionner un peu. Cet avis fut donné ; on hésitait à le suivre. Le commandant Bernard fut appelé au conseil : « Combien de temps pouvez-vous tenir avec votre armement et vos munitions ? — Vingt-quatre heures. » Si l’on eût su où étaient les troupes régulières, on aurait peut-être couru cette périlleuse aventure ; mais, comme la veille encore, ce fut l’opinion de la sagesse qui l’emporta. Était-ce au moment où la Banque allait recueillir le fruit de sa conduite prudente qu’il fallait compromettre le résultat acquis par le refus d’une somme relativement insignifiante ? On ne le pensa pas, et l’on fit droit à cette brutale réquisition, qui fut la dernière. Elle fermait le compte des sommes extorquées à la Banque par le comité central et par la commune. Le total s’élève à 46,625,200 fr. C’est une moyenne quotidienne de 237,500 francs qui, si elle a été exclusivement employée à la solde des fédérés, suppose que 158,000 hommes participaient chaque jour à la distribution des trente sous réglementaires. Ce chiffre ne concorde pas avec ceux du Rapport en date du 3 mai 1871 sur la situation des légions, qui fixe le nombre des fantassins à 190,425 et à 449 celui des cavaliers (bataillons de marche, 96,325 ; bataillons sédentaires, 94,100). Si la banque était délivrée des réquisitions forcées qui faisaient brèche à ses caisses, elle l’ignorait et en tout cas elle n’était point délivrée de ses craintes. On ne savait ce que devenait l’armée française ; on avait beau monter sur les toits, se munir de longues-vues et regarder à tous les coins de l’horizon, on n’apercevait rien ; à peine çà et là, dans le lointain, quelques fumées blanches, montant sous le ciel et s’éparpillant au vent, indiquaient l’emplacement possible d’un combat. On était énervé. On allait, on venait dans les cours, dans les couloirs : parfois on jetait un coup d’œil dans les rues, elles étaient presque désertes ; de rares passans se hâtaient, parfois un ivrogne chantant mettait un peu de bruit dans ce morne silence. Vers les quatre heures, on eut quelques nouvelles ; lentement et méthodiquement, décidée à ne rien livrer au hasard, l’armée s’avançait ; Ladmirault et Clinchant avaient fait leur jonction sur le sommet des buttes Montmartre, dont ils s’étaient rendus maîtres sans difficultés ; Vinoy tiraillait aux environs de l’esplanade des Invalides et cherchait à s’emparer du Corps législatif ; Cissey, brisant à angle droit la marche de son corps d’armée, vient de s’installer dans la gare Montparnasse. Ce sont là les mouvemens des ailes ; la Banque est au centre, et le corps du général Douay est encore arrêté sur le boulevard Malesherbes ; mais sa gauche, formée par la division Vergé, momentanément détachée du corps de Vinoy, chemine dans le haut du faubourg Saint-Honoré. Cela n’était pas rassurant. La Banque était au cœur même du quartier que l’insurrection occupait ; entre elle et l’armée française s’élevaient les ouvrages considérables de la rue de Rivoli, de la place Vendôme, sans compter vingt barricades improvisées, dont une seule, celle de la rue de la Chaussée-d’Antin, neutralisait les efforts du général L’Hériller, qui cependant l’attaquait en s’appuyant sur l’église de la Trinité, en haut de laquelle les marins avaient hissé leurs batteries mobiles.

On n’en était encore qu’à la bataille, et déjà la lutte faisait horreur. S’il eût existé l’apparence d’un sentiment humain dans l’âme des terroristes qui dirigèrent la dernière résistance de la commune, ils auraient mis bas les armes. Ces hommes qui, dans leurs discours et leurs proclamations, faisaient sonner si haut leur tendresse humanitaire n’eurent même pas cette simple humanité dont l’irrésistible impulsion commande d’arrêter l’effusion du sang devenue inutile. Ils allèrent jusqu’au bout de leur mauvaise action, Sardanapales de la charcuterie et de l’absinthe que leur criminelle vanité poussait à disparaître au milieu d’un grand cataclysme. Mourir en anéantissant une des plus énormes villes du monde, c’était quelque chose pour ces exaspérés de leur propre médiocrité. Soit ! mais combien sont morts ? combien ont affronté « l’ennemi social » et sont tombés en défendant leur rêve, qui n’était qu’un cauchemar ? Il ne faut pas bien du temps pour les compter : deux seulement, en réalité, sont frappés mortellement sur les barricades, Delescluze, et Vermorel, qui mourra dans le mois de juin des suites de ses blessures, repentant et désespéré, dit-on, de s’être associé à cette débauche de sang, de pétrole et d’eau-de-vie. La plupart des autres ont lestement décampé, laissant leurs pauvres dupes mourir pour une cause qu’elles ne comprenaient guère, car ceux qui l’avaient prêchée ne la comprenaient pas. On peut reconnaître que les membres de la commune qui eurent à rendre compte de leurs crimes à des conseils de guerre avaient consciencieusement tout fait pour se soustraire à cette extrémité, car il n’est cachettes singulières, déguisemens baroques qu’ils n’aient imaginés pour éviter d’expliquer leurs doctrines devant des juges. Ce sera là la honte éternelle de ces hommes ; ils n’ont rien négligé pour mettre leur personne à l’abri, et ils ont, sans pitié ni scrupule, chassé vers la mort les malheureux que leur orgueil avait réduits en servage. Enivré par ces césarillons d’estaminet, le peuple de la fédération a joué le rôle du gladiateur antique ; il s’est fait tuer pour des maîtres qui ne le regardèrent même pas mourir, car la plupart étaient déjà loin et bien cachés.

Le 23 mai, dans la journée, les socialistes, les économistes de la commune pouvaient se dire encore que l’on combattait pour une doctrine : mais ceux-là même qui s’opposaient à la démolition de la maison de M. Thiers, parce qu’un immeuble représente un capital, et que le capital est indispensable au fonctionnement régulier des sociétés, que pensèrent-ils, lorsque le crépuscule leur montra le ciel s’empourprant au reflet des incendies ? Comprirent-ils à cette heure d’émotion poignante et dont le souvenir est ineffaçable, comprirent-ils que les théories dont se repaissait leur esprit relativement cultivé devenaient entre les mains des ignorans, des jouisseurs, comme disent les parlementaires, des envieux et des méchans, un prétexte à tous les forfaits que la guillotine punit et que le bagne réprime ? Rêver sérieusement, niaisement l’ère de la vertu et de la richesse universelles, prêcher des appels à la concorde, bâtir la Jérusalem céleste sur le sable mouvant des idées fausses, être un apôtre, se croire un prophète, réunir autour de soi, dans un dessein de fraternité économique et de solidarité pastorale, les délaissés, les déclassés, les paresseux surtout et les infirmes, s’imaginer qu’avec ces pauvres êtres on va, par la seule force de la parole et de la persuasion, faire un peuple nouveau, et s’apercevoir que l’on n’a réussi qu’à déchaîner toutes les bêtes féroces qui habitent l’homme, reconnaître que pour ces gens-là fraternité signifie assassinat et que solidarité veut dire incendie, c’est une terrible déconvenue, et plus d’un des illuminés du socialisme en a cruellement souffert alors. Je puis le dire : Malon s’arracha les cheveux de désespoir : Vermorel, montrant ses compagnons, disait : « J’aime mieux être fusillé par les Versaillais que d’être condamné à vivre avec de pareilles crapules. » Jourde éclata en larmes lorsqu’on lui apprit l’incendie du ministère des finances ; Jules Vallès lutta avec une extrême énergie pour empêcher l’exécution des otages, il ne fut point écouté et disparut. Il était trop tard, la semence des doctrines erronées qu’ils avaient jetées à pleines mains à travers des cervelles peu dégrossies, mal équilibrées, produisait ses fruits naturels, et ils restèrent les spectateurs impuissans de crimes dont la responsabilité morale remonte jusqu’à eux. Dans notre pays, sans privilèges et sans préjugés, où sur dix patrons on compte actuellement sept anciens ouvriers, quiconque, à propos de réformes économiques et sociales, a prêché autre chose que le travail et l’épargne a menti, a développé les instincts mauvais chez ses auditeurs et les a disposés à tomber dans des violences de prétendues revendications qui se traduisent invariablement par le meurtre, le pillage et la destruction. C’est là une vérité que l’histoire explique à chaque page et que la commune a démontrée inutilement une fois de plus.

Cette vérité, la Banque a failli en faire l’expérience ; si l’attitude excellente de tout son personnel n’eût inspiré un respect salutaire aux fédérés, si la volonté formellement exprimée de Beslay, de Jourde, de tout le parti économiste n’eût refréné les velléités spoliatrices des jacobins, si les régens, le sous-gouverneur, les chefs de service n’étaient restés impassibles à leur poste, livrant toujours dans une monotonie énervante la même bataille pour le salut de la fortune publique, c’en était fait d’elle, elle disparaissait, et à sa place l’on n’aurait plus découvert que le gouffre d’une épouvantable banqueroute où trois milliards se seraient engloutis. À cette date du 23 mai où nous sommes parvenus, elle était financièrement libérée, car elle avait pour la dernière fois subi les réquisitions du comité de salut public ; mais avant d’être définitivement délivrée, avant de rentrer dans l’état normal où sa vitalité se manifeste avec une ampleur imposante, elle doit traverser encore divers incidens qui feront l’objet d’un prochain et dernier récit.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juin.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1868, notre étude sur l’Hôtel des Monnaies de Paris et la fabrication des espèces monétaires.
  3. Camélinat, délégué à la direction ; Perrachon, commissaire des monnaies ; Fournier, contrôleur au change ; Feront, chef du laboratoire des essais ; Desmarais, essayeur ; Lampérière, contrôleur au monnayage ; Barre, graveur général ; Garnier, contrôleur aux coins et poinçons ; Murat, délégué à la fabrication. Le décret est signé ; V. Clément ; Billioray ; E. Lefrançais ; contre-signé : Jourde.
  4. L’Hôtel des Invalides ne fut même pas épargné ; sur le « relevé des ustensiles divers en argent enlevés à main armée par les agens de la commune le 19 avril 1871, » je vois que le total du poids de la vaisselle plate volée est de 172 kil. 039 grammes.
  5. L’actif abandonné à L’Hôtel des Monnaies par le départ précipité de Camélinat fut placé sous les scellés le 26 mai ; la réalisation de cet actif, qui ne représentait plus que 58 pour 100 au profit des intéressés, a été effectuée au mois de novembre 1871.
  6. Voyez, dans la Revue du 1er  et du 15 mars 1878, le Ministère de la marine pendant la commune.
  7. Il y a ici une expression tellement grossière que je ne puis la reproduire, même par un équivalent. Histoire de la commune, p. 211-212. Bruxelles, 1876.
  8. « Le comité de salut public, vu l’affiche du sieur Thiers se disant chef du pouvoir de la république française ; considérant que cette affiche, imprimée à Versailles, a été apposée sur les murs de Paris par les ordres dudit sieur Thiers ; que dans ce document, il déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfans sont victimes des projectiles fratricides de Versailles : qu’il y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l’impossibilité absolue de vaincre par les armes l’héroïque population de Paris, arrête : 1o  Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins de l’administration des domaines ; 2o  la maison de Thiers, située place Saint-Georges, sera rasée ; 3o  les citoyens Fontaine, délégué aux domaines, et J. Andrieu, délégué aux services publics, sont charges, chacun en ce qui les concerne, de l’exécution immédiate du présent arrêté. Les membres du comité de salut public : Ant. Arnaud, Eudes, F. Gambon, G. Ranvier, Paris, le 21 floréal an 79 — 12 mai 1871 : Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, met à la disposition des ambulances tout le linge trouvé au domicile de M. Thiers, Le linge du bombardeur doit servir à panser les blessures de ses victimes. »
  9. Voir dans la Revue du 1er  juin 1871 : le Dépôt près la préfecture de police.
  10. Le signe particulier que portait Andrieu aida singulièrement à son évasion : Andrieu se réunis chez un de ses amis qui le cacha avec dévoûment. Il fit enlever son œil borgne et le remplaça par un œil de verre qui le rendait méconnaissable. Vers le mois d’août, sous un déguisement militaire, il put gagner une ville maritime et passer à l’étranger.