La Bataille de France/07

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La Bataille de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 314-363).
LA
BATAILLE DE FRANCE

VII [1]
LA VICTOIRE
(11 octobre-11 novembre)


LES VEILLÉES DE SENLIS

On ne dormait guère à Senlis. Conscient de l’importance de l’heure, Foch semblait le capitaine qui, ayant conduit son navire de haut bord à travers un monde d’écueils, se trouve devant une barre difficile, propre à lui interdire l’entrée du port aperçu. Le petit état-major groupé autour de lui et qui, d’admirable façon, s’identifiait à toutes ses pensées, travaillait jour et nuit à conjurer les dernières difficultés, remuant les projets, ordonnant les attaques, préparant les manœuvres. Un général Weygand, capable, vibrant, tout frémissant de pensées, est le plus précieux des collaborateurs pour son chef ; son dévouement, tout en activité et en ingéniosité, est une des singulières ressources du grand chef qui, sûr de son major général et de ses officiers, peut ainsi garder, à travers les événements qui l’assiègent, ce sang-froid, qualité maîtresse de l’heure.

Confiant en ce groupe qui l’entoure, Foch, d’autre part, l’est pleinement en ses lieutenants et en leurs soldats. Depuis les prodigieux combats de la position Hindenburg, il ne mesure pas son admiration à l’Etat-major et aux troupes britanniques, il sait que, si, quelques jours, un Douglas Haig semble suspendre les progrès, c’est qu’il en prépare de plus grands encore. Un Pétain ne le rassure pas moins ; celui-ci a su garder, dans les pires heures, un calme imperturbable, un sens rassis, qui aux gens mal informés de ce caractère a paru excessive prudence ; ce calme bon sens le gare des pas de clerc ; il est une garantie qu’aucune aventure ne viendra soudain mettre en péril la bataille et, autour de lui, le Grand Quartier général de Provins, rompu au métier, travaille sans lassitude apparente à la grande œuvre des bureaux qui organisent les voies à ceux qui brassent le matériel, de ceux qui renseignent sur l’ennemi à ceux qui montent les opérations ; car aux veillées de Senlis les veillées de Provins font un digne pendant.

Enfin, autant que dans la maîtrise de ces états-majors, le grand chef a confiance dans l’inlassable courage du soldat qui exécute. Il a vu le soldat britannique à l’assaut, le soldat américain dans les combats et ne lui marchande ni son admiration ni sa reconnaissance. Quant au soldat français, nous savons ce qu’il en a toujours pensé : « activité, intelligence, entrain, impressionnabilité, dévouement, sentiment national, » écrivait-il de lui dès 1897, et ce ne sont certes point, après ces quatre ans de guerre, ces six mois de combats incessants qui ont pu, il s’en faut, ébranler sa confiance.

Sans doute, tout le monde, — des états-majors aux troupes, — se sent-il quelque peu épuisé ; mais l’on est en face d’un ennemi que l’on sait plus épuisé encore. Foch est celui qui, commentant la bataille de Gravelotte, a écrit : « Les forces physiques étaient à bout. Une dernière attaque exécutée par de faibles troupes pouvait, en pareilles circonstances, produire un résultat considérable : encore fallait-il que la volonté du général en chef ne se laissât pas dominer par l’état d’épuisement de ses troupes, qu’elle sût au contraire exploiter le dernier souffle des hommes et des chevaux, leur demander un dernier et suprême effort pour marcher à l’ennemi. » On arrive au « dernier quart d’heure, » et à ceux qui lui signalent la fatigue des troupes, il répond : « On est toujours fatigué le soir d’une bataille. Les armées victorieuses ne sont pas neuves. On est au soir de la bataille. » Il a confiance, mais il talonne, car il faut presser le mouvement : « Au point où nous en sommes arrivés dans notre bataille, écrit-il à Pershing le 27, nous devons obtenir de grands résultats si toutes les armées alliées frappent sur l’ennemi à coups redoublés par des attaques bien ordonnées. » Il le dit, il le répète à tous. Et il est entendu : dans une instruction aux généraux d’armée, Pétain, démontant avec sa froide sagacité les phases de l’attaque, les incite à oser, à « pousser » : « Dès que commence la poursuite, la vitesse devient le facteur principal du succès et l’idée de la direction doit primer toute autre notion dans l’esprit du chef. L’ennemi étant saisi, il ne faut pas lâcher prise. A ce moment, chaque unité n’a plus à connaître que la direction d’exploitation qui lui a été assignée et sur laquelle il importe de pousser hardiment... »

Il se faut hâter : un monde s’écroule. Depuis le début d’octobre, on ne compte plus les capitulations ; la Bulgarie a cédé devant Franchey d’Esperey ; le 2 novembre, les troupes serbes vont rentrer dans Belgrade, ayant fait 90 000 prisonniers et enlevé 2 000 canons. Le 25 octobre, le général Diaz a déchaîné son armée au delà de la Piave ; il a bousculé les Autrichiens éperdus ; il va occuper Trente et Trieste, et l’Autriche demander grâce ; les hostilités seront suspendues le 9 novembre, mais dès le 31 octobre, tandis qu’il félicite Diaz en termes chaleureux, Foch prévoit comme fait acquis la capitulation autrichienne ; ce jour-là, à Versailles où s’est tenue la réunion du Conseil suprême de la guerre, il a eu à donner son avis sur les clauses de cette capitulation. La Turquie, à son tour, battue en Asie, isolée de ses Allies, a demandé l’aman.

L’Allemagne reste donc sans appuis. Battue en France, elle devient de toutes parts vulnérable. Le 2 novembre, et sans attendre que l’Autriche ait signé l’armistice qui va ouvrir aux troupes alliées d’Orient et d’Italie l’ancien Empire des Habsbourg, Foch en est déjà à examiner avec les représentants militaires des Alliés un plan d’action éventuel contre la Bavière à travers le territoire austro-hongrois. Le 3, le plan est arrêté, soumis à la décision du Conseil suprême. Le détail en intéressera la postérité. Mais le grand chef ne saurait s’y arrêter longtemps. C’est l’œuvre du lendemain et son esprit, s’il s’élargit quand il le faut aux plus larges conceptions, est trop foncièrement réaliste, pour qu’un instant, il perde de vue le vrai champ de bataille où l’Allemagne perd la partie.

Or elle entend ne pas la perdre tout entière ; elle espère encore obtenir, par l’armistice, le délai nécessaire pour échapper à la défaite, à la débâcle, à la honte d’une capitulation, peut-être encore pour ramener ses troupes sur des positions meilleures et, profitant du délai, refaire son armée désorganisée, refondre des canons, organiser la défense de ses frontières. Lorsque, le 7 octobre, nous avons vu Max de Bade, actionné par Hindenburg et Ludendorff, solliciter l’armistice par la voie du président Wilson, point d’autre dessein sans doute que de se garer d’un suprême désastre militaire. Foch a immédiatement percé le dessein. Armistice, soit, mais à de telles conditions que ce soit non un armistice, mais une capitulation, non un sursis, mais une exécution. Pour cela, contraindre l’ennemi à livrer ses frontières, ses armes, ses flottes, ses canons, ses munitions. L’empressement fébrile avec lequel le Chancelier a accompli la démarche dont il était chargé, la singulière complaisance avec laquelle pendant tout ce mois d’octobre, ce gouvernement, hier si arrogant, a écouté et agréé les cruelles mercuriales du président Wilson, les instances faites pour qu’au plus tôt, l’armistice soit conclu, tout indique un Etat aux abois où, derrière les armées, forcées dans leurs derniers retranchements, grondent le désespoir et, pour un instant, la révolte ; mais tout, partant, inspire au Commandant en chef des armées Alliées le souci de n’être pas joué, de ne pas voir cesser, sans que l’Allemand ait capitulé, une bataille qui l’y va contraindre. Le 4 novembre, il fera agréer par le Conseil de Versailles les termes de l’armistice éventuel et, nous le verrons, ce sont bien ceux d’une capitulation sans précédent.

En attendant que le vaincu s’y résigne, il le faut mettre dans telle situation militaire que, de gré ou de force, il faudra bien « qu’il y vienne. » Pour cela, il convient que soit poussé l’assaut, renversées les dernières barrières, forcées ou tournées les positions, talonnée la retraite, encerclée tous les jours plus étroitement la masse ennemie. Toutes les ressources doivent donc être jetées dans la bataille par tous les Alliés ; plus de front passif, toutes les armées en mouvement, et tous les canons, et tous les avions, et tous les chars — et toutes les forces. Au général Haller, commandant la petite armée polonaise maintenant constituée, il demande ses divisions ; à Pershing, pour les employer sur tous les points, des divisions encore ; à Haig, à Pétain, tous leurs bataillons.

L’ennemi est dans une situation terrible. Il a, à la fin d’octobre, perdu 4 000 canons, 250 000 prisonniers — et combien de morts ! Sa seconde ligne, de la mer à l’Argonne, semble en partie tenir ; en réalité, on la fait craquer ; si elle se rompt, l’Allemand est aux abois. Le repli entre Meuse et Escaut lui est alors imposé ; mais c’est un repli sans possibilité d’arrêt sauf au Rhin. « Dès le début de novembre, écrit-on, le haut commandement a perdu presque toute liberté de manœuvre parce que la situation des arrières était telle que les transports stratégiques étaient devenus presque impossibles. » Il n’avait pour ainsi dire plus de réserves : 11 divisions, alors qu’au 15 juillet il en avait encore 81 ; les 184 autres divisions, toutes engagées, sont éreintées, épuisées, fondent après chaque combat et ne peuvent être relevées. Que faire ? Se retirer rapidement afin d’échapper à l’étreinte ? Il faudrait alors sacrifier un matériel énorme ; or, ce matériel, il paraissait de toute nécessité de le sauver parce que, précisément, plus même que d’hommes, l’Allemand manquait de matériel ; force lui est donc d’organiser une retraite par bonds successifs, mais c’est alors les hommes qu’on sacrifie, car, attaqué sur tout le front et sans arrêt, il lui est nécessaire d’alimenter les lignes de résistance, d’y faire tuer ou prendre des milliers de soldats. Comment continuer longtemps pareille retraite en bataille que rien ne permet d’alimenter ? Par surcroît, aucune possibilité de porter rapidement d’un point à l’autre les rares disponibilités. Nous avons vu que, dès le 26 septembre, les cinq rocades avancées ont été perdues ; des quatre situées à l’arrière, une (celle de Maubeuge-Charleroi-Namur-Strasbourg) est déjà, le 1er novembre, pour une partie, sous notre feu. Les deux ailes allemandes ne sont donc plus réunies que par trois rocades et fort longues. « A la veille de l’armistice, conclut l’étude si remarquable à laquelle j’emprunte ces détails, les possibilités de manœuvre du commandement allemand étaient presque nulles ; de sorte que l’attaque alliée sur le front de Lorraine ne se serait heurtée qu’aux divisions de première ligne, en majorité de faible valeur... qu’un simple progrès sur la rive droite de la Meuse dans la région Est de Mézières aurait amené une catastrophe. »

C’est cette « catastrophe » que Foch préparait activement et c’est parce qu’il sentait qu’il n’avait que quelques jours pour prévenir la manœuvre pacifiste — la seule que pût maintenant escompter un Ludendorff lui-même, — c’est parce qu’il se fallait hâter que le maréchal Foch lit avec impatience au Journal des opérations : « Le 30 octobre. Situation généralement inchangée sur tous les fronts. »

Il donne donc à tous l’ordre de presser les assauts et, cependant, pousse les préparatifs de l’attaque en direction de la Sarre. On sait, par ce qui vient d’être dit, quel succès on en peut attendre. Les forces allemandes, assaillies vigoureusement, ne pourront être alimentées ; c’est donc la défaite assurée pour elles, mais il faut que l’attaque soit assez foudroyante pour que la place de Metz elle-même, débordée par la double action de la Meuse et de la Moselle, tombe en quelques jours. Et le fait est qu’elle fût tombée, puisqu’attendant, sans en préciser le champ, notre attaque en Lorraine, le Haut Commandement allemand, conscient de son impuissance, donnait éventuellement l’ordre d’immédiate évacuation. Le 23 octobre, Pétain avait été invité à orienter de préférence l’attaque à l’est de Metz. Le 25, le général en chef des armées françaises avait rendu compte des dispositions prévues pour doter en grandes unités l’offensive projetée. Le 27, il avait informé Foch — quelle autre garantie de victoire ! — que le vainqueur de Nancy, le général de Castelnau avait été investi du commandement des deux armées chargées de l’opération : la 10e (Mangin) et la 8e (Gérard). Le 30, il avait fait part de l’organisation de l’attaque à laquelle 20 divisions étaient destinées. Mangin en recevait la plus grande partie ; le 31, en fait, ces divisions s’acheminaient en partie vers la Lorraine. Pétain pressait son monde : il pourra, le 9 novembre, annoncer à Foch que l’offensive décisive se déclenchera le 13. Pershing, de son côté, mis au courant des projets, a été invité à y collaborer, et par l’envoi à la 10e armée française de 6 divisions et par une opération de sa 2e armée (Bullard) entre Meuse et Moselle. Les États-majors des armées exécutantes achevaient déjà les études et tout se préparait. Le hasard me fit rencontrer à cette époque le général Mangin. Je n’eus jamais davantage le sentiment d’une énergie décuplée par de grands espoirs ; le Lorrain courait à la reconquête de Metz, à la libération de sa province. L’épée


CARTE D’ENSEMBLE POUR LA BATAILLE DE FRANCE MONTRANT LE DÉVELOPPEMENT DES OPÉRATIONS DE CHAQUE ARMÉE.

Offensive au Sud de l’Aisne du 18 juillet au 4 août.

Offensive du 8-25 août de la région d’Amiens à celle de Soissons.

Offensive du 22 août au 23 septembre de la région d’Arras à la région de Fismes.

Offensives des 26, 27, 28 septembre, 26, septembre au 13 octobre.

Offensive générale et marche des Armées du 13 octobre au 11 novembre. de Damoclès n’était déjà, ce 1er novembre, suspendue qu’à un fil. Le 13, il se devait rompre.

Or, tandis que tout se préparait pour ce suprême coup de flanc, pour cette manœuvre qui, nous menant à Luxembourg et à Trêves, à Sarrebrück et à Mayence, allait menacer sur ses derrières la retraite allemande, cette retraite était rendue fatale. Le 31 octobre, Degoutte jetait en direction de Bruxelles tout le groupe des armées de Flandre ; le 1er novembre, Haig va engager sa grande bataille de la Sambre en direction de Philippeville et de Mons ; les armées françaises de Fayolle (Debeney et Humbert) reprennent, ce même 1er novembre, la bataille de la Serre et s’apprêtent, par-dessus la ligne Hunding brisée, à courir à Chimay et Givet. Ce 1er novembre, encore, 3e et 4e armées du groupe Maistre, 1e et 2e armées de Pershing reprendront leur marche vers le Nord en direction des Ardennes et rien, cette fois, ne pourra, une heure, les arrêter. L’assaut concentrique va reprendre de la mer à la Moselle. Et dès lors, cette courte mention : « 30 octobre : Situation inchangée sur tous les fronts, » prend pour nous une signification tout autre. Ce grand silence fait songer à la minute où deux lutteurs, avant la passe suprême, se regardent au fond des yeux ; mais chez l’un, on y lit la certitude de vaincre, chez l’autre, le désespoir d’une inéluctable défaite.

A Senlis, les veillées, de laborieuses, deviennent frémissantes. On touche aux suprêmes combats.


A LA RECONQUÊTE DE LA BELGIQUE
31 OCTOBRE-4 NOVEMBRE

Le 31 octobre, le roi Albert avait donné l’ordre d’attaque. L’armée belge, portant son effort principal au sud du canal de Gand à Bruges, s’établirait à l’Est de la Lys, au Sud de Gand » La 6e armée française s’emparerait des hauteurs entre Lys et Escaut et rejetterait l’ennemi au delà du fleuve. La 2e armée britannique, accumulant la majeure partie de ses moyens à sa gauche, le borderait sur tout le front et installerait sur la rive droite une tête de pont.

Sur le front belge, l’attaque se déclencha à 6 h. 35 ; elle se heurta à une résistance opiniâtre sur les rives du canal ; l’ennemi y avait accumulé les mitrailleuses et écrasait sous le feu de son artillerie les passerelles hâtivement jetées. Les Français de Boissoudy se jetèrent à l’assaut plus au Sud, le 7e corps à gauche en direction d’Audenarde, le 30e entre Cruyshauten et Deynze, le 34e dans l’axe de la voie ferrée Deynze-Gand ; les deux premiers, comprenant chacun une division américaine et pourvus d’un bataillon de chars d’assaut, vinrent buter contre une ligne renforcée, hérissée de mitrailleuses. Le choc fut terrible, mais la ligne finalement brisée Dès 13 heures, le premier objectif, constitué par les contreforts des plateaux d’entre Lys et Escaut, était atteint. L’artillerie canonnait incontinent le deuxième objectif et, à 15 heures, on se relançait à l’assaut. Les hauteurs étaient, en trois heures, emportées, sans que la crête, à la vérité, put être dépassée. Mais comme cramponnés aux hauteurs conquises, les Français attendaient la contre-attaque, elle ne se produisit pas. L’ennemi était épuisé plus que l’assaillant et s’apprêtait, désespéré, à une nouvelle retraite.

Sur le front de la 2e armée britannique, les vagues d’assaut s’étaient déchaînées à 5 h. 35. Le barrage roulant qui les précédait était si formidable, qu’au témoignage des habitants réfugiés dans les caves, des unités allemandes se débandèrent sans attendre l’infanterie. Celle-ci passa sur le corps des autres et, à 8 h. 30, l’objectif était atteint d’Anseghem aux abords ouest de Wernaerde. Le 2e corps, à gauche, pivotant alors autour de sa gauche maintenue vers Anseghem, poussa en direction Nord-Ouest parallèlement à l’Escaut, tandis que le 19e se conformait à ce savant mouvement et, à 16 heures, le front passait à l’Est de la route de Caster à Karkove et longeait l’Escaut jusqu’en amont de Berchem.

Dès l’aube du 1er novembre, l’attaque reprit. Les Français, achevant la conquête des plateaux, se portaient au delà de Deynze, atteignaient Wykhuis, dépassaient Beest, abordaient Worteghem. Les Britanniques occupaient Boschkraant, puis Gyselbrechteghem et continuaient à pousser vers le Nord-Est. Sur ces entrefaites, l’aviation signalait que, derrière une ligne de résistance confiée à de fortes arrière-gardes, le terrain semblait évacué devant les Français ; déjà les villages belges arboraient le drapeau national et adressaient aux aviateurs des signaux d’appel. Ordre fut donné à tout le groupe d’armées de se jeter aux trousses. Et sans résistance notable la progression continua sur une profondeur de près de quatre lieues, jusqu’au soir. Vers 17 heures, la 6e armée française abordait l’Escaut de Eecke à Audenarde, sa gauche stationnant entre Deynze et Eecke. Plus au Sud, les soldats de Plumer occupaient la rive gauche, de Lempeghem à Berchem.

Le coup porté le 31 et le 1er avait évidemment été bien violent, car le repli prenait des proportions considérables en largeur comme en profondeur. L’ennemi était en pleine retraite, les cavaleries des trois armées sur ses talons. Le 2, les Belges et les Français atteignaient le front Ecloo-Waershote, le canal de la Lièvre et se trouvaient à une lieue des lisières de Gand.

L’Escaut était bordé sur toute la ligne en amont de Saverghem, franchi au nord d’Audenarde entre Heurne et Eyne. Le 3, en dépit de quelques tentatives vaines pour retarder sa marche, l’Armée belge tout entière était en mouvement, la cavalerie en tête. Vers 8 h. 30, celle-ci, appuyant sa gauche sur la frontière hollandaise, atteignait le front Dekalte-Spugelstratt-Kerrelaere-Vierlindeul-l’Ouest d’Everghem. L’ennemi résistait à l’ouest de Gand autour duquel les inondations avaient par lui été tendues. Néanmoins, en fin de journée, l’avance mesurant 15 kilomètres, le groupe bordait le nord du canal de Terneuzen dont la rive Ouest était, le 3 au soir, entièrement occupée. En quatre jours, le quart de la Belgique avait été reconquis, la Lys, puis l’Escaut franchis. Le mouvement de rabattement vers le Sud s’était amorcé, partie essentielle du plan d’encerclement des armées allemandes. Le 4, le front courait de la frontière hollandaise jusqu’aux faubourgs de Gand à Trochiennes et de là jusqu’à Bossuyt le long de l’Escaut déjà passé en plusieurs points. Et au canon porté devant Gand répondait comme un écho le canon porté devant Valenciennes, Landrecies, bientôt devant Avesnes et Vervins par la marche victorieuse des armées de Sambre et Oise.


BATAILLE DE LA SAMBRE
1-5 NOVEMBRE

L’ordre d’opérations du maréchal Haig, en date du 29 octobre, prescrivait aux 1re, 3e et 4e armées britanniques de reprendre l’offensive en direction générale d’Avesnes-Maubeuge-Mons, la 1re armée française devant, à leur droite, coopérer à cette attaque. La première phase de la bataille devait être la conquête de la vaste forêt de Mormal et de la ligne de la Sambre ; se coudant à l’Est de Wassigny, naguère conquis, la rivière coule du Sud au Nord par Oisy et Catillon, jusqu’à Landrecies, au Sud de la forêt, pour s’enfoncer vers la région de Maubeuge, laissant à sa droite la région d’Avesnes. Par ailleurs, Mons, troisième objectif, est couvert par l’Escaut supérieur de Valenciennes à Tournai. On en tenait déjà, le 31 au soir, une partie, du Nord de Valenciennes au Sud de Condé.

Avant de déclencher une offensive qui serait la seconde phase de la grande bataille, en direction de Mons, le maréchal Haig entendait s’emparer de Landrecies. Mais, fort justement, il lui paraissait nécessaire de faire tomber, au préalable, sur son flanc gauche, la région de Valenciennes qui, du Sud du Quesnoy au Sud de Condé, formait saillant dans son front. Celui-ci rectifié, on pourrait, sans craindre une attaque sur son flanc gauche, partir à l’assaut.

L’opération préliminaire devait donc être la réduction de ce saillant. C’est sur cette région qu’attaquaient, le 1er novembre, la droite de la 1re armée (22e corps et corps canadien) et la gauche de la 3e (17e corps). Sur un front de 9 kilomètres, au Sud de Valenciennes, à 5 h. 15, les trois corps partaient à l’assaut. Dès le premier jour, le front fut, après un combat assez âpre, porté du Sud de la ville, dont les faubourgs étaient déjà occupés, à Orsinval. La Rhonelle franchie, l’attaque, le second jour, enveloppa le Sud de Valenciennes, qui, ce jour-là, 2 novembre, tomba entre les mains des Canadiens. Le 3, on était complètement. maître de la région, le front étant porté d’Onnaing (5 kilomètres Nord-Est de Valenciennes) à Orsinval (12 kilomètres Sud-Est) et à l’alignement du front au Sud d’Orsinval.

Cela fait, la bataille principale pouvait s’engager sur le front prévu, s’étendant du Nord au Sud, de l’Est de Valenciennes, conquis, au Nord d’Oisy, sur la Sambre.

Elle n’était pas aisée à mener ; car il fallait, au Nord, empor ter au préalable Le Quesnoy et franchir l’Ecaillon, la Rhonelle, l’Aunelle, passer au sud de la Sambre tandis qu’au centre, la forêt de Mormal, large de 15 kilomètres, profonde de 5 à 6, étaitun obstacle redoutable. Mais, ajoute fièrement le maréchal, « nos troupes n’avaient jamais été plus confiantes en la victoire, ni plus assurées de leur propre supériorité. » Elles allaient, une fois de plus, justifier leur confiance en elles-mêmes.

Le 4, dès l’aube, après un violent bombardement, les Britanniques se portèrent à l’assaut. Dès l’abord, ils franchirent les obstacles redoutés. A gauche, la droite de la 1re armée (Horne) attaquait ; c’étaient les vainqueurs de Valenciennes, — 22e corps et Canadiens, — et malgré les fatigues des dernières journées, ils avancèrent, traversant l’Aunelle au nord de Sebourg, prenant les villages de Triez, de Sebourg et de Lebour-Quiaux ; contre-attaquées, les divisions métropolitaines furent un instant refoulées, mais, à leur gauche, les Canadiens, emportant les lisières de Rombies et la bordure Est des marais au nord de Valenciennes, assurèrent le flanc de l’attaque.

La 3e armée (Byng), attaquant au centre, se heurta à une vive résistance. La gauche (6e et 18e corps), opérant entre Wargnies et Orsinval, soutint les combats les plus âpres, enleva Trasnoy et Preux au Saut, atteignit les lisières Ouest de Gommegnies, emporta, après une lutte très vive, Wargnies le Petit et Wargnies le Grand, tandis qu’elle faisait tomber Bry et Eth. Son centre (4e corps) dut tout d’abord repousser au Nord de Ghissignies une forte contre-attaque, puis passa à l’action ; il avait à faire tomber le Quesnoy qu’il était difficile d’attaquer de front ; on déborda la ville au Sud par Louvignies, Jolimetz et le Nord de la forêt de Mormal. A 20 heures, les Néo-Zélandais, dépassant Hertignies, investissaient le Quesnoy ; la garnison de 1 000 hommes se trouvait prise en ce coup de filet et dut capituler.

La forêt de Mormal, pénétrée au Nord, était, plus au Sud, attaquée. Le 14e corps, brisant une résistance, très vive aux lisières, pénétra dans la forêt si profondément que, le 5, au point du jour, on avait — ce qui était miracle, — atteint la lisière opposée, débordant ainsi très largement Landrecies au Nord.

Cependant, les soldats de Rawlinson faisaient tomber la ville, ayant balayé les positions devant Landrecies — notamment Preux au Bois qu’il fallut encercler pour en réduire la défense. Passant en radeaux la Sambre, au Nord et au Sud de la ville, ils dépassèrent celle-ci et y firent tomber toute résistance. La rivière était, plus au Nord, âprement disputée. Le centre et la droite de Rawlinson l’attaquaient du sud de Pommereuil à Oisy. Le passage fut forcé et les troupes du 4e corps poussées aussitôt sur Mézières, Heurtebise et la Folie qui, après une vive résistance, furent enlevées. Plus au Sud, le même corps, ayant pris Catillon, franchit la rivière en coup de surprise avec une extrême rapidité. A 7 heures 45, les Highlanders, sautant sur la rive droite, se jetaient sur Bois-l’Abbaye, Hautrève, La Goise et, tenus quelque temps en échec devant Fesmy, s’emparaient du village et le dépassaient largement.

Le 5 dès l’aube, la bataille était gagnée et dans les plus brillantes conditions. Près de 20 000 prisonniers et plus de 450 canons restaient entre les mains de nos alliés britanniques. La ligne de la Sambre était largement franchie de Landrecies jusqu’au coude d’Oisy, Landrecies et Valenciennes enlevées ainsi que la forêt de Mormal, Maubeuge, à gauche, et Avesnes, à droite, à très brève échéance menacées. Et telle était la violence du coup porté que, dès le 5, allait commencer le grand repli qui devait mener à ces villes et bien au delà les troupes de Douglas Haig, magnifique victoire après une bataille courte, mais âpre, où l’admirable vaillance britannique avait eu raison de tous les obstacles et qui, décidément, lui ouvrait toutes les voies — jusqu’à ce « retour à Mons » dont l’ancien lieutenant de Frehch, évoquant en esprit les sinistres journées d’août 1914, entendait faire la plus éclatante des revanches.


LA BATAILLE DE L’OISE A LA MEUSE
3-5 SEPTEMBRE

A la droite de Rawlinson, Debeney, sur le canal de la Sambre, avait, le 3 novembre, attaqué entre Oisy, au Nord et, au Sud, le confluent du Noirieu avec l’Oise (Sud de Grand. Verly). A cet endroit, l’Oise qui a coulé, depuis la Fère, du Sud-Ouest au Nord-Est, se coude brusquement vers le Sud, traverse Guise et prend là une nouvelle direction Ouest-Est jusqu’à Hirson. Son cours devient alors parallèle à celui de la Serre, mais à plus de vingt kilomètres au Nord. C’est dire que si Guise tombait, qui seule défend l’entrée de cette partie supérieure de l’Oise, la Serre n’était plus longtemps tenable et la Hunding parfaitement tournée. Il était donc inutile de poursuivre de front l’attaque de cette position en face de laquelle les 3e et 5e armées n’avaient qu’à guetter quelques jours encore le moment où, menacés d’être pris à des par Debeney, les défenseurs, sans plus insister, videraient les lieux.

On avait donc accordé à ce dernier une forte dotation et, le 3, il attaquait en direction générale de La Capelle, mais visant à déborder avant tout Guise pour pouvoir ensuite agir sur la rive Nord de l’Oise.

À 5 heures 45, l’attaque partait et aussitôt brisait la défense du canal, puis, avançant par bonds, portait le front à Bergues sur la Sambre, aux lisières Nord et Ouest de Boue, à la Neuville les Dorengt, à Dorengt, a Lesquelles-Saint-Germain. Le coup avait été si fortement asséné que 4 000 prisonniers et soixante canons restaient entre nos mains. La vallée de l’Oise supérieure était ouverte et Guise déjà fortement débordé. Une seconde attaque ferait tomber la ville à coup sûr. C’était la chute des positions Hunding. Menacées au Nord-Ouest, elles étaient d’ailleurs complètement débordées à l’Est par le succès et la marche rapide vers le Nord de l’armée Gouraud. Et dès lors, on verrait les Allemands opérer, le 5, l’énorme repli qu’attendaient, en se contentant de les menacer de Crécy-sur-Serre à Château-Porcien, les armées Humbert et Guillaumat.


Le 1er  novembre, Gouraud et la 1re  armée américaine avaient attaqué entre Aisne et Meuse et c’était, dès le premier jour, un éclatant succès. L’objectif était, on se le rappelle, la ligne Le Chesne (pour la 4e armée française)-Buzancy (pour la 1re  armée américaine) et la direction générale Mézières-Sedan. Gouraud avait monté l’opération en direction Châtillon-sur-Bar et Le Chesne ; le 31 octobre, il donnait ses derniers ordres. Le 9e corps élargirait tout d’abord le terrain que nous possédions sur la rive droite de l’Aisne à l’Est de Vouziers, appuyé au Nord par le 14e corps, au Sud par le 38e. Le 11e corps, à gauche, en liaison avec la 5e armée, exécuterait, pendant ce temps, des attaques locales entre Rethel et Château-Porcien.

À 5 h. 15, l’artillerie se mit à gronder : une demi-heure après, la 4e armée attaquait sur la boucle de l’Aisne à l’Est d’Attigny, La résistance de l’ennemi fut très vive partout, particulièrement au Sud de la route de Vouziers, aux Quatre-Champs où l’on fut arrêté. Mais à l’est de Terron, nous brisions cette résistance. Le 14e corps, par une de ses divisions (la 22e) enlevait Rilly-aux-Oies et atteignait la boucle de l’Aisne, et, par une autre (la 124e), emportait le village et les hauteurs de Voncq ; enfin, une division du 38e corps, franchissant l’Aisne, s’emparait de Falaise et progressait bien au delà.

Le 2, en dépit d’un temps fort défavorable, l’attaque se développa entre Falaise et l’Argonne. Après avoir, à Voncq, enrayé une violente contre-attaque, les soldats de Gouraud repartaient en direction de Le Chesne. L’ennemi déjà se repliait. On se jeta à ses trousses, nettoyant les massifs boisés à l’Ouest du ruisseau de Beaurepaire, refoulant ou écrasant les arrière-gardes. La ligne était portée à Semuy, à la rive Nord du canal, à la route des Alleux aux Quatre-Champs, à la Croix-aux-Bois, à l’Est de Longwé où l’on donnait la main aux Américains.

Ceux-ci s’étaient, le 1er novembre, ébranlés. Leur armée s’était, depuis une semaine, réorganisée. On avait, dit Pershing, « regroupé les forces pour l’assaut final, » et, ajoute-t-il, la confiance du soldat grandissait en face de l’évidente baisse du moral allemand. Le général Hunter Liggett attaqua entre Meuse et Argonne à 6 heures. Après une violente préparation d’artillerie, l’infanterie se rua sur la ligne et, en une heure, la brisa entre Champigneulles à l’Ouest et Treuilles sur Meuse à l’Est, et, en dépit du caractère tourmenté de cette région boisée, l’avance se fit soudain très rapide. Tandis qu’à droite, le 3e corps s’emparait (au Sud-Ouest de Dun-sur-Meuse) d’Aincreville, de Doulcon et d’Andevanne, le 5e enlevait, au centre, Landres-Saint-Georges, atteignait Bayonville et portait le front jusqu’à la route de Buzancy à Stenay, à 12 kilomètres du front de départ. Le lendemain, le 1er corps, à son tour, entra dans le jeu ; le magnifique succès de la veille avait encore surexcité les courages et « le mouvement, écrit Pershing, devint alors une ruée impétueuse dont rien ne pouvait briser l’élan. » En fait, l’Allemand cédait devant cette impétuosité et le front était, le 2 au soir, porté, entre la Meuse à l’Argonne, à Villers devant Dun, Barricourt, Buzancy, le Mort-Homme à l’Ouest duquel, à travers le dernier petit massif argonnais, Liggett se liait à Gouraud..

Foch, à son ordinaire, talonnait la victoire ; dès le 2, il avait télégraphié à Pétain et à Pershing qu’il importait de développer sans retard les « brillants succès » obtenus et de poursuivre sans relâche l’ennemi en direction de Sedan-Mézières par une action étroitement conjuguée et vivement menée.

Le 3, effectivement, les deux armées avançaient en liaison sur un front considérable et sur une profondeur variant de 5 à 10 kilomètres. Les 38e, 9e et 14e corps de l’armée Gouraud achevaient de libérer l’Argonne septentrionale. Car le 38e s’étant emparé de la Croix-aux-Bois, Livry, Boult et Belleville-sur-Bar, était ensuite, suivant l’ordre formulé, dépassé par le 9e qui, ayant réduit rapidement un réseau de mitrailleuses allemandes, occupait Quatre-Champs, Noirvel, les Alleux, Châtillon-sur-Bar. A 17 heures, la cavalerie de Gouraud pénétrait dans Le Chesne que l’infanterie occupait deux heures après. Le 14e corps, cependant, ayant achevé d’occuper les bois de Voncq et du Chesne, bordait le canal des Ardennes. Ce soir-là, les Américains avaient porté leur front à Mont devant Sassey-Montigny-Belleval-Belleville-sur-Bar.

L’ennemi ne s’arrêta qu’au canal des Ardennes ; nous bordions toute la rive Sud de Semuy à Le Chesne ; mais l’Allemand, occupant les hauteurs de Tannay, au Nord de la Bar, balayait de mitraille tous les points de passage. Gouraud entendait bien néanmoins ne pas faire de halte en une marche si bien commencée. Le 5e, les 9e et 14e corps tentaient de franchir le canal ; le 9e y réussit en liaison avec les Américains qui, le 4, avaient atteint la rive gauche de la Meuse en amont de Wiseppe et conquis toute la forêt de Dieulet. Et il n’y avait pas de doute que, le 6, le canal ne fût de toutes parts franchi. Gouraud, qui, en quatre jours, venait de porter ses armées de 20 kilomètres vers Sedan, avait maintenant, pour paraître devant la ville, deux fois moins de chemin à faire. Le 5, Foch, félicitant Pershing, lui prescrivait de poursuivre les opérations le long de la Meuse en direction de Bazeilles et de les étendre dans toute la mesure possible sur la rive droite de la Meuse.

Déjà, le Maréchal établissait en son esprit une liaison entre l’opération si brillamment menée dans cette région avec celle qui, tous les jours, se préparait plus activement à l’Est de la Moselle. « Présumant qu’une fois arrivés à la Meuse, nous allions voir notre action se ralentir par la rivière à franchir (au Sud de Bazeilles) et par la nature du terrain de la rive droite, » il songeait à tourner cette difficulté. « En vue d’éviter tout retard dans l’action continuelle sur l’ennemi et de le surprendre par une nouvelle attaque sur une partie désorganisée du front, » écrivait-il à Pershing, il avait fait préparer par le général Pétain une offensive en Lorraine ; déjà des plans étaient à l’étude pour que la 2e armée américaine (Bullard), en avançant entre Meuse et Moselle en direction de Longwy, pût se jeter sur Briey. Ainsi Metz serait-elle débordée à l’Ouest par Bullard comme par Mangin à l’Est. Le 4 novembre, celui-ci installait son quartier général en Lorraine et ses quatre corps d’armée se massaient en avant de Nancy.

Ainsi, tout est prêt pour la grande marche qui va commencer le 5 novembre. Ebranlé par les nouvelles défaites essuyées du 31 octobre au 5 novembre en Belgique, sur la Sambre, au Nord de l’Oise et entre Aisne et Meuse, l’ennemi est de tous les côtés débordé. C’est fini : ses positions sont brisées, entamées ou tournées ; l’Escaut franchi, la Sambre passée, l’Oise avec Guise saisie, la Serre menacée, l’Aisne supérieure entre nos mains, la Meuse bordée jusqu’à Wiseppe (Sud de Stenay), l’Hermann Stellung tournée à Valenciennes, brisée à Landrecies, l’Hunding Stellung prise de revers par la saisie de la boucle de l’Oise ; la Brunehilde rompue à Le Chesne, la Kriemhilde percée sur la rive gauche de la Meuse. L’Allemand n’a plus de points d’appui et l’on sait où en est, matériellement et moralement, son armée. Il s’en rend compte et, contraint par nos attaques victorieuses comme par ses nécessités personnelles de réduire son front, il est décidé au suprême repli qui, le 5 au matin, va commencer de toutes parts.

Sur un immense demi-cercle ininterrompu allant de la Meuse, au sud de Stenay, à l’Escaut, au Sud de Tournai, on va voir sept armées allemandes battre en retraite, abandonnant, les 5 et 6, une énorme portion de territoire et, se retirant, derrière des arrière-gardes impuissantes à nous arrêter, sur la région ardennaise. Sur leurs talons, neuf armées alliées se donnant la main, s’avancent vers le réduit où la bête traquée cherche son refuge. Mais déjà les armées de Castelnau, celle de Mangin, celle de Gérard prennent position pour sauter sur la bête qu’on sent sur ses fins.


LA GRANDE MARCHE
5-9 NOVEMBRE.

Le 5 novembre au matin, le grand repli allemand commença, — heure solennelle dans l’Histoire, — devant le front des 1re armée américaine, 4e, 5e, 3e et 1re armées françaises, 4e, 3e et 1re armées britanniques. Sauf entre Semuy et Rethel, la zone de repli était ininterrompue ; elle le sera complètement le 6, s’étendant sur un énorme arc de cercle de près de 220 kilomètres. C’étaient les généraux von Marwitz, von Einem, von Mudra, von Eberhardt, von Hutier, von Carlowitz, von Below qui reculaient devant les généraux Liggett, Gouraud, Guillaumat, Humbert, Debeney, Rawlinson, Byng et Horne.

Appuyant leur droite sur la Meuse que, d’autre part, ils franchissaient, les Américains, tandis qu’ils bombardaient sévèrement la ligne de chemin de fer Montmédy-Conflans, lançaient à la poursuite leurs troupes, — quelques-unes en auto-camions, — l’artillerie de campagne suivant comme elle pouvait. « Débarrassant le terrain de tous les nids de mitrailleuses », ils nettoyaient les forêts de Jaulnay et de Saint-Pierremont, occupaient Beaumont et les Grandes Armoises. Le 5, ils marchaient sur Raucourt et Mouzon, à 35 kilomètres de Sedan.

Gouraud attaquait, nous le savons, le 5, sur la ligne du canal des Ardennes et déjà la forçait. Le 6, il la franchissait et poussait son armée droit vers Mézières et Sedan ; ayant occupé le plateau et la ville de Venderesse, la forêt de Mazarin, le massif boisé de Tourteron et toute la région à l’Est de Rethel, il abordait, en fin de journée, le front Omicourt (10 kilomètres de Sedan)-Nord de Venderesse-Sud d’Omont (20 kilomètres de Mézières)-Guincourt-Aubincourt-Sud de Faissault.

Aussitôt avisé, le 6, du repli devant ses lignes, Guillaumat lançait des reconnaissances offensives dans la Hunding. On trouva la position abandonnée : le 4e corps franchit l’Aisne à Montreuil et se lança vers le Nord ; à 10 h., le 1er corps occupait Château-Porcien et écrasait à la Briqueterie les arrière-gardes allemandes ; le 13e corps, le 21e corps marchaient vers le Nord, celui-ci balayant entre Recouvrance et Bazoche quelques éléments de résistance ; le 5e corps étouffait à Nizy-le-Gros un essai de défense, puis le corps italien, le relevant à Nizy même, continuait la marche vers le Nord. Rethel tombait, le 6, entre les mains du 4e corps ; le 2e corps colonial se portant sur la route de Seraincourt à Ecly et la voie ferrée, enlevait une batterie, progressait sans éprouver de résistance sauf de quelques uhlans qui furent dispersés ; le 21e corps s’avançait jusqu’à Jarry où l’on réduisait à coups de canons des nids de mitrailleuses. La 5e armée atteignait, en somme, le soir du 6, la ligne Corny-Dommery-Château-Porcien et Maimbressy.

C’est là qu’elle donnait la main à l’armée Humbert. Celle-ci ayant refoulé, le 5, dès l’aube, les arrière-gardes ennemies, allait, en ces deux jours, avancer vers le Nord de 20 kilomètres sur un front de 25. Précédées de la cavalerie, les divisions marchaient sans rencontrer de résistance sérieuse. Le 5, elles étaient sur un front Dizy-le-Gros-Boncourt-Bercy-lès-Pierrepont-La Neuville-Bosmont-Marle-Marcy-sur-Marle et Neuville-Housset ; le 6, elles atteignaient Rozoy-sur-Serre, Magny, Rueil, Renneval et les hauteurs au nord de la Serre ; elles pénétraient, au milieu des acclamations, dans Vervins libéré.

Les troupes de la 3e armée s’y rencontraient avec celles de la 1re, car Debeney, qui était, à 6 à 30, entré à Guise, avait occupé, ce jour-là, Iron, Andigny, Le Herie, Sains-Richaumont, atteint en fin de journée le front Neuville-Housset-Colonfay-Wiege-Faty-Crupilly-Esqueheries-Barzy, et poussait vigoureusement son armée vers l’Est, traversant les forêts de Nouvion et du Rjgnaval, remontait l’Oise de Proisy à Autreppe et tenait, ce soir-là, sur tout le front la grande route nationale de Vervins à Avesnes. Félicitant ses troupes des combats livrés depuis vingt jours, il s’écriait : « Vous sentiez que les camarades tombés en 1914 sur ce même champ de bataille de Guise tressailliraient d’orgueil en voyant passer leurs vengeurs. »

Si le champ de bataille de Guise pouvait inspirer de tels sentiments, c’est avec des sentiments tout pareils que les Britanniques, eux, s’avançaient vers la région de Mons. Le Maréchal qui décrit ce « retour à Mons, » s’était juré, si la grande guerre devait bientôt finir, de la finir là où, en un jour de malheur, il l’avait commencée, et il poussait ses troupes vers l’Est et le Nord-Est avec la plus grande vigueur.

Rawlinson devait marcher sur la région d’Avesnes. Le soir du 6, il arrivait à 6 kilomètres de la ville, son front atteignant Floyon-Marquaix-Aulnoy. L’armée Byng, cependant, poussait en direction de Maubeuge dans la vallée de la Sambre, tandis que Horne essayait de progresser vers Mons. Mais l’ennemi, en retraite jusqu’au Nord d’Avesnes, tentait de résister en avant de ces deux régions. La 3e armée, ayant avancé de quelques kilomètres à l’Est de la forêt de Mormal, se heurtait, le 6, à la dernière défense allemande. La 1re (Horne) ayant, avec la crête à l’Est de l’Aunelle, enlevé Roisin, Maurain et Angreau, fut arrêtée devant Angre et devant la Honnelle. Le 6, la résistance s’accentuait. Angre fut cependant enlevé et la Honnelle franchie. On était à deux lieues des faubourgs de Maubeuge.


Il faut se figurer cette énorme marche circulaire qui, en ces deux jours, dessinait à travers la France du Nord-Est comme une gigantesque faux emmanchée sur la Meuse et s’effilant vers le Nord : à travers les plateaux et les ravins, les rivières et les monts, les plaines et les vallées, les bois et les champs, cette formidable faux s’avançait menaçante, impitoyable à l’ennemi en fuite. Rien ne l’arrêtait, ni les résistances locales promptement écrasées, ni le temps qui, devenu affreux, eût pu favoriser la retraite des Allemands. Vent, pluie, neige fondue, chemins boueux, terres détrempées, qu’est-ce pour des soldats que pénètre le sentiment de la victoire et que soulève la conscience d’une admirable mission ? « Nos populations délivrées vous acclament et la chère Patrie, bientôt libérée, écarte ses voiles de deuil pour nous montrer à nouveau son fier et joyeux sourire, » disait, le 6 au soir, Debeney à ses soldats. Partout on trouvait, dans les villes et les villages meusiens, ardennais, champenois, picards, des malheureux qui, délivrés, accueillaient, suffoqués de larmes ou exaltés d’enthousiasme, les troupes libératrices. Quel chemin eût paru trop boueux, quelle bise trop forte quand de tel réconforts nous étaient offerts ?

Cependant, devant nous, par des chemins tout pareils, mais qui, à ces vaincus en retraite, devaient paraître mille fois pires, sous la pluie, dans la boue, l’énorme armée grise s’écoulait. Elle commençait à abandonner armes plus que bagages, car on capturait souvent des hommes qui, ayant jeté fusils et baïonnettes, portaient encore en leurs sacs le fruit des dernières rapines. Ils étaient si pressés, que parfois ils oubliaient les projets arrêtés d’incendie et de ravage. Il leur fallait se presser, en effet ; car les armées alliées menaçaient non seulement leurs derrières, mais leurs masses mêmes. « Pendant toute la journée (du 5), écrit froidement le maréchal Haig, les routes encombrées de troupes et de convois ennemis offrirent d’excellents objectifs à nos aviateurs qui en profitèrent amplement, malgré le temps défavorable. Plus de 30 canons que l’ennemi avait dû abandonner sous les coups de nos bombardiers et de nos mitrailleurs aériens, furent recueillis par un bataillon de la 23e division dans le champ environnant le Préseau. » Les mêmes scènes se produisaient partout. Notre aviation faisait merveille. La division aérienne marchait fort en avant de notre ligne en mouvement. Maintenant rompue à toutes ses missions, elle dénonçait les mouvements de l’ennemi, bombardait les routes qu’il allait aborder, mitraillait au sol les troupes déjà affolées. Dès le 29 octobre, un homme du 5e régiment de la Garde avait écrit que les avions français avaient « anéanti toute sa division. » En un seul jour, 65 000 kilogs d’explosif étaient déversés sur l’ennemi en fuite et tirées près de 30 000 cartouches. « Malgré les conditions atmosphériques les plus défavorables : nuages bas, pluie et très fort vent, écrit-on le 5 novembre, les avions volant bas, souvent à 50 mètres, rapportent de nombreux renseignements très précis et attaquent à la mitrailleuse convois, voitures, colonnes d’infanterie et batteries d’artillerie. » Le 7 novembre, un rapport signale que sur les routes coupées par les bombes, au milieu de « nombreux attelages littéralement anéantis, » on aperçoit « nettement les traînées régulières des bombes d’avions. » L’aviation ennemie semblant depuis un mois avoir disparu (la nôtre l’avait en partie détruite), rien ne protégeait plus les Allemands en retraite contre les coups qui du ciel pleuvaient sur eux. Menacés de toutes parts, ces misérables fuyaient, parfois éperdus : des troupes, sous l’attaque des aviateurs, tourbillonnaient ; des régiments se rendirent. On cueillait des milliers de prisonniers ahuris. Certains officiers nourris d’histoire évoquaient les beaux jours de 1806, la poursuite des Prussiens après Iéna et leur âme s’enflammait à ces souvenirs. Enfin, on les avait !

La poursuite continua, le 7 et le 8, dans les mêmes conditions. Autour des armées allemandes, le cercle se resserrait, tout en s’étendant, le 8, au Nord par la remise en marche des armées des, Flandres. C’était maintenant entre la Meuse ardennaise et l’Escaut flamand, que l’impitoyable faux continuait à s’avancer. A peine est-on tenté de distinguer entre les armées ; elles marchent du même pas, toutes soudées l’une à l’autre, ne formant plus, Américains, Français, Anglais, Belges, que cet immense instrument de libération ; la Justice, eussent dit nos pères de 1793, est en marche, appuyée sur la Force, et la Marseillaise chantait dans les cœurs.

Les Américains atteignaient, le 7, la ligne Raucourt-Mouzon qui semblait, écrit Pershing, « l’extrême limite de leurs espérances, » et portaient maintenant à leur droite tout leur effort : la Meuse franchie, ils envahissaient la Woëvre, esquissant déjà le mouvement enveloppant de Metz, que Mangin, de son côté, préparait.

La 4e armée avançait non sans éprouver ça et là de passagères résistances. Le 9e corps arrivait à la lisière Sud du bois de la Marfée dès le 7, écrasait sur la rive de la Bar une forte résistance à Saint-Aignan. Les 14e et 11e corps en écrasaient d’autres dans, la région de Villers aux Tilleuls, Singly, Faissault, Hagnicourt, Mazerny. L’armée Gouraud atteignait, à la fin de cette journée du 7, le Bois de la Marfée, la côte au Nord de Chevenges, les Cunières (à deux kilomètres Nord de Vendresse), le Nord de la forêt de Mazarin, Terron-les-Poix, la voie ferrée au Sud de la Vence entre Montigny et Launois. Et le 8, « recueillant, écrit le Journal de l’armée, la récompense de tous les efforts faits depuis le 26 septembre, de tous les combats livrés et de toutes les marches effectuées, l’armée arrive sur la Meuse et occupe les hauteurs qui dominent la rivière au Sud depuis l’Est de Sedan jusqu’à Mézières. » De fait, le 9e corps, retardé un instant dans sa marche par des groupes de mitrailleuses sur les hauteurs de Mondigny et Saint-Marceau, les balayait et passait outre vers Mézières, chassant devant lui les arrière-gardes ennemies en mauvais arroi. Atteignant, ce 8 au soir, la ligne Wadelincourt (où elle se liait avec les Américains en pointe vers Sedan)-pont Torcy-Forges-Château-Belle-Vue-Hannogue-Elaire-Mondigny, elle bordait la Meuse. Elle avait devant elle : Bazeilles, Balan, la presqu’île d’Iges, — le Calvaire où, un demi-siècle auparavant, la France avait été mise en croix. Si les morts de Guise de septembre 1914 accueillaient, à la voix d’un Debeney, les soldats de France, si les morts anglais de Mons d’août 1914 appelaient les soldats de Haig, c’étaient, devant Gouraud, de bien plus anciens morts qui se dressaient : les malheureux soldats de Mac Mahon. Tandis que les hauteurs de la Meuse se couvraient des troupes bleues de France, il semblait que, partout, devant eux, la terre tressaillit. La guerre de Revanche se terminait à Sedan ; tout à l’heure, elle recevra sa récompense à Metz et Strasbourg. Dans la nuit, des patrouilles de Gouraud pénétraient dans la ville.

Guillaumat arrivait, plus à l’Est, dans l’énorme région boisée qui fait aux Ardennes une première ceinture de forêts, avant-garde de la formidable armée des hautes futaies ; les deux forêts de Signy, la forêt d’Estremont. Rien dans la journée du 7, — sauf la difficulté du terrain, — ne pouvait retarder sa marche qui, à travers le Porcien, puis les grands bois, le porta sur certains points à 20 kilomètres de la ligne de départ. Le 8, on se heurta à une résistance assez vive, destinée à retarder cette marche trop rapide plutôt qu’à l’arrêter : le 4e corps dut se mettre en bataille au Nord de la région boisée de Haute-Ecogne et Gruyère ; le 9e corps écrasa une tentative de résistance et se porta sur la ligne Sud de Neuville, abords de Fagnan-Warnecourt, à trois kilomètres sud de Mézières-Charleville. A sa gauche, le 13e corps était aux lisières Nord de la forêt de Froidemont ; le 21e emportait contre la résistance ennemie le bois de la Liart et les hauteurs de Lagny-Bagny. Ce soir du 8, Guillaumat tenait la ligne du Sud de Mézières au sud d’Aubenton par Thin-le-Moutier et Lagny-Bagny.

Humbert, cependant, marchait en direction Nord-Est vers la région d’Hirson. Dès le 7, après une marche considérable, toute la 3e armée atteignait la ligne route Landouzy-Iviers, les lisières Sud de la forêt de la Haye d’Aubenton-Résigny-Maimbresson. L’ennemi fit alors front. Derrière le Thon et l’Aube couvrant Hirson, il se cramponna toute la journée du 8. Mais cette ligne d’eau était, le soir seulement, forcée à Eparcy (5 kilomètres sud d’Hirson).

Debeney, d’ailleurs, la menaçait vers le Nord. Car, marchant nettement vers l’Est, en direction d’Hirson-Fourmies, la 1re armée, en dépit des difficultés résultant du terrain et du mauvais temps, avait, le 7, avancé de 10 kilomètres environ, dépassant la route nationale d’Avesnes à Vervins au Nord de la Capelle, atteignant plus au Sud la voie ferrée La Capelle-Hirson, et enlevant, ce faisant, plus de 1 000 prisonniers. La résistance s’étant accentuée le 8, l’armée ne pouvait plus marcher à ce pas de géant. On avança, en se battant, de 3 kilomètres jusqu’à la ligne fort d’Hirson-Rue de Paris-Cantraine (Sud-Est d’Avesnes).

Les armées de Haig continuaient à marcher, dans le meilleur ordre, vers Solre, Maubeuge et Mons. Rawlinson — à gauche de Debeney — avait, le 7, occupé toute la région d’Avesnes et si le 8, devant la résistance allemande, il n’avait pu que progresser, lui aussi, d’une demi-lieue, il avait néanmoins partout avancé. Mais plus au Nord, les armées Byng et Horne, au contraire, n’ayant pu pousser très avant dans la journée du 7, — c’est là que s’amincissait la grande faux, — élargirent fortement leurs gains dans la journée du 8. « Pendant la nuit du 7 au 8, écrit sir Douglas Haig, de nombreuses explosions furent observées derrière les lignes allemandes et le lendemain matin, le 8e corps et le 1er… (des 1re et 5e armées) purent se porter en avant, occuper Condé et franchir l’Escaut sur un large front au Sud d’Antoing. Plus au Nord, l’ennemi abandonnait sa tête de pont de Tournai et la partie Ouest de la ville fut occupée par nos troupes. » Le soir du 8, les troupes britanniques occupaient une ligne Avenelles (est d’Avesnes)-Neumesnil (1 kilomètre ouest de Maubeuge) Dour — Condé en Escaut, leurs avant-gardes étaient dans les faubourgs de Maubeuge et de Tournai. Le grand effort du 9 allait lui livrer, avec les deux villes, les abords de Mons.

Enfin, à l’extrême gauche, les armées des Flandres s’étaient, le 8, remises en mouvement. Dès le matin, Britanniques et Français avaient franchi l’Escaut entre Eche et Audenarde, et ces armées ne se devaient plus arrêter.

Le cercle se complétait donc en se resserrant encore, et de toutes parts les armées allemandes en retraite étaient si vivement talonnées, qu’elles avaient dû, pour prévenir une débandade, faire front, nous venons de le voir, par leurs fortes arrière-gardes, un peu partout. La poursuite, à la vérité, n’en avait pas été arrêtée le 8, mais simplement ralentie. On abordait l’énorme zone boisée ou marécageuse qui ceinture les Ardennes. Et nous pouvions en être encore retardés. La bête traquée essayait de débucher. Or, il fallait qu’à toute force elle fût, avant la fin de cette semaine historique, acculée et forcée.

Foch allait, le 9, sonner l’hallali.


LE DERNIER EFFORT
9-11 NOVEMBRE

Le 9 au matin, les armées alliées, toutes en mouvement, s’apprêtaient à vaincre, sur l’énorme demi-cercle que, de Sedan aux abords de Gand, dessinait la poursuite, la dernière tentative de résistance faite par l’ennemi. Le maréchal Foch entendait que celle-ci fût, par un suprême effort, partout brisée.

Le 9, à 14 h. 30, partait, à destination des généraux Pershing et Pétain, du maréchal Haig, du général Degoutte, le télégramme suivant : « L’ennemi, désorganisé par nos attaques répétées, cède sur tout le front. Il importe d’entretenir et de précipiter nos actions. Je fais appel à l’énergie et à l’initiative des commandants en chef et de leurs armées pour rendre décisifs les résultats obtenus.

« Signé : Foch. »

C’était la charge sonnée de haut.


Le Maréchal avait les meilleures raisons de hâter encore une poursuite qui, ralentie le 8, avait été cependant si magnifiquement menée.

Le 6 novembre, il avait fait connaître au général Debeney que des parlementaires allemands se présenteraient probablement sur le front de l’axe Givet-Chimay-Fourmies-La Capelle et lui avait donné à ce sujet des instructions très précises.

Le Maréchal venait d’être armé de pleins pouvoirs pour traiter de l’armistice. Le président Wilson ayant, enfin transmis la demande allemande, les gouvernements alliés avaient remis au commandant en chef de leurs armées le pouvoir d’en traiter directement avec les parlementaires que le gouvernement ennemi était invité à envoyer à nos avant-postes. Ces parlementaires étaient aussitôt partis de Berlin.

Le 7, à 20 h. 15, ils s’étaient présentés aux avant-postes du 31e corps de la 1re armée française à Haudroy. C’était par une nuit très noire et pluvieuse ; ils étaient arrivés par des chemins affreux, en partie détruits, que quelques-uns de leurs sapeurs réparaient devant les voitures, ils furent reconnus, suivant les règles, et conduits à la Capelle où les attendaient quatre officiers envoyés par le général Debeney ; le commandant de Bourbon-Busset, chef du 2e bureau de la 1re armée, les ayant, si j’ose dire, identifiés, les conduisit au Quartier général de l’armée où ils parvinrent le 8, à une heure. Un train spécial les conduisit en forêt de Compiègne, à Relhondes, où Foch s’était aussitôt transporté, avec l’amiral sir Rosselyn Wemyss et le général Weygand. Le train des parlementaires allemands entra à 7 heures au garage de Rethondes et, à 9 heures, le commandant en chef recevait dans le wagon-bureau de son train spécial les envoyés de Berlin.

Il m’est interdit par la discrétion, — et il serait d’ailleurs hors de mon rôle actuel, — de rapporter ici les détails de l’entrevue. Disons seulement que, résolus, sur les vives instances du Commandant en chef des Armées alliées, à déjouer le plan allemand, les gouvernements alliés étaient tombés d’accord sur la nécessité que, dans les circonstances où l’armistice était demandé, il revêtit, ou plutôt gardât rigoureusement le caractère de capitulation sollicitée. Lorsque le ministre Erzberger, chef de la délégation, déclara venir « recevoir les propositions des Puissances alliées, » le Maréchal répondit fort naturellement qu’il n’avait aucune « proposition » à « faire. » Le comte Obendorf, alors intervenant, se déclara prêt à entendre « les conditions de l’Entente. » Ces conditions ne pouvaient être communiquées que si les Allemands demandaient fermement l’armistice. « Demandez-vous l’armistice ? » Erzberger et Obendorf, d’une seule voix, déclarèrent le demander. C’est en ces termes que s’engagea l’entretien. Les conditions furent lues. Celaient exactement celles d’une capitulation — et sans précédent. On leur donnait trois jours pour l’accepter.

C’est dans ces circonstances que Foch adressait à ses armées un suprême appel. Si les Allemands hésitaient à signer, le succès grandissant de notre poursuite les y amènerait. S’ils y étaient résignés, il fallait que, la victoire étant consommée avec la libération du territoire français, la capitulation de l’Allemand, forcé sur ses frontières, apparût bien comme l’aveu éclatant de sa défaite sans appel.


Le 9, le 11e corps, de l’armée Gouraud, ayant occupé, dès l’aube, Francheville et le fort de Ayrelles, jeta ses avant-gardes sur Mohon : elles traversèrent la Meuse et pénétrèrent dans la citadelle de Mézières, tandis que le 9e corps parvenait dans les faubourgs de Sedan et jetait dans la ville quelques-uns de ses éléments.

Le télégramme de Foch en main, Gouraud donnait l’ordre de pousser, avec la dernière vigueur, la marche en avant. Le 10, on se contenta de pénétrer de toutes parts dans les faubourgs de Sedan. Le 11e corps qui avait reçu l’ordre de franchir la Meuse, fit en effet passer 3 bataillons entre Vrigne Meuse et Nouvion (Est de Sedan et Sud de Mézières). A l’Est de Mézières, le 11e corps se heurta aux mitrailleuses ennemies. L’Allemand, précisément parce que l’armistice se négociait, essayait d’en imposer. Mézières était, de 15 à 18 heures, violemment bombardé ; des obus incendiaires mirent le feu à l’hospice : c’étaient les adieux du kronprinz de Prusse à l’ancien Grand Quartier Impérial. Dans la nuit du 10 au 11, en pointe vers Sedan, Américains et Français pénétraient en masse dans la ville où l’on se battait avec une âpre violence. A cette heure, toute l’armée Gouraud bordait, de Sedan à Charleville, la Meuse, déjà franchie en plusieurs points.

L’armée Guillaumat occupait l’Est de Mézières. Le 9, le 4e corps avait enlevé Prix-lès-Mézières : l’escadron divisionnaire de la 8e division, ayant culbuté, à Villette, des détachements de mitrailleuses, pénétra dans les faubourgs Nord-Ouest de Charleville. Le 17e corps bordait plus à l’Est la Sormoune à Belval, faisait traverser la rivière par la 17e division, parvenait à Tournes. Le 21e corps enlevait Neufmaisons, passait la Sormoune à Ham-les-Moines, enlevait Cliron, dans la soirée. Le 10, brisant des résistances locales, la 5e armée atteignait, au soir, le front Charleville-Reuvez.

La 3e armée Humbert, plus à l’Ouest, emportant la ligne des forêts, bois d’Harcy, bois des Potées, forêt de Signy-le-Petit, marchait sur Rocroy qu’elle devait enlever le lendemain et portait son front des environs de Bourg-Fidèle à la lisière Est de la forêt de Signy.

Debeney, qui se liait à Humbert par sa droite, avait eu, le 8, à donner son dernier effort : l’obstacle abattu, les éléments ennemis battaient précipitamment en retraite ; ils abandonnaient, dit le journal de la 1re armée, « un matériel considérable. » Rien n’excitait plus le soldat que le spectacle de cette fuite en panique. On était aux trousses de l’Allemand. L’armée faisait ce jour-là jusqu’à 16 kilomètres, occupant Fourmies, Moudres, puis Ilirson, Saint-Michel et atteignant à Anor la frontière belge. Le 10, la ligne fut portée à 8 kilomètres en avant. On continuait à recueillir des prisonniers, des déserteurs par grandes bandes, enlevant des milliers de traînards, sabrant les troupes retardées, raflant un gros matériel : en gare d’Anor notamment, d’immenses magasins avaient été saisis : la déroute allemande s’affirmait ; on ramassait des trains entiers.

Comme sur le front Debeney, l’ennemi était, le 9 au matin, devant les armées britanniques en pleine retraite. Ce jour-là, de bonne heure, la division de la Garde et la 62e division entraient à Maubeuge. On poussait vers Mons ; on atteignait les faubourgs. Le 10 au soir, les armées de Haig, en pleine forme, étaient parvenues, à travers forêts et marécages, au front Moustier-en-Fage (Est de la forêt de Trélon), Sivry-Est de Maubeuge-Blagneries-Quesmes (Sud-Ouest de Mons).

Plus au Nord, l’énorme poche, qui se creusait encore, le 8 au soir, entre la région de Mons et l’Escaut, dans le cercle en mouvement, était réduite, les 9 et 10, sur une profondeur de 30 kilomètres par la double action de la 5e armée britannique et du groupe des Flandres, et le front porté à Tertre-Tongres-abords d’Ath-Ellezelle-Segelhem et Nederzwalm.

Toutes les armées des Flandres étaient maintenant en marche. Les Belges, bordant le canal de Gand à Terneuzen, avaient enlevé la gare de Gand. Les Français, progressant, malgré une très vive résistance, au delà de l’Escaut, avaient occupé Melden et Meersch. Degoutte avait, le 9, précipité le mouvement. Si, le 10, les Belges s’arrêtaient devant un front fortement défendu, les Français passaient outre. Ils refoulèrent l’ennemi jusqu’au front lisière Est de Nederzavelm-Hermelzen-boucle de Saint-Denis-lisières Est de Segelsem, tandis qu’à leur gauche, les unités américaines du groupe franchissaient l’Escaut à l’Est d’Heuvel, et qu’à leur droite, les soldats de Plumer le traversaient sur tout le front, atteignant Renaix et Leuze. Ceux-ci étaient sortis du « groupe, » mais marchant en liaison avec l’armée française, s’associaient, par ailleurs, au mouvement de la 5e armée britannique au Sud. Ce mouvement portait notre gauche de la région de Gand sur Bruxelles. La cavalerie serait lancée aux trousses afin de transformer en déroute la retraite des Allemands sur le Brabant et la Basse-Meuse.

En fait, tout se préparait pour que, chassé de France, à quelques lieues carrées près, en cette soirée du 10, l’ennemi s’il ne se décidait pas à capituler, fut pris entre la Basse-Meuse et la Sarre dans les bras d’une gigantesque manœuvre. Nous savons que tout était amorcé pour que cette manœuvre jouât entre le 12 et le 15. Tandis que Degoutte, se rabattant sur la région de Bruxelles, de, Tirlemont, de Liège, représenterait, en cette formidable étreinte, le bras gauche, Castelnau actionnerait vers la Sarre et la Moselle le bras droit, pendant que, se débattant dans le massif d’Ardennes, l’ennemi y serait accroché par les douze autres années assaillantes.

Ce soir au 10, tout était en mouvement et les seules armées immobiles, — celles de Lorraine, — attendaient, ayant déjà pris leur dispositif, et toutes frémissantes d’ardeur quand sonnerait, le 13, l’heure de la grande attaque enveloppante.

L’ennemi n’attendit pas l’heure. Il était, dès le 9, résolu à traiter à tout prix. N’étant pas gens à sauver leur honneur, ils ne comptaient point imiter les Français de 1870. Ils avaient leur Sedan, — un gigantesque Sedan où ils laissaient le tiers de leur armée : ils firent ce que leur conseillait la prudence, — après tant d’outrecuidance. Ils allaient, sans essayer de combattre plus longtemps, signer, l’expression s’explique, une capitulation en rase campagne.


LA CAPITULATION
11 NOVEMBRE

La nuit du 10 au 11 novembre 1918 fut légèrement brumeuse ; la pluie avait cessé ; les chemins restaient boueux, piétinés successivement par l’armée poursuivie, par l’armée poursuivante. Le soleil se leva dans un léger brouillard.

Dans la nuit humide, on eût entendu bruisser une masse d’armes ; le canon tonnait sur toute la ligne de Sedan à Gand en passant par le Sud de Rocroi, l’Est du Cateau, l’Ouest de Maubeuge, l’Est de Mons et d’Ath ; sur toute cette ligne les armées étaient, bien avant l’aube en mouvement. Quelques-unes ne s’étaient pas arrêtées de la nuit. C’est qu’elles sentaient que l’ennemi vaincu était à merci et pressentaient qu’acculé, il essayait encore de se dérober. Une fièvre singulière surexcitait les courages, galvanisait les fatigues ; on ne parlait pas de la paix, on ne parlait pas de l’armistice ; complètement possédé par l’ardeur de la poursuite, on marchait. Certains désirs particuliers aiguillonnaient tels et tels. Si la guerre devait finir ce jour-là, les Français entendaient la finir au cœur de Sedan, les Anglais sur le champ de bataille de Mons, les Belges dans Gand reconquis : c’est dans le même état d’esprit qu’à cette heure un Castelnau peut regarder Morhange qui, avant trois jours, doit être enlevé.

L’aube trouvait dans Sedan les soldats de Gouraud ; ils s’y rencontraient avec quelques éléments de l’armée américaine qui, en une pointe extrême, arrivaient eux aussi à ce fatidique champ de bataille. L’armée Guillaumat, dès les premières heures, faisait une forte avance, encore qu’à travers le terrain montueux et boisé situé à l’Est de Monthermé ; elle atteignait par sa cavalerie, avant 11 heures, Meillier-Fontaine-Chateau Regnault-Deuille bordant la Meuse entre Revin et Laifour. Rocroi avait été dans la nuit occupé par Humbert, et toute sa région, tandis que Debeney tenait, de Roule-Rance à la Haute-Minelette, la région de Chimay. Le jour vit nos troupes entrer à Chimay.

Les armées britanniques avaient, en pleine nuit, gagné encore un large terrain à l’Est de Maubeuge que déjà la 3e armée laissait à 6 kilomètres derrière elle. A l’aube, les Canadiens étaient entrés dans Mons et Horne marchait en direction de la ligne Nivelles-Charleroi. Plus au Nord, nos alliés pénétraient dans Ath et dès l’aurore dans Lessines. A Grammont, ils n’étaient plus qu’à 30 kilomètres de Bruxelles.

Les Français de Boissoudy y allaient tout droit, avançant à l’Est de Nederzalm et de Nazareth, tandis qu’à leur gauche, les troupes du roi Albert entraient, au milieu des acclamations, dans Gand reconquis.

Et déjà de ces lignes occupées en quelques heures, les troupes, sur tout le front, s’élançaient à de nouvelles conquêtes quand soudain tout se figea.

La dépêche qui, transmise du Quartier Général des armées alliées aux quartiers généraux d’armée, était téléphoniquement transmise jusqu’aux avant-gardes portait :

Maréchal Foch à commandants en chef :

Les hostilités seront arrêtées sur tout le front à partir du 14 novembre à 11 heures, heure française ;

Les troupes alliées ne dépasseront pas, jusqu’à nouvel ordre, la ligne atteinte à cette date et à cette heure...

A 2 h. 15, pendant cette nuit historique où la brume et l’obscurité étaient encore déchirées par les éclairs des canons, les parlementaires allemands s’étaient réunis dans le wagon-bureau du train du Maréchal et, à 5 h. 10, avaient signé, sous le nom d’armistice, la capitulation qu’on leur avait dictée.

On en connaît les termes : ce serait sortir de mon sujet que de les commenter ou même d’en rappeler le détail. Sans plus de combats, sans plus d’efforts pour essayer de relever leur fortune abattue, les petits-neveux de Bismarck et de Moltke avaient accepté de livrer, — la France s’étant libérée elle-même avec l’aide de ses Alliés, — tout l’énorme territoire qui jusqu’au Rhin, de la frontière hollandaise à Bâle, restait entre leurs mains, de livrer les têtes de pont de Cologne, Coblence et Mayence, de renoncer incontinent aux bénéfices des abominables paix de Brest-Litovsk et de Bucarest, de livrer les flottes, les sous-marins, les avions, les canons, de livrer, sans réciprocité, leurs prisonniers de guerre, bref de tout livrer. En fait, puisque incapable de suivre l’exemple magnifique qu’après septembre 1810 et jusqu’en février 1871, nous avions donné, et de lutter pour l’honneur même contre toute espérance, l’Allemagne livrait sans plus de combats ses frontières et ses armes, elle livrait surtout son honneur et sa gloire. Suivant une expression juste d’un des généraux vainqueurs, la victoire étant grande, il y avait quelque chose de plus énorme que la victoire : la capitulation.

Elle était l’aveu éclatant d’une défaite irrémédiable, l’aveu éclatant de la terreur qu’inspirait la menace d’un inéluctable désastre. Elle couronnait la bataille de sept mois où, fermes dans l’infortune, les Alliés avaient, dans la fortune, gardé une inébranlable résolution issue de la confiance des chefs dans les soldats, des soldats dans les chefs.

« Officiers, sous-officiers et soldats des armées Alliées :

« Après avoir résolument arrêté l’ennemi, vous l’avez, pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit.

« Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire et sauvé la cause la plus sacrée : la Liberté du Monde.

« Soyez fiers !

« D’une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux.

« La postérité vous garde sa reconnaissance. »

C’est en ces termes que le Grand Chef saluait, le 12, ses troupes victorieuses.

A cette heure, la Nation proclamait que le maréchal Foch « avait bien mérité de la Patrie. »

Ainsi se terminait, après 235 jours de combats presque ininterrompus, « la plus grande bataille de l’histoire. »


CONCLUSION : LA PLUS BELLE VICTOIRE DE L’HISTOIRE

Après quatre ans et plus d’une lutte sans précédent dans les annales du monde et une bataille de huit mois, nous avions vaincu. Le résultat était tel qu’a aucun moment de la guerre, nous n’avions conçu que, disposant encore d’une armée, si affaiblie qu’elle fût, l’ennemi pût accepter une si complète capitulation. C’était, après « la plus grande bataille, » la plus belle victoire de l’Histoire.

Et cependant cette bataille s’était, pour nous, engagée dans les pires conditions. L’ennemi, moralement et matériellement fortifié par l’effondrement du front russe, semblait, plus même qu’en août 1914, formidable. Entraînées par près de quatre années d’une guerre tenue par elles pour victorieuse, pourvues d’un matériel magnifique de combat et animées de la foi la plus absolue en une victoire qui imposerait la paix profitable, ses troupes représentaient vraiment le plus redoutable instrument de bataille. Une discipline rigoureuse mettait cet instrument entre les mains d’un Etat-major dont le prestige fortifiait l’action ; à la tête de cet Etat-major, un grand chef dont le crédit, à lui seul, constituait une force, et, sous cet Hindenburg « toujours vainqueur, » ce chef d’Etat-major, Ludendorff, audacieux, actif, à la main ferme et à l’esprit entreprenant, tenu pour capable des plus hardies, des plus heureuses conceptions. Tout avait été écrasé en Orient : Serbes, Russes, Roumains, et, un moment, il avait semblé que d’un revers de main un Mackensen eût pu rejeter à la mer l’armée de Salonique. Ludendorff avait préféré faire sentir à l’Italie la lourdeur du poing allemand, et il avait suffi que celui-ci s’appesantit pour que l’Italie, un moment, parût s’effondrer. Et maintenant tout ce qu’il y avait de forces allemandes dispersées sur les champs de bataille de l’Europe se ramassait sous la main de Hindenburg pour être jeté sur le front de France.

Jetées sur ce front, elles y parurent remplir, jusqu’à les dépasser, les espérances que l’Allemagne fondait sur elles. Les armées britanniques, enfoncées, le 21 mars, entre Oise et Somme, semblèrent un instant livrer Amiens et, avec Amiens, le chemin de la mer, et si les troupes françaises, jetées à la bataille par Pétain et commandées de haut par Fayolle, parvenaient à remailler la chaîne rompue, la situation n’en était pas moins singulièrement grave pour l’Entente ; elle s’aggravait encore quand, le 9 avril, un nouvel enfoncement de nos Alliés paraissait, une heure, découvrir, avec le Pas-de-Calais, le seuil de l’Angleterre.

De nouveau, nos troupes étaient, contre l’attente de l’adversaire, accourues sur ce champ de bataille lointain et y avaient, au prix de rudes combats, aveuglé les voies. Mais, à ce jeu, notre armée s’usait et se dépensait. Elle paraissait néanmoins si gênante que Ludendorff entendit la mettre hors de combat. Ce fut le troisième assaut, — le plus effroyable : la rupture des lignes de l’Aisne, l’invasion jusqu’à la Marne de soldats entraînés par leur triomphe au delà de tous leurs objectifs. Le soir du 29 mai, la victoire future de l’Entente eût paru hypothèse folle même à nos meilleurs amis. Après la mer, Paris était plus ou moins prochainement menacé. Même à la veille de la première Marne, l’Allemagne n’avait jamais paru plus près du triomphe final.

Elle venait cependant d’écrire sans s’en douter la préface de sa défaite. Engagée dans une poche que, grâce à la résistance des parois, elle ne parvenait pas à élargir, l’armée allemande était singulièrement vulnérable. L’échec de l’assaut, tenté le 9 juin, pour mettre fin à cette situation scabreuse, la vouait à la pire aventure, de l’heure où son adversaire la frapperait au défaut et y engagerait le fer.

Le fer fut engagé le 18 juillet et dans les circonstances les plus heureuses pour nous. Arrêté net le 15 juillet dans une nouvelle tentative pour élargir à l’Est la poche qu’il n’avait pu le 9 juin élargir à l’Ouest, déconfit et rejeté en mauvais arroi par une de nos armées, l’Allemand s’était, sur le front d’une autre armée française, engagé plus avant dans la poche fatale : ayant franchi la Marne, — fleuve funeste à sa fortune, — il restait ainsi aventuré quand, d’un coup imprévu de lui, il fut frappé au défaut que de son œil perçant le général en chef allié avait aperçu. Obligée, au risque d’un mortel péril, de rétrograder, l’armée allemande s’y résigna, mais dès lors la bataille était renversée ; suivant l’expression d’un grand chef anglais, cette victoire française du Soissonnais « marquait le tournant de la campagne. »

Ressaisissant l’initiative, le Haut Commandement allié allait manœuvrer l’adversaire et faire succéder aux victoires de l’offensive allemande celles de notre contre-offensive. En deux mois, du 18 juillet au 22 septembre, cette contre-offensive avait non seulement reconquis le terrain perdu depuis le 21 mars par les armées de l’Entente et ramené l’ennemi à son point de départ, mais, par la réduction de la hernie de Saint-Mihiel, permis à la grande manœuvre d’enveloppement de se préparer sans être par rien gênée dans son envergure.

L’armée allemande avait dans l’aventure perdu au bas mot un demi-million d’hommes et un matériel énorme. De ce chef, tout espoir de réaction victorieuse lui était interdit pour l’année qui s’avançait. Son moral, sans s’affaisser, baissait étrangement, — et, de l’aveu de ses chefs, sa « force combative. » Mais une dernière espérance restait à son Etat-major. Rejetée de ses conquêtes de printemps 1918, elle l’était sur les formidables positions dont elle avait, depuis trois ans et plus, enserré ses adversaires et qui semblaient river l’invasion au flanc de la France. Cantonnés en ce rempart tenu pour « imprenable, » les Allemands pouvaient penser qu’on n’oserait les y attaquer ou qu’attaqués, ils sauraient repousser l’assaut. Dès lors, sans être sauvés, car cette fois le temps travaillait contre eux, ils pourraient se réorganiser, peut-être se renforcer assez pour que l’année 1919 imposât à la lassitude de l’adversaire une paix qui fût au moins sans déshonneur pour eux.

Leur dessein était facilement pénétrable. Le grand chef qui menait la bataille entendit le déjouer. Il savait qu’aucune muraille ne résiste à une armée victorieuse qui y vient relancer une armée vaincue. Contre l’attente de ses adversaires, il osa décréter qu’avant quelques semaines, le rempart serait ou réduit ou forcé. Et, pour plus de sûreté, il décréta qu’on tenterait tout à la fois, et de le réduire, et de le forcer. Tandis qu’il serait attaqué de front par les armées anglo-françaises sur sa partie la plus formidable, il serait menacé par deux attaques de flanc : l’une au Nord, menée par un groupe d’armées Franco-anglo-belges, l’autre au Sud exécutée par l’aile droite des armées françaises et la nouvelle armée américaine.

L’assaut général commença le 26 septembre. Contre les. prévisions admises, le mur fut brisé à son centre avant même que les ailes eussent pu l’envelopper. La cuirasse était rompue qui couvrait le gladiateur jusque-là resté debout contre tous les assauts et qui, sous le coup, fléchit des jarrets.

Il sentit sa défaite. Non seulement sa position « imprenable » avait été prise et, avec elle, 40 000 nouveaux prisonniers et plus de 500 canons, mais les voies de rocade par où il parvenait jusque-là à multiplier ses forces en les déplaçant étaient ou ‘ perdues ou menacées. Ses réserves s’épuisaient ; son matériel était délabré ; il ne songeait plus qu’à sauver ce qu’il en restait. Il pouvait encore, en s’accrochant à sa seconde ligne de positions, Hermann et Hunding stellung, permettre aux armées et aux canons de s’écouler lentement vers le Rhin.

Le grand chef allié ne le permit pas. Sachant ses troupes fatiguées, mais confiant en leur surhumaine énergie, il décida de briser le second mur avant que celui-ci eût joué son rôle de couverture. Bien plus, poussant toutes les armées à l’assaut, il étendait son action de telle façon que l’enveloppement se fit plus large et plus menaçant encore. Tandis que l’ennemi serait rejeté dans le difficile massif ardennais par neuf armées alliées, trois autres, repartant des champs de Flandre, après avoir reconquis la Belgique, se rabattraient sur le flanc droit allemand et trois autres encore, attaquant entre la Meuse et la Sarre, menaceraient, par un énorme mouvement tournant, la ligne de retraite des armées impériales sur le Rhin.

L’Allemagne fut étreinte par la peur. Elle courait au pire désastre, à un Sedan centuplé, puisque six cent mille Allemands étaient en péril. Du jour où elle avait été rejetée de son mur Hindenburg, l’État-major avait décrété la partie perdue. Cherchant avant tout à tirer de cette effroyable mésaventure ce qui pouvait en être sauvé, c’est lui qui adjurait le gouvernement d’Empire de solliciter et d’obtenir à tout prix l’armistice.

Les circonstances donnaient à une telle démarche le caractère d’un aveu formel de défaite. Le grand chef allié entendit bien que l’armistice fût une capitulation. Il pressa le mouvement qui peu à peu enserrait le vaincu et le réduisait aux abois. L’étreinte était si menaçante, les pertes si irréparables, les moyens de manœuvre si faibles pour le vaincu que, sans essayer de sauver l’honneur, l’Allemagne capitula.

La bataille qui, quatre mois, avait paru menacer d’un mortel péril les troupes de l’Entente, se terminait pour elles, après quatre nouveaux mois, par une incomparable victoire et l’effondrement de leur ennemi.


La victoire, nous la devions à la vertu française, à la valeur de très grands chefs, à la vaillance d’une armée sans pareille, à la résolution et à l’ardeur de nos Alliés, à l’établissement d’un commandement unique, au choix de l’homme qui en fut investi, et, disons-le, à certaines fautes de nos adversaires.

La France avait été pendant les quatre années de guerre au premier rang de la Coalition : seule, elle avait arrêté l’invasion aux champs de la Marne en septembre 1914 ; presque seule, elle avait, en 1915, tenté, par de fougueuses offensives, de rejeter l’Allemand, seule, elle avait, en 1916, brisé à Verdun la seconde ruée allemande ; et si en 1916, en 1917, elle avait vu ses alliés britanniques faire leur partie en de nouveaux assauts, elle avait, comme toujours, payé sa part au delà de ses engagements et presque de ses capacités. Elle eût été, en 1918, excusable de ne jouer dans la défense de son sol que le rôle qui lui était assigné en un secteur déjà si démesurément large.

Et cependant c’était elle qui, à la première nouvelle que ses alliés britanniques, en dépit de leur vaillance, étaient culbutés, s’était à deux reprises jetée à leur secours. Deux fois, en Picardie et en Flandre, on avait vu, quand tout semblait perdu, paraître sur les champs de bataille les casques bleus de France, — et la bataille s’était rétablie. Sans doute arriva-t-il qu’à son tour, notre armée affaiblie par ces combats, privée, par l’éloignement de ses meilleures divisions, des réserves nécessaires, attaquée par des forces formidablement disproportionnées, fléchit et céda ; mais elle n’avait pas attendu qu’accourussent des alliés pour se retourner soudain en un mouvement magnifique contre les vainqueurs du 27 mai et, en limitant leur victoire, en quelque sorte, les y enfermer.

Lorsque, un mois après, cette armée proclamée par la presse allemande « hors de combat, » avait été derechef attaquée, elle avait fait à cette nouvelle ruée un accueil tel que le monde en frémit d’étonnement et quand l’Allemand en restait déconfit, elle l’avait avec une fougue incroyable enfoncé, bousculé, expulsé de ses positions, reconduit l’épée dans les reins.

Certes dans les combats qui allaient suivre, nos alliés devaient, à leur tour, faire preuve d’une valeur à laquelle, le lecteur le sait, nous n’avons jamais hésité à rendre hommage et nous y reviendrons. Mais aucun d’eux ne songerait à contester qu’après s’être largement dépensées dans la défensive, les armées françaises jouèrent dans l’assaut concentrique un rôle que l’effroyable usure faite au service de la Coalition semblait d’une façon absolue leur interdire. Comme je les avais vus marchant à la rescousse des Britanniques en mars, pleins de résolution et d’entrain, en soldats celtes qui toujours ont blagué leurs épreuves, je les vis, en ces dernières semaines de combats, marcher à la victoire avec une infatigable ardeur. Les divisions étaient réduites à quelques bataillons, les bataillons à quelques sections ; notre armée était en lambeaux ; les figures étaient hâves, creusées par la fatigue, ravagées par les veilles et, sous les » habits bleus par la victoire usés, » les dos se voûtaient et presque se cassaient ; ils allaient cependant et allaient toujours ; ils conquéraient et libéraient le sol de la Patrie ; ils ne chantaient plus, ne plaisantaient plus, ne riaient plus ; mais leurs yeux disaient le sacrifice éternellement consenti quand ils n’étaient pas traversés par l’éclair de joie que leur arrachait la vue des immenses colonnes de prisonniers allemands rencontrés ou l’entrée dans une des villes naguère réputées imprenables, Laon, Saint-Quentin, La Fère, Guise, Vouziers, Rethel, Sedan Beaucoup tombaient, parmi lesquels nous avons tous un être cher, et si je laissais parler mon émotion... Et je me rappelais ce mot d’un poème du XIIIe siècle : « Les bons souffreurs vainquent tout. »

La guerre avait fait à la France une armée sans pareille. Elle avait dans son creuset pendant quatre ans fondu les éléments de la Nation : elle en avait fait ce qui aujourd’hui éclipse le volontaire de la Révolution et le grognard de l’Empereur, le poilu de la République. Il gardait en son âme deux orgueils parmi tant de douleurs : on avait arrêté « le Boche » sur la Marne, on l’avait arrêté à Verdun. Et le fait est que la valeur des soldats de 1918 se fortifiait des souvenirs « du temps du père Joffre. » Les jeunes classes avaient trouvé ces glorieux ainés pour leur apprendre comment" on avait le Boche. » Joffre avait laissé comme un legs immortel à l’armée française les motifs d’une imperturbable confiance : la Marne, Verdun et, quand Verdun étonnait déjà le monde par sa résistance, la Somme victorieuse.

Quand, en 1917, une bataille, qui, sans être l’échec qu’on a dit, l’avait déçu en de trop belles espérances, le soldat français sentit son âme s’enténébrer, un autre grand chef était venu dont j’ai, au début de cette étude, caractérisé en quelques mots la féconde action. Pétain, ai-je écrit, « avait entendu que le raffermissement de la discipline fût assuré par le rassérènement des âmes. » Lorsque, nous retournant vers les origines de cette bataille de huit mois, nous nous posons la question : « Comment a-t-elle été gagnée ? » nous sommes ramenés à ce fait. Jamais le soldat français n’avait été si beau. Et si sa mentalité, faite de discipline consentie, fut, avec son infatigable vaillance, un des éléments primordiaux de la victoire, il faut bien en reporter une partie du mérite au chef dont l’âme frémissante se cache avec une sorte de pudeur sous des dehors si froids. Lorsque Foch recevait le commandement des armées alliées, Pétain lui tendait un instrument d’acier à la fois souple et résistant qui, jadis fondu au feu de vingt batailles, sortait retrempé encore des mains d’un grand forgeur d’âmes.


Cette armée dont j’eusse tant voulu, — échappant au cadre où je devais m’enfermer présentement, — dire par le menu les exploits héroïques, cette armée si vaillante, si ardente, si volontairement soumise à la discipline, si étonnante de patience aisée et d’humeur guerrière, disons, — car c’est un devoir de l’affirmer, — qu’elle n’eût pas enlevé la victoire, si elle n’avait été entre les mains de très grands chefs.

En cette étude, tous ont paru à leur place. Pétain d’abord qui n’est point seulement le chef qui, un jour, s’est penché sur le cœur du soldat, Pétain qui est aussi le soldat réfléchi et organisateur, l’homme qui entend s’éclairer avant d’ordonner, poser avant de conclure, ménager les vies et les ressources tant qu’il importe d’assurer l’avenir, mais qui, soudain, quand la victoire est proche, et se sentant enfin affranchi de ce souci, saura, — c’est le 27 octobre, — crier à ses lieutenants : « Poussez hardiment. » C’était grâce à sa prudence opportune que, saignée par plus de trois années de combats, l’armée française, ménagée par lui, s’était trouvée en mesure, matériellement comme moralement, de supporter le choc. Ce que, de Provins, Jeanne d’Arc écrivait, le 6 août 1429, aux Rémois : « Je maintiendrai et tiendrai l’armée royale bien unie et toute prête, » de ce même Provins, son Quartier général, Pétain a pu souvent adresser à Foch la même promesse assurée. Son armée était « bien unie et toute prête, » quand, le 22 mars, à l’appel imprévu du maréchal Haig, il la précipitait en moins de quarante-huit heures sur le champ de bataille en péril, quand, distribuant les réserves que, sagement, il avait constituées, il jetait à un Fayolle les premières instructions d’où allait sortir le rétablissement provisoire de la bataille compromise.

Tel je l’avais vu alors, en son poste de commandement de Compiègne, calme jusqu’à être souriant, maîtrisant une âme pleine d’émoi pour opposer aux mauvaises nouvelles un front de marbre, tel il devait rester dans les mauvaises comme dans les bonnes heures.

Plein d’une abnégation faite de raison autant que de vertu, il avait aspiré à se subordonner. Mais restant à sa place nouvelle, — encore si éminente, — de haut lieutenant d’un grand maître, il grandissait encore ce poste par cette valeur appliquée qui lui est propre, toujours prêt à fournir à la bataille ce que la bataille exigeait, résolu à donner sans ambages, au nom de sa mission, des avertissements, des avis et des conseils, plus résolu encore à entrer pour le bien du pays dans les vues d’un grand chef, à y collaborer avec son cœur autant qu’avec sa tête — au demeurant le chef le plus précieux qu’armée pût avoir en de telles circonstances et sous la main d’un Foch.

Il avait amené à celui-ci l’admirable cohorte des grands chefs. C’est grande fortune que la France ait possédé une pareille pléiade de soldats émérites. Parce que en cette bataille, les « Armées » apparaissent comme les grands instruments d’action, un Mangin, un Gouraud, un Debeney, un Berthelot, un Humbert, un Guillaumat, un Degoutte, chefs directs de ces armées, ont été, au cours de ce drame que j’ai essayé d’écrire, sans cesse en scène. Mais, entre ces hommes qui apparaissent ici comme les grands acteurs du drame et l’illustre chef qui les actionnait, les chefs de groupes d’armées n’ont cessé d’agir, jouant leur rôle d’actifs et infatigables « coordinateurs. » Entre les mains de Fayolle, de Maistre, — et Castelnau se préparait, en novembre, à jouer le même rôle au-dessus des armées de Lorraine, — les directives d’un Pétain deviennent les ordres précis qui de deux, trois, quatre armées font « un groupe » agissant, s’aidant, s’appuyant, collaborant en une étroite harmonie. Qui louera assez le rôle de Fayolle, notamment, qui, du 23 mars au 11 novembre, restera constamment sur la brèche, tenant en ses mains les rênes de ces armées qui, après avoir, en mars et en juin 1918, fermé la voie à l’invasion, ont plus qu’aucunes autres, contribué à la refouler ? Cet ancien maître de l’École de guerre, je le vois dirigeant un Debeney, un Humbert, un Mangin, actionnant les énergies, modérant au besoin les témérités, contrôlant les renseignements, ordonnant les efforts, coordonnant les volontés ; et un tel rôle demande des qualités dont le vainqueur de la Somme a depuis longtemps fait la preuve. Je le verrai toujours, si beau de sérénité calme et d’énergie souriante en ces terribles journées de mai 1918 où, avec des troupes de fortune, des états-majors sans troupes, des divisions sans artillerie ou des artilleries sans attelages, il faisait front à une situation sans précédent, et gagnait là les plus beaux lauriers de sa magnifique carrière.

Et ce que je dis d’un Fayolle, je le dirai d’un Maistre ; c’est le même rôle entre les mains d’un autre maître de l’Ecole, chez qui la guerre a révélé un soldat à poigne au service d’un cerveau merveilleusement pondéré, Maistre, à la tête du groupe qui, sous le commandement des Berthelot, des Guillaumat et des Gouraud vainquit de Sissonne a Vouziers, et, de Mézières à Sedan, acheva la bataille en apothéose.


Armée française magnifique et magnifiquement commandée, elle n’eût cependant pas suffi à vaincre. Elle avait, seule ou presque seule, pu tenir des années durant : elle ne pouvait, seule, en 1918, repousser la ruée et la faire refluer, parce que, saignée depuis quatre ans cruellement, elle devait encore, en bandant ses muscles et son cœur, jouer dans la bataille un rôle éminent, mais à condition qu’à côté d’elle, d’autres tinssent tête à un ennemi d’abord très supérieur en hommes et en moyens.

J’ai dit, dans un des chapitres de cette étude, quelles qualités avait, en cette bataille, déployées l’armée britannique. Il serait injuste de méconnaître la valeur que, même dans les jours malheureux, elle dépensa. Ses hommes attaqués par des forces supérieures, séparés, désencadrés, se cramponnèrent alors au sol par petits groupes et, dès qu’ils virent les Français intervenir, se reformèrent sous les ordres de nos généraux par un mouvement spontané qui affirmait que seul le désarroi d’un état-major d’armée avait pu faire flotter ces superbes soldats. Le lecteur les a vus agir lorsque, reprenant l’offensive, leurs chefs les jetèrent à l’assaut des lignes Hindenburg. Opiniâtres naguère dans la défense et gardant dans l’infortune ce flegme qui est une belle forme du courage, ils se montrèrent, en cet assaut de septembre, redoutables et même formidables par la résolution avec laquelle ils s’élancèrent, par l’observance exacte de la consigne donnée qui était de briser le mur ou d’y rester. Leurs états-majors avaient apporté dans leurs travaux les mêmes qualités d’opiniâtreté et de résolution. Plus neufs que les nôtres à la conception de la guerre, ils s’étaient simplement entraînés, se forgeant en forgeant. Lorsqu’au début de l’été, ils se furent persuadés qu’il fallait décidément en découdre pour en finir, ils parurent admettre que rien ne devait faire obstacle. Sans se départir de cette froide et, calme « application » qui leur faisait préparer toute opération comme une partie bien ordonnée, sans renoncer à des procédés de préparation qui bannissaient toute improvisation pour éviter tout aléa, ils se trouvèrent, dès qu’un premier succès eut couronné leurs efforts, résolus à ne plus s’arrêter que juste le temps nécessaire pour préparer l’action victorieuse qui suivrait.

Leurs grands chefs, Rawlinson, Horne, Byng, Plumer et, au premier rang, sir Douglas Haig étaient d’ailleurs arrivés à la conception juste de la situation militaire que, sans la méconnaître avant mars 1918, ils n’avaient fait qu’entrevoir. Un particularisme assez jaloux et comme scrupuleux, qui n’était d’ailleurs nullement exclusif d’entente cordiale et de courtois accord, les faisait se cantonner volontiers sur leur champ de bataille en nous laissant le nôtre, survivance du « splendide isolement. » Les journées de mars et d’avril, amenant l’interpénétration au profit même de nos alliés, les convainquirent non seulement de sa possibilité, mais de sa nécessité. La loyauté britannique devait s’incliner là-devant. Et dès lors, « l’entente » se transformant en « fusion » devait assurer la victoire.

Le concours américain ne devait pas moins la hâter. Quand, le 12 juin 1917, John Pershing avait débarqué avec quelques régiments, nul n’eût pu penser qu’avant un an, une armée d’un demi-million d’hommes serait prête à concourir à une action victorieuse. C’est cependant ce qui devait arriver. Intensifiant ses envois, la République amie avait transformé promptement un appui moral en un concours national important. La question avait été de savoir si ces divisions pourraient, avant l’été de 1918, présenter assez d’entraînement pour qu’elles fussent autre chose que des troupes immobilisées en des secteurs tranquilles. La magnifique force combative qui, sans étonner ceux qui avaient vécu de la vie américaine, se révéla à la face du monde dès le printemps de 1918, la préparation intensive qui, de cette force naturelle, travaillait à faire une force ordonnée, faisaient au contraire de ces vingt et bientôt trente divisions américaines un appoint à tous égards précieux, à l’heure où les effectifs de la Coalition s’éclaircissaient et se raréfiaient. Avec une grande simplicité, en gens résolus à remplir un formel engagement envers leur conscience autant qu’envers leurs alliances, ces jeunes hommes entrèrent dans la lice avec autant de fougue que de confiance. On se rappelle la démarche de Pershing au lendemain des journées de mars : elle paraissait un beau geste de solidarité ; elle était bien plus : un engagement sérieusement pris et qui allait être tenu.

A la fin de la bataille défensive on vit, de la Picardie à la Champagne, ces divisions américaines prendre leur place en de sanglants combats et lorsque la contre-offensive se déclenchait, plus de trente divisions y prenaient part. Au 11 novembre, 1 338 000 combattants américains étaient en France. Mais déjà l’acharnement qu’ils avaient mis à lutter dans les champs de Meuse et les monts d’Argonne avaient creusé en leurs rangs des trous profonds qui, à défaut des rapports des chefs, seraient là pour prouver de quelle ardeur ils s’étaient jetés à la lutte et, partant, de quel poids pesa, dans la victoire, cette ardente intervention.


De tels concours venant, matériellement et moralement, étayer la valeur française et combler les vides creusés depuis quatre ans dans nos rangs, eussent-ils été suffisants pour assurer à l’Entente la victoire qui sortit des derniers combats, il serait téméraire de l’affirmer. Ni la vertu des soldats de France, ni la froide résolution des soldats de la Grande Bretagne, ni l’ardeur combative des soldats de l’Amérique, ni le concours actif apporté en quelques points par les soldats d’Italie, ni l’appui que vinrent nous donner, à une heure de la bataille, les soldats du roi Albert, n’eussent obtenu la victoire si, au cours de la grande bataille, nous fussions restés dans la situation où elle nous avait trouvés. Les forces de l’Entente étaient et pouvaient devenir grandes ; mais, si elles ne formaient pas faisceau, elles étaient inopérantes. J’ai dit, en une page de cette étude, que si l’attaque allemande nous trouvait inférieurs en bien des points, il n’était pas d’infériorité plus périlleuse que celle qui résultait de l’absence d’un commandement unique. La France le réclamait depuis un an ; l’infortune qui, pour les nations comme pour les individus est souvent un bienfait, l’imposa. De grands chefs combattaient côte à côte ; parce qu’ils n’étaient que côte à côte, leurs talents de stratège, loin de servir, parfois se contrariaient. A une heure de crise, sous le coup de grandes émotions, l’unité de commandement se fit.

Par elle-même, elle était féconde en résultats ; elle le fut d’autant plus que l’homme se rencontra qui, plus qu’aucun autre, se sentait, avec la force d’assumer le fardeau, et cette « avidité des responsabilités » qu’il avait lui-même signalée comme la qualité maîtresse des grands caractères, le génie nécessaire à transformer une défaite qui pouvait être promptement mortelle en victoire décisive.

J’ai dit longuement ce qu’était Foch. Nous connaissons son caractère et sa façon, ses principes et ses méthodes. La bataille ne fut que la constante mise en action d’un enseignement qui se justifia en s’appliquant. « Illuminé par la vue du champ de bataille, » il l’était aussi de cette lumière intérieure, ce « don divin » dont il avait parlé. Il avait dit qu’ « une bataille gagnée est une bataille où l’on ne veut pas s’avouer vaincu. » En pleine défaite, 26 mars, 10 avril, 30 mai, il ne voulut pas un instant qu’on s’avouât vaincu. Il avait dit que la meilleure défensive réside dans l’offensive. Tandis qu’on en était encore à se débattre contre la première offensive allemande, il préparait la sienne ; il n’en abandonna jamais la pensée ni la préparation ; il en réunissait les éléments alors que l’ennemi préparait sa formidable attaque de Champagne et il fut ainsi prêt à répondre, les temps étant révolus, à l’assaut malheureux de l’adversaire par la contre-offensive du 18 juillet. Il avait prôné la « bataille manœuvre » comme seule capable de procurer la victoire décisive et il avait, l’initiative ressaisie, monté pièce par pièce la plus grandiose manœuvre enveloppante qui se fût vue. Il avait dit : « Victoire égale supériorité morale chez le vainqueur, dépression morale chez le vaincu. » Il avait dès lors tout fait pour assurer à ses soldats la confiance par la victoire et provoquer, par des coups répétés, la ruine du moral adverse. Il avait dit que, pour tout terminer, il fallait le « coup de massue » des « réserves » et ayant, sans se lasser, constitué « ses réserves, » il avait su toujours donner « le coup de massue » et en préparait un suprême quand il fut arrêté. A faire adopter, avec ces principes, ses vues, ses plans, il avait déployé une prodigieuse activité : se confiant en un Etat-major dont le chef était digne d’une si haute estime, il courut les Quartiers généraux et les Postes de commandement, persuadant, convertissant, ordonnant et surtout convainquant. Chacun eut bientôt l’impression de sa présence réelle ; la bataille en fut, suivant son expression favorite, « animée. » Ne perdant jamais de vue l’action engagée, il la dépassait par ses vues, en précédait l’issue, et, avant que la conclusion ne parût proche, en tirait, pour former de nouveaux plans, les conséquences les plus rigoureuses. Son esprit actif et critique à la fois, le mettant toujours en avance d’une armée, d’une idée et d’une année, lui permettait d’apercevoir toute sa bataille dans l’espace et le temps. Voyant large et loin, il voyait juste, refusant de sacrifier aux apparentes nécessites de l’instant les réelles nécessités du lendemain et à un coin du champ de bataille, si angoissant ou intéressant qu’il fût, le champ de bataille tout entier, se faisant, pour rester le coordinateur, l’arbitre péremptoire, il s’imposa bientôt de telle façon que « le chef d’orchestre, » — ainsi qu’il le disait, — fut toujours là, accepté, fixé par « ses musiciens » et, avant tout « morceau, » donnant la note. Il avait décrété qu’on gagnerait la bataille, mais, encore que croyant à un Juge suprême et à un Dieu tutélaire, il pratiqua l’Aide-toi, le Ciel t’aidera, donna le maximum de forces et d’efforts, et gagna la bataille. Que pareil homme ait été là, dans le moment donné, avec les forces que lui avait préparées un Pétain et que lui pouvait soumettre un Haig, dans un état de vigueur physique étonnant et un état de vigueur morale magnifique, voilà où fut le miracle sauveur.


« Chevauche, Charles, lit-on dans la Chanson de Roland ; la clarté ne te fera point défaut. Tu as perdu la fleur de France ; Dieu le sait. Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »

La « gent criminelle » elle-même allait au-devant de notre vengeance. Un Foch lui-même est un critique militaire trop averti pour ne point admettre qu’en guerre, c’est l’adversaire qui, deux fois sur trois, procure la victoire. Le génie consiste à saisir la faute de l’adversaire d’un œil prompt et après s’être paré en vue de toute éventualité, d’en tirer sans tarder parti.

Or le Commandement allemand, encore qu’il ait avec un singulier génie d’organisation préparé ses opérations et à maintes reprises manœuvré de fort remarquable façon, commit de grandes fautes de conception et d’application.

La première avait été de se croire vainqueur à coup sûr. « Caressante et flatteuse d’abord, a écrit l’Eschyle des Perses, la calamité attire les humains dans ses rets ; » et ailleurs : « L’orgueil fils du bonheur et qui dévore son père. » L’État-major allemand, parce qu’en 1918, il avait retrouvé tout son orgueil, sous-estima une fois de plus l’adversaire, s’estimant « au-dessus de tout. » Ses premiers succès le confirmèrent dans ce sentiment et l’exaltèrent au point de l’induire aux plus audacieuses combinaisons. Derrière Hindenburg qui, en dernière analyse, ne fait figure que de patriote vigoureux et beau soldat, Ludendorff semble bien avoir tout dirigé. Or, il était joueur et joua la fortune de son pays ; il croyait tenir tous les atouts ; il en avait beaucoup ; il les joua bien dans sa première manche, se les fit couper en juin et juillet, les perdit tous ensuite et, dans un geste bien singulier chez ce rude homme, conseilla le premier d’abattre les cartes. En face de ce Foch qui paraissait audacieux, mais dont j’ai dit qu’il pratiquait l’« audace prudente, » Ludendorff apparaît comme un peu fantasmagorique. Ce petit-neveu de Moltke était un téméraire ; un Allemand de marque le devait, après la défaite, traiter d’ « aventureux. » En fait, il calcula mal, en risquant gros avec une trop courte échéance. S’il gagnait tout avant l’échéance, il était vainqueur, car, pour trois mois, il était à peu près maître de tout, ayant toutes les supériorités, par-dessus tout celle de l’initiative qui permet la surprise. Mais s’il ne gagnait point en trois mois la partie, il la perdait à coup sûr. Ses victoires, aussi meurtrières pour ses armées que pour les nôtres, étaient victoires à la Pyrrhus. La « fureur ordonnée, » qui était son procédé tactique, éreintait ses soldats. Si ses premiers succès avaient exalté leur moral, ceux-ci s’en étaient promis un trop prompt résultat qui serait la paix et, avant même d’être battus, se démoralisèrent à voir qu’on se battait toujours. Sa tactique, en se dévoilant, se démontait ; l’adversaire, puisqu’elle ne se modifiait pas, découvrait, à étudier son jeu, la parade à y opposer.

Sa stratégie parut d’abord heureuse. Le coup qui devait séparer, à leur jonction, les deux armées alliées était d’excellente guerre et, sans la présence d’esprit de Pétain, l’activité de Fayolle, l’allant d’Humbert et de Debeney, réussissait. Il pouvait poursuivre son entreprise : couper non plus seulement, les armées alliées en deux tronçons, mais séparer radicalement les deux pays en poussant vers la mer, fût-ce en trois étapes. Dans l’état de déconfiture où était, en avril, l’armée britannique et l’état de fatigue où la bataille avait mis la nôtre, il eût peut-être réussi à faire vers la mer la percée, bientôt élargie, qui eût été pour nous tout simplement mortelle. Il se laissa influencer par d’autres préoccupations, crut manœuvrer quand il se dispersait, ne sut que donner des coups successifs au lieu de les faire simultanés, — ainsi qu’un Foch le pratiquera, — puis ayant réussi en une direction nouvelle, se laissa emporter hors de ses voies.

Il se laissa probablement entraîner par le désir de plaire au Kronprinz de Prusse qu’il tenait pour son futur maître. Il semble que celui-ci ait voulu ravir au Kronprinz de Bavière, commandant le groupe des armées du Nord, la gloire de terminer la campagne. Chose assez singulière, au moment même où, pour regagner une des supériorités qu’avait sur nous l’Allemagne, nous établissions le commandement unique, en fait, sinon en principe, les Allemands laissaient se briser chez eux cette unité du commandement. Deux jeunes chefs de sang princier paraissent s’être disputé l’honneur de la victoire, ce qui était vendre la peau de l’ours. Et entre ces deux princes, sans valeur militaire réelle, Ludendorff ne sut point prendre parti ou plutôt, après avoir lancé l’un, se rejeta sur l’autre, — peut-être par respect pour le fils du souverain.

L’opération sur Paris était une aventure. Il eût fallu, même après le 27 mai, deux grandes batailles pour arriver à investir Paris. Et, le temps marchant, l’armée alliée, sans cesse grossie par l’afflux américain et fortifiée par une fabrication intense de matériel, regagnait l’avantage. A tenter de franchir la Marne, on recommençait l’aventure de 1914. Ludendorff mit son armée dans la nasse et on sait ce qui suivit.

Lorsque d’assaillant il devint l’assailli, il ne parait pas avoir su trouver la parade à opposer à Foch comme Foch avait trouvé la parade à lui opposer. Sa retraite ne fut pas sans mérite : chaque fois qu’il fut menacé d’encerclement, il sut dérober ses gros par de cruels sacrifices. Ses soldats l’aidèrent de toutes les forces de leur corps et de leur âme. Il n’est ni juste ni heureux de refuser à celui qu’on a vaincu des vertus qu’on admire chez les siens : le soldat allemand, si démoralisé qu’il apparaisse dans les lettres saisies, fut remarquable de discipline, de courage opiniâtre, d’esprit de sacrifice. Il y eut dans ses rangs peu de défaillances collectives ; il se battit jusqu’à la dernière heure avec un grand courage ; jusqu’à la veille de l’armistice, la lutte fut très dure. C’est grande gloire d’avoir, en dépit de ces qualités, brisé une résistance tenace servie par l’emploi d’une prodigieuse provision de mitrailleuses. En novembre 1918, ce courage même était à bout ; la fatigue l’avait vaincu. « Hélas ! écrira un Mayençais qui, quelques jours après, les verra passer, ils reviennent fatigués, misérables, fourbus. La belle armée d’Hindenburg, qu’est-elle devenue ? Foch l’a mise en pièces en moins de trois mois ! »


Nous tenons l’aveu de la défaite. En vain l’Allemagne a-t-elle essayé d’en contester sinon la réalité, du moins l’étendue. Lorsque Ludendorff n’avait plus une division fraîche, lorsque ses bataillons se battaient en désespérés, lorsque, ses rocades saisies par les armées alliées ou menacées de près, il ne pouvait même transporter aux points menacés ses forces fatiguées, lorsque l’artillerie manquait, lorsque les lignes de défense, gloire du génie allemand, avaient été brisées, que pouvait faire l’armée allemande ?

Deux armées françaises allaient l’assaillir entre la Moselle et la Sarre, une armée américaine entre Moselle et Meuse, tandis que les armées des Flandres, se rabattant sur la Basse-Meuse, menaçaient l’autre flanc. Déjà l’évacuation de Metz décidée, ordonnée, commençait : Metz, symbole de la conquête allemande, pilier de la force allemande. Ludendorff, qui n’avait pu venir à bout de son adversaire, était maintenant à sa merci. Il capitula parce qu’il ne pouvait pas ne pas capituler.

Nos troupes entrèrent à Metz, à Strasbourg, à Mulhouse dans le délire d’enthousiasme que j’ai décrit ailleurs. Puis je les vis entrer à Sarrebrück, à Kayserslautern, à Mayence. Au milieu des populations alsaciennes, nos hommes entraient en amis triomphants ; à Mayence, je les vis défiler en vainqueurs assurés : en tête, Fayolle, droit, digne, l’œil bleu plein d’une sérénité grave ; derrière lui, Mangin, plein de fierté, l’œil noir fixé sur la proie conquise, formidable de passion satisfaite : ces deux hommes résumaient la bataille où la raison ordonna l’audace, où l’audace entraîna la raison. Et derrière, les colonnes de nos soldats au visage fatigué, à l’œil allègre, à la démarche vive ; la Vertu française en marche vers le Rhin tout proche.

Quand, sept mois après, nous vîmes, en cette inoubliable journée d’apothéose, défiler sous l’Arc de Triomphe et dans nos rues pavoisées notre armée triomphante, elle nous apparut telle : en tête, Foch, près duquel Joffre, le grand semeur, représentait le » miracle de la Marne, » Foch sans morgue, l’œil toujours perçant et la bouche mordante, l’homme qui avait forcé l’événement et donné la victoire ; après que les représentants de nos alliés eurent défilé, Pétain s’avançant au milieu de l’amour des soldats, superbe de dignité simple, puis ses grands lieutenants, ces commandants de groupes d’armées et d’armées dont chacun évoquait tant de victoires dans la grande victoire. Et puis, précédée de ces chefs que la guerre a faits ou qu’elle a portés, de ces jeunes généraux qui, sans que leurs noms retentissent aux échos de la rue, avaient le droit de prendre leur part de cette gloire des grands chefs, flanquée de ces enfants qui ont conquis au feu leurs modestes galons, la masse des soldats bleus à l’ombre des drapeaux. Et au-dessus de tous, évoqués par notre piété reconnaissante, la grande nuée de ceux qui étaient, au cours de ces combats, morts héroïquement pour que la France vécût.

Le tableau était saisissant : le Génie conduisant la Vertu, la Vertu portant le Génie sous la voûte destinée par le grand Empereur à voir passer la Victoire.

C’était la bataille de France qui passait.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet, 1er et 15 septembre, 1er et 15 octobre et 1er novembre.