La Bataille de France de 1918/01

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La Bataille de France de 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 241-302).
LA BATAILLE DE FRANCE
DE 1918

LA BATAILLE ENTRE SOMME ET OISE
21 mars - 6 avril


I. — HNDENBURG ET LE FRONT OCCIDENTAL

Le 21 mars 1918, à 4 à 40, sur les 90 kilomètres qui s’étendent de la Scarpe, au Nord, à l’Oise, au Sud, une canonnade d’une violence inouïe éclatait sur le front allemand de France ; elle devait s’enfler encore cinq heures durant, jusqu’à 9 h. 40. Alors, l’infanterie germaine se jeta à l’assaut.

C’était le début de cette grande « bataille de France » promise depuis des mois par l’état-major aux impatiences du parti militaire comme la plus colossale des opérations de la grande guerre et à celles du peuple allemand comme le plus sûr acheminement à une paix prochaine, glorieuse, fructueuse. « Les cloches de Pâques, s’était écrié le kronprinz de Prusse, sonneront la paix ! »

Depuis l’année 1916, si funeste au prestige de ses armes, l’Allemagne n’avait, sur le front de France, tenté aucune grande action, et nul indice n’était plus significatif du sentiment très vif de mortification que le gouvernement, l’état-major et le peuple allemand avaient éprouvé de l’effroyable échec infligé aux armées impériales.

Instruit par la double déconfiture de Verdun et de la Somme, le nouveau chef d’Etat-major général, le maréchal von Hindenburg, avait paru disposé à réduire le front occidental, afin de s’y mieux fortifier, — sans plus, — pendant l’année 1917. Il avait alors abandonné une partie des régions encore occupées de l’Oise et de la Somme et reporté sa ligne de défense en arrière, de Ribécourt devant Marcoing, au Nord, à Anizy-le-Château au Sud, quitte, laissait-il entendre, à se faire de ses nouvelles positions, pour le moment infranchissable barrière opposée à l’ennemi, un solide tremplin pour s’élancer, quand les circonstances seraient favorables, à la reconquête de la France.

Tout en laissant devant le front occidental la grosse majorité de ses forces, le vieux vainqueur des lacs de Mazurie pensait probablement se débarrasser de la Russie par une campagne de quelques mois, lorsque la révolution vint, en paralysant d’abord l’armée moscovite, puis en la dissolvant, lui épargner ce soin. La campagne de 1917 contre la Russie ne fut pour les Allemands qu’une manière de « grandes manœuvres. » Ils exercèrent, sans grand risque, les jambes de leurs soldats et le cerveau de leurs officiers à la guerre de mouvement restaurée ; ainsi nos malheureux alliés russes défaillants, tout en ne nous prêtant plus aucun concours, offraient à nos communs ennemis un facile champ d’expérience où les facultés combatives de ceux-ci s’entraînaient moins dans le dessein d’écraser les Russes, qui presque partout cédaient sans combat, que dans celui de se préparer, par ces marches stratégiques et ces assauts machinés, à attaquer avec de nouvelles méthodes de plus redoutables adversaires.

Hindenburg en effet, — ou plus vraisemblablement le groupe de hauts officiers qui travaillent, commandent et agissent sous cette prestigieuse « raison sociale, » — avait su tirer des mésaventures de l’armée allemande sur le front d’Occident des enseignements précieux.

Tout d’abord, une leçon d’ordre moral se dégageait pour l’état-major de l’aventure de Verdun : l’Allemagne, profondément mortifiée par un échec meurtrier, ne supporterait point deux fois une si cruelle désillusion ; il ne fallait donc attaquer derechef qu’avec toutes les chances de vaincre cette fois, et de vaincre rapidement, absolument et décidément. Or, la victoire n’était possible, contre un front aussi redoutable que celui de France, qu’à une condition, c’est que toutes les supériorités fussent du côté de l’assaillant. La Révolution russe, en dissolvant la Nation avec l’Armée, la honteuse capitulation du gouvernement révolutionnaire de Pétrograd mettant, à Brest-Lilowsk, le sceau à la trahison, l’écrasement fatal de la Roumanie résultant de l’événement libéraient les divisions longtemps retenues sur le front oriental et, par-là, restituaient, pour un temps, à l’armée allemande, sur le front occidental, la supériorité du nombre que l’accroissement de l’armée britannique depuis 1915 lui avait, peu à peu, fait perdre. Resterait à accumuler assez de matériel, pour que la voie fut, par l’artillerie et les gaz, frayée à l’infanterie si brutalement, que l’adversaire, pris de court, n’eût pas le loisir d’appeler à temps ses réserves, ainsi qu’il était dix fois advenu de part et d’autre lors des offensives de 1915, 1916 et 1917.

La situation très spéciale des armées alliées de France favorisait par surcroît les desseins de l’état-major allemand. On sait que, — sans parler du secteur fort restreint confié aux vaillantes troupes belges, — ce front était tenu par deux armées distinctes. Deux Grands Quartiers Généraux, certes liés par une entente cordiale dans l’Entente cordiale, mais absolument indépendants l’un de l’autre, régissaient les opérations du front occidental. de la mer du Nord à Barisis-aux-Bois, — au pied du massif de Saint-Gobain, — l’armée britannique occupait, depuis quelques mois, une partie importante du front de France, tandis que de cette petite localité à l’Alsace, les Français continuaient à en tenir la plus grande portion, mais le partage de la ligne s’était réglé de telle façon que celle-ci en devenait quelque peu vulnérable : outre que l’unité de commandement, réclamée par de bons esprits, à qui l’événement allait de si éclatante façon donner raison, n’avait pu être finalement établie, l’entente avait abouti moins à un concordat nouveau qu’au maintien d’un statu quo un peu brutal : chaque armée s’en tiendrait si rigoureusement à la zone qu’elle couvrait, que les divisions mises en réserve en vue d’une attaque possible par l’une et l’autre des deux nations ne pouvaient stationner, les françaises dans la zone arrière anglaise, les anglaises dans la zone arrière française. Aucun chef suprême n’ayant, par ailleurs, qualité pour donner d’ordres aux deux états-majors, ceux-ci avaient la libre disposition de leurs réserves, et, encore que l’un et l’autre fussent résolus, le cas échéant, à se secourir, l’ennemi pouvait espérer qu’une telle situation, en cas d’une attaque brutale suivie d’un prompt succès sur l’un ou l’autre point du front, compliquerait encore les mesures susceptibles d’y parer. Enfin, si unies que fussent les deux armées, elles n’en étaient pas moins simplement juxtaposées, et il n’est point besoin de s’appeler Hindenburg pour savoir que le point de soudure est plus qu’aucun autre point vulnérable, où s’accolent deux grandes armées indépendantes l’une de l’autre, obéissant à des chefs différents, ne parlant point la même langue, ne possédant point le même esprit et, en dépit de la relative unification des règles de combat, ne pratiquant point les mêmes méthodes.

Ainsi l’infériorité où, vis-à-vis du commandement allemand un et indivisible, nous mettait cette situation, ajoutait une supériorité à toutes celles dont l’armée allemande pensait jouir.

Jamais la situation ne serait si favorable, pensait-on à Berlin. Les Russes venaient d’abandonner l’Entente, mais si l’on différait, les Américains viendraient rétablir à son profit la supériorité du nombre qui restait, somme toute, l’essentiel. L’Anglais n’était que depuis quelques semaines en possession du secteur où il jouxtait la gauche française. L’armée allemande était encore toute remplie de l’orgueil que lui inspirait l’effondrement à ses pieds du colosse russe. Le moral de la nation en avait reçu un heureux coup de fouet. Il fallait attaquer en 1918. Fort de sa supériorité numérique momentanée, des nouvelles méthodes expérimentées en Russie, du matériel ramené du front oriental, de la foi, défaillante après Verdun, mais ranimée après Brest-Litowsk, de la nation, fort aussi de l’immense erreur qui avait fait rejeter par l’Entente l’unité de commandement et la doctrine de l’interpénétration, l’état-major se croyait plus sûr encore de la victoire qu’a la veille de sa grande défaite de la Marne. La victoire serait éclatante, rapide, écrasante, — et la paix allemande serait au bout.


II. — L’OBJET DE L’ATTAQUE

Sur quel point était-il le plus expédient d’attaquer ?

Sur celui où, de l’attaque brusquée, devaient, pour le vainqueur, résulter le plus de bénéfices éventuels.

Depuis que, dans les mémorables journées des 6, 7, 8 et 9 septembre 1914, Maunoury avait barré à von Klück la route de Paris ; depuis que, dans les journées des 10, il et 12 septembre, l’Allemand avait été reconduit, parfois en mauvais arroi, vers les collines de l’Aisne, l’état-major allemand gardait une blessure au cœur. Le Nach Paris avait été le refrain dont la marche vers l’Aisne, l’Oise, la Marne avait été, du 28 août au 5 septembre 1914, scandée et excitée, mais Joffre avait fait rentrer dans la gorge des soldats allemands ce leitmotiv enivrant et brisé un rêve tout près de se réaliser. Mais ce rêve demeurait. Pourquoi, dans ces conditions, l’état-major avait-il, en 1916, usé tant de forces à attaquer si loin de Paris, sur les côtes de Meuse ? C’est que les critiques militaires ne s’étaient pas fait faute, en 1915, de dire que l’erreur avait été, en 1914, de marcher sur Paris sans s’être assuré de Verdun et que le kronprinz Frédéric-Guillaume, plus sensible que tout autre, on ne sait pourquoi, à ce reproche, avait, dans les conseils du grand quartier impérial, fait prévaloir une opinion qui, si j’ose dire, s’inspirait de « l’esprit de l’escalier. » L’échec de la tentative sur l’Est en 1916 avait ramené l’état-major allemand à sa primitive idée : celle d’un coup à tenter immédiatement sur l’Ile-de-France. Mais la bataille de la Somme de 1916, en contraignant l’Allemand à abandonner la Picardie et, de Noyon à la Fère, une partie de ses positions de l’Oise, la bataille de l’Aisne de 1917, en le chassant des plateaux entre Aisne et Ailette, avaient singulièrement reculé au Nord et au Nord-Est la ligne de départ pour un nouvel assaut. Il fallait, pour reprendre la route de Paris, se l’ouvrir au préalable en abolissant par une première offensive les résultats, soit de la bataille de la Somme, soit de la bataille de l’Aisne.

Du côté de l’Aisne, la tache paraissait assez ardue. On ne se décide d’enlever un massif que lorsqu’on n’a pu le tourner. On pouvait, à la vérité, tourner par l’Est les plateaux de l’Aisne : l’échec de notre attaque de 1917 sur le secteur de Craonne à Brimont avait laissé ouverte la trouée de Juvincourt. Et l’on pouvait penser que l’état-major allemand pourrait être tenté d’en profiter pour enlever Reims, tourner le massif par la vallée de la Vesle, le faire ainsi tomber et porter ses armées vers Soissons et Château-Thierry entre Aisne et Marne. Il y dut songer et notre état-major était autorisé à le croire.

En réalité, c’était par l’Ouest qu’Hinderburg s’était, dans les premiers jours de 1918, décidé à tourner l’obstacle. C’est que la bataille livrée en ces régions, entre Oise et Somme, pouvait ainsi être à deux fins. C’était frapper le front à un de ses points les plus vulnérables : le secteur récemment transmis par la 3e armée française à la 5e armée britannique. Là était le point de soudure entre les deux armées. Ce serait sur ce secteur du front que devait donc être porté le coup le plus brutal et nous verrons que c’est là qu’il le fut en effet.

Déchaînée entre Oise et Somme, la bataille pouvait prendre une ampleur tout autre que dans la trouée de Reims ; car si elle réussissait à sa gauche, dans la vallée de l’Oise, tout en donnant à l’assaillant une chance de voir, par suite d’un grave accroc, s’ouvrir devant lui la route de Paris, elle permettrait par un rabattement à droite de rejeter les troupes britanniques vers le Nord, de consommer la rupture des deux armées française et anglaise et, tandis que la bataille ferait rage au Nord de Noyon, d’essayer de s’engouffrer dans le trou créé entre Lassigny et Amiens. Si les défenseurs de la Somme étaient attaqués avec violence à l’heure où ceux de l’Oise cédaient, Amiens pouvait être enlevé et la rupture rendue presque irrémédiable non plus seulement entre deux armées, mais entre deux pays.

Lequel des objets de la grande attaque était le principal ? On en discutera jusqu’à, ce que nous possédions les documents allemands. Les Allemands ont-ils avant tout voulu se frayer, en attaquant les armées britanniques, tenues par eux comme moins résistantes que les françaises, un chemin vers Paris, quitte, en cas d’insuccès, à se rejeter sur Amiens ? Ont-ils, au contraire, pensé, en vue d’une attaque en direction d’Amiens-Abbeville, se créer simplement un « flanc défensif » de Noyon à Montdidier ? Il y a tout lieu de penser que la rupture des armées alliées, suivie du rejet vers le Nord des armées britanniques, constituait la manœuvre principale et était, le 21 mars, l’objectif à atteindre. Si, en cours de bataille, l’écroulement du front britannique entre Oise et Avre ouvrait une large trouée, si les réserves françaises n’arrivaient pas assez rapidement pour la fermer, si, partant, Clermont, Creil. Compiègne, après Noyon, Lassigny et Montdidier, devenaient accessibles, l’année von Hutier, qui attaquait au Sud, n’hésiterait point à s’engager dans la trouée et à menacer l’Ile-de-France. Il est probable que, dès le 23, l’espoir naquit de réaliser la seconde fin. Ce qu’il faut retenir, c’est que la rupture entre les armées française et britannique, si elle était l’objectif primitif des stratèges allemands, n’excluait pas l’idée éventuelle d’un rabattement à gauche vers Paris comme à droite vers Amiens, et qu’ainsi le champ de bataille le plus favorable à leurs complexes desseins était bien celui que les Allemands avaient choisi.


III. — LE THÉÂTRE DE LA BATAILLE

Entre l’Ancre au Nord et l’Oise au Sud, s’étend un énorme plateau traversé par la Somme, plateau ondulé, plus qu’accidenté, plateau extrêmement peu boisé où rien n’arrête sérieusement une irruption violente. C’est la Picardie qui, lorsqu’on y pénètre en sortant de l’Ile-de-France, couverte de ses royales forêts, semble si parfaitement dénudée.

La vallée de l’Oise est, au Sud, le fossé qui sépare de l’Ile-de-France le plateau de Picardie. Accourant du Nord, la rivière se coude au Sud de la Fère, pour couler sensiblement de l’Est à l’Ouest, jusqu’à Sempigny, au Sud de Noyon, où, contrariée par le massif de Béhéricourt (entre Guiscard et Noyon), par celui de Thiescourt (entre Lassigny et Noyon) dont le Mont-Renaud, la montagne de Porquéricourt et le Piémont sont vers le Nord les contreforts, la rivière reprend sa direction Nord-Sud, puis Nord-Est-Sud-Ouest pour s’acheminer par Compiègne, Verberie, Creil, Pontoise, vers la Seine qu’elle rejoint au Nord de Saint-Germain. Barrière couvrant, de la Fère à Noyon, un coin de l’Ile-de-France, elle est au contraire, après Sempigny, voie ouverte vers Paris. Se détournant brusquement au Sud, elle laisse sans défense, — le massif de Thiescourt excepté et la médiocre petite Divette, — le seuil de l’Ile-de-France entre Lassigny et Montdidier, -— trouée naturelle que masquent bien mal les collines du petit massif de Boulogne-la-Grasse au Sud-Est, et au Nord-Ouest les hauteurs médiocres de la vallée supérieure de l’Avre. Au Sud de cette trouée de Montdidier, et une fois franchi le seuil de Clermont-en-Beauvaisis, une invasion retrouverait l’Oise inférieure, non comme un obstacle, mais au contraire comme une voie ouverte vers Paris. Il faut retenir ces détails pour l’intelligence des événements qui vont être l’objet de cette étude.

L’Oise, entre la Fère et Noyon, l’ait donc barrière. A 15 ou 20 kilomètres plus au Nord, la Somme coule, presque parallèlement à cette partie de l’Oise, de Saint-Quentin à Saint-Simon : entre les deux rivières, — en face de la ligne que, de la Fère à Saint-Quentin, occupait, le 21 mars au matin, l’armée allemande, — s’ouvre une large trouée, barrée par le seul canal Crozat qui, de Saint-Simon sur la Somme canalisée, se dirige vers Fargniers où il rejoint le canal latéral de l’Oise : cette « bretelle, » tendue entre les deux vallées, paraissait constituer cependant une défense sérieuse en cas de repli. La Somme, après Saint-Simon et Ham, file soudain vers le Nord jusqu’à Péronne : par-là, elle découvre une poche énorme, qui jusqu’à la vallée de l’Avre, à l’Ouest, est une vaste arène ouverte à l’invasion : Roye, Chaulnes, Rosières-en-Santerre sont des cités en pays presque plat. La Somme, coulant de Péronne à Amiens, borne à peine au Nord cette arène, tant sont basses ses collines. Mais près d’Amiens elle reçoit l’Avre qui, en revanche, peut constituer, au Sud d’Amiens, une ligne de défense : c’est l’Avre qui, tenue par les troupes de Debeney, arrêtera de ce côté l’invasion.

Celle-ci est tentante en ce vaste champ. Sans doute le rebord méridional du plateau, — petits massifs de la rive droite de l’Oise, — peut-il contenir, bien défendu, le flot qui vient le battre ; sans doute bien défendue aussi, la ligne du canal Crozat est-elle susceptible d’arrêter quelque temps la marche des divisions ; sans doute la Somme offre-t-elle de Ham à Péronne un obstacle assez large, mais le canal et la Somme sont-ils franchis, l’invasion peut s’épanouir à l’aise, et le pis est que, d’une part, s’il s’agit du Sud, le fond de la poche a une fuite, entre Lassigny et Montdidier, que, d’autre part, s’il s’agit du Nord, la Somme conduit à Amiens, — bien loin d’en interdire l’accès.

C’est le champ de bataille que l’état-major allemand avait choisi.


IV. — LA TACTIQUE DE VON HUTIER

La partie du front allemand qui présentement nous intéresse, courait, à la veille de la bataille, du Nord au Sud, sur une ligne presque droite entre la Scarpe qu’il coupait, à l’Est d’Arras, entre Rœux et Pelves, et l’Oise qu’il suivait de Moy à la Fère ; ce front était desservi au Nord par le nœud de routes et de chemin de fer qu’est Cambrai, au Sud par le centre de Laon. Deux armées le tenaient, le 20 au soir : la IIe armée, commandée par von der Marwitz, au Nord, la XVIIIe, commandée par von Hutier au Sud. Von der Marwitz est déjà un vétéran de la guerre de France ; chef habile, allant, expérimenté, il jouit d’un prestige qu’éclipsera cependant promptement celui de von Hutier. Celui-ci a fondé sa renommée dans la dernière phase de la guerre de Russie. Il est l’auteur ou tout au moins l’exécuteur habile de ce colossal Kriegspiel qu’a été la « manœuvre de Riga, » c’est l’homme de la grande attaque brusquée, le spécialiste des surprises.

Je ne parle que pour mémoire de cette manœuvre, en voie de devenir célèbre dans nos états-majors[1] ; elle avait été, je l’ai dit, pour l’état-major allemand, une sorte de « répétition générale » du drame dont von Hutier était destiné à jouer encore le principal rôle sur le front d’Occident. Le principe en était la surprise : c’est dire qu’il n’est nouveau que très relativement ; car depuis qu’il y a des stratèges, — et qui gagnent des batailles, — la surprise a été, neuf fois sur dix, considérée par eux comme le secret du succès : Frédéric II ni Napoléon Ier n’en ont connu d’autres, — ni aucun des grands capitaines de l’antiquité comme des temps modernes. Si le procédé paraît nouveau, c’est que, depuis trois ans, il avait paru difficile d’y avoir recours ; les travaux préalables qu’exige la préparation d’une attaque à grand renfort de matériel sur le front bastionné où elle se doit déclencher signalaient, — que l’attaque vint d’un côté ou de l’autre, — à l’adversaire la région où il devait porter ses réserves, et, si ces travaux n’avaient suffi à le fixer à ce sujet, la longue « préparation d’artillerie, » qui précédait en 1916 et 1917 les assauts de l’infanterie, était propre à l’alerter. Par ailleurs, la facilité que l’aviation a donnée aux états-majors pour surveiller les allées et venues des troupes adverses paraissait avoir achevé d’abolir la possibilité du secret. Ainsi avaient échoué, l’une après l’autre, les offensives tentées de part et d’autre sur le front bastionné d’Occident ; — d’où était issue la doctrine de l’ « inviolabilité finale des fronts, » trop généralement accréditée.

L’attaque par surprise de nos alliés britanniques sur Cambrai avait cependant démontré que, même sur le front occidental, une trouée était possible par un effet de surprise. Les Allemands avaient pu, par un concours de circonstances fortuites, parer après quelques jours à cette brusque déchirure de leur ligne, mais ils en avaient néanmoins tiré la conclusion que, sur un même front « cuirassé, » une tactique nouvelle et, partant, imprévue, pouvait obtenir de grands effets. Nos états-majors, de leur côté, très impressionnés par ces faits nouveaux, faisaient, en vue d’offensives futures, des manœuvres de Cambrai et de Riga l’objet de leurs études.

La guerre sur le front oriental avait, je l’ai dit, permis aux stratèges allemands d’éprouver le mode d’attaque qu’ils comptaient utiliser cette fois sur le front occidental, l’expérience faite à peu de frais sur l’autre. Le procédé était de grouper fort loin, — à 30, 35 ou 40 lieues du front à attaquer, — la masse des divisions d’assaut, exercées à cette mission spéciale, à ne les porter vers les secteurs d’attaque que dans les tout derniers jours par des transports et des marches de nuit, à ne les faire pendant le jour cantonner que dans les villages et l’artillerie sous-bois, à interdire toute correspondance postale entre ces troupes et l’intérieur, à garder vis-à-vis des officiers même le secret de leur direction, en un mot à tout faire pour que ce secret atteignit un degré jusque-là inconnu. L’artillerie, amenée sous le couvert de la nuit et des bois, ne ferait, une fois installée, ses réglages qu’avec telles précautions que l’augmentation du matériel échappât à l’observation de l’adversaire. Enfin, la préparation d’artillerie serait violente et méthodique, mais courte, si bien que l’ennemi, endormi par les précautions préalables, ne fût, par le tir des canons, alerté que quelques heures avant le déclenchement de l’assaut. Par ailleurs, les obus toxiques joueraient tel rôle dans la préparation que celle-ci paralyserait la défense sans bouleverser le terrain, restant ainsi plus accessible. Par tant de mesures serait enfin dans l’esprit de l’état-major allemand réalisée la formule qui permettrait de rompre le front « inviolable, » sans que les réserves ennemies se pussent jeter au secours des défenseurs bousculés et presque anéantis. Resterait à réaliser l’avance : pour cela, les hommes devaient compter sur leurs ressources sans s’embarrasser d’attendre que gros canons et grosses voitures les suivissent : canons légers, mitrailleuses, autos-canons seuls seraient l’accompagnement de l’infanterie qui, jetée en avant, pousserait sans trop se soucier des liaisons, s’insinuerait dans tous les trous créés, tournerait les centres de résistance, s’infiltrerait dans les moindres fissures, de façon à dépasser promptement la zone de défense forcée. Enfin, pour que la supériorité du nombre jouât, des divisions fraîches n’attendraient point, pour relever les divisions d’assaut, que celles-ci fussent hors de souffle ; glissant entre deux divisions engagées, une autre division fraîche viendrait déboucher en face d’un ennemi fatigué, et le combat se poursuivrait ainsi sans arrêt, sans à-coup, de façon que, par l’afflux incessant de nouvelles divisions, s’accrût d’heure en heure la disproportion du nombre et de la fatigue. La supériorité du nombre, les Allemands l’avaient, nous le savons, et elle se devait augmenter encore du fait de la surprise. » L’armée von der Marwitz était composée de 40 divisions : elle devait, entre Fontaine-les-Croisilles, au Nord, et Demicourt, attaquer la 3e armée britannique Byng, forte, si l’on peut dire, de quatre divisions ; mais l’énorme armée était celle de von Hutier : 37 divisions en face de la 5e armée britannique Gough qui ne leur en pouvait opposer que 10. Encore des réserves considérables devaient-elles promptement venir grossir l’armée assaillante, puisque finalement la valeur de 95 divisions aura été engagée dans ce formidable assaut. Quant aux pertes auxquelles expose un pareil système de « bourrage, » l’état-major allemand paraît en avoir accepté, sinon d’un cœur léger, du moins d’un cœur résigné, l’aléa ; la bataille étant, pour lui, « décisive, » c’était sans doute, à son sens, une économie que de sacrifier à la victoire quelques centaines de mille hommes, « pertes supportables, » diront les journaux officieux ; car ce qu’il faut obtenir, fût-ce en y mettant le prix, — qui bientôt cependant leur paraîtra excessif, — c’est la victoire : or, contre l’armée anglaise mise hors de combat avant que les divisions françaises puissent intervenir, et avec ce luxe de précautions et de mesures visant à doubler, tripler, décupler la valeur « incomparable » du feldgrau allemand, la victoire n’est point probable : elle est certaine.


V. — L’ATTAQUE DU FRONT BRITANNIQUE

Le 20 au soir seulement, les armées assaillantes sont en position. Depuis cinq jours, elles s’avançaient dans l’ombre des nuits, sombres, silencieuses, ordonnées, abattant parfois, du crépuscule à l’aube, 30 kilomètres, se terrant le jour, reprenant, au jour baissant, leur marche toujours enveloppée de ténèbres et se donnant à elles-mêmes le spectacle enivrant de la force et de l’astuce germaniques portées au maximum : « L’Allemagne en marche, » écrit avec exaltation un officier. Et ainsi s’étaient glissées ces masses vers le front britannique où, tout en attendant l’assaut, on ne pouvait prévoir quelle violence il revêtirait. Devant Gough, les deux fronts étaient séparés par un espace de près de 1 000 mètres, — no man’s land, — ce qui pouvait rassurer, car avant qu’il fût franchi, pensaient nos alliés, les masses d’infanterie en mouvement seraient signalées, prises sous le feu des canons britanniques. Mais c’était compter sans le brouillard qui, dans la matinée du 21, allait se faire, par surcroit, le complice de l’armée allemande.

Le canon allemand qui depuis la veille se taisait, soudain se mit à gronder avant l’aube. Pendant deux heures, des obus toxiques tombèrent exclusivement sur les batteries, paralysant dans une certaine mesure la contre-batterie ; vers sept heures, les obus se mirent à pleuvoir sur les premières lignes avec une intensité presque inconnue jusqu’à ce jour. Et, a neuf heures quarante exactement, l’infanterie allemande parut soudain sur les premières tranchées, ayant franchi dans le brouillard, au milieu des barrages incertains des Britanniques, le no man’s land où ceux-ci pensaient l’écraser. Un demi-million d’hommes était ainsi jeté, entre Fontaine-les-Croisilles, au Nord, et Fargniers, au Sud, contre les 14 divisions britanniques.

Celles-ci opposèrent une résistance inégale. La 3e armée Byng, attaquée par Marwitz entre Fontaine-les-Croisilles et Demicourt, accueillit avec une telle résolution l’ennemi qu’à peine elle fut ébranlée, encore que les soldats combattissent un contre trois ou à peu près. En fin de journée, c’est tout juste si les Allemands avaient pu, sur cette partie du front, conquérir, — ce qui était exploit fort ordinaire, — les premières positions, et une bien légère poche s’était, de ce fait, creusée au Nord de la zone attaquée. Mais, au Sud, l’armée Gough, après avoir disputé courageusement les premières lignes et infligé de fortes pertes à l’ennemi, avait cédé sous la formidable pression des troupes de Hutier. Elle avait reculé, en bon ordre d’ailleurs, sur la ligne dessinée par Gouzeaucourt-Epehy-Le Verguier, — à 4 kilomètres en moyenne en arrière de l’ancien front, mais plus au Sud sur la ligne Le Verguier-Grand Seraucourt-Saint-Simon et le canal Crozat jusqu’à Fargniers, — ce qui, à la vérité, créait une poche considérable, profonde de 7 à 12 kilomètres : le 3e corps britannique à droite était serré d’assez près et on doutait déjà, le 21 au soir, au Quartier Général de Gough à Ilarn, qu’on se pût même maintenir sur le canal ; lui-même, quittait Ham pour Nesle, puis pour Roye, — ce qui impliquait l’idée que la bataille allait être reportée fort à l’Ouest.

Les divisions britanniques cependant opposèrent, dans la journée du 22, une très belle défense sur le canal Crozat. Mais dans la soirée, nos alliés perdaient Tergnier et le fait était d’importance, car c’était l’Oise qui ainsi était menacée de forcement et les défenseurs du canal tournés sur leur droite. Par ailleurs, Gough avait ordonné un nouveau repli au Nord-Ouest du canal : la ligne était retirée derrière la Somme, jusqu’à l’Ouest de Ham, et une ligne passant par Offoy, Monchy-Lagache, Vraignes, Brusle, Tincourt et Nurlu, couvrant assez mal Péronne au Nord et déjà, à son centre, beaucoup plus proche de Chaulnes que de Saint-Quentin. Les progrès des Allemands devenaient sur le front Gough alarmants, tandis que l’armée Byng, se contentant de s’aligner, reculait de très peu en ces journées des 22 et 23. Le pis était que les divisions étaient maintenant singulièrement affaiblies et contre elles l’effort allemand croissait. Le repli allait donc s’accentuer encore dans la journée du 24. Si ordonné qu’il fût sur une partie du front, il était cependant trop précipité pour que, sans cesse, des trous ne se creusassent point. Par ailleurs, l’avance allemande se poursuivant au-delà du canal Crozat au Sud, Chauny, Noyon étaient menacés autant que Guiscard, Roye, Nesle et Chaulnes[2]. L’armée britannique, disloquée en certains points, essayait de rétablir ses liaisons, mais, tandis que certaines divisions restaient, au Sud-Est, définitivement coupées du gros, et, parlant, isolées, se cherchant l’une l’autre et se trouvant mal, la 5e armée serrait sur sa gauche, ce qui risquait de découvrir, au Nord de la ligne Chauny-Noyon-Lassigny, le chemin de Paris.


VI. — L’INTERVENTION FRANÇAISE

Dès le 21 au soir, le haut commandement français, apprenant le déclenchement de l’attaque allemande sur le front Gough et en appréciant l’importance, avait alerté ses réserves.

Le Grand Quartier Général avait en effet vu venir l’attaque. S’il avait constaté que, toujours pour ménager l’effet de surprise, les Allemands avaient en quelque sorte « paré » en vue d’attaque tout le front de la mer à l’Alsace, la nouvelle que de grandes masses d’attaque étaient portées sur Hirson, entre Rethel et Maubeuge, dans la première quinzaine de mars, ne lui permettait plus que d’hésiter entre deux hypothèses : attaque sur le front britannique entre Cambrai et la Fère, ou attaque contre le front français entre Coucy et nos positions de Champagne ; si l’angle de l’équerre était à Hirson, les deux branches aboutissaient l’une à Saint-Quentin et l’autre à Reims. D’autres hypothèses ayant pu être précédemment envisagées, — attaque devant Verdun, attaque même sur le front d’Alsace, — chaque hypothèse avait fait l’objet d’une étude spéciale. L’articulation des réserves françaises sur le réseau ferré et le réseau routier avait été prévue de telle façon que, suivant que se réalisât l’une ou l’autre des hypothèses, les réserves pourraient être rapidement portées sur l’un ou l’autre point. Certains états-majors d’armée avaient été avisés d’avoir à prévoir et à préparer le retrait rapide sur leur front de divisions à faire transporter sur les points menacés : certains, de la possibilité pour eux-mêmes, — c’était le cas de l’état-major de la Ire armée, alors à Toul, — d’avoir à quitter en quelques heures le commandement de leur secteur pour être porté sur le champ de bataille. Enfin, en arrière des régions qui semblaient être spécialement menacées, Picardie et Champagne, des réserves avaient été formées : le 5e corps, commandé par le général Pellé, tenait ses divisions au repos au Sud de Compiègne ; son état-major était disponible, ainsi que celui du général Humbert, commandant la 3e armée, ainsi que celui du général Fayolle, mis en réserve. Et ces états-majors avaient reçu mission d’étudier les différentes hypothèses plausibles et d’en tirer toutes les conséquences. Spécialement, en vue d’une attaque sur le iront britannique, un accord était intervenu entre les états-majors français et anglais qui fixait au sixième jour de la bataille, — la résistance britannique ayant été présumée plus longue ou la poussée allemande moins irrésistible, — l’intervention des troupes fraîches françaises dans la mêlée. Le général Pellé, le général Humbert se tenaient prêts à jouer leur rôle dans le délai convenu, — non moins que les généraux d’armée désignés, le cas échéant, pour abandonner en d’autres mains leur secteur de front. Wagons et camions étaient assemblés pour que le transport se fît dans les conditions prévues. Certes mieux eût valu que, sous un chef suprême unique, corps français et anglais fussent amalgames, que des réserves françaises pussent être groupées derrière le front anglais, dans la zone britannique, que l’on n’eût point en pleine crise à conférer pour modifier les dispositions ou hâter les transferts ; mais j’ai dit, et je n’y reviendrai point, la situation et ses conséquences. Il n’en est pas moins qu’en quelques heures, on allait voir apparaître sur la ligne de bataille les casques bleus de France et qu’en quelques jours, vingt divisions françaises allaient relever sur un front considérable, — de Noyon au sud d’Amiens, — nos alliés épuisés.

La seule surprise fut qu’il fallût intervenir si vite et dans des conditions si défavorables. Car autre chose était pour des états-majors et les troupes de venir sans hâte, avec tous leurs moyens, prendre, sous la couverture des alliés combattant sur leurs lignes de bataille, leur place de combat, autre chose d’être précipités en quelques heures, les états-majors parfois sans troupes, les troupes parfois sans artillerie ni ravitaillement, sur un champ de bataille où des trous étaient à boucher, des voies d’eau à aveugler, des positions essentielles à reconquérir. Mais Pétain comptait sur une armée qui, portée par ses soins constants depuis un an, à un haut degré de moral, entraînée par les heureuses offensives de l’été et de l’automne de 1917 sur la rive gauche de la Meuse et les collines de l’Aisne, était, à ses yeux, l’instrument le plus propre à rétablir énergiquement une situation compromise.

Le général en chef, instruit des péripéties de la première journée, avait jugé l’intervention française nécessaire au plus vite. Je dirai de quel œil clair Pétain avait, dès la première heure, envisagé l’événement, aperçu les conséquences qu’il comportait et, d’avance, envisagé les mesures qu’il entraînait. Il
CARTE POUR SUIVRE LES OPERATIONS DE L’ARMEE DE FRANCE DE 1918 (21 MARS-6 AVRIL)
était disposé à les faire très larges pour qu’elles eussent tout leur effet. Après entente avec le maréchal Haig, il donnait en attendant mieux, le 21, à onze heures du soir, l’ordre d’avancer dans la région de Noyon-Saint-Simon aux trois divisions : 9e, 10e et 1re de cavalerie à pied qui, sous les ordres du général Pellé, se trouvaient, nous le savons, dans la région Sud de Compiègne. La 125e division, de la 6e armée, placée à cheval sur l’Oise, était alertée, passant sous les ordres du général Pellé, et la 1re division de cavalerie était avisée qu’elle se devait tenir prête à renforcer éventuellement le 5e corps britannique. Par ailleurs, le général Humbert recevait le laconique avis : « Réaliser hypothèse A. » C’était l’intervention sur le front britannique, prévu par les accords pour une date simplement plus lointaine. Dès le 22 au matin, les troupes françaises couraient à la bataille.


VII. — LE GÉNÉRAL PELLÉ DEVANT LE FLOT

Le général Pellé, commandant le 5e corps, est une des personnalités les plus intéressantes de l’armée : les apparences d’un diplomate, l’âme d’un chef, un sang-froid souriant, — le meilleur parce qu’il se communique, — peu d’étonnement devant les cas les plus singuliers, et, avec du doigté, une poigne : il allait, en ces premières heures, jouer le rôle capital en cette bataille « mal partie, » et l’ancien attaché militaire à Berlin, sans rien perdre de son calme un peu ironique, allait fermer d’une main nerveuse aux Allemands la route de Paris.

Tout d’abord, il ne devait être qu’un auxiliaire : sa mission serait de « soutenir » la droite de l’armée Gough et d’ « aider » nos alliés à maintenir l’intégrité de la ligne du canal Crozat, — subsidiairement de couvrir la région de Noyon. Mais lorsque, le 22, il accourait de Jouarre à Noyon, il trouvait la situation si empirée qu’elle exigeait de bien autres mesures. Le 3e corps britannique, retiré derrière le canal, se préparait à se replier ; ne sentant plus le contact à sa gauche avec le reste de l’armée Gough, il flottait un peu. Mais dans cette journée. Pellé ne lui pouvait guère donner que l’appui de ses conseils. Car, si les camions amenaient et déversaient dans la région de Noyon la 1re division de cavalerie à pied (général Brécard), les 9e (général Gamelin) et 10e divisions (général Valdant), durant toute la journée du 22, il s’en fallait que ces troupes pussent « relever, » ainsi qu’il en était maintenant question, les divisions anglaises épuisées. La 125e division (général Diebold), poussée vers la région de Chauny, seule était en mesure d’étayer la 58e division britannique, — extrême droite de Gough. Dès le début de l’après-midi, elle ouvrait le feu sur Fargniers et Quessy, occupés par les Allemands, et se préparait à reprendre Tergnier. Mais, au Nord, les Allemands, suivant les Anglais dans leurre-traite, allaient, à Ham, franchir le canal de la Somme et atteindre Golancourt en direction de Guiscard. Il ne s’agirait plus alors de défendre le canal Grozat, mais de faire face à un ennemi débordant de toute part la région bornée par la Somme, le canal Crozat, l’Oise et la route de Ham à Noyon. Le général Pellé pressait le mouvement de ses divisions qui, aussitôt débarquées, seraient jetées sur la ligne Barisis-Frières-Faillouël-Beaumont-Le Plessis-Patte-d’Oie-Flavy-le-Meldoux-bois de l’Uôpilal-Ecuvilly.en avant des bois qui, de Vouël à Beaumont, s’étendent de l’Ouest du canal Crozat à l’Est de la route de Ham à Noyon.

Le 23, les divisions débarquaient : elles étaient aussitôt dirigées sur les points utiles ; elles allaient être engagées dans les circonstances les plus défavorables, sans canons ou presque, sans fourgons de ravitaillement, sans matériel de combat, mais la belle humeur incroyable des soldats doublait leur vaillance, et c’était d’un viril élan qu’ils couraient faire barrage au flot allemand déferlant de toute’ part.

Celui-ci, dans la matinée du 23, avait fait d’inquiétants progrès : ayant forcé au Sud les passages de Tergnier et Jussy, l’ennemi n’était arrêté que pour un temps par la ténacité des Anglais qui, ayant perdu Jussy, le reprirent pour le perdre derechef. Au Nord, le flot roulait en direction de Golancourt-Esmery-Hallon. Il semblait qu’on fût vraiment débordé.

La 125e s’était, comme on l’a vu, la première, jetée dans le combat : entre l’Oise et les bois de Prières, elle luttait, dès l’aube du 23, avec acharnement ; elle avait repris du terrain, mais cédait peu à peu sous la poussée, quand les cavaliers à pied de Brécard arrivèrent enfin : le 9e cuirassiers se rua sur l’ennemi : celui-ci a déjà établi ses mitrailleuses devant le bois de Frières, et c’est un massacre. Mais l’ennemi a été, de ce fait, arrêté quelques heures : les divisions Diebold et Brécard peuvent, par un repli ordonné, prendre des positions plus solides. La 9e division déjà est, plus au Nord-Ouest, aux prises avec l’ennemi : elle a trouvé les troupes britanniques qui, après avoir disputé avec courage le terrain à Villette, Brouchy, Cugny, se replient au Sud de Golancourt. Gamelin n’a qu’un régiment disponible, le 4e d’infanterie : il le jette, puis ses autres troupes, sur le front Flavy-Ie-Meldeux-Collezy, barrant la route de Ham à Noyon, sur une largeur de 16 kilomètres. Que pourra durer sur un front aussi étendu la résistance d’une seule division ? Mais Pellé a dirigé, au Nord-Ouest de Guiscard, la 10e division qui, dans la soirée, parvient dans la zone Freniches-Béthancourt et assure la gauche de Gamelin. Ainsi, le 23 au soir, les premières divisions du 5e corps sont en contact, — et en conflit, — avec l’ennemi du Sud de Tergnier au Nord de Guiscard ; mais, engagées dans le désordre d’une résistance échevelée, sur des positions inconnues, elles n’ont pu que courir au plus pressé. Le général Pellé travaille à mettre de l’ordre dans l’attaque.


VIII. — HUMBERT PREND EN MAIN LA BATAILLE

C’était le souci du haut commandement : la bataille était confuse : troupes anglaises dissociées, troupes françaises hasardées. L’armée Gough, appuyant à gauche, ne laissait dans la région que son 3e corps isolé et exténué. Il fallait décidément reprendre en main toute la bataille sur un large front. Elle allait être confiée au général commandant la 3e armée française.

Le général Humbert était, on se le rapPellé, en réserve, destiné à intervenir à un moment donné dans la bataille prévue. Dès le 22, le général Pétain, après accord avec le maréchal Haig, avait décidé que le général commandant la 3e armée (alors à Clermont) prendrait, le 23 à midi, le commandement de toutes les troupes alliées engagées entre Barisis et une ligne parlant du Nord du canal Crozat et courant du Nord-Est au Sud-Ouest par Ollezy, Golancourt, Freniches, Avricourt et Beuvraignes. En exécution de cet ordre, le 23, le général Humbert prenait la direction de la bataille : le corps Pellé passait sous ses ordres, le 2e corps de cavalerie lui allait être envoyé et les 62e et 22e divisions, en voie de débarquement, mises à sa disposition ; les divisions britanniques engagées devaient se rallier à son commandement. Et aussitôt partaient de Clermont les ordres nets et fermes qui ne cesseront d’en venir.

La bataille en effet était en bonnes mains. Mince, vif, élégant, d’allures jeunes et d’ailleurs jeune, Humbert, c’est l’homme de Mondement, de l’énergie sans brutalité, un chef très français ; une carrière militaire singulièrement active, — du Tonkin au Maroc en passant par Madagascar, l’état-major, les commandements, — l’a, depuis longtemps, entraîné à la décision ; les combats de la célèbre retraite d’août-septembre 1914, — la fameuse mêlée autour du Mondement, la bataille de l’Yser, les luttes d’Argonne, l’ont porté, du commandement de la magnifique division du Maroc, au corps d’armée, à l’armée. Quatre ans de campagne n’ont fait que raffermir une main qui jamais n’a tremblé. Il saisit de cette main les rênes qui flottent. Il faut rétablir la bataille : il la rétablira.

Il faut la rétablir : car, le 23 au soir, la situation est très mauvaise. Certes, l’intervention de Pellé a retardé le flot, et Pellé restera le grand atout d’Humbert. Mais Pellé est lui-même arrivé quand tout craquait. L’ennemi occupe Tergnier, Flavy-le-Martel, Golancourt, Èsmery Hallon ; la ceinture d’eau qui couvrait la région est tout entière en ses mains, le canal Crozat, le canal de la Somme jusqu’au-delà de Ham… Nos alliés pourront-ils, plus à l’Ouest, défendre le passage de la Somme ? A l’Est, la prise de Tergnier menace Chauny : c’est l’Oise ouverte. Noyon n’est couvert, a son Nord, que par les petits massifs boisés en avant desquels se battent, ce 23, les troupes de Pellé. On tiendra tant qu’on pourra, encore faudrait-il qu’on fût assuré à sa gauche : les soldats britanniques, hier, occupaient encore Nesle, Roye, mais appuyant sans cesse vers le Nord-Ouest, ils peuvent découvrir Lassigny, Montdidier, et entre les deux villes, il n’existe pas, ou presque pas de défenses naturelles.

Pellé continuera à couvrir, en avant du massif, la région Chauny-Noyon, la 125e division essayant, cependant, de reprendre avec Tergnier la clef de l’Oise : le 2e corps de cavalerie (Robillot) va arriver ; on le jettera, s’il le faut, dans la région d’entre Guiscard et Nesle avec la 62e (Margot) et la 22e (Capdepont) divisions : dès le 23 au soir, la 22e, qui à peine achève de débarquer à Roiglise (Sud-Est de Roye), déjà est poussée vers Hombleux et Rouy-le-Petit (Ouest de Ham) ; elle se liera à sa droite avec la 62equi, elle, débarquant à Ercheu, entre Roye et Ham, déjà a été jetée vers Hombleux et Ësmery-Hallon où elle trouve la gauche de la 10e division ; à sa gauche, la 22e cherchera la liaison avec l’armée britannique vers Offoy et Voyennes sur la Somme. Le général Robillot, commandant le 2e corps de cavalerie, est déjà à Lagny et prend le commandement de ce groupe : c’est l’homme des « coups de chien : » on va le voir, en 1918, apparaître, cet infatigable cavalier, sur tous les champs de bataille, Picardie, Flandre, Champagne, aux heures difficiles. Humbert qui, avec Pellé, avait un si bon bras droit, a maintenant son bras gauche. Il peut embrasser le champ de bataille. Et il faut que tous ces chefs se cuirassent d’énergie, car si les troupes débarquent, vaillantes et pleines d’entrain, continuant à être engagées sans barguigner, elles le sont dans telles conditions, — 80 cartouches par homme, pas d’outils, les mitrailleuses portées à bras d’homme, les canons arrivant 24 et 48 heures après l’infanterie, — qu’il faut s’attendre encore à de terribles à-coups, à des surprises, à des reculs. Mais l’important est de retarder l’ennemi ; toute cette armée se forgera et se soudera à son feu. Et, un jour, elle sera une ligne de bronze où l’ennemi se brisera.

Comme déjà un autre état-major d’armée est alerté, qu’à son tour Debeney va être amené à relever, de Montdidier à Amiens, l’armée britannique et que Pétain entend achever l’organisation de la bataille sur un front plus large encore, il y faut un très grand chef ; le général Fayolle est, le 23 au soir, désigné pour prendre le commandement de tout ce groupe d’armées ; il le saisit aussitôt, de Chauny à Péronne. Ainsi la bataille française s’étend-elle et se magnifie-t-elle. Elle est confiée à un illustre soldat ; il serait impertinent de présenter au lecteur le vainqueur de la Somme, l’homme au regard clair, le « doux-fort » comme on l’appela devant moi, Fayolle, appelé à diriger de haut sur ce terrain qui lui est familier, — théâtre de sa victoire de 1916, — la bataille en mauvais arroi.


IX. — LA JOURNÉE DU 24

Le général Humbert transporte, dès le matin du 24, son quartier général à Montdidier : de là, tout en menant la bataille, il pourra assurer le débarquement des éléments de la future armée Debeney. Tandis que ceux-ci, des fronts les plus éloignés, s’acheminent vers le champ de bataille, on alimente le corps Pellé, car les combats du 23 ont été meurtriers, le terrain est incertain, l’heure va venir où on aura partout relevé les Anglais : aux 125e, 9e et 10e divisions et 1re de cavalerie à pied, Pellé joindra la 1re, dirigée sur Noyon.

C’est qu’il faut proportionner la résistance à la poussée et la poussée devient tous les jours plus formidable. Encouragés par le succès de leur armée de gauche, les allemands engouffrent dans l’énorme poche creusée en trois jours divisions sur divisions. Par surcroit, le brouillard, très épais, les favorise, empêchant notre artillerie, en voie d’installation, de régler ses tirs. Manifestement, l’ennemi vise à atteindre Noyon dans la journée. La carte où se dessine la marche des divisions vers l’Oise le révèle clairement. Les attaques convergent suivant l’axe Ham-Noyon, ayant pour but de nous déborder sur les ailes en contournant par le Nord et le Sud le massif boisé des bois de la Cave et de Beaugies couvrant Noyon. Si cette opération réussit, le massif de « la Petite Suisse, » au Sud de la ville, dernier obstacle naturel sur la route de Paris, tombera à son tour avant que l’armée française ait pu, renforcée, souder ses éléments. Car le 3e corps britannique, harassé par quatre jours de lutte sans répit, ne peut plus agir en masse ; certains éléments s’encadrent dans nos divisions, mais il faut que celles-ci résistent à un ennemi trois fois supérieur en nombre et sans cesse renforcé par l’arrivée des divisions fraîches de von Hutier. Il faut « tenir à tout prix sur ses positions », ç’a été la première parole d’Humbert ; Pellé n’a pas besoin d’entendre : depuis deux jours, il donne cette consigne à ses divisionnaires.

Ceux-ci, le 24 au matin, occupent une ligne partant de l’Oise vers Amigny-Rouy et Condren (points que tient encore la 58e division britannique) suivant le tracé : lisières Est de Viry-Noureuil, pentes Est de la cote 85, Est de la Croix-Saint-Claude (c’est le secteur de la 125e division), lisières de Villequier-Aumont et bois de Genlis (c’est celui des cavaliers de Drécard où ils se raccordent à la division Gamelin).

A 9 heures, la 125e division perd Viry-Noureuil et la cote 85 ; Chauny est directement menacé. Le général Pellé entend que la résistance s’intensifie de ce côté ; il donne au général Diebold le commandement de toutes les forces de droite. Pendant ce temps, au centre, la division Brécard, vivement pressée, évacue Villequier-Aumont et le bois de Genlis, talonnée par l’ennemi qui ne lui laisse aucun répit. Mais la vaillante attitude des cuirassiers du 98 a retardé la marche des Allemands ; sous les assauts d’un ennemi très supérieur et en face de mitrailleuses crachant la mort, les cavaliers à pied ont fait front : ce n’est que lorsque, les munitions ont manqué qu’ils se sont repliés. Nous voici donc, de ce côté, au pied du massif d’entre Chauny et Guiscard : Brécard donne l’ordre de se cramponner coûte que coûte à la nouvelle ligne Pommeroye, — croupe de Caillouel-Crépigny. Naturellement les divisions de gauche ont dû suivre le mouvement. La 9e s’est héroïquement opposée jusqu’à midi aux progrès de l’ennemi, jetant son 82e d’infanterie à l’attaque, reprenant du terrain, n’en perdant que sous d’irrésistibles pressions. L’ennemi pousse, bourre ; nos unités semblent à certain moment submergées ; plusieurs d’entre elles, encerclées, se font jour à coups de baïonnettes. Et c’est dans un enfer de feu que Gamelin établit sa nouvelle ligne sur le front Beaugies-Le Buchoire-Guiscard. A sa gauche, la 10e a fait appel à lui : débordée à son tour, elle s’est repliée au Sud de Guiscard. On a donc reculé sur toute la ligne, mais les chefs espèrent, car le moral reste étonnant : il y a entre les corps émulation de courage ; pour ne citer qu’un trait, le 1er groupe du 41e d’artillerie, placé au Nord de Guiscard, menacé d’être tourné, a sorti ses pièces de positions et, plutôt que de les abandonner, les a traînées à bras sur une distance de 6 kilomètres, traversant Guiscard sous le bombardement et le feu des mitrailleuses ennemies.

A la gauche d’Humbert, la situation est devenue tout d’un coup plus tragique encore. Le 5e corps britannique a cédé, au Nord, sur la ligne de la Somme que l’ennemi a passée à Béthencourt, Pargny et Epenancourt : la 8e division britannique contient derrière ces villages l’ennemi qui se rue, mais on la sent fléchir sous la pression.

Humbert jette Robillot au-devant du flot. Il a les 22e et 62e divisions d’infanterie, et la 1re division de cavalerie ; destinées à « relever » les unités anglaises entre la route de Freniches à Esmery-Hallon et la ligne Moyencourt-Buverchy, il leur faut en recueillir les débris. Il leur faut surtout boucher un trou : car, sous la poussée allemande venant de Béthencourt, une voie s’est produite dans les lignes anglaises entre Potte et Mesnil Saint-Nicaise, au Nord de Nesle. Sur l’ordre d’Humbert, la 22e est précipitée vers Nesle, tandis que lev 2e cuirassiers, de la Indivision de cavalerie galope, vers la région Est de Chaulnes pour remplir l’intervalle qui s’est produit entre le 18e et le 19e corps britanniques. L’ennemi y est arrêté net et on espère que, contre-attaquant le lendemain, la 22e achèvera de rétablir là le combat.

Cependant, un autre renfort est arrivé ; le ciel s’est soudain rempli d’avions français ; ce ne sont plus escadrilles, mais escadres. On sait avec quelle rapide décision, à la nouvelle qu’une nouvelle trouée se faisait où les régiments ennemis tentaient de s’engager, le général Pétain les avait déchainées[3]. Pour la première fois, on va voir ces groupes d’avions évoluer ; déployés en ordre parfait : descendant très bas, ils fondent sur les colonnes allemandes en marche, les bombardent, les mitraillent, les dispersent affolées. Quelques jours après, je rencontrais, encore tout frémissants de cette merveilleuse entrée en lice, des revenants de cette bataille entre ciel et terre. « Nos cris de joie à les voir s’égailler, me disaient-ils, se mêlaient à leurs cris de frayeur. »

La nuit n’interrompit pas le combat : c’était pour l’ennemi une nécessité essentielle de bousculer nos premiers éléments qu’il sentait mal ravitaillés et mal fixés, mais pour nous une question de vie ou de mort de ne lui rien céder avant de l’avoir momentanément rebuté. Dans l’épais brouillard, les feldgrauen se glissaient ; on tâtonnait dans cette obscurité opaque coupée par les éclatements, déchirée par les fusées. Ainsi se terminait ce tragique « dimanche des Hameaux. »

Dès le soir, la consigne courait pour le lendemain : « Tenir. » Fayolle recommandait que, tout en barrant la route de Paris, de Noyon à Lassigny, on ne perdit pour rien au monde le contact avec l’armée britannique retraitant vers le Nord-Ouest. Mais si cette retraite continuait, comment l’armée Humbert pourrait-elle suffire à la double tâche ? Si elle s’étirait, elle pouvait être déchirée à son centre par l’attaque vers Noyon, Compiègne, Paris. Ce soir-là seulement, Debeney quittait Toul, mais le premier élément de sa future armée débarquait dans la région de Montdidier, cette vaillante 56e division qui allait se couvrir de gloire sur ces champs de Picardie.

Le 5e corps, de son côté, se renforçait : la 1re division et la 35e étaient débarquées au Sud de Noyon. Les camions couraient les routes dans le brouillard et déversaient au Sud de la bataille le flot des casques bleus.


X. — LE 55. LA BATAILLE DE NOYON

La « semaine sainte » commençait : elle allait être la « semaine historique. » S’ouvrant sur Noyon perdu, elle se fermerait sur Amiens sauvé ; elle devait voir Pellé et Robillot, sous Humbert, fermer aux Allemands la route de Paris.

Pendant toute la nuit du 24 au 25, l’ennemi avait tâté nos positions : dès l’aube, une attaque de grand style se déclenchait sur tout le front, particulièrement violente sur le centre de Pellé, attaque redoutable, car ce sont troupes fraîches contre nos divisions déjà fatiguées. Dès huit heures, la manœuvre se dessine très nettement : séparer les armées franco-britanniques et, pour cela, déborder la 3e armée à sa gauche vers Nesle ; cependant, Humbert étant occupé à sa gauche, foncer sur Pellé pour le crever : c’est la ruée Nach Paris. Et le soir l’ennemi croira avoir doublement réussi ; la journée verra la chute de Nesle comme celle de Noyon.

Humbert a prévu que ce lundi allait être jour critique. Pense-t-il qu’on évitera qu’il soit jour funeste ? En tout cas, il a prescrit au 5e corps d’enrayer les progrès ennemis, « quel que soit l’état des troupes. » Maintenant son poste de commandement à Noyon, le général Pellé devra, avec la 1re division de cavalerie, « garantir la route de Ham-Noyon ; » on défendra « sans aucune pensée de repli » les premières pentes du massif, des bois de la Gave à Grisolles à gauche ; à droite, la 35e division sera portée sur la ligne Caillouel-Abbécourt pour barrer la route de Chauny à Noyon.

Mais déjà les Allemands, perçant entre les divisions Gamelin et Brécard, ont pris pied dans le bois de la Gave, attaquant, à sa droite, la première, qui perd Quesmy et se replie, à sa gauche, la seconde dont les éléments sont refoulés sur la montagne de Grand Ru. Ge repli entraine celui des deux ailes : la division Valdant, à gauche de Gamelin, violemment attaquée dans les bois de l’Hôpital, se relire sur le front Frétoy-Rimbercourt où elle retrouve des débris de la 9e division.

Il était temps que la 1re division arrivât : elle arrivait, chargée de recueillir nos divisions abîmées ainsi que les restes de la 18e britannique, dont le général Grégoire formait, avec sa 1re, un groupement pour défendre la montagne de Béhéricourt, dernière couverture de Noyon.

Les Allemands se ruèrent à l’assaut. Les 10e et 9e divisions tinrent bon, faisant barrage à l’Ouest de Crisolles ; les soldats de Brécard, désespérément cramponnés à la croupe de Grand Ru, brisaient les assauts. Mais plus à droite, les 55e et 125e cédaient sous la pression ennemie et commençaient a passer l’Oise entre Bretigny et Manicamp, entraînant, par suite d’une erreur, le 9e cuirassiers, droite de Brécard, qui ainsi découvrait Babœuf, aussitôt occupé par l’ennemi, mais bientôt repris par les Anglais.

Seulement la ligne craquait à gauche : la Indivision, vers seize heures trente, avait dû céder, se replier sur Campagne et Bussy et, de ce fait, elle avait perdu le contact avec l’aile droite de Robillot, — la 62e division : déjà l’ennemi, s’insinuant dans le trou, avait conquis Catigny, Sermaize, Beaurains ; cette fois, c’était le flanc Ouest de la montagne de Béhéricourt qui se trouvait menacé : un régiment de la 33e, le 144e, fut, à mesure qu’il arrivait, jeté bataillon par bataillon sur les trois villages qu’en une heure il reprenait glorieusement. Cependant une trouée restait ouverte vers Noyon entre Beaurains et Genvry ; les Allemands débordaient derechef à flots ; la montagne âprement défendue était menacée d’encerclement ; Noyon était perdu.

Pellé, toujours calme, envisageait le repli derrière la ville comme inévitable et l’organisait, car, la montagne de Béhéricourt perdue, c’était sur les collines au Sud et Est de Noyon que le chemin de Compiègne pouvait être maintenant barré. Il fallait que l’ennemi nous y trouvât solidement installés. Tandis qu’il bouchait provisoirement le trou fait et donnait l’ordre de résister en avant de la ville quelques heures encore, le général faisait évacuer la ville et organisait sa ligne de repli sur la rivière, le Mont Renaud, la montagne de Porquéricourt, la hauteur du Moulin Ruiné : ainsi serait singulièrement atténuée la perte de Noyon. Puis, couvertes par leurs arrière-gardes, les divisions gagnèrent ces nouvelles positions.

La nuit était tombée : Pellé quitta la ville après avoir donné l’ordre d’incendier les dépôts de la gare et les approvisionnements qu’on n’avait pu enlever. C’est à travers la malheureuse cité, complètement vide et violemment éclairée par les incendies, qu’en très bon ordre, la division Gamelin gagnait les positions du Sud ; les Allemands cependant se ruaient sur nos derrières ; le général Dauve, commandant l’infanterie de la division, les contenait avec le 51e d’infanterie qui, se portant sur Porquéricourt, avait été par lui arrêté et opposé à la ruée. A deux heures du matin, le 57e lui-même, enfin, rétrogradait, livrant de partiels combats dans les faubourgs Nord de Noyon et, en ayant ainsi imposé à l’ennemi, pouvait gagner l’Oise. L’ennemi se jetait alors-sur la ville abandonnée. Cependant, à droite, la division Brécard en lambeaux et les troupes anglaises franchissaient l’Oise à Varesnes sous la protection du 1er régiment qui, à son tour, passait le fleuve et faisait sauter le pont.

Maintenant, installé sur la rive gauche jusqu’à Sempigny, sur les hauteurs du massif du Mont Renaud, et sur les collines du Sud-Ouest de Noyon, le corps Pellé, reformé et bien assis, s’apprêtait à reprendre la lutte, résolu à barrer là, coûte que coûte, la route de Paris, et c’est sur cette ligne qu’il allait en effet repousser les assauts et faire décidément échec à l’Allemand.


XI. — LE 25 MARS. DE NESLE A MONTDIDIER

Si tragique qu’eût été pour la droite d’Humbert cette journée du 25, elle l’avait été bien davantage pour sa gauche qui occupait au matin une ligne allant de la région de Roye à celle de Guiscard, et si elle se terminait pour la droite par l’organisation d’un solide barrage, il n’en était pas de même plus à l’Ouest.

Dès l’aube s’était, autour de Nesle, engagée une bataille violente et, de notre côté, assez confuse. Les troupes britanniques, on se le rappelle, ramenées des rives de la Somme sur la région de Nesle, avaient fait appel à l’armée Humbert, et la 22e division avait été poussée rapidement vers la ville menacée ; elle avait trouvé la situation compromise : et, à onze heures, il avait fallu abandonner la ville.

Les troupes britanniques s’étaient alors retirées fort excentriquement vers Herly (à l’ouest de Nesle), laissant à la 22e le soin de défendre la route de Nesle à Roye. Les Allemands s’y étaient rués et, nous faisant reculer, avaient ainsi derechef rompu la liaison entre les deux armées : de son côté, la 10e division avait, nous l’avons vu, à l’autre extrémité de cette partie du champ de bataille, dans la région de Guiscard, dû se replier sur Gatigny : se maintenant difficilement en liaison avec son propre corps à sa droite, elle avait, parce recul, perdu celle de la 62e division à sa gauche ; celle-ci, pour boucher le trou, avait étendu sa droite vers les bois de Libermont, au Nord-Ouest de Guiscard, soutenu dans cette région une lutte très âpre et perdu Libermont. Il y avait donc flottement, mais ce qui plus que toute chose inquiétait, c’était le trou qui se dessinait entre les Anglais rejetés à l’Ouest de Nesle et la 22e division en retraite. Le général Robillot fit appel aux vaillants cavaliers de la 1re division : la 2e brigade de cuirassiers fut poussée vers le petit ruisseau de l’Ingon juste au moment où les Allemands, désireux de creuser le trou, s’engageaient ; la 22e se repliait devant eux vers le Sud-Est de Nesle sur Crémery, tandis que les Anglais étaient, d’Herly et d’Etalon, refoulés vers le Santerre, plus à l’Ouest. Les Allemands, se jetant au Sud-Ouest enfin, de Breuil à Buverchy, le corps de cavalerie devait se replier sur la ligne Gruny-Solente-Catigny ; cependant des cavaliers avaient pu reprendre le contact à l’Ouest de Nesle avec les Anglais, mais, du fait de la retraite britannique vers le Santerre où, à la vérité, nos alliés s’allaient fixer, la gauche de la 3e armée avait à couvrir toute la région de Roye, et, si Roye était perdu, la région de Lassigny-Montdidier dont j’ai dit qu’elle était sans lignes sérieuses où s’accrocher. Sans cesse sollicitée de chercher la liaison à gauche, l’armée Humbert se distendait : le corps Pellé s’étant replié au Sud et Sud-Ouest de Noyon, il était assez difficile non seulement de se maintenir longtemps autour de Roye, mais encore de fermer la route de Roye à Montdidier, brusquement découverte par le retrait à l’Ouest de l’armée britannique. Le général Debeney, nous le verrons, venait d’apparaître dans cette région ; mais il attendait encore ses troupes, et la situation paraissait inquiétante au suprême degré. Elle l’était à ce point qu’ordre fut donné au général Humbert de reporter son Quartier Général à Clermont, quand déjà on signalait des partis ennemis essayant de se glisser vers Montdidier.

Heureusement, du général d’armée au plus petit soldat, les cœurs restaient fermes. Tandis qu’à la lueur des incendies de Noyon, le corps Pellé occupait lu dernier rempart couvrant l’Ile-de-France, tandis que, dans la poche qui se creusait entre Guiscard et Nesle, tout semblait incertain, la voix du chef s’élevait pour adresser un suprême appel au courage. C’est ce soir-là que sur les rangs était lu l’ordre, — aujourd’hui célèbre, — du général commandant la 3e armée : « Les troupes du 5e corps, du 2e corps de cavalerie, des 3e et 18e corps britanniques, défendent le cœur de la France. Le sentiment de la grandeur de cette tâche leur montrera leur devoir. »

Cette voix n’avait pas à éveiller ni même à surexciter un courage qui, depuis trois jours, se dépensait sans compter, mais elle rencontrait, au contraire, du cœur des chefs à celui des soldats, un écho magnifique. Tous allaient en effet avec la même ténacité se jeter entre l’ennemi et Paris ; « le cœur de la France » était bien défendu.


XII. — L’ARRIERE DE LA BATAILLE

Le 26 au matin, un grand trouble régnait dans la région immédiatement située au Sud de la bataille. De Compiègne à Senlis, de Clermont à Chantilly, les populations prêtaient une-oreille inquiète au bruit de la canonnade qui, depuis trois jours, se rapprochait. Celui qui écrit ces lignes se rappellera longtemps ces heures où, s’interrogeant d’une voix pleine d’anxiété, les habitants alertés se posaient la question : « Allons-nous les revoir ? » Les populations évacuées du Noyonnais passaient, mortellement tristes : plutôt que de subir une seconde fois le joug des Barbares, elles avaient préféré s’enfuir : les lamentables cortèges se déroulaient à travers les villes, les villages, l’homme cheminant, la face fermée et la tête basse, à côté des bêtes attelées aux charrettes, les femmes et les enfants assis sur les paquets entassés et les meubles pauvres, pâles de chagrin et ne pouvant plus pleurer. Les villes les plus rapprochées se vidaient. Une atmosphère lourde pesait.

Elle se dissipait soudain quand, montant vers la bataille, les troupes françaises passaient : rarement nous avons vu figures plus ouvertes, attitude plus crâne. Les camions, courant vers le Nord, retentissaient de lazzi ; les canons roulaient couverts de branchages et sur leurs sièges les conducteurs « blaguaient. » On eût cru qu’ils couraient à une fête. Les habitants se regardaient rassurés : « Les Boches vont en prendre. » En effet, en ces heures tragiques, le soldat français ne rétablit pas seulement le combat ; il relevait les cœurs ; c’est sa crânerie, — avec le sang-froid de l’état-major, — qui sauva tout. Tandis qu’infatigablement penchés sur leurs papiers des officiers d’état-major organisaient les transports, des régiments couraient au combat avec un grand élan. Ils allaient défendre « le cœur de la France. »

Les renforts affluaient : du Grand Quartier, on pressait le mouvement ; Pétain avait tout à fait pris en main l’affaire ; il avait compris le dessein allemand ; Paris était menacé autant que l’armée britannique, et c’était affaire française.

Un Pétain donne à de pareilles heures toute sa mesure. Cette bataille qui n’était point la sienne, il l’avait saisie spontanément d’une main forme et d’un cœur assuré. L’émotion qui pouvait étreindre son âme, — car il y a derrière cette figure un peu marmoréenne une sensibilité frémissante, — ne faisait pas trembler son bras. Tout de suite il avait vu le péril, et toute sa grandeur. Sa large intelligence embrassait, dès le 21 au soir, toute l’étendue qu’à son sens allait prendre le champ de bataille. Il ne s’attardait point aux regrets. Il entendait secourir l’Allié ; il savait qu’il n’y avait qu’une bataille et que, ce faisant, il allait défendre le seuil de Paris. Le maréchal Haig ne demandait que deux divisions ; c’étaient vingt divisions que Pétain était prêt à jeter à la bataille. Avant même que l’ennemi eût dépassé le canal Crozat, il avait conçu que notre intervention ne se pouvait borner à quelques troupes jetées en renfort ; il avait aperçu la progression de notre effort et la marche de notre intervention : avant quatre jours, tout le champ de bataille passerait entre nos mains de l’Oise à la Somme et d’avance il y plaçait Humbert et son armée renforcée, Debeney et son armée constituée, et, pour préparer, avant même que Debeney fût en place, la liaison entre les opérations, Fayolle au-dessus d’Humbert et de Debeney.

Rien de plus ferme que les ordres qui ont donné, le 22, à Humbert le commandement des troupes alliées du canal à la région de Nesle, à Fayolle le 23 la possession du champ de bataille de Barisis à Péronne, le 24 à Debeney la mission de rétablir la soudure brisée entre les armées alliées. « La mission du G. A. R. (Fayolle) est d’assurer et de rétablir la situation au Sud du parallèle de Péronne sur la ligne Péronne-Noyon… » Et dans son esprit toutes les hypothèses sont prévues. « La 1re armée ou prolongera la gauche de la 3e armée pour la relier à la droite britannique, si celle-ci continue à tenir. » Voilà pour déjouer le plan de rupture ; et voici pour couvrir Paris, si besoin se produit : « ou renforcera et étayera la 3e armée, soit en occupant à l’avance les positions de repli, soit en contre-attaquant. » Le 26, une instruction très ferme définira, en face de la double tentative, maintenant visible, de l’ennemi, le rôle de Fayolle. « La première mission du G. A. R. est de fermer aux Allemands la route de Paris et de couvrir Amiens. La direction d’Amiens sera couverte au Nord de la Somme par les armées britanniques aux ordres du maréchal Haig, qui tiendra à tout prix la ligne Bray-sur-Somme-Albert ; au Sud de la Somme, par le G. A. R. sous vos ordres, en maintenant la liaison avec les forces du maréchal Haig à Bray et avec le G. A. N. sur l’Oise. » Les ordres se succéderont ainsi, nets, clairs, impératifs.

Quiconque a vu alors Pétain à son poste de commandement s’explique facilement telle chose. Jamais il n’avait paru plus tranquille, alors que sans doute les soucis l’assaillaient, et lui, d’aspect si froid à l’ordinaire, semblait de belle humeur. Ainsi l’avais-je vu à Verdun, aux pires moments. Pas une minute, la bataille ressaisie par lui ne flotta dans ses mains. Il voit tout à la fois précis et large. Il compte sur ses lieutenants, Fayolle qui est une des grandes vertus de cette guerre, Humbert qu’il sait agressif et allant, Debeney qu’il tient pour imperturbable et opiniâtre. Mais plus que sur personne, il compte sur ce soldat en l’âme duquel il a mis depuis un an toutes ses complaisances et à qui il a apporté tous ses soins. C’est à lui qu’il s’adresse le 25 et c’est, autant que le salut du grand chef, l’appel de l’ami : « L’ennemi s’est rué sur nous dans un suprême effort. Il veut nous séparer des Anglais pour s’ouvrir la route de Paris. Coûte que coûte, il faut l’arrêter. Cramponnez-vous au terrain ! Tenez ferme ! Les camarades arrivent. Tous réunis vous vous précipiterez sur l’envahisseur. C’est la bataille ! Soldats de la Marne, de l’Yser et de Verdun, je fais appel avons : il s’agit du sort de la France ! » Et à chaque heure, des divisions étaient alertées, des divisions étaient embarquées : il en venait d’Alsace, de Lorraine, de Champagne : la 4e de cavalerie, la 38e, la 133e, la 56e, la 53e, la 36e, la 77e étaient précipitées vers le champ de bataille. Déjà un résultat semblait acquis : le général Pellé, qui jusque-là n’avait pu répondre que de retarder le flot, se disait assuré de l’arrêter net sur ses nouvelles positions ; sans doute l’ennemi essaierait-il de briser cette barrière encore ; refoulé, il refluerait plus à l’Ouest, tenterait de se jeter dans la trouée de Lassigny-Montdidier ; s’il y était déçu, ce serait vers Amiens qu’il se tournerait. Mais l’Ile-de-France ne reverrait pas l’Allemand. Le monde avait les yeux fixés sur ce coin de France.


XIII. — LE 26 MARS. DEVANT « LE CŒUR DE LA FRANCE »

Le général Pellé avait fermé le verrou : il entendait bien le tenir fermé. «… Il faut tenir coûte que coûte sur les positions actuelles, » écrivait-il dès l’aube à ses lieutenants. « L’honneur de chaque chef militaire y est engagé » et, transmettant à ses troupes le fameux ordre d’Humbert. : « L’honneur du 5e Corps est engagé. Le Général commandant le corps d’armée compte que chacun fera son devoir. »

Point de doute que les Allemands n’assaillent sans tarder le dernier rempart. Pellé fait occuper par Gamelin le mont de Porquericourt un instant laissé sans défense. Des cavaliers anglais l’y aident ; séparées de leurs corps, des divisions britanniques se mettaient spontanément à la disposition des chefs français ; le général Pittmann, entre autres, amenait ainsi à Gamelin sa brigade canadienne qui, lancée dans les bois de la Réserve et des Essarts, rétablissait la liaison rompue avec les défenseurs du massif de Thiescourt à l’Ouest, la 10e division ; la hauteur du Moulin Ruiné est occupée par celle-ci. Le rempart est garni.

L’ennemi essaya de s’y insinuer, puis de l’assaillir. Il parvint à y prendre pied ; la montagne de Porquericourt, le Mont Renaud se défendirent : de vigoureuses contre-attaques rejetèrent, dans cette journée du 26, en mauvais arroi, les assaillants. La 6e armée, — à droite, — envoyait spontanément aux défenseurs les escadrons du colonel Vieillard : c’est qu’on commençait à manquer de réserves. La 10e division, à bout de forces, avait dû céder le massif de Lagny et se replier. Ce n’était pas sans une âpre résistance : on avait vu le colonel Peyrotte, du 46e, saisir un fusil, se jeter au milieu de ses hommes et se battre comme un troupier. Mais derrière cette avancée, le massif de Thiescourt et de Piémont seraient bastions beaucoup plus sûrs encore pour l’enceinte défendue. Le général d’Ambly venait d’y installer sa vaillante 77e division. Là se briserait enfin avant deux jours l’effort allemand vers Paris.

La gauche d’Humbert, à la vérité, flottait davantage. C’est que, devant l’âpre résistance opposée les jours précédents par le corps Pellé, l’invasion avait tendance à se porter à droite, vers l’Ouest, et, en attendant que la digue, s’étendant de plus en plus à l’Ouest, le fît refluer au Nord vers Amiens, le flot allemand se précipitait d’une façon presque irrésistible, balayant les défenseurs de Roye, vers la trouée de Montdidier.

La ligne avait quelque peine à s’établir dans cette région plaie, peu boisée et que ne coupait qu’un ruisseau, — la petite Avre en son cours supérieur. A peine la 56e débarquait, premier élément de l’armée Deboney, on la poussait à la gauche de la 22e qu’elle essayait d’étayer, mais la 22e, fatiguée, entamée, défendant un front large et assez incertain, flottait, se repliait, entraînant à sa droite la 62e. Des trois heures du matin, l’ennemi avait, au clair de la lune, — car le temps s’était remis au clair, — attaqué si vivement, que les deux divisions avaient dû se retirer sur la ligne Roye-Avricourl-Lagny. L’ennemi ne leur laissa point le temps île s’y installer. Dès six heures, il débouchait de Marguy-aux-Cerises sur Avricourt, forçant la gauche de la 62e à reculer sur Amy, puis sur Fresnières : le centre étant ainsi défoncé, la 22e était attaquée à gauche, Roiglise perdu, Roye presque isolé. La liaison semblant brisée d’autre pari entre 22e et 62e, la 1re de cavalerie (général Rascas), qui, dans toute cette bataille, jouait un rôle assez ingrat et d’autant plus méritoire, — fut portée dans le trou.

Roye était menacé ; l’ennemi, maître de Roiglise, tournait la ville tandis, qu’il l’attaquait par le Nord. La 22e, laissant quelques éléments dans la ville, gagna la ligne Crapeaumesnil-Beuvraignes où un ordre énergique du général Humbert arrêta son repli. Des escadrons de la 5e division de cavalerie étaient jetés dans Roye où ils retrouvaient encore les éléments de la 22e. Mais déjà l’ennemi était dans les faubourgs et la localité devenait indéfendable. Les obus y avaient mis le feu, et c’est une ville en flammes qu’à 11 heures, nos soldats abandonnaient. La 5e division de cavalerie se portait immédiatement à gauche pour défendre, à l’Ouest de Roye, la ligne de l’Avre à Saint-Aurin et l’Echelle-Saint-Aurin. La 22e continuait cependant à tenir un front trop large qui sans cesse craquait : entre elle et la 62e, le trou se creusait derechef. Ce fut un moment critique : le général Robillot, qui suivait la bataille sur place, organisa lui-même un barrage de fortune : son escadron d’escorte et les agents de liaison de son corps furent jetés dans le trou, puis un groupe cycliste, et ces braves gens tinrent jusqu’à l’arrivée de deux escadrons de la 1re division poussés de Fresnières sur le Nord. Le front put tant bien que mal s’établir de Dancourt (entre Roye et Lassigny, par Fresnières) au Plessis-Carbeleux où la 62e trouvait un appui solide dans le régiment de gauche de la 77e division, établie, nous le savons, dans la région de Lassigny.

NesIe perdu le 25, Roye le 26, l’ennemi n’allait-il pas pousser jusqu’à Montdidier ? Le général Humbert, le soir du 26, adressait à ses soldats un nouvel appel : Un « devoir impératif » exigeait » qu’on ne reculât plus d’une semelle de la position principale de l’armée. » « Que tous les chefs, ajoutait-il, soient profondément résolus à accomplir ce devoir jusqu’à la limite extrême du sacrifice et sachent l’exiger de leurs hommes. »


XIV. — LE 27 MARS. L’ENNEMI ARRÊTÉ

Le général Humbert pouvait cependant se déclarer rassuré. Sans doute l’effort ennemi allait continuer à se faire très pressant, mais on percevait chez l’Allemand quelques indices d’essoufflement. On arrivait au septième jour de la bataille et la résistance acharnée des troupes françaises jetées le 23 dans l’action avait produit un premier effet : l’ennemi, contrarié après une première avance victorieuse, n’avait plus l’élan des premières heures. A l’Est, il allait être arrêté net : le général Pellé, établi du Piémont au Mont Renaud, allait faire maintenant solide barrière. A l’Ouest, l’Allemand avait évidemment le champ plus libre : de Péronne et Ham, il avait gagné Chaulnes, gagné Nesle, gagné Roye, et son élan allait le porter jusqu’à Montdidier. Mais la rapidité même avec laquelle il y roulait, amincissait le torrent et l’appauvrissait ; loin de s’élargir, son lit se rétrécissait. L’infanterie allemande s’avançait à grands pas, mais son artillerie ne pouvait suivre. D’autre part, les renforts précipités par Pétain arrivaient : 36e, 77e, 70e, 53e divisions ; l’état-major du 35e corps recevait un secteur à gauche de Robillot ; la ligne s’organisait plus solidement ; un jour encore, et toute la ligne ferait barrage. L’ennemi alors, serait contraint de refluer vers l’Amiénois et la situation serait, entre la Picardie et l’Ile-de-France, définitivement fixée.

À droite, Pellé montrait une figure rassérénée : il était maintenant sûr de tenir bon, et cependant on venait d’allonger son front vers l’Ouest, et à son secteur de l’Oise on ajoutait, à l’Ouest, la région boisée de Thiescourt, le Piémont et ses alentours. Or, précisément l’ennemi se préparait, pour élargir la trouée de Montdidier, à attaquer la région de Lassigny, poussant dans la direction Canny-Conchy ; mais Pellé y avait la 77e division, — une de ses meilleures, — à laquelle le général envoyait, en fait de renforts, tout ce qu’il avait sous la main, les escadrons du colonel Vieillard, le 319e d’infanterie, en attendant la 38e division d’infanterie qui allait débarquer.

Sur le Mont Renaud, on tenait fort bien : cinq attaques allemandes s’y brisèrent, ce jour du 27, avec de formidables pertes : les attaques de l’ennemi n’étaient pas plus heureuses sur le front Canny-Plessis-de-Roye et, encore que, nous Talions voir, le corps Robillot eût été contraint, à la gauche de Pellé, de se replier, celui-ci donnait l’ordre de se maintenir à Canny. Dans le barrage qu’organisait Humbert sur tout son front, une partie, — essentielle, — tiendrait : la ligne de La Berlière à l’Oise par le Piémont et les positions de la Divette.

Mais précisément parce qu’il se heurte au barrage à sa gauche, le flot déferle d’autant plus violemment à droite où les défenses naturelles, nous le savons, sont presque nulles. À la gauche de Robillot, les Allemands enlèvent le Cessier, puis Tilloloy, à l’Est de Montdidier. La 22e division s’est repliée sur Bus, le dos à Montdidier, puis perd Bus et son bois. La résistance s’organise, à la vérité, et se fait acharnée ; dans le bois Marotin, un groupe d’artillerie de campagne empêche à peu près seul par son tir, pendant deux heures, l’ennemi de déboucher des bois de Bus. Tout près de là, le groupement Bosquet formé du 22e territorial, de l’escadron divisionnaire et de deux compagnies du génie, disputait le terrain pas à pas, s’accrochait au sol, luttait des heures contre un ennemi dix fois supérieur. Aucun de ces efforts n’était perdu : l’Allemand allait arriver à Montdidier, mais à bout de souffle. Les Allemands ont-ils pénétré dans le bois Marotin, une concentration d’artillerie les y décime. Ils débordent de toute part, à la vérité. Si on leur barre, — et avec quelles difficultés ! — l’accès du massif de Boulogne-la-Grasse (Sud-Est de Montdidier), ils s’engagent entre ce massif et Montdidier. Une brèche profonde se fait entre la gauche d’Humbert et la droite (placée à l’Ouest de Montdidier) de cette armée Debeney qui, à peine s’installant, est ainsi mise en péril. Les Allemands poussent, poussent encore et toujours poussent. Ils atteignent Fescamps, ils atteignent Piennes, les voici courant vers Rollot au Sud-Est, vers Rubescourt au Sud-Ouest. Montdidier tombe. Mais c’est fini. A force de s’allonger, le flot s’est par trop aminci ; la masse allemande engage une pointe ; elle se heurte au Sud de Montdidier à un barrage reformé.

La 38e, à peine débarquée, a été immédiatement répartie sur les points essentiels à défendre ; le 4e zouaves, — régiment d’élite qui va gagner en ces glorieuses journées sa fourragère rouge, — est venu dans le massif de Boulogne-la-Grasse étayer la 62e division passée aux mains du colonel Serrigny ; d’autres troupes sont poussées à Rollot où elles relèvent les derniers débris de la malheureuse 22e division, réduite à la valeur de quelques bataillons. Et à gauche, des régiments frais peuvent de Rubescourt à Ayencourt, au Sud de Montdidier, donner la main à la droite de Debeney, cette 56e division dont je dirai tout à l’heure combien elle tenait ferme. L’état-major de son 35e corps prend en main le secteur de gauche d’Humbert : il a mission de garder maintenant la ligne du Sud de Montdidier à Rollot renforcée par l’afflux des « Africains » de la 38e division.

La nuit tombait qui allait être étonnamment calme : en réalité, l’Allemand avait, pour des heures, épuisé sa force d’assaut au moment même où doublait notre force de résistance.


xv. — L’ESSAI DE CONTRE-OFFENSIVE. 28-29 MARS

De fait, la route était barrée à la ruée vers le Sud : de Fargniers au Sud de Noyon, l’Oise fortement défendue creusait un fossé difficilement franchissable ; du Sud de Noyon au Sud de Lassigny, du Mont Renaud au Piémont, c’était, au contraire, un mur ; à l’Ouest de Lassigny, Je massif de Boulogne-la-Grasse se peuplait de vaillantes troupes qui, dès le 27, avaient fait sentir leur action ; au Sud de Montdidier, la soudure se refaisait entre les troupes du 35e corps et la vaillante 56e division. L’ennemi était ainsi désorienté, jeté vers l’Ouest, obligé de remplacer une opération par l’autre et, faute de Paris, de viser Amiens exclusivement.

Il ne s’y résigna point en vingt-quatre heures. Pendant qu’à, la vérité, une partie de ses divisions déferlaient de Montdidior à Moreuil, nous le verrons tout à l’heure, contre le front Debeney qu’il supposait encore faible et mal assis, il préparait une suprême tentative pour faire sauter, entre Lassigny et Montdidier, la défense que lui opposaient nos troupes rafraîchies.

Pellé s’y était attendu qui, le 28, prescrivait de pousser activement les travaux de défense sur sa ligne. Le Piémont, principal bastion, déjà semble peu abordable, même de flanc, puisque le Plessis-de-Roye, sur le flanc Ouest de la montagne, attaqué trois fois, trois fois a vu l’ennemi repoussé.

Humbert cependant rêve mieux sur son front qu’une simple défensive. Les Anglais, après avoir dû, au Nord, abandonner une partie du Santerre, ont repris l’offensive dans la zone Rouvroy et Rosières et fait reculer la ligne allemande : l’ennemi se trouve ainsi engagé dans une poche qui soudain s’est rétrécie. Le général commandant la 3e armée entend qu’on en profite pour attaquer au Sud, menacer l’ennemi, Robillot en est chargé : l’élan est d’abord magnifique et donne des résultats. Au Sud du massif de Boulogne, le 4e zouaves enlève Orvillers et Boulogne-la-Grasse. S’il pousse un peu, l’Allemand va se trouver singulièrement aventuré à Montdidier. Celui-ci comprend le danger, s’en émeut, contre-attaque, nous rejette en partie des positions conquises. Mais si le gain de terrain est finalement mince, l’effet moral est grand. Si légère que soit cette reprise d’offensive, elle a affirmé notre volonté de réagir et, après ces jours de recul, un moral supérieur aux pires fatigues comme aux pires épreuves. Devant certaines unités, l’Allemand a paru « à bout de souffle. » Nos soldats en montrent de la joie.

L’armée se vit par-là encouragée à persévérer dans sa réaction. Si, le 29, elle ne parvenait pas à gagner plus de terrain, encore déconcertait-elle l’Allemand qui, pensant attaquer une suprême fois sur son front et s’y préparant, en était à se défendre avec de grosses perles. Car notre artillerie, maintenant en nombre et bien établie, faisait terrible besogne, pointée sur l’ennemi sans abris. Ces combats d’Orvillers-Boulogne où, appuyant la vaillante 62e, la 38e division indigène se couvrit de gloire, — une fois de plus, — mériteraient d’arrêter ; le détail devra faire l’objet d’une étude spéciale. Si, ayant encore atteint d’un bel élan leurs objectifs, ces soldats durent se replier, ils avaient retenu sur notre front des troupes qui, portées vers l’Ouest, — où, nous le verrons, Debeney avait affaire à des forces écrasantes, — eussent peut-être mué en victoire l’échec que finalement les Allemands allaient essuyer. C’est dans ce dessein que le général Humbert prescrivait pour les jours suivants une défensive, mais une défensive « agressive, » — ce qui est de son tempérament, — destinée à « donner à l’ennemi l’impression qu’il est sous la menace imminente d’une attaque. » Mais celui-ci, à ce moment-là même, préparait sa suprême tentative de percement vers le Sud :


XVI. — LA SUPRÊME POUSSÉE ALLEMANDE VERS LE SUD

Dès sept heures du matin, le 30, après un violent bombardement, il attaquait vigoureusement sur tout le front Humbert.

Du côté de Pellé, on l’attendait de pied ferme. Depuis trois jours, du Mont Renaud au Piémont, on s’était fortifié sur les positions et quand, à neuf heures, le Mont Renaud fut attaqué, l’ennemi y fut reçu par l’infatigable 57e de ligne de telle façon qu’il dut se retirer, laissant des prisonniers et, sur les pentes, une belle jonchée de cadavres. Le général Gamelin, que je verrai toujours revenant ce jour-là du combat tout fumant encore d’ardeur satisfaite, avait le droit d’en montrer quelque orgueil, — après ces huit jours de lutte.

Mais le général d’Ambly fut cependant le héros de la journée. Chargé de la défense du Piémont et du parc de Plessis-de-Roye et encore qu’il se sût menacé, il n’avait pas hésité à détacher spontanément de sa77edes troupes pour étayer la 62e fortement assaillie, nous le verrons, vers Orvillers-Sorel, à sa gauche. Cependant lui-même était attaqué violemment : les Allemands, après une lutte héroïque dont les péripéties seront, je l’espère, contées dans leur détail, parvenaient à s’emparer, sur le 97e d’infanterie, du château et du parc de Plessis-de-Roye, grave menace sur le flanc gauche du Piémont. En même temps, les Allemands attaquaient à l’Est du Piémont où le général Guillemin, commandant la 53e division, supportait avec sang-froid un choc violent. Pellé jette en renfort à ses lieutenants tout ce qu’il a de réserves. Il le fallait : si notre ligne fléchit sur Thiescourt, à droite du Piémont, comme sur Plessis-de-Roye, à gauche, le Piémont est en grand péril, — bastion essentiel de la défense.

Mais si l’ennemi était maître du vaste parc de Plessis, le 97e y avait fait telle résistance que les Allemands y restaient comme épuisés par leur succès, trois de leurs régiments (le 97e avait combattu a un contre trois) y tourbillonnaient, presque tous leurs officiers supérieurs y ayant été tués, leurs bataillons très éprouvés, leurs cadres rompus. Le général d’Ambly était par-là autorisé à espérer beaucoup d’une contre-attaque qu’il préparait. Mieux que personne, il comprenait la grandeur de sa mission. « La position occupée, écrivait-il à ses chefs de corps, est la principale de l’armée ; la division a pour mission d’en assurer l’intégrité absolue. Tout élément de terrain qui viendrait à être perdu devra être immédiatement contre-attaqué. »

Déjà l’ennemi, cherchant à déboucher du Parc, y était rejeté, et le colonel Fournier, commandant l’infanterie de la 77e, s’apprêtait à venir le chasser du parc même.

A seize heures, le Piémont lui-même fut attaqué. Mais la 53e division contre-attaquait sur la droite et repoussait l’ennemi, et, à ce moment même, après une forte concentration d’artillerie sur le Plessis, le général d’Ambly lançait ses hommes sur le parc. Ce fut une action magnifique : le célèbre régiment d’infanterie coloniale du Maroc y jeta un de ses redoutables bataillons qui soudain fit brèche, appuyé par des éléments du 97e et du 236e, tandis que le 56e chasseurs attaquait de son côté. En une heure, le parc était assailli, en partie cerné, finalement enlevé avec 800 prisonniers et après une telle lutte, que huit jours après on n’avait point fini d’ensevelir les morts. Le Piémont dégagé devenait inattaquable, et la ligne de défense, — après cette formidable attaque, — restait intacte et nous savons aujourd’hui combien l’assaut avait coûté à l’ennemi. Dans un ordre du général commandant la 2e division bavaroise, saisi au cours de la dernière offensive, on lit « ce Piémont, mont de sinistre mémoire (Berüchliste Berg) contre lequel était venu se briser (zerschellen) l’élan du 30 mars. »

A gauche, la défense avait été plus pénible, moins heureuse, encore que finalement l’ennemi eût été arrêté, et en tout cas tout aussi glorieuse pour nos troupes.

A huit heures, après un bombardement très violent, les Allemands avaient attaqué sur le front Rollot-Roye-sur-Matz et très rapidement refoulé les troupes de Robillot jusqu’aux lisières de Rouance, d’Orvillers-Sorel, de Biermont. La percée sembla faite : les généraux rallièrent eux-mêmes leurs hommes et les ramenèrent au combat. Le général d’Ambly, nous l’avons vu, détacha à leur secours des bataillons : le bataillon de réserve du corps de cavalerie (du 319e) fut jeté dans la brèche ; le 369e qui débarquait fut rapidement avancé, et un violent barrage d’artillerie déclenché sur les ravins au Nord d’Orvillers. L’avance allemande se trouva de ce fait enrayée.

La 67e division survenait : elle fut portée vers Rollot avec mission de rejeter l’ennemi vers le Nord, et il était temps, car déjà celui-ci s’insinuait, fort au Sud, jusque dans le bois de Rouance, qui fut défendu opiniâtrement par une seule compagnie du génie. La contre-attaque se heurta à telle résistance qu’elle fut remise au lendemain. Elle fut en effet reprise le 31 mars. L’ennemi semblait « désorganisé par les combats acharnés de la veille. » Notre attaque reporta à plus d’un kilomètre au Nord notre ligne sans la rétablir entièrement.

L’ennemi, s’il résista, ne réagit point. Son dernier essai de percée vers le Sud avait échoué. Le dessein n’en était pas contestable : un ordre de la 7e division de réserve, trouvé sur un des officiers du 66e régiment de réserve, indiquait des objectifs tels donnés aux assaillants que c’était bien, non point d’une diversion, mais d’une suprême tentative vers l’Ile-de-France qu’il s’agissait. La route de Compiègne barrée au- Mont Renaud, celle de Senlis par Estrées-Saint-Denis l’avait été au Piémont et, à la même heure, le général Debeney interdirait à l’ennemi, en des combats non moins valeureux, tout à la fois l’accès de Clermont au Sud et celui d’Amiens au Nord.


XVII. — DEBENEY DANS LA BATAILLE

Le 25, à l’heure où, jetées en avant de la ruée, les troupes du général Humbert tentaient d’arrêter, de la région Tergnier-Noyon à celle de Nesle-Roye, le flot allemand, un autre de nos grands chefs était apparu en ces régions : appelé à endiguer plus à l’Ouest le torrent que la résistance d’Humbert allait fatalement faire dévier de ce côté, le général Debeney, commandant la 1re  armée française, arrivait, en brûlant les routes, du fond de la Lorraine.

À vrai dire, il arrivait presque seul, car il précédait ses troupes. Toujours, les quelques officiers qui, le 24, l’avaient accompagné dans sa course à la mêlée, se rappelleront ce chef sans soldats, survenant sur le champ de bataille où l’incendie déjà s’allumait, où, à la lueur intermittente du feu tout proche, s’apercevaient des vides, des déchirures, des trames rompues, des troupes en retraite, quelques bataillons français cherchant leurs Alliés, des bataillons anglais se cherchant eux-mêmes, quelque chose de chaotique dans la pénombre d’une bataille trouble, — et ils se rappelleront aussi le flegme avec lequel le chef mesurait de l’œil ce champ de bataille plein de menaces.

Situation tragique, aussi tragique qu’avait pu l’être, derrière le canal Crozat franchi par les Allemands, l’heure qu’avait vécue Humbert, lui aussi presque sans troupes. Cette heure-là était d’hier : il s’en fallait que, le 25, la situation parût rétablie entre Noyon et Hoyc et déjà la trame à peine près de se renouer à l’Est se brisait à l’Ouest. Si Humbert avait pu retenir avec lui quelques-unes des divisions de la Ve armée britannique, le reste de l’armée Gough, appuyant sans cesse à sa gauche, créait une nouvelle trouée entre Lassigny et Montdidier, qui bientôt se pouvait élargir au Nord-Ouest jusqu’à Moreuil, — qui sait ? jusqu’à Amiens.

La trouée de Montdidier était-elle moins redoutable que celle de Compiègne, et suffisait-il d’avoir fermé à von Hutier la route de l’Oise pour que Paris fût sauvé ? Plus d’un chemin mène à Paris : on y va par Clermont et Creil autant que par Compiègne et Senlis. Mais en admettant que la capitale fût couverte par le général Robillot, aile gauche d’Humbert, entre Montdidier et Lassigny, comme elle l’était par Pellé, entre Lassigny et Noyon, une autre menace, presque aussi grave par ses conséquences, était maintenant suspendue sur l’Entente : Amiens était sérieusement compromis.

On sait ce qu’est cette ville et son rôle dans cette région Nord-Est, nœud sans pareil de rivières, de routes, de chemins de fer, un des centres artériels de notre pays et le lien exact où se nouent en quelque sorte les mains qui depuis quatre ans s’étreignent, tendues de Paris et de Londres.

Si, devenu maître, ainsi qu’il menaçait de le devenir, de Montdidier et de Moreuil, l’Allemand parvenait non seulement à franchir l’Avre, mais à gagner la petite vallée de la Noyé, les routes du Sud étaient coupées entre Paris et Amiens ; Amiens, menacé par le Sud, le serait par l’Est, si, dans le Santerre, la résistance britannique fléchissait ; et Amiens pris, c’était pour l’Entente telle mésaventure qu’elle pouvait alors être mortelle. Or, l’armée Gough ne s’arrêtait point et de grandes craintes assombrissaient les âmes et les visages.

Puisque les circonstances, à la veille d’imposer enfin l’unité de commandement, amenaient les Français à apporter partout où était nécessité, leur loyal, cordial et efficace appui à des Alliés si formidablement attaqués, puisque (les renseignements venus de toute part en faisaient foi) la bataille d’entre Oise et Somme devenait « la Bataille » tout court, le général Pétain, qui ne perdait pas plus de vue Amiens que Compiègne, était résolu à jeter délibérément de nouvelles armées dans la mêlée : pour l’heure, il fallait qu’au plus vite, entre Montdidier et Amiens, les casques bleus reparussent comme ils venaient de reparaître de Terguier à Lassigny, comme ils devaient, quelques semaines plus tard, reparaître au Sud d’Ypres et à l’Est de Cassel menacés. Les Français entreraient, — c’était dans la logique, — franchement, largement, partout, dans la bataille de France.

En attendant qu’ils barrassent à l’Allemand la route d’Amiens nos soldats devaient, s’il en était temps encore, boucher la voie d’eau qui menaçait de se créer vers le Sud encore, à Montdidier. Or, la gauche de l’armée Humbert, nous l’avons vu, ne sentant plus l’Allié anglais, flottait forcément un peu, — en l’espèce la 22e division, — et quant à l’Allié, je disais à l’instant qu’il s’éloignait, cherchant, lui, sa liaison avec l’armée Byng au Nord : déjà son corps de droite, le 18e, était non plus dans la région Roye, mais dans celle de Moreuil, et la déchirure s’agrandissait. Flairant l’occasion plus qu’ils ne l’apercevaient nettement, les Allemands, on pouvait en être sûr, allaient pousser avec une énergie plus sauvage que jamais, tentant d’élargir le trou, isolant Amiens, menaçant Paris derechef, brisant en tout cas, une fois pour toutes, le front, séparant irrémédiablement l’armée Humbert des armées britanniques. Il fallait que la liaison fût rétablie, mais l’effort fourni par l’année Humbert était déjà démesuré ; elle ne pouvait s’étendre sans risquer de se distendre et de craquer. Une nouvelle armée était nécessaire : le général Debeney arrivait de Lorraine.

Grand, vigoureux, la figure grave, l’expression pensive et un peu tourmentée, c’est le général Debeney. Le sort accouplait pour cette bataille à Humbert, dont la carrière, toute d’action, tenait avant celle guerre entre le Tonkin et le Maroc, cet ancien professeur de l’Ecole de Guerre qui n’avait en 1914 quitté sa chaire que pour l’état-major d’une armée ; sa valeur s’était confirmée, puisque, dès la première année de guerre, ce lieutenant-colonel de 1914 était devenu le commandant de la belle 25e division, à la tête de laquelle il avait devant Verdun arrêté les Allemands au Mort-Homme, le commandant, en 1916, du 32e corps, qu’il avait conduit de succès en succès pendant la bataille de la Somme, en 1917 le commandant de la 7e armée, et peu après, en 1918, le major général de l’armée : haut soldat qui ayant « enseigné » l’infanterie, allait une fois de plus montrer qu’il la savait manier et obtenir d’elle des miracles.

Seulement, je le répète, c’était encore un général sans troupes qui, le 25, apparaissait sur ce champ de bataille où déjà on sentait passer le souffle haletant de l’ennemi en marche. Ayant quitté Toul dans la matinée du 24, reçu ses missions de Pétain, puis de Fayolle, il était arrivé à Montdidier où était encore, on s’en souvient, le quartier général de la 3e armée française, avait pris langue avec le général Humbert, puis couru à Moreuil où le 18e corps britannique, aile droite maintenant de l’armée Gough, un peu désemparé, ne demandait qu’un chef. Puisque les circonstances, plus sages que les hommes, imposaient l’amalgame, il se faisait partout de lui-même ; le 18" corps britannique passerait des ordres de Gough à ceux de Debeney dont il deviendrait l’aile gauche, tandis que la droite serait formée, aussitôt les débarquements opérés, par les 133e et 56e divisions précipitant à cette heure leur course vers le champ de bataille. Ce 25 au soir, les Allemands avaient, on se le rappelle, atteint la ligne Bray-Chaulnes-Sud de Nesle-Noyon.


XVIII. — DE MONTDIDIER A L’AVRE

Penser qu’ils pourraient être brusquement arrêtés là eût été folie. En attendant que ses troupes arrivées lui permissent d’accepter la bataille, le général Debeney organise une ligne de repli destinée à former « l’ossature » de cette nouvelle bataille, sur la ligne de l’Avre, de Moreuil à Roye-Guerbigny ; sur celle ligne, les troupes qui vont débarquer, fatiguées par les longs trajets de chemin de fer et de camion, arrivant parfois sans artillerie et sans munitions, assez mal assurées sur leur droite où en quelque sorte la gauche Humbert cherche encore son terrain, sur leur gauche où le corps britannique tient peu au sien, pourront tenir ferme quelques jours, le temps qu’il faut pour qu’elles soient ravitaillées, renforcées, triplées. Ce sera leur tâche : se battant jour et nuit, ne reculant que pied à pied, ne se laissant pas arracher un lambeau de terrain sans essayer de le reprendre, ne se repliant que pour mieux se battre et souvent se relancer à l’assaut, les 56e et 133e divisions vont écrire une des pages glorieuses de notre histoire : elles seront pareilles à ces divisions que j’ai vues en avant de Verdun, dans les tragiques semaines de février et mars 1916, se faisant hacher pour assurer l’arrivée des grandes forces. Partout l’Allemand allait retrouver le soldat de Verdun. Commandant toute cette couverture, au-dessus des généraux Demetz (56e) et Valentin (133e), était placé un brillant et vaillant soldat, le général de Mitry, à cette date encore à la tête du 6e corps.

La division Demetz, accourue des cantons de Franche-Comté et d’Alsace, débarque, le 25, dans la vallée de la Noyé ; elle est incontinent poussée sur l’Avre et au-delà : le général Debeney a rejoint dès onze heures Demetz à Etelfay et y dicte lui-même ses ordres, — car il ne s’agit point de perdre une minute aux transmissions : la 56e organisera, sans tarder d’une heure, la rive Sud de l’Avre entre Roye et Pierrepont, en portant au Nord une avant-garde destinée à recueillir les éléments anglais qui se replient. Outre ses propres éléments débarqués, Demetz aura sous ses ordres la 5e division de cavalerie : celle-ci, depuis vingt-quatre heures, sous le général de la Tour, s’est épuisée à assurer la liaison entre la droite anglaise vers Guerbigny et la 22e division, gauche d’Humbert, qui vient d’évacuer Roye ; les dragons de la Tour ont pu, tant bien que mal, entre ces voisins mal assurés, sauver la face et manquer le trou entre Saint-Aurin et Dancourt, Sud-Ouest de Roye Mais voici la 56e en position, à laquelle les vaillants cavaliers se rallient après avoir couvert son installation ; elle tient le front du Sud-Est de Roye, où elle se lie plus ou moins à la gauche d’Humbert, à Pierrepont, où elle recueille des Anglais.

C’est la 133e division qui est chargée d’organiser la ligne de l’Avre entre Braches et Moreuil : si la 56e est accourue de l’extrême droite de notre front, — région de Lure-Belfort, — la 133e, elle, accourt de l’extrême gauche, puisque, avec la seule 20e, elle représentait encore la veille l’armée française dans la région du Nord ; elle ne débarquera que le 26, mais, dès le 25, son quartier général fonctionne à Moreuil, car partout les états-majors précèdent leurs troupes. De Moreuil, elle cherche à se lier avec les Anglais qui se maintiennent péniblement de Cayeux-en-Santerre à Arvillers, couvrant d’une façon incertaine le, plateau d’Hangest, au Sud-Est. Heureusement, derrière nos alliés, la ligne de l’Avre se fortifie ; car, pour renforcer la liaison entre les deux vaillantes divisions d’infanterie, la 4e de cavalerie (général Lavigne-Delville) vient à son tour de débarquer à Moreuil, et de tous ces éléments, Mitry fait une solide barrière. En avant de cette ligne, tout est confusion : profitant d’une brèche existant dans le front anglais entre la route Guerbigny-Andechy et le bois de la cote 100 à l’Ouest d’Erches, des reconnaissances allemandes assez fortes de cavalerie et d’infanterie se sont avancées hardiment. Les traits abondent, caractéristiques d’une situation mal fixée. Elle parait plus sombre encore depuis que, d’une part, Roye est tombé entre les mains de l’ennemi, que, d’autre part, le repli des Anglais dans le Santerre peut d’un moment à l’autre découvrir Moreuil. Entre Moreuil et Roye, il faut qu’à tout prix on essaye de défendre l’Avre.

La petite rivière court de Roye à Pierrepont par Saint-Aurin, Guerbigny, Warzy, Davenoscourt, de l’Est à l’Ouest ; recevant à Pierrepont la riviérette des Trois-Doms qui lui arrive de Montdidier par Gratibus, elle se redresse brusquement vers le Nord et court à la Somme par Braches, Moreuil, Castel et Boves, entre lesquels elle reçoit la Luce qui, venue de l’Est, du Santerre, a arrosé Cayeux, Hangard, Domart. Le cours supérieur de l’Avre, son cours inférieur el la Luce enferment entre trois côtés d’un quadrilatère le champ de bataille où se déroulera la première partie de la bataille. Il faudra l’irruption des Allemands à la droite du Debeney et le repli anglais à sa gauche pour que la bataille suit reportée sur la ligne droite tracée par les Trois-Doms, l’Avre et le cours inférieur de la Luce à Hangard.

Le 21, le plus pressant paraissait être, pour qu’Amiens ne fût point plus longtemps menacé, d’étayer le 18e corps britannique dans le Santerre ; la 4e division de cavalerie et la 133e division furent poussées au Nord, afin de soutenir nos Alliés et, au besoin, de les relever sur le front Erches-Bouchoir : ainsi ceux-ci pourraient-ils concentrer leur résistance plus au Nord. Mais avant même que le mouvement eût toute son efficacité, l’ennemi, poussant de toute part, bousculait tout ; dès 8 heures, Erches était attaqué et enlevé et la ligne Saulchoy-Warzy-Guerbigny bientôt occupée par lui : c’était la ligne de l’Avre entamée, — dans sa partie Est-Ouest, — et, d’autre part, la 56e nettement coupée des Anglais, décidément rejetés au Nord de Bouchoir. Pour comble de disgrâce, à droite, Grivillers était perdu : le 69e chasseurs à pied avait résisté vaillamment, mais près d’ètre cerné, il avait dû, avec des éléments de cavalerie, se jeter vers Marquivillers, tandis qu’une compagnie, encerclée, continuait à se défendre, durant dus heures, avec l’énergie du désespoir. C’était le débordement par le Sud ; on précipita des troupes de ce côté, sur Fescamp, sur Piennes, pour couvrir Montdidier immédiatement menacé. On ne peut même atteindre Fescamp et quand on arrive à Piennes, c’est pour y être enveloppé dans la retraite dus éléments de droite : ceux-ci ont épuisé leurs cartouches, que le retard du ravitaillement ne permet pas de remplacer. L’ennemi est maintenant sur Montdidier. Nous savons déjà que la 22e division, corps de gauche d’Humbert, a cédé à son tour, a reculé sur Rollot, au Sud de la ville, découvre même Maignelay où se trouve encore le général Debeney : derrière Montdidier même, le trou, nous l’avons vu, reste ouvert, et c’est en toute vérité que le général Debeney peut télégraphier au groupe d’armées : «… Il y a un trou de 15 kilomètres entre les deux armées où il n’y a personne. Je demande au général Fayolle de faire prendre en camions des troupes et de les faire porter au Nord du Ployron, pour s’opposer au moins au passage de ta cavalerie. »

Plus au Nord, les affaires n’allaient guère mieux : le général de Mitry avait pensé reprendre Erches, mais une violente attaque allemande débouchant d’Armancourt l’avait retenu ; sur son flanc droit, l’abandon de Montdidier, où l’ennemi entrait à 18 à 30, par la 22e division, et, sur son flanc gauche, le recul des forces britanniques au Nord d’Hangest, lui faisaient déjà de la défense de l’Avre une grosse affaire. L’ennemi gagnait rapidement, si rapidement que le commandant de Banville, de l’état-major Debeney, envoyé en reconnaissance entre Davénescourt et Saulchoy, tombait dans un parti allemand, et/abattu à bout portant, restait entre ses mains…

La journée avait été terrible ; si malheureusement qu’elle se terminât, elle n’avait pas été sans gloire, il s’en fallait. La 56e division et la 5e de cavalerie avaient défendu pied à pied chacun des villages, chacun des bosquets cédés. Derrière l’infanterie, l’artillerie n’avait reculé, pendant ces seize heures de rudes combats, qu’en remettant sans cesse ses canons en batterie ; certains groupes avaient pu le faire jusqu’à six fois et, le soir, elle avait passé tout entière à l’Ouest de Montdidier, sans avoir laissé un canon à l’ennemi. L’Allemand avait dû payer de cruelles perles des progrès qui, si inquiétants qu’ils fussent pour nous, étaient infiniment plus lents que ceux des jours précédents. Comme sur le front Humbert, — du 23 au 25, — l’action se trouvait, le 27, retardée : l’ennemi s’essoufflait maintenant et, pendant ce temps, les trains, les camions, les autocanons roulaient vers les derrières de l’armée ; la vallée de la Noyé se remplissait de troupes (celles du 36e corps), sous la protection des éléments regroupés de la 56e division et de la 5e de cavalerie. Un ordre énergique du général Debeney prescrivait de tenir à tout prix, le lendemain, à l’Ouest immédiat de Montdidier, derrière la riviérette des Trois Doms, la liaison rétablie avec l’aile gauche d’Humbert à Domfront. Par ailleurs, le tragique appel du général Debeney avait été entendu du groupe d’armées : deux divisions de la 3e armée étaient, nous l’avons vu, poussées dans le trou fait au Sud-Ouest de Montdidier et il semblait que, dans la nuit du 27 au 28, on pût, en dépit des pertes de la journée, envisager avec plus de confiance les heures qui allaient suivre. Du moins semblait-il que ce fût l’avis du général commandant l’armée.

Celui-ci avait bien prévu que, saisissant, en pleine déconfiture et en y amenant d’abord de très petites forces, la bataille qui se déchaînait, il serait pendant les premiers jours contraint décéder du terrain. Mais, sauf la perte de Montdidier qui n’était point de son fait, — un de ces accidents toujours possibles à la soudure de deux armées, — chacun des reculs, parce qu’ils s’étaient faits en combattant et accomplis à toute extrémité, coûtait trop à l’ennemi pour que celui-ci ne s’en trouvât point entravé. Et ne s’agissait-il point de gagner du temps ? Pour donner l’exemple du sang-froid et de la vaillance, le général n’avait pas cru devoir faire quitter à son état-major Maignelay jusqu’où soufflait cependant le vent de l’ennemi en marche et dont, en la nuit du 27 au 28, quelques soldats seulement interdisaient l’accès aux ennemis. Ainsi le général Humbert était-il demeuré à Montdidier jusqu’au 26 à midi et ainsi avait été, le 25, quelques heures avant l’abandon de la ville, maintenu à Noyon le quartier général du général Pellé. En cette bataille où « tenir » était le mot d’ordre, il fallait que les plus hauts chefs n’abandonnassent eux-mêmes leur poste de commandement qu’à toute extrémité. Ce ne fut qu’à six heures trente, le 28, que le général Debeney, partant fort tranquillement de Maignelay, installait à Breteuil son quartier général.


XIX. — LE TORRENT ALLEMAND DANS LA POCHE

Le choix de Breteuil, — au Nord-Ouest, — se justifiait d’autant plus que, le trou semblant momentanément bouché au Sud, on pouvait prévoir que la ruée allemande se pourrait bien orienter sur le front Mesnil-Saint-Georges-Moreuil. La 1re armée devait être appelée à supporter le choc sur sa ligne des Trois Doms et de l’Avre inférieure. Et ce choc promettait d’être terrible.

Les Allemands, lâchés comme un torrent dans la poche énorme qu’ils avaient, du 21 au 28, creusée entre l’Ancre au Nord et l’Oise au Sud, y déferlaient en masse de divisions ; sans doute obéissaient-ils à un plan général, mais, ayant senti craquer le front anglais, ils se ruaient là contre à peu près dans toutes les directions, au Sud où, le 27 encore, ils espéraient, nous le savons, renverser la barrière que leur opposait Humbert, au Sud-Est où la prise de Montdidier surexcitait leurs espoirs, sur le Santerre, où les Anglais cédaient, et dans la direction d’Albert, avec l’idée d’investir Amiens par le Nord comme par le Sud et l’Est. Tandis que von Hutier battait à coups de divisions, le front du général Pellé de Noyon à Lassigny et essayait, en bourrant, d’empocher le général Robillot de s’opposer au torrent entre Lassigny cl. Montdidier, des divisions serrées se ruaient contre la ligne Montdidier-Moreuil, tandis que d’autres, le 27 au soir, semblaient destinées à aller tâter l’Anglais entre Amiens et Arras. Soudain cependant celles-ci parurent, sur un ordre inopiné, modifier leur direction et s’orienter vers le Sud-Ouest, Bien n’est plus singulier que de suivre sur la carte la marche des 199e division, 2e division bavaroise, 54e et 53e divisions de réserve, 204e division, 2e division de la Garde, en cette journée du 28. Telle, la 199e, marchant nettement de l’Est à l’Ouest, brise sa marche en angle droit devant Albert, redescend sur Caix, du Nord au Sud, se jette du côté de l’Avre vers Thennes ; telle autre, la 2e bavaroise, marchant sur Bapaume, s’arrête près de Ligny-Thilloy, revient sur ses pas, tourne après Villers-au-Flos, court vers le Sud jusqu’à Péronne, jusqu’à Villers Carbonnel et Brie, se précipite alors vers la région de Moreuil ; telle encore, la 53e division de réserve, semble presque se complaire aux zigzags, car, parlant de Cambrai dans la direction de Bapaume, elle se tourne vers le Nord, se détourne vers le Sud, va à l’Est, à l’Ouest, pour apparaître soudain en plein sur Moreuil. On dirait qu’un ouragan soufflant du Nord a soudain rabattu vers le Sud-Ouest, les fouettant de tête ou de flanc, ces colonnes massives, et les a balayées toutes vers un étroit couloir qui déjà semblait l’objectif de bien d’autres masses d’hommes, puisqu’en cette journée du 28, quatorze divisions convergeaient dès l’origine sur le front relativement étroit de Montdidier à Thennes, — auxquelles vont s’ajouter ces sept divisions si brusquement ramenées vers ce front. On pourrait d’abord croire que, dans la poche d’entre Bapaume et Ham, l’ennemi, comme affolé, tourbillonne. Il n’en est rien : ces sept divisions, jetées soudain en formidable renfort à cette masse de quatorze autres, ont été détournées par un ordre donné presque à la même heure, probablement dans la nuit du 21 au 28.

L’ennemi a aperçu, — en même temps que le général Debeney, — le trou qui s’est creusé au Sud-Ouest et dont Montdidier est simplement le centre ; par ailleurs, il sait que l’Anglais a encore appuyé à gauche, que le Santerre est découvert, la vallée de l’Avre ouverte et l’accès d’Amiens facilité, tandis qu’au Sud de Montdidier une nouvelle voie se dévoile vers l’Ile-de-France. Vers cette trouée ouverte comme vers le mur démantelé qui la flanque à gauche, il entend lancer toute sa force : 14 divisions ne sont pas assez ; il renonce momentanément à élargir la bataille à sa droite ; ce qu’il veut élargir, c’est le trou à sa gauche. Et il n’y a pas une minute à perdre ; déjà il sait que les gens de France sont apparus sur l’Avre, mais peut-être ne sont-ce qu’éléments de l’armée Humbert étendus et presque aventures à l’extrême gauche de celle-ci. Soudain un officier d’état-major est tué près de Davénoscourt : sur lui se trouve la preuve qu’une nouvelle armée française, qu’on croyait à Toul, a son quartier général dans la région de Montdidier. Ou cette armée française est déjà en nombre, et c’est un danger tel pour les divisions qui marchent vers le front de l’Avre, qu’il peut entraîner une funeste aventure pour l’armée allemande prise de flanc. Ou (on sait que c’est le cas) elle n’est constituée encore que par des forces médiocres, et il la faut bousculer avant qu’elle ait pu s’établir solidement derrière les Anglais rejetés vers le Nord. Dans les deux cas, il y a urgence à grossir la force assaillante ; si le trou créé peut être élargi de façon à y engouffrer une armée, il ne peut l’être que vingt-quatre heures, — peut-être douze, — peut-être huit ; il faut précipiter l’assaut tout en le renforçant, bourrer, foncer irrésistiblement et une fois pour toutes transformer l’Einbruch (enfoncement) en Durchbruch (rupture). Et c’est ainsi que, le 28 au matin, 80 000 hommes, du Nord se ruent au Sud, courant tous vers le trou que par ailleurs les 100 000 camarades déjà visaient : en tout 240 000 hommes précipités sur un front de sept lieues à peine.


XX. — LA RÉSISTANCE DE LA 1re ARMÉE

Face à cette formidable ruée, le général Debeney ramassait ses forces ; elles n’étaient pas encore bien grandes : la 56e, abîmée par la terrible journée du 27, le groupe Mesple, 133e et 4e division de cavalerie ; à peine la 127e division atteindra pour y débarquer, le 27 au soir, la région de Breteuil ; à peine la 29e, à peine la 163e sont-elles en route. Et c’est déjà merveille que, de toute part, des divisions, des corps puissent quitter les secteurs que, d’Alsace en Champagne, naguère ils défendaient, pour arriver en quelques heures sur ce champ de bataille où contre eux vont se briser les formidables forces de l’Allemagne. Quant aux Anglais, ils continuent à prêter un concours précieux, quand on le peut diriger, mais intermittent et parfois incertain : vaillants soldats qui tiennent où on les a mis, mais qu’on ne rencontre point partout où on les compte trouver. Debeney s’attend bien encore à subir, le 28, quelques perles de terrain. L’Avre sera défendue, mais il sait bien que l’Avre déjà franchie ici, tournée là, n’est pas longtemps défendable ; quant au plateau entre Avre et Noyé, il entend bien s’y cramponner et pour de bon : de Coullemelle à Grivesnes.de Mailly-Raineval à Domart, et, au-delà de la rivière, à Domart, à Hangard, il veut qu’on résiste sans recul, sans quoi Amiens sera perdu, — et la bataille. Le plateau d’abord doit tenir : « Il ne peut être question, criera-t-il tout à l’heure, de passer sur la rive gauche de l’Avre. » Il a raison de maintenir, pour des heures, en avant du plateau la défense acharnée, mais c’est avec une autre foi qu’il affirmera qu’il faut se cramponner au plateau même : « tenir comme des teignes, » traduira un de ses dignes lieutenants.

En somme, le 27 au soir, nous occupions Ayencourt, au Sud-Ouest de Montdidier, Mesnil-Saint-Georges (à l’Est), Gratibus (au-delà des Trois Doms), Pierrepont (au coude de l’Avre), Contoire, Hangest-en-Santerre, le Quesnel, à 9 kilomètres à l’Est de Moreuil ; là commençait la ligne anglaise, couvrant, de Beaucourt-en-Santerre à Proyart, Hangard et Villers-Bretonneux. C’est sur ces positions qu’on se ramasse pour subir l’assaut prévu pour les 28 et 29, journées que tous pressentent critiques, — jeudi et vendredi de la « semaine sainte. »

Dès l’aube, la canonnade a repris : à huit heures, les Allemands se ruent à l’Ouest de Montdidier, enlèvent Mesnil-Saint-Georges et le Montchel ; déjà les patrouilles allemandes poussent vers l’Est, sur la ferme Belle-Assise. Et à l’autre extrémité de notre ligne, Hangcst, attaqué, succombe. La 166e division vient de débarquer ; sans désemparer, on en pousse les premiers éléments entre Coullemelle et Thory, — où le général Debeney s’est rendu de sa personne ; l’artillerie de la division vient en toute hâte se placer sur la ligne Grivesnes-Coullemelle et de là arrête le débouché des Allemands vers l’Ouest ; à Grivesnes, au Plessier, les deux bataillons disponibles de la division prennent déjà position. A droite, tandis que les divisions de gauche de l’armée Humbert contre-attaquent, les débris de la vaillante 5e division de cavalerie formant un bataillon se rejettent sur le Montchel, sur le Mesnil, sur Fontaine-sous-Montdidier et reconquièrent les villages : au Montchel, on fait des prisonniers, on capture des mitrailleuses ; à Fontaine-sous-Montdidier, on enlève le village presque facilement, tant les Allemands, redoutant peu une réaction, ont dédaigné de s’y bien installer ; ainsi cette journée redoutée est, au contraire, finalement heureuse, prouvant ce que peuvent encore des hommes qu’eussent pu avoir épuisés leurs luttes de la veille.

Mais au Nord, l’ennemi attaque avec une extrême violence : il déclenche à treize heures une attaque en masse sur le front au Nord de la route Amiens-Roye, occupe Guillaucourt (Nord de Cayeux), descend dans les bois de la vallée de la Luce, repousse les éléments anglais qui occupaient des positions vers Cayeux, à travers noire ligne Quesnel-Caix. Celle-ci, que commande le général Mesple, pourrait en être ébranlée, mais un ordre énergique de Debeney le maintient sur la rive droite de l’Avre. Et la journée se termine sans plus de pertes. Mais ce ne peut être que le 29, — vendredi saint, — que l’effet du déplacement en masse des forces allemandes vers le Sud-Ouest peut produire son effet. On s’attend à l’assaut, on l’attend.

Cependant les forces de la 1re armée se sont grossies ; la 127e division est maintenant sous la main du général Debeney. La 166e est portée dans la région de Pierrepont où elle forme soudure entre le 6e corps et Mesple ; ainsi débarrassé de tout souci à sa droite, celui-ci pourra plus aisément soutenir à sa gauche les Anglais que par ailleurs va venir renforcer la 29e division accourue de Flandre au Sud d’Amiens et prête à pousser ses bataillons sur Hangard et Domart. Enfin, la 163e, arrivée en camions, est prête à assurer, — sans son artillerie à la vérité, — la défense de Moreuil. Debeney a enfin vraiment une armée.

La ruée allemande se produisit très précisément de ce côté. Nous sommes assaillis devant Mézières, les Anglais à Demuin ; nous ne pouvons tenir dans Mézières. Ainsi Moreuil est-il menacé. Les Allemands poussent, acculent notre ligne à l’Avre, entre Demuin et la Neuville-Sire-Bernard. En revanche, à droite, c’est nous qui attaquons sur Framicourt et Courtemanche : la 56e progresse, est ramonée, mais sans perdre finalement un pouce du lorrain occupé la veille. Au centre, la poussée ennemie nous fait reculer de quelques cents mètres entre Pierrepont et Gralibus. Mais, le soir, court la consigne : contre-attaquer pour reprendre les points perdus. Et la confiance est générale : puisque l’ennemi n’a pu, — en cette journée redoutable, — enfoncer nos lignes, tout va bien.

Je me rappellerai sans doute toute ma vie le spectacle qu’en ces heures tragiques du vendredi saint, offraient nos états-majors. Depuis des nuits, on n’avait pas dormi. Mais l’espérance grandissait qu’après la route de Paris, celle d’Amiens allait être, en dépit de tous ses efforts, fermée à l’assaillant. Un grand chef qui, à un haut degré, dirigeait la bataille, m’avait dit à midi : « Cette journée est la dernière d’une semaine d’angoisses : si les camions de la…e division sont avant la nuit ce vendredi saint au Sud d’Amiens, tout sera dit : en ce cas, en effet, nous chanterons l’Alléluia le jour de Pâques. » Le jeune chef qui amenait ses divisions était là, frémissant, comme toujours, d’une énergie presque sauvage ; toute sa physionomie respirait la confiance el l’entrain ; ses soldats seraient la puisqu’il fallait qu’ils y fussent. Trois heures après, je roulais vers Amiens, et, à Oury, je dépassais les camions de la division si impatiemment attendue. Nous les annonçâmes dans la ville où, parmi la désolation d’une cité désertée, les derniers habitants suffiraient. Au centre de la ville, l’admirable cathédrale, — fermée, muette, silencieuse, en ce terrible Vendredi saint, — émergeait de ses sacs de terre, comme la borne splendide où se briserait la ruée des Barbares.

Le samedi 30, ce fut un assaut général sur Debency comme sur Humbert : attaques sur le Montchel, attaques sur Mesnil-Saint-Georges, attaques sur la cote 101 et Fontaine-sous Montdidier, attaques sur Grivesnes, attaques sur Aubvillers : parfois, trois, cinq, sept attaques sur la même position. Toutes furent repoussées, el le 6e corps maintenait ses positions. A gauche, on était moins heureux : le général Nollet, commandant le 36e corps, avait pris le commandement des troupes ; elles se grossissaient de nouvelles divisions, mais arrivant sur le champ de bataille fatiguées et parfois démunies. Moreuil fut perdu vers le soir. Mais la ligne se reformait derrière l’Avre.

Maintenant les Allemands étaient réduits aux attaques locales. Il semblait que toute cette torrentielle irruption se diluât, n’assaillant que quelques points, refluant parfois sous la résistance, emportant parfois un morceau de la digue, se heurtant immédiatement à une autre digue. Le 31, jour de Pâques, notre armée paraissait maîtresse de la situation : l’ennemi, qui s’était porté à l’attaque de Grivesnes, prend-il pied dans le parc, une contre-attaque l’en rejette, et c’est nous qui attaquons le Mesnil-Saint-Georges, retombé la veille entre les mains de l’Allemand. A-t-il pénétré encore dans Hangard, on l’en expulse. En ce jour qui fut glorieux pour tous, la 50e division quittait le champ de bataille où elle venait d’égaler et peut-être de dépasser les plus beaux exploits. Soldats incomparables qui eussent arraché à tous ceux qui les avaient vus combattre le cri où l’un d’eux faisait tenir le summum de l’admiration désormais : « Ils ont fait mieux qu’à Verdun ! »


XXI. — LE DERNIER ASSAUT SUR LE FRONT DEBENEY (3-5 AVRIL)

Ceux qui tout à l’heure voyaient l’énorme remous des divisions allemandes ballant les parois de la large cuvette, puis convergeant vers la paroi Ouest, s’étonneront sans doute que l’assaut attendu avec tant de résolution, les 28 et 29 mars, par les troupes de Debenoy, si violent qu’il ait été, n’ait cependant pas présenté le caractère formidable et presque irrésistible qu’on était autorisé à prévoir : vingt et une divisions allemandes venant assaillir, entre Guillaucourt et le Sud de Montdidier, un front relativement étroit, ne constituent point une médiocre force. Mais les nouvelles batailles ne ressemblent point aux anciennes, même récentes. Une force nouvelle, — offensive et défensive, — est entrée en jeu, depuis les derniers mois, qui, de notre côté, a acquis une puissance redoutable. A l’heure même où l’Allemagne rêvait d’un assaut géant, nous avions perfectionné l’arme qui, en attendant qu’elle en put briser l’élan, le pouvait ralentir : l’aviation. Depuis des journées nos escadrilles étaient, nous l’avons vu, en action, et tandis qu’elles n’hésitaient point à attaquer les colonnes d’infanterie en marche, elles remplissaient leur autre office et, les unes mitraillant, d’autres bombardant, gares, dépôts, voies ferrées, convois, tout était, dans la « poche allemande, » l’objet de bombardements heureux ; partout les transports allemands étaient entravés depuis quatre jours : nul doute que ces entreprises n’aient grandement contribué à rendre moins effroyable le choc que l’état-major allemand avait cru irrésistible.

En fait, dans les journées du 1er et du 2 avril, l’assaut, attendu depuis le 28, subi les 29, 30 et 31, se fractionnait en attaques assurément violentes, mais localisées dans la région de Grivesnes et au Nord de Moreuil. De sept heures du matin à sept heures du soir, les Allemands étaient rejetés à trois reprises sur la première de ces localités ; non seulement ils avaient été repoussés, mais nous avions achevé de nettoyer ce parc de Grivesnes où, la veille, nous avions obtenu un si beau succès. D’autre part, les Anglais, soutenus par nos troupes, avaient contre-attaque dans la région Sud de Domart, vers le ravin Sud-Est de Thermes : nos Alliés, reprenant une attitude offensive, contre-attaquaient encore dans le bois au Nord de Moreuil. La bataille changeait donc de caractère et les Allemands repoussés étaient même parfois reconduits.

La 29e division avait pris position de façon à barrer la vallée de la Luce ; des bataillons organisaient activement Hangard et Thennes : ainsi, en cas de fléchissement, serait interdite à l’ennemi toute irruption sur les deux routes d’Amiens, celle de Roye, comme celle de Montdidier. La limite entre les deux armées alliées avait été nettement tracée de façon qu’aucune confusion ne pût se produire dans le combat. Et derrière la ligne, tous les jours mieux tenue, Debeney organisait ses réserves grossissantes. Si l’assaut se produisait, l’ennemi trouverait maintenant non plus des troupes forcément tâtonnantes, mais une ligne de résistance rationnellement et méthodiquement organisée. Notre aviation continuait sur les gares de Rosières, de Chaulnes, de Roye, de Nesle, de Guiscard, de Ham son impitoyable travail, paralysant, ainsi que notre artillerie à longue portée, la marche de l’ennemi, et celui-ci, dans la journée du 2 avril, semblait peu tenté de reprendre ses assauts. Les journées des 2 et 3 furent aussi relativement calmes, heureuse circonstance au moment où nous relevions au Nord les troupes britanniques dans la vallée de la Luce et achevions de refaire la soudure entre les deux armées alliées.

Le général Debeney pouvait écrire le 2 : « La 1re armée a réalisé la soudure entre les armées françaises et britanniques ; sa ligne de bataille est formée, son déplacement terminé. » Il ajoutait : « Maintenant il faut agir. Les efforts doivent tendre à préparer la reprise de l’offensive vers la ligne Demuin-Moreuil, vers l’Avre et Montdidier. » On devait « rompre avec la mentalité du secteur » et aller de l’avant. « La première phase de la grande bataille est terminée, concluait-il ; la deuxième va commencer. Nous tenons le bon bout. Que tout le monde s’y mette sans compter. » Mais, avant de pouvoir passer à cette offensive, le général Debeney devait encore subir, les 4 et 5 avril, un assaut qui devait réellement clore cette « première phase » dont il annonçait la fin.

Le 4, le temps était bas et nuageux ; le ciel nous désarmait ainsi en partie, puisque, de son fait, nos avions pouvaient difficilement remplir leur double tâche d’observation et de combat. Les Allemands, ce jour-là, tentèrent leur dernière chance sur le front Debeney. Le front Humbert, nous l’avons vu, tenait bon du Mont Renaud au Piémont : il était logique que le torrent, se heurtant au mur du Sud, vint derechef battre celui de l’Est. L’Allemand devait d’autant plus attaquer que, depuis deux jours, les intentions agressives du général Debeney étaient évidentes : avant l’aube du 4, nos troupes, jetées sur la ferme Saint-Aignan au Sud-Est de Grivesnes, s’en étaient emparées ; on avait fait dus prisonniers et élargi les positions.

Mais, au lever du jour, une violente canonnade sur tout le front avait averti que, du côté allemand, une grosse action se préparait, du Nord de Hangard au Sud de Grivesnes ; encore cette attaque sur un front déjà large de plus de quatre lieues n’érait-elle, dans l’esprit du commandant allemand, que le prélude d’un assaut d’enfoncement sur toute la ligne du Sud de Montdidier au Nord de Guillaucourt.

A sept heures trente, la bataille d’infanterie commençait. Dix assauts successifs en masses compactes devaient se succéder, formidables coups de bélier d’un ennemi que chaque échec enrageait.

Dès huit heures, le premier assaut était repoussé ; la ferme Saint-Aignan, conquise pendant la nuit, devait être la première attaquée ; le 67e régiment qui l’avait prise, la défendit et, sur cette avancée à peine conquise, tint tête à l’ennemi ; Grivesnes, assailli à l’Est, était défendu avec la même ardeur et le même succès, par le 25e chasseurs à pied. Une deuxième, une troisième attaque se brisent, enrayées, dès le principe, par les tirs de barrage et de mitrailleuses. Or, c’était la Garde qui donnait, — en l’espace, son 2e régiment, — et l’attaque était donc d’importance. Mais la matinée n’était pas avancée, que déjà les cadavres de ces bons soldats de Prusse remplissaient les abords du Grivesnes et de Plessier.

La Garde ne se tient pour battue qu’après maints assauts. À 10 h 45, le quatrième se déclenchait : il est repoussé. Il se déplace alors ; ce n’est plus au Nord-Est de Grivesnes, sur Saint-Aignan, c’est sur la cote 104, au croisement de la route de De mu in à Moreuil et de celle de Roye à Amiens, qu’il se déchaîne ; on saisit, sans plus de phrases, l’importance de ce nœud. L’Allemand arrive à 50 mètres de la cote, mais il est arrêté au pied de la petite éminence et reflue en mauvais arroi. L’ennemi cherche alors à s’infiltrer dans les ravins : notre artillerie l’y surprend, l’y écrase, de concert avec la britannique. De nouveau l’assaut se déplace : c’est maintenant entre Morisel et Moreuil qu’il se livre. Deux assauts repoussés, puis un nouvel essai d’infiltration ; lentement, l’Allemand s’insinue jusqu’aux lisières de Mailly-Raineval, et bientôt Castel tombe. Au moins ce succès est-il chèrement payé par l’adversaire sur tout le front du 36e corps, — gauche de Debency.

Sur celui du 9e corps qui constitue le centre, la lutte est encore moins heureuse pour l’ennemi, car s’il fait de cruelles pertes devant le bois de Margival, il n’y gagne pas un pouce de terrain, et sur toute la ligne, le 98 corps résiste à une pesée générale de l’ennemi.

Ainsi quatorze divisions, dont six fraîches, ont-elles en vain attaqué sur un front de 17 kilomètres : les légers progrès au Nord ne pouvant compenser les portes subies. C’est avec la confiance que la position défendue tiendra, qu’on a organisé cependant, dans la journée, de Rouvre à Coullemelle, une seconde ligne de résistance à laquelle au pire, l’ennemi se viendrait heurter. C’est bien sur la première ligne, presque inentamée que Dubeney prescrit de tenir : l’ordre du 4 avril au soir en fait à tous une obligation ; le moyen, c’est la contre-attaque ; chacun des corps reçoit à cet égard une mission bien définie. De Castel à Grivesnes, nous reprendrons nos avantages ; l’artillerie, qui maintenant à ses munitions, intensifie son tir. À la gauche, le général Robillot, qui, hier encore, menait si vaillamment le bon combat sur le front d’Humbert, reçoit la direction de la bataille ; il défendra la trouée de l’Avre, fermera là le chemin d’Amiens, assurera la liaison avec l’armée britannique. Le 9e corps réagira, ce pendant, et contre-attaquera par sa 17e division, — en direction de Moreuil.

Le temps qui reste couvert semble, j’ai dit pourquoi, favoriser l’ennemi : j’ai vu ce jour-là des aviateurs désolés de leur inaction. Mais Debeney n’est pas homme à s’embarrasser d’un tel contre-temps. Chacune des divisions en ligne a son objectif : le flanc gauche ennemi sera pris à partie ; les 127e, 166e, et 59e divisions dans la direction de Mailly-Raineval, la 45e dans celle de Cantigny Malpart, tandis que Robillot assurera la gauche : au Nord, la 17e débouchera de Rouvrel el Merville sur Castel et sur la croupe à l’Ouest de Morisel, sur la cote 104.

Au 9e corps, le groupement Philippot arrive aux lisières de Mailly ; le 25e chasseurs dégage l’Est de Grivesnes ; devant Sauvillers, où les chars d’assaut sont en action, ou progresse sur le plateau. Et si, en fin de journée, les troupes fatiguées exécutent, des positions conquises, un léger repli, le gain reste, — et le principal gain n’est point gain de terrain. L’Allemand, qui, la veille, assaillait avec l’intention arrêtée de tout emporter, est refoulé Au bois Sénécat, — à l’Ouest de Castel, — des combats très âpres nous ont valu plus de 100 prisonniers et des mitrailleuses. Dans la bataille que l’ennemi, a entendu livrer, il est réduit à la défensive et cette heure marque pour de longs jours la fin de ses progrès.

C’est en toute justice que, le 5 avril, le général Debeney adressait à ses troupes l’ordre général suivant :

« Soldats de la 1re  armée,

« Vous avez bien rempli votre rude tâche. La ténacité de votre résistance, la vigueur de vos contre-attaques ont brisé la ruée de l’envahisseur et assuré la liaison avec nos braves alliés britanniques.

« La grande bataille est commencée.

« À cette heure solennelle, le pays entier est debout derrière nous et l’âme même de la Patrie vivifie nos cœurs.

« Nous voulons vaincre. »


XXII. — LA PREMIÈRE PHASE CLOSE

En fait, si la grande bataille était commencée, sa première phase était close et elle l’était pour la plus grande gloire de nos armes. Depuis le 21, l’ennemi avait pu, en dépit de résistances tenaces, obtenir des succès tels et faire de tels progrès que la victoire semblait devoir couronner aussitôt un prodigieux effort. Lorsque, dans les jours des 22, 23, 24 et 25, on avait vu les Allemands creuser dans les armées britanniques d’abord, puis entre celles-ci et l’armée française accourue à sa rescousse, une poche, et bientôt des trous menaçants, on était autorisé à croire sinon la partie perdue, du moins perdue la bataille d’entre Somme et Oise : l’ennemi qui, de toute part, au Sud, à l’Est, au Nord-Est, se frayait des voies diverses dans les directions de Compiègne, de Clermont, d’Amiens, paraissait devoir balayer, avec les troupes de la 5e armée britannique déconcertées, les quelques divisions françaises accourues à leur secours.

Lorsque Noyon était occupé, Roye enlevé, Lassigny emporté, Montdidier à son tour livré, lorsque, de Saint-Quentin et de la Fère, le front allemand était en quelques jours porté vers l’Ouest jusqu’à Péronne, Ham et Noyon, jusqu’à Bray, Chaulnes, Roye et Lassigny, jusqu’à Rosières et Montdidier, lorsque, à trois reprises, des trous s’étaient creusés où des corps de cavalerie ennemis se pouvaient hardiment jeter, lorsque les Français cherchaient, dans l’obscurité coupée d’éclairs d’une bataille chaotique, les Alliés qu’ils venaient appuyer et ne rencontraient que des ennemis se ruant à l’assaut, on pouvait, sans pessimisme exagéré, conclure que, sinon immédiatement Paris, du moins le Nord de l’Ile-de-France était livré, et perdue sinon notre liaison avec l’Angleterre, du moins cette ville d’Amiens où elle était principalement assurée.

Deux armées françaises étaient survenues qui, l’une entre l’Oise et la Somme, l’autre sur les rives de l’Avre, avaient opposé à l’ennemi une digue de poitrines, — une digue d’âmes. Car tout d’abord il avait fallu que la valeur suppléât à la force matérielle : elle y avait suppléé. Ne reculant plus que pied à pied après le 23, s’il s’agissait d’Humbert, après le 25, s’il s’agissait de Debeney, des armées à peine fortes de quelques divisions, en partie démunies et engagées à la hâte, avaient, en attendant qu’elles l’arrêtassent, fatigué à ce point l’ennemi qu’il avait dû tout d’abord ralentir sa marche, et, trébuchant dans ses cadavres, chercher à tâtons plus à l’Ouest, plus au Nord, le point où il ne nous rencontrerait pas. Et du jour où, au Piémont, les troupes d’Humbert renforcées et, du Montchel à Grivesnes, les troupes de Debeney constituées l’avaient arrêté, il l’avait été pour de si longs jours que nous n’en avons pas vu la fin. Les casques bleus de France avaient surgi, et le flot germanique, une fois de plus contenu, s’était brisé et retombait, étale, au pied de la digue par miracle élevée.

L’effort allemand avait cependant été énorme, sans précédent. Quatre-vingt-neuf divisions avaient été engagées dans la bataille, dont plusieurs y avaient reparu deux et trois fois. C’étaient 1 300 000 Allemands qui s’étaient rués sur un front de 90 kilomètres. Nos forces n’avaient à aucun moment de la bataille atteint le quart de cette formidable masse d’effectifs. Elles lui avaient cependant infligé des perles que les évaluations les plus modérées estimaient a plus de 300 000, et si on avait, au cours de la bataille, perdu trop de terrain, des résultats visés par nos ennemis, qui n’étaient ni la conquête de quelques petites villes, ni même celle d’une province entière, aucun n’était atteint. Ils avaient voulu rompre à leur soudure les armées française et britannique, rejeter à droite nos Alliés, les séparer de nous, les isoler au Nord d’Amiens, peut-être les achever d’un coup de massue. Ils avaient voulu, en investissant et prenant Amiens, saisir le nœud le plus précieux de voies de fer, de terre et d’eau de toute la région au Nord-Est, couper ainsi Paris de ce qui reste de ses provinces du Nord, et la France de l’Angleterre. Eventuellement ils avaient pensé, si l’occasion se montrait favorable, s’ouvrir les portes de l’Ile-de-France et, en vue d’une seconde offensive, les chemins de Paris. Dans les journées de mars et d’avril, ces trois desseins avaient échoué. Avec une rapidité inattendue, due aux combinaisons préalables de nos états-majors et à l’action personnelle-du général en chef Pétain, des soldats français avaient pu, dès le deuxième jour, se jeter dans la bataille, qui s’étaient montrés dignes des soldats de Verdun, c’est-à-dire égaux à ce qu’ils avaient toujours été. L’ennemi le reconnaît. Avec quel souci un soldat allemand écrit : « Nous avons à présent devant nous les Français Ils se défendent comme des insensés. » Grâce à leur héroïque résistance, dirigée de haut avec une inlassable énergie par les grands chefs que nous avons nommés, le triple échec des Allemands avait été, en dix jours, consommé. Humbert avait, appuyé sur Pellé et Robillot, barré la route de Paris, Debeney celle d’Amiens ; et, à travers maintes vicissitudes, la liaison sans cesse rompue avec nos Alliés était, — en un de bataille, — assurée.

Bien mieux, en posant, cette fois d’une façon singulièrement aiguë, la question de l’unité de commandement et de l’interpénétration des troupes alliées, la bataille l’avait soudain, au grand bénéfice de l’Entente, résolue. Réunis à Doulleus, le 26 mars, les représentants les plus liants dus gouvernements et états-majors alliés avaient décidé que la mission de coordonner leurs efforts serait confiée au général Foch dont l’activité allait se faire sentir de si heureuse façon que, quelques jours après, il recevait enfin, avec le titre de général en chef des armées alliées en France, le commandement du front. Sans doute, n’avait-il pour l’heure qu’à homologuer des mesures qui, dès le 30, obtenaient de si beaux résultats. Mais ce qui restait, c’est que, inappréciable nouveauté, l’unité de front avec l’unité de commandement était enfin réalisée.

Ainsi se terminait au singulier avantage des Alliés la première phase de cette bataille de France dont les Allemands avaient, avec tant de foi, attendu l’écrasement de l’Entente et la fin de la guerre.

« Les cloches de Pâques sonneront la paix, » avait dit le kronprinz Frédéric-Guillaume à ses soldats. Mais dès le 29, un grand chef avait dit devant moi : « Je crois que nous chanterons l’Alléluia le jour de Pâques. » Les cloches de Pâques sonnaient le 31 mars non la paix allemande, mais la victoire de l’intervention française sur ce champ de bataille où les armées alliées semblaient devoir succomber sous le double coup du nombre et de la surprise, — parce que, pas un instant, on n’avait désespéré de regagner la partie et estimé trop bas, chez les chefs, la valeur du soldat de France.

Cette valeur allait se déployer dans les mois suivants au cours des furieuses attaques que l’ennemi, des Flandres à l’Aisne et derechef sur la région de l’Oise, multipliera sur notre front. Et toujours elle finira par opposer au flot allemand débordant une résistance qui fera que, pas plus que les croches de Pâques, les cloches de la Pentecôte ne sonneront la paix allemande.

  1. Cf. une étude extrêmement frappante sur la manœuvre de von Hutier et son année dans l’Illustration du 1er juin 1918.
  2. J’insiste peu sur cette bataille anglaise qui a trouvé dans cette Revue son historien averti (Henry Bidou) Les Batailles de la Somme. III. L’offensive allemande en 1918. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1918, p. 417.
  3. Pour les amateurs d’anecdotes historiques, je préciserai d’après le récit d’un témoin. Le général en chef était à table lorsque, le 22 au soir, Ma nouvelle survint d’une trouée à laquelle on ne pouvait immédiatement parer par des forces d’infanterie. Le général se tournant vers le colonel Duval, commandant l’aviation, lui dit : « Tout ce que vous avez d’aviation de bombardement sur l’Allemand. » Le colonel se leva, sortit, expédia l’ordre qui fut exécuté en trois heures.