La Barre-y-va/10

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Le Livre de Poche (p. 113-123).


X

L’HOMME AU GRAND CHAPEAU


Le sieur Fameron revint de Rouen beaucoup plus tôt que ne l’avait calculé Raoul. Dévalisé par un de ses camarades de ripaille, il prit possession, sur la route de Lillebonne à Radicatel, de la petite maison qu’il s’était préparée, au cours d’une longue vie de privations et de droiture, et se coucha, ce soir-là, avec la conscience satisfaite d’un homme qui n’a pas dans sa poche un sou qu’il n’ait gagné en dehors de son honnête travail.

Il fut donc surpris d’être réveillé, en pleine nuit, par un individu qui lui lançait dans les yeux un jet de lumière, et qui lui rappela certain épisode assez confus de sa joyeuse vie de fêtard.

« Eh bien, quoi, Fameron, on ne reconnaît pas son vieux camarade de Rouen, l’ami Raoul ? »

Il se leva sur son séant, effaré et pantois, et bredouilla :

« Qu’est-ce que vous me voulez ?… Raoul ?… je ne connais personne de ce nom-là.

— Comment ? tu ne te souviens pas de nos ripailles selon ton expression, et des confidences que tu m’as faites, une nuit, à Rouen ?

— Quelles confidences ?

— Tu sais bien, Fameron… les vingt mille francs ? le monsieur qui t’a abordé ?… la lettre introduite dans le dossier Montessieux ?

— Taisez-vous !… taisez-vous ! gémit Fameron, d’une voix étranglée.

— Soit. Mais alors réponds. Et si tu réponds gentiment, je ne dirai pas un mot de ton affaire à mon ami Béchoux, le brigadier de la Sûreté avec qui j’enquête sur l’assassinat de M. Guercin. »

La terreur du bonhomme Fameron s’exaspéra. Il roulait des yeux blancs et semblait sur le point de s’évanouir.

« Guercin ?… M. Guercin ?… je vous jure que j’ignore tout.

— Je le crois, Fameron… tu n’as pas la tête d’un assassin… C’est autre chose que je voudrais savoir… une petite chose de rien du tout… après quoi tu pourras dormir comme une petite fille sage.

— Quoi ?

— Tu connaissais M. Guercin autrefois ?

— Oui, je l’avais vu à l’étude, comme client.

— Depuis ?

— Jamais.

— Sauf la fois où il t’a abordé et sauf la fois où tu as été le voir à Radicatel, le matin du crime ?

— C’est ça.

— Eh bien, voici tout ce que je te demande : cette nuit-là, était-il seul ?

— Oui… ou plutôt non.

— Précise.

— Il était seul, pour me parler. Mais, à dix mètres de distance, entre les arbres — ça se passait sur la route, près d’ici — il y avait quelqu’un que j’entrevoyais dans l’obscurité.

— Quelqu’un qui était avec lui, ou qui l’épiait ?

— Je ne sais pas… Je lui ai dit : “Il y a quelqu’un…” Il m’a répondu : “Je m’en moque.”

— Comment était-il, ce quelqu’un ?

— Je ne sais pas. Je n’ai vu que son ombre.

— Comment était-elle, cette ombre ?

— Je ne pourrais pas dire. Tout de même j’ai vu qu’elle portait un grand chapeau.

— Un très grand chapeau ?

— Oui, comme un chapeau à très larges bords, et à très haute calotte.

— Tu n’as rien d’autre de particulier à me signaler ?

— Rien.

— Tu n’as pas la moindre opinion sur l’assassinat de M. Guercin ?

— Aucune. J’ai pensé seulement qu’il y avait peut-être un rapport entre le criminel et l’ombre que j’avais aperçue.

— Probable, dit Raoul. Mais ne t’occupe pas de tout cela, Fameron. N’y pense plus et dors. »

Avec une poussée douce, il obligea Fameron à s’étendre, lui remonta ses draps jusqu’au menton, le borda et s’en alla sur la pointe des pieds, en lui recommandant de faire dodo bien sagement.

Lorsque Arsène Lupin raconta, par la suite, le rôle qu’il joua, sous le nom de Raoul d’Avenac, dans l’aventure de la Barre-y-va, il fit à ce moment une petite digression psychologique :

« J’ai toujours constaté que, en pleine crise d’action, on se trompe sur l’état d’âme de ceux qui s’y trouvent mêlés. On les juge avec perspicacité pour tout ce qui concerne l’action où l’on est engagé, mais leurs pensées secrètes, en dehors de cela, leurs sentiments, leurs goûts, leurs projets nous demeurent inconnus. Ainsi, en l’occurrence, je ne distinguais absolument rien dans la psychologie de Bertrande, et pas davantage dans celle de Catherine. Je ne songeais même pas qu’il y eût quelque chose à distinguer qui fût étranger à notre affaire. Elles avaient l’une et l’autre des sautes d’humeur, des accès de confiance à mon égard et de défiance, de crainte et de tranquillité, de gaieté et de sombre mélancolie, au sujet desquels je fis entièrement fausse route. Dans tous les mouvements de leur esprit, je ne cherchais qu’une relation avec notre affaire, et je ne les interrogeais qu’à propos de cette affaire, alors que, la plupart du temps, leurs pensées ne s’y rapportaient nullement. Mon erreur, à moi qu’obsédait un problème criminel sur lequel mon opinion n’était pas loin de se former, fut de ne pas voir que le problème était en partie sentimental. Cela retarda quelque peu la solution. »

Mais, en revanche, que de compensations ce retard valut à Raoul ! Conseiller quotidien des deux sœurs, obligé de soutenir leur moral et de remonter leur courage, il vécut entre elles, soit avec l’une, soit avec l’autre, des semaines charmantes. Le matin, avant le déjeuner, elles le retrouvaient sur une barque qu’il avait fait amarrer au pilier de gauche et où il se livrait à la pêche, son divertissement favori.

Parfois, ils s’en allaient à la dérive, portés par le flot qui faisait remonter la rivière vers sa source. Ils passaient sous le pont, ils passaient contre la Butte-aux-Romains dans la gorge profonde qui menait aux saules. Et puis ils s’en retournaient nonchalamment avec le flot qui redescendait.

L’après-midi, c’était une promenade aux environs, vers Lillebonne ou Tancarville, ou vers le hameau de Basmes. Raoul causait avec les paysans. Quoique les Normands se défient des étrangers, de ceux qu’ils nomment les horsains, Raoul savait délier leur langue, et il apprit ainsi que plusieurs vols avaient été commis depuis quelques années, au préjudice de châtelains ou de riches fermiers. On sautait les murs, on escaladait les talus, on pénétrait dans les maisons, et de vieux bijoux de famille ou des pièces d’argenterie disparaissaient.

Les enquêtes poursuivies n’avaient jamais donné de résultats, et la justice n’avait même pas évoqué ces vols lors de l’affaire Guercin, mais on savait dans le pays que plusieurs d’entre eux avaient été commis par un homme à grand chapeau. On affirmait avoir vu la silhouette de ce grand chapeau qui semblait de couleur foncée, noire sans doute. L’homme était mince et d’une taille très au-dessus de la moyenne.

À trois reprises, on recueillit les empreintes de ses pas : elles étaient lourdes, énormes, et provenaient évidemment de sabots démesurés.

Mais ce qui intrigua le plus, ce fut de constater qu’une fois, pour pénétrer dans un château, l’homme n’avait pu s’introduire que par une ancienne canalisation, si étroite qu’elle aurait tout juste livré passage à un enfant. Et, dans la cour intérieure de cette propriété, on avait aperçu la silhouette gigantesque de son chapeau et relevé les traces de ses sabots démesurés. Et tout cela s’était glissé par l’ancienne canalisation !

Aussi la légende de l’homme au grand chapeau courait-elle dans la région comme celle de quelque fauve terrible et capable des pires méfaits. Pour les commères, nul doute que ce ne fût lui le meurtrier de M. Guercin. La supposition ne manquait pas de vraisemblance.

Béchoux, mis au courant, crut pouvoir affirmer que, la nuit où Catherine avait été attaquée dans sa chambre, l’agresseur poursuivi au milieu des ténèbres du parc lui avait laissé, à lui Béchoux, la vision d’un homme coiffé d’un grand chapeau. Vision très fugitive, mais qu’il retrouvait maintenant enregistrée dans sa mémoire.

Ainsi toutes les présomptions tournaient autour de cet individu mystérieux, coiffé et chaussé d’étrange façon. Entrant dans le domaine comme il voulait, s’en éloignant à son gré, rôdant aux environs, opérant de droite et de gauche, et à des intervalles très irréguliers, il semblait bien réellement le génie malfaisant de la contrée.

Un après-midi, Raoul, que son instinct dirigeait souvent vers la cabane de la mère Vauchel, appela les deux sœurs. En examinant tout un groupe de planches dressées les unes contre les autres et appuyées au tronc d’un arbre, il avait mis à découvert une vieille porte, fendue et démolie, sur laquelle un dessin à la craie était tracé, grossièrement, d’une main maladroite.

« Tenez, dit-il, voilà notre homme, c’est bien les lignes de son chapeau… de cette espèce de sombrero pour fort de la halle qu’on lui attribue.

— C’est impressionnant, murmura Catherine. Qui a pu faire cela ?

— Le fils Vauchel. Il s’amusait à crayonner sur des bouts de planches ou des morceaux de carton. Aucun art, d’ailleurs, même rudimentaire. Et alors tout concorde. La cabane Vauchel était au centre des machinations. Notre homme et M. Guercin s’y sont rencontrés peut-être. C’est ici qu’un ou deux bûcherons de passage ont été embauchés par le fils Vauchel pour déplacer les trois saules. La mère à demi folle assistait aux conciliabules. Elle devinait ce qu’elle ne comprenait pas, interprétant, imaginant, remâchant tout cela dans sa pauvre cervelle, et c’est tout cela qu’elle exprima plus tard devant vous, Catherine, en phrases inachevées et incohérentes où il y avait ces menaces qui vous ont tellement effrayée. »

Et le lendemain Raoul découvrait une demi-douzaine de croquis, le schéma des trois saules, des roches, du pigeonnier, deux silhouettes du chapeau, et un enchevêtrement de lignes où l’on discernait la forme d’un revolver.

Et Catherine se rappelait que le fils Vauchel, fort adroit de ses mains, venait jadis au manoir, comme sa mère, et, sous la direction de M. Montessieux, faisait des travaux accessoires de menuiserie ou de serrurerie.

« Or, conclut Raoul, des cinq personnes que nous venons de citer, quatre sont mortes, M. Montessieux, M. Guercin, la mère et le fils Vauchel. Seul l’homme au chapeau reste, et sa capture seule peut dénouer la situation. »

De fait cette ténébreuse figure dominait tout le drame. Il semblait, à chaque instant, qu’elle allait surgir d’entre les arbres, de dessous la terre, ou du lit même de la rivière. Au tournant des allées, comme au niveau des pelouses ou sur la cime des arbres, flottait un fantôme qu’un regard plus attentif dissipait aussitôt.

Catherine et Bertrande demeuraient nerveuses. L’une et l’autre se pressaient contre Raoul, comme on se met à l’abri du danger. Il y avait parfois entre elles un désaccord qu’il pressentait, des silences gênants, des embrassades soudaines, des effrois qu’il apaisait avec des mots et des gestes affectueux, mais qui renaissaient, sans motif précis. D’où venait ce déséquilibre ? Est-ce que la peur du fantôme suffisait à l’expliquer ? Subissaient-elles une influence ignorée de lui ? Luttaient-elles contre des forces cachées ? Connaissaient-elles des secrets qu’elles se refusaient à révéler ?

La date du départ approchait. De belles journées se succédaient à la fin du mois d’août. Après le dîner, ils aimaient rester dehors, sur la terrasse. On ne voyait pas Béchoux, mais on l’apercevait non loin de la maison, qui fumait en compagnie de la jolie Charlotte, tandis que M. Arnold terminait complaisamment le service.

Vers onze heures, on se quittait. Puis Raoul faisait une ronde furtive dans le jardin, et, prenant la barque, remontait le cours de la rivière et demeurait à l’affût, l’oreille tendue.

Un soir, le temps était si magnifique que les deux sœurs voulurent le rejoindre. La barque glissa sans bruit, à menus coups de rames qui laissaient tomber, avec un murmure frais, des gouttes d’eau. Un ciel d’étoiles versait une lueur confuse qu’un peu de lune naissante qui se levait quelque part, dans la brume de l’horizon, rendait peu à peu plus précise.

Ils gardaient le silence.

Au creux du défilé, les rames ne pouvant s’éployer, ils ne bougeaient presque pas. Puis il y eut comme un remous de la marée qui les fit voguer doucement et se balancer d’une rive à l’autre.

Raoul passa ses mains sur les mains des jeunes femmes et chuchota :

« Écoutez. »

Elles ne perçurent rien, mais éprouvèrent une certaine oppression comme à l’approche d’un péril qui ne s’annonçait ni dans le souffle égal de brise, ni dans l’apaisement de la nature. Raoul serrait davantage son étreinte. Il devait, lui, entendre ce qu’elles n’entendaient pas, et savoir qu’il y a des silences chargés de menaces. L’ennemi, s’il était en embuscade, les voyait, tandis qu’on ne pouvait scruter les pentes qui, de chaque côté, offraient tant de repaires invisibles.

« Allons-nous-en », dit-il en piquant l’un des avirons dans le talus de la berge.

Il était trop tard. Quelque chose s’écroula d’en haut, de dessus la falaise, quelque chose qui dégringola avec fracas et qui, en l’espace de trois ou quatre secondes, s’abattit dans la rivière. Si Raoul n’avait pas tenu ses rames en main, et s’il n’avait pas eu la présence d’esprit de faire pirouetter la barque, un quartier de roc en écrasait l’avant. Une gerbe d’eau, tout au plus, les éclaboussa.

Raoul bondit sur le talus. De son œil perçant, il avait avisé parmi les pierres et les pins du sommet, la forme d’un chapeau démesuré. La tête seule avait émergé durant une seconde, puis avait disparu. L’homme se croyait en sûreté dans son trou. Avec une vitesse invraisemblable, Raoul escalada la paroi presque verticale, s’aidant des fougères et s’accrochant aux aspérités. L’ennemi ne dut l’entendre qu’au dernier moment, car, se dressant à demi, il s’aplatit de nouveau, et Raoul ne vit plus que le sol bossué que couvrait l’ombre des arbres.

Il s’orienta un instant, hésita, puis fit un saut prodigieux, et tomba sur une masse noire et immobile qui semblait plutôt une levée de terre. C’était lui. Il le tenait.

Il le tenait à la taille, et il lui cria :

« Fichu, mon bonhomme ! Rien à faire, entre mes pinces. Ah ! gredin, on va rigoler. »

L’homme glissa, comme dans une rainure du sol, et rampa durant quelques mètres, toujours tenu solidement par les hanches. Raoul l’insultait et se moquait de lui. Cependant Raoul avait l’impression que sa proie, dans l’ombre épaisse où elle était dissimulée, fondait pour ainsi dire entre ses mains. À cause de deux grosses pierres, entre lesquelles elle s’enfonçait, Raoul la serrait moins bien, les mains écorchées par les rugosités, et les bras rapprochés de plus en plus l’un contre l’autre.

Mais oui, mais oui, elle s’enfonçait ! On eût dit qu’elle entrait dans la terre, qu’elle diminuait de seconde en seconde, plus menue et insaisissable. Hors de lui, Raoul grognait et jurait. Mais l’homme s’allongeait, s’amincissait, filait entre les doigts crispés, et il arriva un moment où Raoul n’eut plus rien à tenir. Tout s’était évanoui. Par quel miracle ? En quel refuge impénétrable ? Il écouta. Aucun bruit, sauf l’appel des deux jeunes femmes qui l’attendaient près de la barque, anxieuses et tremblantes.

Il les rejoignit.

« Personne, dit-il, sans avouer sa défaite.

— Mais vous l’avez vu ?

— J’avais cru le voir. Mais sous les arbres, parmi toutes ces ombres, peut-on affirmer ?… »

Il les ramena vivement au Manoir et courut dans le jardin.

Il était furieux, furieux contre l’homme et contre lui-même. Il fit le tour des murs, guettant certaines issues par où il savait qu’on pouvait s’enfuir. Tout à coup, il précipita sa course, du côté de la serre écroulée. Voilà qu’une silhouette remuait, comme agenouillée… deux silhouettes même.

Il se jeta sur elles. La seconde se sauva. Raoul empoigna, à bras le corps, le premier des deux êtres et roula dans les ronces avec lui en criant :

« Ah ! cette fois, tu y es ! tu y es ! »

Une voix faible se lamenta.

« Ah ! ça mais, qu’est-ce que tu as ? vas-tu me ficher la paix ? »

C’était la voix de Béchoux.

Raoul fut exaspéré.

« Crebleu de crebleu ! Tu ne peux pas être couché à cette heure-là ! Triple imbécile, avec qui étais-tu ? »

Mais, à son tour, Béchoux eut un accès de rage, et dressé contre Raoul, le secouant avec une force irrésistible, il mâchonnait :

« L’imbécile, c’est toi ! De quoi te mêles-tu ? Pourquoi nous as-tu dérangés ?

— Qui, vous ?

— Mais elle, parbleu ! J’étais sur le point de l’embrasser. Elle avait perdu la tête pour la première fois… J’allais l’embrasser, et voilà que tu rappliques ! Bougre d’idiot, va ! »

Malgré sa fureur, malgré ses déboires, Raoul évoquant enfin la scène de séduction qu’il avait interrompue, se mit à rire, d’un rire fou, qui le ployait en deux.

« La cuisinière !… La cuisinière !… Béchoux allait embrasser la cuisinière ! Et j’ai coupé court à cette petite cérémonie… Dieu, que c’est rigolo ! Béchoux allait embrasser la cuisinière ! Don Juan, va ! »