La Bataille de Verdun

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La Bataille de Verdun
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 171-203).
LA BATAILLE DE VERDUN

Depuis le 21 février est engagée devant Verdun une bataille sans égale. Il est trop tôt sans doute pour en écrire l’histoire. Cependant les actions accumulées pendant deux mois de lutte dans un étroit espace sont déjà si nombreuses qu’il faut les trier pour les comprendre, les grouper pour en exposer la suite, les définir pour en dégager le sens.


I

La situation générale à la fin de 1915 était la suivante. Dès le début de la guerre, on savait, et les Allemands avaient reconnu, non sans orgueil, que la force totale des Alliés était très supérieure à celle des Empires du Centre. En revanche, ceux-ci disposaient de deux avantages : plus de cohésion géographique et une meilleure préparation. Ils avaient deux moyens de remporter la victoire. L’un était de dissocier leurs adversaires. C’est ainsi que Frédéric II, dans des circonstances assez analogues, s’était tiré d’affaire pendant la guerre de Sept Ans. Mais, cette fois, tous les efforts des Allemands ont été vains ; bien mieux, l’union des Alliés est devenue de plus en plus étroite, et leur collaboration de plus en plus efficace. L’autre moyen de vaincre était pour les Allemands de profiter d’une organisation excellente pour battre leurs adversaires avant qu’ils ne fussent tous prêts, et d’abord les Français ; de refaire en un mot le combat des Horaces. Cette méthode a également échoué. Les Français, d’abord rejetés sur la Marne, ont refoulé les Allemands jusque sur l’Aisne et élevé de la mer aux Vosges un mur qui n’a pu être rompu. Les Russes, rejetés sur une ligne qui va de la Dvina au Dniester, ont reculé sans se rompre et arrêté l’ennemi épuisé. Après dix-huit mois de guerre et de grandes pertes des deux côtés, il devenait évident qu’au printemps de 1916 les Alliés feraient seulement le plein de leurs forces, tandis que les Allemands auraient déjà commencé à s’user irrémédiablement.

Les classes en Allemagne ont été rappelées dans l’ordre suivant : au début de la guerre, d’août à novembre 1914, les hommes de complément de toutes catégories ayant déjà fait leur service actif ; d’août 1914 à février 1915, la totalité de l’Ersatz réserve (hommes dispensés du service actif) ; d’août 1914 à avril 1915, le Landsturm non instruit de vingt-et-un à trente-cinq ans. Quant aux jeunes classes, celle de 1914 a été appelée en novembre-décembre 1914 ; la classe 1915, en mai-juin 1915 ; la classe 1916, en août et septembre ; la classe 1917, en décembre 1915 et janvier 1916. Enfin, en juillet 1915, on a incorporé le Landsturm non instruit de trente-cinq à quarante-cinq ans ; en octobre-novembre 1915, on a récupéré les hommes précédemment réformés. Autrement dit, à la fin de 1915, les Allemands avaient levé la totalité des hommes pouvant être fournis par les ressources normales. Ainsi leurs possibilités de recrutement étaient épuisées dès 1915, tandis que celles des Alliés n’avaient pour ainsi dire pas de limite. La force des choses, si on lui laissait le temps de produire ses effets, condamnait fatalement les Allemands à la défaite.

Ils le savaient, et pensaient conduire la guerre en conséquence. Ils avaient souvent proclamé, dans le cours de 1915, que cette guerre serait la victoire de l’esprit sur le nombre. Il fallait donc demander des ressources à l’esprit. Ils avaient réussi à engager dans leur cause la Turquie. Ils réussirent également, en octobre 1915, à y engager la Bulgarie. Ils furent ainsi en état, avec relativement peu de frais, de créer en Orient une diversion. Non seulement, en conquérant la Serbie, ils réussirent à amener à Salonique une puissante armée franco-anglaise, qui a été ainsi tenue loin du théâtre principal des opérations, mais, en s’ouvrant à grand bruit le chemin de Constantinople, ils inquiétaient l’Angleterre par la menace d’une expédition sur l’Egypte.

Ont-ils cru eux-mêmes à cette expédition ? Ont-ils pensé que cette menace détournerait l’Angleterre d’une participation plus effective à la guerre sur le front français ? Ont-ils voulu simplement retenir, ne fût-ce que provisoirement, de gros effectifs alliés dans la Méditerranée orientale ? Ce qui est certain, c’est qu’au début de 1916 ils n’avaient plus sur le front serbe que trois divisions au plus, et plus probablement deux. D’autre part, ils avaient cédé aux Autrichiens, d’une manière générale, tout le front au Sud du Pripet, et laissé au Nord de ce fleuve, depuis le golfe de Riga jusqu’à Pinsk, une cinquantaine de divisions seulement. Et ils allaient chercher la décision par une victoire sur le front français.

Ils s’efforcent maintenant de présenter l’opération qu’ils allaient tenter en France comme purement défensive. Il s’agissait, disent-ils, de désorganiser les préparatifs d’une offensive générale des Alliés au printemps. Il est trop évident qu’en s’attribuant un dessein relativement si modeste, ils pourront toujours prétendre y avoir provisoirement réussi. Pour le démontrer, ils forgent tout un roman. Un correspondant anonyme du Berliner Tageblatt a prétendu, le 15 avril, que les Français avaient prémédité une offensive contre Metz pour cette date. Les Allemands auraient connu ce dessein dès le mois de janvier, et la bataille de Verdun y aurait mis fin. Cette invention a naturellement pour but de rassurer l’opinion allemande en montrant que la bataille n’a pas été sans effet.

Les Allemands jouent sur les mots. Ils font bien en effet de la défensive stratégique, mais par le moyen d’une offensive tactique. Quel qu’ait été le but lointain de la bataille, celle-ci a été menée comme une bataille offensive de première grandeur, avec le dessein immédiat d’annihiler l’adversaire.


II

Pourquoi cette bataille a-t-elle été livrée dans la zone d’opérations de Verdun ?

Les raisons de ce choix ne peuvent naturellement être définies que par conjecture. Il en est toutefois un certain nombre qui sont assez apparentes.

Représentez-vous, face à l’Est, la position centrale préparée par les Français sur la Meuse, après la guerre de 1870. C’est une sorte de digue, qui se termine par deux musoirs : Verdun au Nord, Tout au Sud. En avant, plus près de l’ennemi, Nancy. Cette digue laisse ouverts deux chenaux, l’un au Sud entre Toul et Épinal, l’autre au Nord entre Verdun et l’Ardenne. Arrive la guerre de 1914. Le chenal Sud reste interdit à l’ennemi. La digue elle-même tient bon. L’ennemi ne peut même pas s’emparer de la position avancée de Nancy. En revanche, l’invasion passe par le chenal Nord. Mais elle doit pour cela contourner Verdun, qui reste en nos mains. C’est à Verdun que les armées qui livrent la bataille de la Marne appuient leur aile droite, comme elles appuient leur aile gauche au camp retranché de Paris.

Ainsi Verdun, en septembre 1914, forme un bastion d’angle avançant dans les lignes ennemies entre le groupe formé par notre deuxième et notre première armée à l’Est, et le groupe formé par les troisième, quatrième, cinquième, neuvième, sixième armées et l’armée anglaise, à l’Ouest. Cependant, la bataille de la Marne est gagnée. Les Allemands cherchent une revanche immédiate. Ils la trouveront sur notre flanc droit. Cette digue Verdun-Toul, qu’ils ont d’abord contournée, ils vont l’enlever par surprise. Ils escaladent hardiment les Hauts-de-Meuse, à mi-chemin des deux places. Ils n’y trouvent que quelques élémens du 8e corps, qui se replient. Sur leurs talons, les Allemands atteignent la Meuse, en plein centre de la digue, à Saint-Mihiel. Ils ne peuvent aller plus loin. Mais, là comme ailleurs, ils s’incrustent. Ils forment entre les Eparges, Saint-Mihiel et Apremont un coin, longtemps tenu par les Bavarois.

Voilà donc Verdun entouré sur la plus grande partie de sa circonférence. Dans l’hiver de 1914 et au printemps de 1915, les Français, il est vrai, se donnent de l’air. En octobre 1914, ils élargissent sensiblement leurs positions du côté du Nord ; en avril 1915, ils avancent vers l’Est jusque près d’Etain. Au Sud-Est, ils enlèvent la position des Eparges. Néanmoins, Verdun figure toujours un bastion d’angle, un saillant exposé et assiégé. C’est donc, comme tous les saillans, une zone désignée pour un grand effort de l’adversaire.

Il faut, de plus, tenir compte d’une autre considération. Une position centrale comme la ligne Verdun-Toul est à deux fins. Dans le cas d’une guerre défensive, elle sert d’appui à l’armée de campagne. Dans le cas d’une guerre offensive, elle lui sert de base. En saisissant Verdun, les Allemands ruineraient une de nos possibilités d’offensive. Ils ont naturellement fait valoir cette idée devant l’opinion allemande ; c’était leur jeu. Ils ont, pour soutenir le courage de leurs compatriotes par l’espérance, montré Verdun porte de la France, et pour le soutenir par la crainte, montré Verdun porte de l’Allemagne.

Au surplus, l’importance de la région est si peu douteuse que les Allemands n’ont pas cessé d’y entretenir des forces considérables. Examinez leur ordre de bataille dans le cours de septembre 1915, avant la bataille de Champagne, vous trouvez deux armées particulièrement fortes, la VIe sur le front d’Artois, et la Ve sur le front de Verdun, son aile droite dans l’Argonne. Elle comprend des effectifs équivalens à six corps d’armée. Elle est composée en grande partie de troupes d’élite, et commandée par le Kronprinz. Il est bien évident que cette force considérable est là dans un dessein défini.


III

Quelles étaient les conditions tactiques dans cette zone ?

De Paris à la Moselle, le terrain présente une succession régulière. Imaginez une pile de livres, qui a chaviré vers la gauche, chacun glissant sur l’autre ; ils se recouvrent encore, et en même temps ils se débordent : ils ne sont plus élevés en hauteur, mais étalés en largeur. Voilà exactement la topographie entre Paris et Metz. D’abord un plateau un peu relevé vers l’Est, l’Ile-de-France ; sa tranche, vers Montmirail et Sézanne, tombe sur un plateau inférieur, également relevé vers l’Est, la Champagne ; la tranche de la Champagne tombe à son tour vers Massiges sur un troisième plateau, où coule l’Aisne. Ce plateau, relevé vers l’Est comme les deux premiers, forme l’Argonne. L’Argonne tombe à son tour à pic vers Varennes, et sous elle surgit un quatrième plateau ; mais comme il est formé de sables et de marnes, il a un dessin moins franc. On le voit cependant à son tour s’écrouler face à l’Est, après avoir formé les bois de Malancourt. Un cinquième plateau apparaît sous ces bois, pour se terminer lui aussi par un abrupt, les collines 304 et 310, au Nord et au Sud d’Esnes. Un sixième plateau naît sous celui-là. Il est formé de larges dalles de calcaire dur. Solide et massif, il couvre une large étendue. La Meuse s’y est creusé un couloir Nord-Sud, sans rompre son unité. La limite du plateau est à une dizaine de kilomètres dans l’Est. Là, il s’arrête, et sa tranche dominant à pic les plaines de la Woëvre s’appelle les Hauts-de-Meuse.

C’est ce plateau de calcaire dur qui constitue la région de Verdun. Réduit à sa forme géométrique, c’est un plan incliné vers l’Ouest. Là, il n’a pas plus de 250 mètres ; à l’Est où il culmine vers Douaumont, il en a 388. A l’Ouest, sa déclivité s’enfonce sous les collines d’Esnes. A l’Est, son arête domine la Woëvre. La Meuse le traverse du Nord au Sud.

Cette régularité est interrompue par deux faits. Le premier concerne particulièrement la rive droite (Est) de la Meuse. Ce fleuve, qui n’est par lui-même qu’une rigole parallèle à l’arête du plateau, — une cunette, comme diraient les sapeurs, — reçoit de cette arête des affluens. Ces affluens, naissant à fleur du sol, deviennent très vite extrêmement profonds. Ainsi le ravin qui aboutit au fleuve près de Bras, naît sur le plateau à l’Est de Louvemont, à 347 mètres ; il rejoint la Meuse à l’altitude de 197 mètres environ. Il a donc dû, sur une longueur d’une lieue, s’enfoncer de 140 mètres ! D’autres ravins, au lieu de descendre à l’Ouest vers la Meuse, descendent à l’Est vers la Woëvre ; ils sont dans des conditions analogues. Le plus important pour l’histoire de la bataille naît entre Fleury et Douaumont à 320 mètres. A moins d’une lieue plus loin, après avoir longé le village de Vaux, il entre en Woëvre à 250 mètres seulement. — Entre ces deux systèmes de ravins, ceux qui se dirigent à l’Ouest vers la Meuse, et ceux qui se dirigent à l’Est vers la Woëvre, règne une arête qui les sépare, une ligne de partage qui, dans ce terrain compartimenté et découpé, forme seule un faîte non ébréché. On devine aisément que ce faite est la clé de toute la position. Il domine toute la région, et commande dans tous les sens toutes les têtes de ravins : c’est le plateau de Douaumont.

Le second phénomène qui altère la régularité du pays est relatif au contraire à la rive gauche de la Meuse. On a vu que le plateau de Verdun allait s’enfouir de ce côté sous les collines d’Esnes, dont les falaises tranchantes le dominent. Mais ces falaises projettent sur lui des îles, qui sont à sa surface comme des verrues. Déjà l’Argonne projetait ainsi vers l’Est l’observatoire de Vauquois ; les Hauts-de-Meuse projettent sur la Woëvre l’observatoire de Montsec ; — les collines d’Esnes projettent sur le plateau de Verdun, au Nord-Ouest de la ville, l’observatoire du Mort-Homme. C’est un petit massif formé de deux collines jumelles, l’inférieure (265 m) au Nord-Ouest, la plus haute (295 m) au Sud-Est. Un ravin qui évide le flanc occidental du massif donne d’excellentes positions d’artillerie, défilées du Nord et de l’Est.

Voilà donc, au total, le champ de bataille. Il présente à l’assaillant un premier avantage, qui est évident. C’est que la Meuse y coupe en deux les positions du défenseur, c’est-à-dire, en l’espèce, des Français. Elle ne constitue en elle-même qu’un cours d’eau d’une cinquantaine de mètres. Mais elle serpente dans un lit majeur, encaissé, large d’un kilomètre, occupé par des prairies qu’elle inonde en hiver. La présence d’une coupure aussi considérable, perpendiculaire au front de défense, est pour celui-ci un inconvénient extrêmement grave. L’histoire militaire en connaît un exemple célèbre. C’est à la présence d’un ravin situé de la sorte dans les positions autrichiennes que Napoléon dut, en 1813, la victoire de Dresde.

L’alternance des ravins et des plateaux présente au contraire de grands avantages à la défense. L’assaillant doit se porter en avant, soit par des espaces découverts que l’adversaire arrose, soit dans des couloirs balayés de feux d’enfilade. — L’inégalité des divers mamelons crée un flanquement réciproque, des commandemens, une hiérarchisation du champ de bataille. A mesure que l’attaque a fait un pas, elle tombe sous un feu nouveau. Des bois, disposés çà et là, créent, pour la défense, des réduits difficiles à forcer. — Mais inversement ceux de ces bois qui sont à la périphérie constituent de bonnes positions de rassemblement et de départ ; ceux qui sont dans les lignes des défenseurs, une fois occupés par l’assaillant, lui servent de couvert d’où il peut lancer les attaques ultérieures ; tel a été, sur, la rive gauche, le rôle du bois des Corbeaux. Enfin les ravins se rapprochent les uns des autres, à mesure qu’ils descendent vers la Meuse ; ils constituent des chemins préparés pour ces attaques convergentes qui, depuis le feld-maréchal de Moltke, sont le commencement et la fin de la tactique allemande.

Ajoutez la nature du terrain, ce sol de calcaire jurassique, compact et fissuré, qui absorbe l’eau, reste sec et ne fait point de boue. Il y a, traversant toute la France de Metz à Poitiers, une sorte de large trottoir, dallé de ce terrain, sans forêt, avec peu de cours d’eau, une voie qui, du temps que la Gaule était un fouillis impénétrable de forêts et de marécages, offrait déjà une voie nette au commerce des hommes.

Aussi la plus florissante des cités gauloises, Bourges, s’y était établie, Bourges, si prospère que, dans la dévastation systématique de leur pays devant César, nos pères eurent pitié d’elle et l’épargnèrent pour leur perte. Les champs de bataille sont des lices préparées par la nature, et chaque pays n’en offre qu’un petit nombre, où d’âge en âge les nations se donnent rendez-vous pour vider leurs querelles. Le champ de bataille de Champagne est à peu de chose près celui des Champs Catalauniques ; Jornandès parle d’une butte d’où le roi des Huns suivit la bataille, et qui devait ressembler beaucoup à la cote 196 ou à la butte de Tahure. A Verdun, c’est encore l’antique route commerciale de la Gaule qui a fourni aux Allemands, en plein hiver, un terrain solide et roulant, où ils ne craignaient pas de s’enlizer comme dans les boues de Woëvre et de Champagne.

On dit enfin que Verdun exerçait sur les imaginations allemandes un puissant attrait. Pendant tout le Moyen Age, elle est ville frontière, l’Allemagne commençant à la rive droite de la Meuse, la France à la rive gauche. Elle passe à la France, quand Henri II prend possession des Trois-Evêchés. Ce roi pense aussitôt à la fortifier. Ce projet est réalisé par Henri IV suivant le système du premier ingénieur du temps, Errard de Bar-le-Duc. Vauban refait en 1682 les fortifications d’Errard. En 1792, c’est à Verdun que l’armée prussienne force la ligne de la Meuse. Gœthe a passé à Brabant et à Samogneux. En 1870, Verdun, placé exactement à la croisée de la Meuse et des voies de Metz à Paris, a gêné considérablement jusqu’au 9 novembre les communications des armées allemandes opérant de la Loire à la Somme. Au début de la bataille de février 1916, les journaux allemands ont été remplis d’articles historiques sur la ville, revendiquant comme allemande la ville du traité de 843. Il est hors de doute, de plus, qu’on a présenté aux soldats le forcement de Verdun comme le premier pas sur la route de Paris.


IV

Les articles inspirés par l’état-major allemand ont beaucoup varié sur l’importance de l’action engagée devant Verdun. Tandis qu’un ordre du Kronprinz au IIIe corps, le 4 mars, représentait cette ville comme le cœur de la France ; tandis qu’un ordre du général von Deimling au XVe corps annonçait la bataille comme la dernière grande bataille de la guerre, — les journaux, pour ne pas surexciter d’abord les espoirs et ensuite les déceptions, se sont évertués à diminuer l’importance du but et des moyens. Il ne s’agissait, d’après eux, que de dégager Etain, et le chemin de fer de Verdun à Metz.

En réalité, si l’on veut comprendre les faits, il faut se représenter, au contraire, une action exécutée avec le maximum de moyens, pour le maximum d’effet. On se ferait une idée très fausse si l’on s’imaginait que l’objet de l’attaque allemande fut simplement de prendre une citadelle. La région fortifiée de Verdun, entre l’armée française opérant en Argonne et l’armée opérant au Nord de Toul, formait une zone distincte, défendue par une armée particulière, encastrée entre les deux autres. Le but des Allemands a été d’anéantir cette armée, et de ruiner ainsi un pilier d’angle de notre front.

Leur plan ressort avec une parfaite évidence de la disposition de leurs troupes, telle que nous l’exposerons tout à l’heure. En 1792, l’attaque de Verdun s’était faite par le Nord et par l’Est. En 1870, au contraire, les Allemands avaient passé la Meuse à Charny, en amont de la ville, et ils avaient attaqué celle-ci par l’Ouest. Le Kronprinz pouvait donc suivre l’un ou l’autre exemple. Il n’est pas douteux qu’il ait voulu, cette fois, exécuter une attaque frontale sur la rive droite par le Nord et le Nord-Est, une rupture de vive force comme celle que le maréchal Mackensen avait réussie le 1er avril 1915 sur le front russe à Gorlice ; cette rupture frontale devait être combinée avec une attaque d’aile qui se déclencherait ultérieurement sur le front Est. Rompus en tête et tournés en flanc, les corps français de la rive droite se rejetteraient alors en désordre sur la Meuse, pour la passer d’Est à Ouest. Mais, à ce moment, les corps allemands de la rive gauche, se portant à leur tour en avant, viendraient leur barrer la retraite, et, les enveloppant du côté de l’Est, consommeraient leur perte.

Pourquoi l’attaque initiale par le secteur Nord-Est ? L’explication peut être trouvée dans une phrase de Goetze. Les hauteurs de la rive droite, dit cet auteur, « sont découpées par de grands ravins aux flancs escarpés et sont en grande partie boisées. Toute cette région, au moins à l’Est et au Sud-Est, est à peu près impraticable pour les grands mouvemens de troupes en dehors des routes frayées. » Il est donc naturel que les Allemands aient cherché pour l’attaque frontale la région la plus accessible, c’est-à-dire les régions Nord et Nord-Est.

Il existe une dernière raison qui peut avoir déterminé les Allemands à attaquer dans le secteur de Verdun ; c’est que cette place ne pouvait être alimentée, en dehors des routes, que par deux voies ferrées : l’une, au Sud-Ouest, est la grande ligne de Verdun à Reims par Sainte-Menehould ; elle passe sous le feu de l’ennemi et elle a été en effet coupée ; l’autre, au Sud, est le chemin de fer à voie étroite, dit chemin de fer meusien. L’Etat-major français a fait tout le possible pour augmenter le rendement de ce chemin de fer, qui atteint maintenant un débit quotidien de près de 2 000 tonnes, c’est-à-dire de quoi ravitailler dix corps d’armée. De plus, le trafic automobile a été extrêmement développé. « Dès février 1915, les opérations, le ravitaillement, les évacuations, en un mot toutes les évolutions vitales d’une armée de 250 000 hommes sur la rive droite de la Meuse avaient été prévues et étudiées dans le détail en faisant abstraction de tout trafic par voie ferrée. Le développement de nos transports mécaniques par route était tel à cette époque, — et il s’est depuis largement perfectionné, — qu’à la moindre alerte nous n’avions qu’à amener par camions les troupes, les vivres, les munitions nécessaires à la défense de Verdun. Et c’est ce qui explique que nous ayons pu nourrir méthodiquement nos lignes de défense et amener sans heurt, sans fausse manœuvre, sans anicroche, des milliers et des milliers d’hommes, qui ont agi selon les prévisions de notre Etat-major. » (Bulletin des armées.)

Il n’en est pas moins certain que les Allemands avaient l’avantage de quatorze voies ferrées et que cet avantage a pu contrebalancer, dans leur pensée, la force de la position de Verdun. Soyons assurés qu’ils ont pesé exactement cette force. Mais il est dans les doctrines de guerre allemandes, inspirées en cela des maximes napoléoniennes, de ne pas redouter d’attaquer l’adversaire à son point fort : c’est ainsi seulement qu’on obtient de grands résultats. Le moyen de vaincre est de prendre le taureau par les cornes.


V

Les Allemands ont cherché à Verdun la lutte décisive, soit qu’ils aient voulu devancer une offensive alliée, soit qu’ils aient eux-mêmes besoin d’une décision prompte... Cette résolution une fois prise, ils en ont poursuivi la réalisation avec une méthode irréprochable.

La première chose à faire était de préparer, pour livrer la bataille, une masse de choc fraîche. Ils l’ont fixée à quatre corps d’armée, formés chacun de deux divisions à trois régimens. Si l’on estime la division à 10 000 baïonnettes, on obtient un total de 80 000 fantassins. Il est probable que cette estimation est un peu au-dessous de la vérité.

En octobre 1914, c’est pareillement avec une masse de quatre corps que les Allemands avaient cherché à rompre le front allié en Flandre. Mais ils avaient alors doublé la puissance du choc par l’effet de la surprise, en jetant sur la ligne quatre corps neufs, qui n’avaient pas encore combattu. En février 1916, la capacité de l’Allemagne de former des unités nouvelles étant épuisée depuis longtemps, il a fallu prélever la masse de bataille sur les armées existantes ; et comme la densité sur le front russe est réduite depuis longtemps au strict minimum, il a fallu en fait prendre les unités sur le front français. L’Etat-major allemand a donc retiré de la 4e armée, celle qui combat de la mer à Ypres, le XVe corps ; de la 2e armée, celle qui combat sur la Somme, le XVIIIe corps ; de la 7e armée, celle qui combat sur l’Aisne, le VIIe corps de réserve ; enfin le IIIe corps, après avoir longtemps appartenu à la 1re armée, celle qui combat sur l’Oise, avait figuré, au moins par une de ses divisions, dans la bataille de Champagne, sur le front de la 3e armée ; il parait avoir fait ensuite la campagne de Serbie, mais derrière les Autrichiens, et sans être engagé.

Tous ces corps ont été mis au repos complet, loin du bruit du canon, et spécialement entraînés. Un détail permet de mesurer la durée de cet entraînement. C’est dans les derniers jours d’octobre que le VIIe corps de réserve a quitté le front, où il a été remplacé par le Xe, depuis le canal de l’Oise à l’Aisne jusqu’à Craonne. La période de préparation a donc duré quatre mois. En même temps, les Allemands faisaient revenir toute la grosse artillerie du front serbe et une partie de celle du front russe. Ces préparatifs supposent plusieurs mois de travail. Il faut donc admettre que l’idée de la bataille de Verdun a suivi d’assez près la fin de l’offensive française de Champagne.

De son côté, le commandement français n’ignorait pas ce qui se préparait. Pour ne prendre que les renseignemens les plus récens, la présence du IIIe corps et du VIIe de réserve était connue le 8 février ; le 11, le XVe corps était signalé, et l’on savait, d’une part, qu’une grande concentration de troupes était faite dans la région Damvillers, Ville, Azannes et Gremilly, et, d’autre part, qu’une puissante artillerie était massée dans le bois de Gremilly, comprenant du 380 et du 420. — En réponse, le commandement français mettait, du 11 au 16, à la disposition du groupe des armées du centre, pour renforcer la région fortifiée de Verdun, six divisions d’infanterie, six régimens d’artillerie lourde attelée et à tracteurs, enfin de l’artillerie lourde à grande puissance et de l’artillerie lourde sur voie ferrée. — Enfin, le 20 février, une nouvelle division était rattachée à la région, et deux corps d’armée étaient mis en mouvement vers Bar-le-Duc et Revigny.

D’autre part, vers le 20 janvier, le chef d’état-major général était venu visiter la région. Quelles étaient alors nos positions de première ligne ?

Elles avaient été déterminées, à la fin de 1914, par une série de combats, où nous avions fait, au Nord de Verdun, de sensibles progrès. Le 15 octobre, nous avions enlevé le village de Brabant et le bois d’Haumont. Le 21 décembre, poussant en avant entre ces deux points, nous avions enlevé la corne Sud- Est du bois de Consenvoye, et, à un kilomètre au Sud, un petit bois dit bois en E.

Mais, tandis que notre centre avançait ainsi, nos ailes s’étaient heurtées à deux obstacles extrêmement forts. A notre gauche, sur la rive Ouest de la Meuse, s’élevait devant nous une longue arête étendue d’Ouest en Est, haute de 300 mètres à l’Ouest, vers Guisy, et de 272 mètres à l’Est, vers la Meuse. Elle se terminait là par un promontoire boisé, dit le bois de Forges. Ce promontoire est lui-même fendu longitudinalement par un ravin qui constitue une position d’artillerie excellente, puisqu’elle est défilée à nos coups venant du Sud, cachée aux vues des avions par le couvert des bois, et qu’elle a elle-même des vues très dangereuses sur le flanc gauche de nos positions de Brabant. De plus, pour accéder à ce bois de Forges, il eût fallu qu’une attaque française s’élevât sur les glacis qui en descendent de toutes parts, glacis nus, sans un défilement, qui offrent aux défenseurs les plus beaux champs de tir. Pendant l’hiver de 1914-1915, le 15e corps français avait en vain tenté d’en approcher.

L’aile droite française avait également trouvé devant elle un observatoire très fort, composé de deux hauteurs dites les jumelles d’Ornes, dont elle avait tenté en vain de s’emparer à la fin de 1914. — Ainsi, les deux flancs de la ligne française au Nord de Verdun étaient comprimés par deux fortes positions allemandes, qui l’obligeaient à infléchir sa gauche et sa droite, tandis que le centre se bombait en verre de montre devant le bois d’Haucourt et le bois des Caures. Ces deux bois avaient été organisés par les chasseurs du colonel Driant. En avant, le village de Flabas était neutre. Une compagnie française qui avait poussé en flèche jusque là avait été rappelée.

Ce dispositif en arc de cercle Brabant-bois d’Haumont-bois des Caures-Ornes se trouvait naturellement exposé à des feux convergens venus de trois côtés : à l’Ouest, du bois de Forges ; au Nord, du bois de Consenvoye, du bois de Wavrille et de Crépion ; à l’Est, du bois de Gremilly et de la forêt de Spincourt, derrière les jumelles d’Ornes. Il est bien évident qu’une position aussi exposée ne devait être qu’une avant-ligne, qui ne pourrait être tenue devant une attaque à fond.

Le chef d’état-major général avait donc prescrit, en même temps que le renforcement de cette avant-ligne, celui d’une deuxième position, et la création de positions intermédiaires. Au total, l’organisation défensive des Français sur la rive droite de la Meuse dans la seconde moitié de février, d’après le Bulletin des armées, était la suivante.

La gauche s’appuyait sur Brabant, le bois d’Haumont et le bois des Caures, formant première position. En arrière, la seconde position était jalonnée par la ligne Samogneux, cote 344, ferme Mormont.

Le centre occupait le bois de Ville, le plateau de l’Herbebois et Ornes. La seconde position suivait la ligne Beaumont-la Wavrille-les Fosses-bois des Caurières.

La droite, dans la plaine de Woëvre, avait été déterminée par les combats du printemps de 1915 : elle s’étendait de Mogeville à Fromezey, par l’étang de Braux et le bois des Hautes-Charrières. La seconde position s’étendait de Bezonvaux à Dieppe, par le bois du Grand-Chena.

Une troisième position était constituée par la ligne des forts et définie par le village de Bras, Douaumont, Hardaumont, le fort de Vaux, la Laufée et Eix. — Entre la deuxième et la troisième position, de la Meuse à Douaumont, s’élève une ligne de collines, qui sont, de la gauche à la droite : la côte de Talou, la côte du Poivre, la colline 378 : une ligne de défense intermédiaire avait été esquissée sur la contre-pente de ces hauteurs, c’est-à-dire sur leur revers Sud. On sait que l’organisation des contre-pentes, employée par les Anglais dans les guerres du premier Empire, préconisée en France dès 1902 par le général Piarron de Mondésir, avait été employée efficacement en Champagne par les Allemands pour leur seconde position.


VI

« Le 21 février, à quatre heures du matin, écrit le correspondant de la Gazette de Francfort, la place forte de Verdun fut réveillée de son assoupissement par un obus lourd allemand. C’était un coup de canon de réjouissance, et il signifiait le commencement des grands combats autour de la ceinture fortifiée de la place, combats qui depuis lors, malgré des interruptions locales plus ou moins grandes, se sont poursuivis en une suite presque ininterrompue (récit du 26 mars). »

Le bombardement véritable commença à 7 à 15 du matin. Ce fut une formidable avalanche d’obus de tous les calibres, depuis le 420 jusqu’au 210, en passant par le 380 et le 305 autrichien. L’artillerie au-dessous du 210 ne prit point part à la préparation, qui a été effectuée exclusivement par les grosses pièces. La densité du tir est extraordinaire. Les aviateurs français qui volent sur la forêt de Spincourt « s’accordent à dire que cette région est le centre d’un véritable feu d’artifice. Le petit bois de Gremilly, au Nord de la Jumelle, accuse une telle densité d’ouvertures de feu que les observateurs en avions renoncent à pointer sur leurs cartes les batteries qu’ils voient en action. » (Bulletin des armées, récit du 22 mars.) Ces régions, farcies de canons, ne représentent plus en effet, aux yeux des aviateurs, qu’un nuage traversé d’innombrables lueurs.

A quatre heures de l’après-midi, l’intensité du feu redouble. Enfin à cinq heures, la première attaque d’infanterie allemande est lancée contre notre centre, sur le bois d’Haumont et le bois des Caures. La bataille est engagée. C’est le moment de définir la tactique particulière que les Allemands y ont employée.

A l’époque de Napoléon, la tactique changeait tous les dix ans. Elle change aujourd’hui tous les trois mois. Celle qui a été suivie en Champagne, le 25 septembre, était fondée sur l’expérience de la bataille d’Artois du 9 mai. Les Allemands ont mis à leur tour à profit l’expérience de la bataille de Champagne, et voici le système qu’ils ont adopté.

Ils sont partis de cette idée que l’on ne pouvait faire lutter des hommes contre du matériel. En conséquence, ils ont mis beaucoup de soin dans la préparation d’artillerie, choisissant un objectif restreint, cinq cents mètres de front par exemple, qu’ils arrosaient d’une manière méthodique, jusqu’à les avoir transformés en labour.

Il est remarquable qu’ils aient creusé beaucoup moins de boyaux que nous ne l’avions fait. Ils n’ont pas établi de parallèles de départ. C’est la tranchée de première ligne qui en a servi, creusée d’abris profonds où les troupes s’entassaient, et protégée par une masse couvrante. Quand un de nos obus tombait dans ces agglomérations de soldats, il y causait des ravages. Ils n’ont pas cherché non plus à pousser ces tranchées jusqu’à la distance d’assaut. Dans certains secteurs, par exemple devant l’Herbebois, ils ont attaqué à la distance, presque incroyable dans la guerre actuelle, de 1 100 mètres.

Les assauts ont été exécutés sur des objectifs précis, démolis par l’artillerie. Pour s’assurer de l’écrasement de nos lignes, une reconnaissance conduite par un officier se portait en avant, forte à l’ordinaire d’une quinzaine d’hommes, mais en comprenant parfois jusqu’à soixante. Venait ensuite une ligne de pionniers et de grenadiers, puis la première vague d’assaut. Les vagues se succédaient à une centaine de mètres d’intervalle. — Si l’infanterie rencontrait un obstacle non détruit, elle devait s’arrêter et on recommençait la préparation d’artillerie. Si, au contraire, le nivellement de la position avait été suffisant pour que la défense fût impossible, elle prenait possession du terrain, s’y retranchait, et ne poussait pas plus avant. C’était, en somme, l’artillerie qui conquérait, et l’infanterie qui occupait- On pensait, par ce procédé, avancer avec très peu de pertes.

En fait, notre infanterie a tenu. Sous ce feu d’enfer, il est bien évident que le défenseur doit s’abriter, s’accrocher où il peut, et le plus souvent reculer. Arrive le moment où l’assaillant lance son infanterie. Il est alors obligé d’allonger le tir de son artillerie, qui cesse d’être un tir de démolition pour devenir un tir de barrage. Il devient dès lors plus dispersé et n’est presque jamais absolument infranchissable. Une infanterie qui a du mordant revient reprendre ses positions à travers ce tir de barrage. Elle perd du monde, mais elle passe, et quand l’assaillant arrive à son tour devant les positions qu’il croit vides, elle le reçoit avec ses mitrailleuses.

Le plan d’ensemble des Allemands n’était pas moins bien calculé que leur tactique de détail. Ils avaient mis sur le plateau, à l’Est de la Meuse, trois de leurs quatre corps de choc : c’étaient, de leur droite (Ouest) à leur gauche, le VIIe de réserve, le XVIIIe et le IIIe. Le dernier, le XVe, était plus à l’Est, dans la plaine de Woëvre. Cette masse était elle-même encastrée dans l’armée du Kronprinz, qui avait serré, principalement sur sa droite, pour lui faire place. C’est ainsi qu’à l’Ouest de la Meuse, faisant face à nos positions de Forges, se trouvait le VIe corps de réserve, appartenant à cette armée. Au contraire, à l’extrême Est, en Woëvre, le XVe corps était prolongé par le Ve de réserve.

Ces corps n’ont pas été engagés en même temps. Le premier choc a été donné par les trois corps placés sur le plateau, à l’Est immédiat de la Meuse, devant le front qui va de Brabant à Ornes. Pendant ce temps, le XVe corps attendait, avec le dessein sans doute de se porter contre la droite française quand la victoire serait dessinée sur le plateau, et de compléter ainsi la rupture frontale par une attaque de flanc. Il n’eut d’engagées dans les premiers jours que quelques unités, qu’il détacha en soutien aux corps du plateau. L’armée du Kronprinz s’engagea plus tard encore, le VIe corps de réserve le 6 mars seulement, et le Ve corps de réserve le 8 mars. On peut donc admettre, comme nous l’avons déjà indiqué, que les Allemands comptaient sur une rupture brutale et centrale, les conséquences de cette victoire devant être ensuite exploitées par les ailes, qui se refermeraient pour ainsi dire sur les masses françaises rompues et pelotonnées dans la région sans issue de la Meuse.

Tout indique que les Allemands comptaient que ce mécanisme de précision fonctionnerait avec une exactitude foudroyante. On raconte qu’avant la bataille, tous les commandans de régimens avaient été appelés à Charleville, au grand quartier général, et que là, en présence de l’Empereur, sur un terrain analogue à celui de Verdun, ils avaient exécuté une véritable manœuvre de cadres, une répétition générale de la bataille. Quoi qu’il en soit, jamais une grande action militaire n’a été préparée avec plus de méthode, outillée avec plus de puissance, machinée avec plus de calcul, déclenchée enfin avec un mélange plus étonnant de circonspection et de vigueur.


VII

La première attaque d’infanterie, le 21 février à cinq heures du soir, par une froide journée d’hiver, fut lancée sur le front Haumont-bois des Caures-Herbebois. Le bois d’Haumont, malgré la disposition en glacis du terrain qui l’entoure et qui favorise la défense, fut enlevé dans l’espace de trois heures. Le bois des Caures fut également perdu par nous, mais sa partie méridionale fut reprise. A l’Herbebois, plateau couvert de taillis sous futaie, l’ennemi, maitre des tranchées avancées, fut arrêté sur les positions de soutien.

Le 22, la lutte recommence sous la neige. A notre gauche, où nous tenions la corne Sud-Est du bois de Consenvoye, l’ennemi attaque à sept heures et demie en se faisant précéder de jets de liquide enflammé, et il arrive jusque dans le ravin qui, passant entre Brabant et Haumont, mène dans la vallée de la Meuse à Samogneux. Dans le secteur qui est à la droite de celui-ci, une contre-attaque tentée par nous sur le bois d’Haumont échoue ; le village, à un kilomètre en deçà du bois, est pris par l’ennemi à six heures du soir, après une défense héroïque. Plus à droite encore, le bois de Ville est perdu, et nous devons nous replier plus au Sud sur la Wavrille. En revanche, à l’extrême droite, nous tenons bon dans le bois de l’Herbebois, dont l’ennemi n’a pu occuper que la corne Nord-Est.

En fin de journée, nous tenons de la gauche à la droite Brabant, Samogneux, la ferme Mormont ; nous tenons toujours la partie Sud du bois des Caures, barrant ainsi la route qui descend de ce bois sur Vacherauville ; nous tenons enfin la Wavrille et l’Herbebois. En d’autres termes, notre ligne conversé autour de sa droite, qui a formé pivot et qui a tenu bon dans l’Herbebois. Notre gauche, au contraire, depuis le bois de Consenvoye jusqu’à Samogneux, a reculé de plus d’une lieue. Seule, à l’extrême gauche, la position de Brabant, négligée par l’ennemi, est restée en flèche, mais tellement aventurée qu’il faut l’évacuer dans la nuit du 22 au 23.

La journée du 23 s’annonce mieux. Sans doute, à gauche, l’ennemi tient Samogneux sous un feu d’enfer, qui nous interdit même de contre-attaquer. Mais, au centre, nous tenons bon des deux côtés de Beaumont, tête d’un ravin important ; du côté gauche, dans les fermes d’Anglemont et de Mormont ; du côté droit, dans un autre groupe défensif formé par la Wavrille et la cote 351. Enfin, à droite, à l’Herbebois, l’ennemi a attaqué de onze heures du matin à quatre heures du soir sans réussir à s’y établir.

Nous avons un récit pittoresque de ces combats de l’Herbebois. Là, comme au bois des Caures, la lisière Nord est un taillis épais, profond de 500 mètres, avec de gros arbres çà et là. En arrière, le taillis s’éclaire et se change en futaie ; mais cette futaie était elle-même transformée par les obus allemands en abatis. Il fallait ramper sous la neige dans un fouillis d’arbres abattus, élever des palissades et organiser les trous d’obus. Le 21, les Allemands s’emparèrent de la première ligne, si on peut donner ce nom à des sillons bouleversés et à un paysage lunaire d’entonnoirs. A quatre heures et demie du matin, le 22, contre-attaque des élémens français de soutien. La journée reste indécise. Dans la nuit du 22 au 23, bombardement épouvantable des Allemands ; mais, quand ils déclenchent l’attaque, bombardement des Français qui interdisent à l’infanterie d’avancer. Le 23, après un nouvel arrosage, l’ennemi attaque avec de très grandes forces : sur le front d’une compagnie, il avait, dit-on, la valeur d’un bataillon. Les Français l’attendent à cinquante mètres, et l’abattent par des feux de salves par sections. C’est un jeu de massacre où l’on voit les Allemands tomber en hurlant. Derrière eux, une nappe d’obus de 75 tombe en barrage et interdit le retour. L’attaque est anéantie. Cependant, les Allemands lancent quatre autres attaques qui ont le même sort. L’obstination est égale des deux parts. On cite quatre grenadiers français qui, dans le boyau allant de l’ancienne tranchée de tir, occupée par les Allemands, à la tranchée de soutien encore tenue par nous, abattent à coups de bombes les groupes ennemis qui se présentent, pendant plus de vingt heures ! Partout, les hommes manœuvrent comme à l’exercice. Dans les combats d’infanterie, ils ont presque toujours eu le dessus.

Mais, en fin de journée, il se produit un événement grave. A notre centre droit, l’ennemi s’empare de la Wavrille. On voit immédiatement que la position de l’Herbebois, ainsi débordée sur son flanc gauche, devient intenable. Les troupes, qui n’avaient pas cessé d’y résister, sont obligées de se replier. L’ordre arrive à quatre heures seize. Les hommes, enragés de fureur, refusaient d’obéir et voulaient se faire tuer sur place. Enfin, à la nuit, il fallut se résoudre à évacuer les positions si glorieusement défendues.

Ainsi, le 23 au soir, toute notre aile droite doit à son tour reculer ; l’extrême droite se retire de l’Herbebois sur le bois du Chaume ; les troupes qui tenaient la Wavrille se retirent sur la lisière Nord du bois des Fosses, en interdisant à l’ennemi de déboucher de la Wavrille. Au centre, Beaumont reste dans nos mains, ainsi que, plus à gauche, la forte position de la cote 344 ; mais, à l’extrême gauche, Samogneux peut être considéré comme perdu. Un régiment d’infanterie s’établit seulement en deçà du village sur la route qui mène à Vacherauville, sa gauche appuyée à Champneuville, sa droite appuyée à la cote 344, pour interdire aux Allemands de déboucher de Samogneux.

Ainsi, le 24 au matin, la ligne française s’était ployée pour ainsi dire en arc convexe. Son centre était resté en saillant, tenant toujours Anglemont et Beaumont et interdisant aux Allemands la sortie du bois des Caures. Mais les deux ailes étaient en retraite, la gauche en deçà de Samogneux, la droite au bois des Fosses et au Chaume.

La journée du 24 est la plus mauvaise. Devant notre aile gauche, l’ennemi cherche à déboucher de Samogneux, de façon à déborder la cote 344 et à la prendre à revers. Après des pertes énormes, il y réussit dans la nuit du 24 au 25. Au centre, nous réussissons d’abord une contre-attaque qui, en partant du ravin Sud-Est de Beaumont, reprend la lisière Sud-Ouest du bois de la Wavrille. Mais nous sommes arrêtés là par les mitrailleuses. Cependant, les zouaves et les mitrailleuses restent accrochés à la lisière conquise. Derrière eux, les obus pleuvent à gauche sur Beaumont, à droite sur le bois des Fosses. A une heure de l’après-midi, un retour offensif des Allemands reprend d’abord la lisière. Puis, une attaque débordante enveloppe de tous côtés la position Beaumont-bois des Fosses ; Beaumont est tourné par l’Ouest, le bois des Fosses par l’Est. Ce bois est enlevé à une heure et demie. Beaumont, défendu pied à pied, est également perdu. Enfin, à notre aile droite, le bois de la Chaume est également pris.

Il est alors un peu plus de deux heures de l’après-midi. La situation est extrêmement critique. L’ennemi, pour exploiter son succès, vient de lancer une masse fraîche en plein centre de la ligne, à deux kilomètres et demi au Sud de Beaumont, vers Louvemont. D’autre part, devant notre droite, il enlève, après la Chaumière, le bois des Caurières. Ce bois borde un ravin, celui de Bezonvaux, orienté d’Ouest en Est, qui descend vers la Woëvre, comme le bois des Fosses borde un ravin, orienté d’Est en Ouest, qui appartient au système de la Meuse. Ces deux ravins sont pour ainsi dire opposés par le sommet. Ils sont séparés par un isthme Nord-Sud que commande la ferme des Chambrettes. L’ennemi s’empare de cette ferme, et contournant ainsi par la tête du vallon le ravin de Bezonvaux, s’infiltre dans le bois qui forme le revers Sud de ce ravin, le bois de la Vauche. Enfin, à notre extrême droite, en fin de journée, au pied Est du plateau, le village d’Ornes, qui faisait partie de notre première ligne, et qui avait tenu jusque-là, débordé et entouré de trois côtés, par une marée d’ennemis, est évacué par sa garnison qui se retire sur Bezonvaux.

Ainsi, dans la nuit du 24 au 25, nous étions rejetés par notre gauche le long de la Meuse sur Bras, par notre droite sur le plateau vers le point culminant, décisif, occupé par le fort de Douaumont. Entre ces deux points, séparés seulement par un intervalle de moins de cinq kilomètres, notre front se développait en un arc convexe par la côte du Poivre, le village de Louvemont, la cote 378, le bois de la Vauche. Cette position, était comme le bord d’un entonnoir de ravins profonds qui constituait l’intérieur de nos lignes, et qui descendait à la Meuse.

La situation était si grave que le général commandant le groupe du centre, incertain de savoir si l’on tiendra sur la rive droite, donne aux troupes établies plus à l’Est en Woëvre, et qui, en cas de rupture du front de Verdun, auraient été très compromises, l’ordre de se replier dans la direction de l’Ouest, sur les Hauts-de-Meuse. Ce mouvement doit s’effectuer dans la nuit même du 24 au 25.

A ces nouvelles, le général Joffre constitue une nouvelle armée avec les troupes actuellement sur la rive gauche de la Meuse, et celles qui y débarqueront prochainement. Il met en même temps de nouveaux effectifs en mouvement. Cette nouvelle armée a pour mission, dans le cas où les troupes engagées seraient obligées de se replier sur la rive droite, de les recueillir, et, en tout cas, d’interdire le passage de la Meuse à l’ennemi.

Mais il faut voir la situation sur place. Dans cette même journée du 24, le chef d’état-major général, en plein accord avec le commandant en chef, qui lui donne pleins pouvoirs, part pour Verdun. Il s’arrête au quartier général du groupe du centre. Le moment est grave, certes, mais non désespéré. Les divisions de première ligne, qui se battent depuis quatre jours, ont dû céder le terrain ; mais elles ne sont pas submergées. Déjà les premiers soutiens sont arrivés ; le 20e corps a poussé une division sur la rive droite. D’autre part, l’ennemi, qui a avancé devant notre gauche de sept kilomètres, va être obligé de déplacer son artillerie. On a donc le temps, le 25, d’organiser les positions de combat sur la rive droite et de faire passer de nouvelles divisions. Dans ces conditions, il n’y a plus de doute. Après avoir prévu sagement le pire, le commandement français pouvait ordonner le mieux. On tiendra sur la rive droite. Le chef d’état-major téléphone au commandant de la région fortifiée de Verdun : « La défense de Verdun se fait sur la rive droite. Il ne peut donc être question que d’arrêter l’ennemi à tout prix sur cette rive. » Lui-même arrive à Verdun le 25 au matin et renouvelle son ordre : Tenir coûte que coûte, là où l’on est. — Enfin, dans la soirée, le général Pétain prend le commandement des troupes de la région fortifiée de Verdun et des troupes disponibles de la rive gauche. Il amène avec lui son état-major. Il a pour unique mission d’enrayer l’effort de l’ennemi.


VIII

Dans cette journée du 25, les Allemands font encore de nouveaux progrès. Devant notre gauche, une patrouille de trois hommes apparaît à l’aube sur la cote 344 ; à deux heures de l’après-midi, toute la position est aux mains de l’ennemi ; en fin de journée, il a redescendu la pente Sud, et enlevé au pied de cette pente le moulin de Cotelettes, une de nos anciennes positions d’artillerie. Au centre, il enlève le village de Louvemont, et, continuant dans la direction du Sud, il vient attaquer la côte du Poivre. A notre droite, il enlève le village de Bezonvaux ; nos premiers élémens de soutien, qui avaient poussé le 24 au soir jusqu’au ravin de Bezonvaux, sont ramenés vers le Sud, et des élémens de IIIe corps brandebourgeois, poussant jusqu’à la ligne des forts de la défense permanente, pénètrent dans le fort de Douaumont.

C’est la fin de l’avance allemande. La réorganisation du commandement et de l’état-major, l’arrivée des renforts font maintenant sentir leurs effets. Le 26 au matin, cinq énergiques contre-attaques reportent le front en avant du fort de Douaumont ; un petit groupe de Brandebourgeois reste cramponné dans les ruines ; entouré de trois côtés, il réussit à maintenir par un boyau ses communications avec les lignes allemandes, et reste là en flèche.

C’est là le point essentiel. Plus à l’Est, l’ennemi réussit bien à s’emparer des positions d’Hardaumont. De même à notre gauche, maître de Samogneux, de la cote 344, et du moulin de Cotelettes, il pénètre dans la boucle que fait la Meuse, et occupe la partie Nord de cette boucle avec Champneuville ; mais nous gardons la partie Sud, qui domine par une crête nommée la côte du Talou. Cette boucle se trouve d’ailleurs dans une situation singulière. Si les Français se maintiennent dans la presqu’île qu’elle détermine, ils sont entourés par l’ennemi au Nord et à l’Est, par la Meuse à l’Ouest et au Sud, et ils risquent d’être entièrement cernés. D’autre part, si les Allemands essaient de s’y établir, ils tombent sous le feu des batteries françaises établies à l’Ouest de la Meuse, dans les ravins occidentaux du Mort-Homme. Intenable, pour l’un comme pour l’autre adversaire, la région est en quelque sorte neutralisée à partir du 27 février.

En somme, dans la journée du 26, l’élan des Allemands est brisé sur le point principal, dans cette région de Douaumont qui est la clé du champ de bataille.

Toutefois, comme on l’a vu, des élémens brandebourgeois y restent en flèche. La tactique de l’ennemi va être de les dégager et d’élargir la position. Or, à 500 mètres dans l’Ouest du fort, et en contre-bas d’une dizaine de mètres, les Français occupent le village de Douaumont. C’est ce point d’appui qu’il faut enlever et relier au fort. Du 26 au 29, il est attaqué avec fureur. Le 26, une double attaque, sur le village et à quelques centaines de mètres dans le Nord-Ouest, sur le bois Chauffour, échoue. Le 27, une première attaque allemande sur le village, précédée d’un déluge de projectiles, est suivie d’un corps à corps où l’ennemi est rejeté. Il réussit à s’emparer d’une redoute à l’Ouest du village ; mais les Français la reprennent, et l’ennemi se retire en laissant des piles de cadavres. Une seconde attaque sur le village, dans l’après-midi, est pareillement repoussée, après un corps à corps acharné. Une troisième attaque, menée par des troupes fraîches, a un sort pire encore ; elle est prise sous le feu et écrasée avant d’avoir atteint les tranchées françaises. Le 28, l’attaque se produit des deux côtés du fort ; à l’Ouest, sur le village que les Allemands prennent, puis reperdent ; à l’Est, sur un bois à la droite du fort, dit bois de la Caillette ; les Allemands y pénètrent, mais s’y font décimer par les mitrailleuses, et en sont finalement chassés.

Le 29, les attaques allemandes se poursuivent sans résultat autour de Douaumont, puis cessent ; l’ennemi est épuisé ; sa situation est calée, et le chef d’état-major général, rassuré, peut retourner auprès du commandant en chef. La première partie de la bataille est finie.

Quel avait été le sort des corps allemands engagés ? Devant notre gauche, l’assaut avait été mené par le VIIe corps de réserve. Il avançait, ses deux divisions l’une derrière l’autre. La 13e division marchait en tête, et souffrit beaucoup des premiers jours de lutte ; le 28, la 14e la releva ; en même temps, elle étendit sa gauche jusqu’à la côte du Poivre.

Devant notre centre, le XVIIIe corps avait combattu, ses deux divisions en ligne. La division de droite (Ouest), la 21 e, avait débouché du bois des Caures en direction de 344, tandis que la division de gauche, la 25e, avait mené l’attaque d’abord le 24 sur Beaumont et le bois des Fosses, puis le 25 sur Louvemont. Elle avait perdu beaucoup de monde dans cette lutte acharnée. Le 27, elle passa en seconde ligne. La 21e division, moins éprouvée, appuya pour prendre sa place.

Devant notre droite, l’attaque avait été menée par le IIIe corps. Il avait ses deux divisions en ligne : la 5e à droite (Ouest), la 6e à gauche (Est) ; mais chaque division était formée en profondeur, de sorte qu’un régiment de seconde ligne pouvait venir en première ligne prendre la place d’un régiment fatigué ; c’est ainsi qu’à la 5e division, le 24 au soir, au moment où le corps d’armée avait atteint la lisière Sud du bois de la Vauche, le 52e régiment avait remplacé le 12e.

Ce sont des élémens de la 6e division (24e et 64e régimens, et 3e bataillon de chasseurs) qui avaient pénétré le 25 au soir dans le fort de Douaumont. Pendant ce temps, la 5e division était plus à l’Ouest, devant le village de Douaumont. Enfin, pour faire liaison entre le IIIe et le XVIIIe corps, le commandement allemand détachait, dans la nuit du 25 au 26, un régiment de soutien du XVe corps, qui n’avait pas pris part à l’attaque et qui était en Woëvre. Ce régiment, le 105e, passait derrière le front du IIIe corps, par Ornes, allait s’établir au bois des Caurières et, le 20 au matin, attaquait au bois Chauffour, tandis que la droite du IIIe corps (52e régiment, 5e division) attaquait le village de Douaumont. On a vu que l’attaque sur le village avait échoué ; quant au 105e, se portant sur le bois Chauffour, il a été complètement écharpé par les mitrailleuses. Le IIIe corps a encore fourni l’attaque du 28 ; la 5e division, ayant remis son 12e régiment en ligne, le place à sa gauche, de façon à attaquer le village de Douaumont par l’Est, en venant du fort ; la 6e division attaque le bois de la Caillette ; c’est le dernier effort des. Brandebourgeois : le 29, épuisés, ils sont ramenés à l’arrière. Pour prendre leur place, le XVIIIe corps (21e division) appuie à gauche, tandis qu’une partie du trou est bouchée par une division fraîche, la 113e, appartenant au détachement d’armée qui opère entre Meuse et Moselle, sous les ordres du général von Strautz. C’est la première unité n’appartenant pas à la première mise, qui apparaît sur le champ de bataille.

En somme, au moment de la première trêve, le 29 février, la masse de choc initiale, très éprouvée, est dans l’état suivant. A la droite allemande, de la Meuse à la côte du Poivre incluse, la 14e division de réserve ; elle avait perdu relativement peu de monde, 10 pour 100 de l’effectif ; son moral était bon, mais sans enthousiasme ; l’autre division du VIIe corps, la 13e, se reposait à l’arrière. — Au centre, la 21e division, jusqu’au bois Chauffour ; l’autre division du XVIIIe corps, la 25e, était en échelon en arrière. — A droite, la 113e division, qui a pris la place du IIIe corps désorganisé, et qui n’a pas encore combattu.

En Woëvre, le XVe corps a suivi du 23 au 27 nos troupes qui se replient, comme on l’a vu, sur les Hauts de Meuse. Ses colonnes avancent sous la protection d’avant-gardes fortes d’un bataillon par régiment ; il a subi ainsi quelques pertes. Ses deux divisions sont en ligne du bois Feuilla (Sud-Est de Damloup) jusqu’à Mandres, la 30e au Nord, la 31e au Sud ; chacune a deux régimens en ligne. Les deux autres régimens, le 105e et le 132e, comme nous l’avons dit, ont été détachés au IIIe corps. Le 105e a été massacré à la droite de ce corps, le 26e au bois Chauffour ; le 132e n’a pas été identifié avec certitude ; il était probablement à la gauche du même corps, devant Vaux.

Après deux jours de répit, le 2 mars, la lutte reprit sur le front de Douaumont, menée à l’Ouest par la 21e division, à l’Est par la 113 e. La 21e division, massée au Sud-Est de Louvemont, attaque tout entière sur le bois Chauffour, et s’y fait massacrer. — La 113e division attaque le village de Douaumont. De dix heures du matin à trois heures de l’après-midi, le village est écrasé d’obus. L’infanterie allemande croit la position nettoyée ; elle s’avance de deux directions : du Nord, par un ravin, et de l’Est, en descendant du fort. Les Allemands qui viennent dans ce sens sont coiffés de casques français. L’attaque est reçue par un feu de mitrailleuses qui la fauche. L’ennemi recommence une préparation d’artillerie, et cette fois il occupe le village ; un bataillon français qui le défendait se battit héroïquement ; à la gauche, la 10e compagnie, submergée par des masses allemandes de plus en plus fortes, et se sentant perdue, fonça sur elles, à coups de crosse et de baïonnette, et revint à la charge jusqu’au dernier homme. Le village pris, les Allemands essayèrent de déboucher par la sortie Sud-Ouest et d’atteindre la ferme Thiaumont, à 800 mètres au Sud. Mais une compagnie française se forme en crochet définitif, face à l’Est, à 50 mètres du village, et interdit la sortie. Le 3, la grosse artillerie française ouvre à son tour le feu sur le village ; les soldats s’amusaient de voir les obus éclater sur les Allemands. À la tombée de la nuit, deux bataillons, l’un du 410e, l’autre du 414e, enlèvent les barricades à l’entrée du village, qui est repris. Mais le 4, à l’aube, les Allemands renforcés reviennent à la charge, et après cinq heures de combat, le tas de ruines que fut le village retombe aux mains des Allemands. Les Français s’établissent à 200 mètres au Sud, et l’ennemi ne peut pas faire un pas de plus.

Ainsi, la prise de Douaumont a été pour la 113e division allemande un succès qu’elle n’a pu exploiter. Il lui a coûté terriblement cher ; devant une seule tranchée française, après une contre-attaque allemande du 3 au soir, on a compté 800 cadavres. Du côté français, les troupes ont été héroïques. On cite un lieutenant qui, au plus fort de l’affaire, se promenait tranquillement, la cigarette aux lèvres, au milieu de sa compagnie. Un soldat blessé au début d’une attaque refuse de se faire panser et nettoie les fusils de ses camarades. Un autre, attaqué par cinq Allemands, en tue deux à la baïonnette et abat les trois autres pendant qu’ils s’enfuient.


IX

Le combat du 2 avait achevé la ruine du XVIIIe corps. Ainsi, des trois corps qui avaient fourni l’attaque, deux étaient complètement hors de combat, et le but n’était pas atteint. Il est vrai que les Français avaient perdu leurs deux premières lignes ; mais ils avaient opposé sur la troisième une résistance invincible. La ruine de la masse de choc allemande, avant qu’elle ait rempli sa mission, pouvait être regardée par l’Allemagne comme un désastre. Mais cette masse de choc, comme nous l’avons montré, était venue, au moment de sa formation, s’encastrer dans l’armée du Kronprinz ; or, cette armée était intacte ; on décida de la faire donner à son tour.

Ainsi la bataille allait se dérouler dans l’ordre primitivement établi : après l’attaque sur le centre, les attaques d’ailes. Seulement ces attaques, au lieu de se faire après le succès de l’attaque centrale, allaient se faire après son échec. C’était bien la machine telle qu’elle avait été prévue, et le mécanisme fonctionnait comme il avait été monté. Seulement, la pièce maîtresse était cassée.

L’attaque d’ailes se déclenche le 6 à l’aile droite allemande, à l’Ouest de la Meuse, — et le 8 à l’aile gauche, dans la région de Vaux.

A l’Ouest de la Meuse, les positions françaises comprenaient une avant-ligne, formée par les villages qui bordent le ruisseau de Forges, c’est-à-dire d’Ouest en Est, Malancourt, Béthincourt et Forges ; à l’Est de Forges, la ligne allait s’appuyer à la Meuse ; à l’Ouest de Malancourt, elle se courbait au Sud-Ouest, et allait à travers bois rejoindre Avocourt ; elle nous laissait ainsi une corne de ces bois, dite bois d’Avocourt. En arrière de cette avant-ligne, était établie une ligne de défense principale appuyée à deux hauteurs, à deux sortes de piliers, la colline 304 à gauche, et le Mort-Homme à droite. En arrière de cette ligne définie par le front Avocourt-colline304-Mort-Homme-Cumières, se trouve une troisième position séparée de la première par une ligne de ravins où l’assaillant subirait des pertes effroyables, et formée par un arc concave de collines, Montzéville, bois Bourrus et fort de Marre.

Le 6, deux divisions, l’une du VIe corps de réserve, l’autre du Xe de réserve (un corps qui paraît avoir été constitué en réserve générale et qui apparaissait pour la première fois sur ce champ de bataille), commencèrent l’attaque par la droite de notre avant-ligne, qui, au voisinage de la Meuse, enfoncée de trois côtés dans une boucle formant presqu’ile, était nécessairement difficile à soutenir. L’ennemi enleva les petites garnisons qui tenaient Forges et Regnéville ; tournant alors face à l’Ouest, il trouva des ravins qui le conduisaient dans la direction de notre position principale du Mort-Homme. L’un de ces ravins, large et double, défilé aux coups venus du Sud, était tapissé d’un bois, qui fournirait un excellent couvert et une position de départ à petite distance pour les attaques sur le Mort-Homme : c’est le ravin du bois des Corbeaux ; les Allemands l’attaquèrent et, après de sanglans échecs, s’y établirent définitivement le 10 mars.

Maîtres du bois des Corbeaux, les Allemands pouvaient négliger le reste de notre avant-ligne et attaquer directement la ligne principale au Mort-Homme ; c’est une colline double ayant un sommet de 265 mètres au Nord-Ouest, et le sommet principal, haut de 295 mètres, au Sud-Est. Le massif se trouve juste sur la route de Béthincourt à Cumières. Cette route escalade la colline 265 et la divise en deux par le sommet ; arrivée devant la colline 295, au contraire, elle s’infléchit et la contourne par le Nord-Est. Le 14 mars, les Allemands attaquèrent. Ils emportèrent la cote 265, mais échouèrent devant la cote 295, qui a le commandement et qui est la clé de toute la position. Le 16, ils renouvelèrent l’attaque et échouèrent de nouveau.

lis essayèrent alors de prendre nos lignes de la rive gauche par l’autre bout ; au lieu de les forcer par la droite et de prendre le Mort-Homme, ils essayèrent de les forcer par la gauche et d’enlever la colline 304. Le couvert le plus rapproché de cette colline est cette corne Sud-Est du bois d’Avocourt, que nous occupions ; c’est en même temps la direction par où elle se prête le mieux à l’escalade ; on y accède de là par une longue rampe, nue à la vérité, mais sans coupures et sans obstacles. Le 20 mars, le Kronprinz lança sur le bois d’Avocourt une division fraîche, la 11e bavaroise, un corps d’élite qui avait fait toute la campagne d’été en Galicie et en Pologne dans la phalange Mackensen. Elle attaqua avec des liquides enflammés et s’en empara ; mais quand elle voulut déboucher vers la colline 304, et qu’elle apparut en terrain nu, elle fut prise sous de tels feux croisés qu’elle y dut renoncer. Les trois régimens de cette division, d’après des chiffres communiqués au colonel Feyler, ont perdu, du 20 au 22 mars, de 50 à 60 pour 100 de leurs effectifs. Après quatorze jours d’efforts, la bataille d’aile, à l’Ouest de la Meuse, était perdue.

Elle l’était pareillement à l’Est de la Meuse. Le 4 mars, le Kronprinz avait fait appel à ses Brandebourgeois du IIIe corps, qui étaient au repos depuis cinq jours, et il leur avait demandé un dernier effort pour prendre Verdun, « le cœur de la France. » Le 5 mars, il ramenait également au front la 21e division (XVIIIe corps), abîmée, comme nous l’avons vu, le 2, et qui avait été envoyée à l’arrière pour être reconstituée. En même temps, il avait mis en ligne un de ses anciens corps, le Ve de réserve, et, le 8 mars, il donna l’assaut sur la côte du Poivre, notre centre et notre aile droite, de Vaux.

L’attaque ne fut pas lancée à la fois sur tout le front de combat. Elle commença le 8 au centre de la ligne, sur un front qui va de Douaumont à l’Ouest jusqu’à l’éperon d’Hardaumont, au Nord du ravin de Vaux, à l’Est. Elle fut menée par le IIIe corps, la 113e division, et deux régimens du XVe corps. — Le IIIe corps avait été renouvelé depuis le 2, par ses cadres aux deux tiers, et pour ses effectifs, par des recrues de la classe 1916 qui comprenaient dans certains régimens jusqu’aux deux cinquièmes de l’effectif. Malgré ces renforts, les compagnies qui, le 2 mars, comptaient 200 fusils, n’en comprenaient maintenant pas plus de 120. En général, la classe 1916 se bat très bien. Cependant, des sous-officiers prisonniers ont raconté qu’à ces combats les recrues avaient donné l’éveil en criant : Hurrah ! à cent cinquante mètres, et s’étaient ensuite dispersés aux premiers coups de feu. Sauf la prise d’un ouvrage à Hardaumont, les attaques du 8 et du 9 sur le centre échouaient avec de grosses pertes. Le IIIe corps fut renvoyé définitivement à l’arrière. Depuis le 21 février, il avait perdu 22 000 hommes.

Le 9, l’attaque s’était de plus développée à l’Ouest et à l’Est, A l’Ouest, le VIIe corps de réserve se fit repousser à la côte du Poivre, et la 21e division, à sa gauche, acheva de se faire massacrer dans la région de crêtes et de ravins qui sépare la côte du Poivre de Douaumont. A l’Est, les choses marchèrent plus mal encore. Là, le Ve corps de réserve attaquait sur Vaux, et sur le fort de Vaux.

Vaux est un village qui forme, vers la Woëvre, l’entrée d’un ravin Est-Ouest, long de deux kilomètres : ce ravin, qui s’insinue dans le plateau, s’en va finir derrière Douaumont ; en avançant par là, les Allemands prendraient donc notre centre à revers. Des plateaux enferment ce ravin au Nord et au Sud ; celui du Sud porte le fort de Vaux ; celui du Nord a un bord festonné qui le découpe en lobes ; le plus oriental s’appelle Hardaumont ; mais, une fois maître d’Hardaumont, l’assaillant, poussant vers l’Ouest, en rencontre un second, juste entre Douaumont et Vaux, qui porte le bois de la Caillette. Les Allemands attaquèrent sur tout le front Hardaumont-fort de Vaux. Nous avons vu qu’au Nord ils occupèrent dès le 8 une redoute près d’Hardaumont. Au centre et à la gauche, le 19e régiment de réserve (Ve corps) déboucha le 9, à l’attaque du village de Vaux, dans le ravin, et du fort, sur le plateau Sud. Les Allemands croyaient le village abandonné. Le 1er bataillon s’avança en colonne par quatre, venant d’Ornes, c’est-à-dire du Nord, sans patrouille et sans avant-garde. La compagnie de tête entra dans le village, fut reçue par un feu de mitrailleuses, chargée à la baïonnette, exterminée à coups de grenades dans les maisons où elle s’était réfugiée. Le 2e et le 3e bataillon, passant à l’Est du village, étaient venus, au Sud, attaquer la croupe qui porte le fort de Vaux ; mais, à courte portée, ils sont balayés par nos feux et refluent en désordre. Dans cette journée, le 19e régiment a subi des pertes effroyables. L’attaque, reprise le lendemain, a de nouveau échoué sur les pentes du fort. Le seul résultat que purent obtenir les Allemands fut de prendre la partie Est du village de Vaux, et, au Nord, l’éperon d’Hardaumont. Pour un pareil effort, ce gain représentait un terrible échec.

Leurs récits déclarent que, depuis ce moment, le front est stabilisé sur la rive droite et qu’on y est retourné à la guerre de positions. Cependant, le 16 et le 18, ils faisaient sur Vaux une nouvelle attaque qui échouait. Ainsi, à l’Est de la Meuse comme à l’Ouest, la bataille d’ailes était manquée.

Vers le 22 mars, l’armée de choc aux deux tiers anéantie, l’armée du Kronprinz elle-même, épuisée sans avoir obtenu aucun résultat essentiel, la bataille était bien perdue. Une longue trêve suivit, du 22 au 28 mars. Mais abandonner Verdun serait pour les Allemands l’aveu d’un tel désastre qu’ils ne voulurent pas considérer la partie comme finie.

Ils avaient amené de nouvelles forces encore : la 192e brigade parait sur la rive gauche ; — trois divisions au centre (121e, 58e et 19e de réserve) viennent avec la 113e remplacer le XVIIIe et le IIIe corps définitivement hors de combat ; une division venant de Russie est signalée à la gauche ; et, le 28 mars, commence une troisième bataille. Elle débuta sur la rive gauche. Nous avons vu que, de ce côté, les Français tenaient en février une avant-ligne Avocourt-Forges, derrière laquelle se dressaient les deux piliers de la ligne principale, la colline 304 et le Mort-Homme. Les Allemands avaient forcé l’avant-ligne aux deux bouts, à l’Est par Forges (6 mars), à l’Ouest par le bois d’Avocourt (20 mars). Il devenait dès lors inutile de faire tomber du front la partie centrale de notre avant-ligne. Maître des extrémités, l’ennemi pensait se porter directement de là sur les positions principales, de Forges par le bois des Corbeaux sur. le Mort-Homme, du bois d’Avocourt sur la colline 304. Mais ces tentatives avaient échoué le 14 et le 22 mars : le Mort-Homme avait résisté et la colline 304 n’avait pas même pu être attaquée. Il fallait donc revenir à une avance méthodique et faire tomber tout ce qui restait de notre avant-ligne, de Malancourt à Béthincourt. L’opération commença mal pour l’ennemi. Le 28, il échoua devant Malancourt. Le 29, les Français reprirent le bois d’Avocourt. Mais du 30 mars au 8 avril, les Allemands réussirent la première partie de leur dessein : ils emportèrent successivement Malancourt, Haucourt, Béthincourt. Les Français se replièrent à l’Ouest sur les premières pentes de la colline 304, au centre sur les hauteurs au Sud du ruisseau de Forges, à l’Est à 500 mètres environ au Sud de Béthincourt. Le Kronprinz pensa alors le moment de l’attaque générale venu, et il la lança le 9, d’Avocourt à la Meuse, avec une violence et une ampleur qu’on n’avait pas vues depuis les premières attaques de février. ; Ce fut un sanglant échec.

Parallèlement, une attaque était lancée le 31 mars sur la rive droite. Il y a presque toujours corrélation entre les combats de l’une et de l’autre rive, le but de l’ennemi étant de diviser et d’affaiblir nos réserves. Le 31, les Allemands attaquèrent sur la partie Ouest de Vaux, qu’ils prirent. Le 2 avril, ils essayèrent d’élargir leur succès en enlevant, sur le flanc Nord du ravin de Vaux, le bois de la Caillette. Mais le 3, d’énergiques contre-attaques françaises reprenaient toutes leurs positions et rétablissaient le front tel qu’il était au mois de mars, Bien mieux, les Français inauguraient un système de contre-attaques à petits effectifs, locales, mais très énergiques, et commençaient la reprise méthodique du terrain. Ils avançaient ainsi au Nord du bois de la Caillette et au Sud de Douaumont. Le 20 avril, ils étendaient ce système à la rive gauche et élargissaient leurs positions devant le Mort-Homme.

Ainsi, la bataille changeait de face. Les Allemands, devant ce progrès, ont essayé de réagir. Ces réactions, qui ont désormais un caractère de défensive-offensive, ont été au nombre de trois. Le 11 avril, ils ont attaqué entre Douaumont et Vaux ; le 17, ils ont attaqué sur tout le centre, dans le secteur de l’ancienne masse de choc, entre la Meuse et Douaumont ; le 19, ils ont cherché une diversion lointaine vers les Éparges, Aucune de ces tentatives n’a donné de résultat.


X

Résumons l’enseignement et les traits de cette longue bataille.

L’Allemagne, soit qu’elle voulût prévenir une offensive alliée, soit qu’elle eût besoin d’une décision prompte, prépara d’octobre à février, sur ce front français où elle n’avait jamais cessé de garder les deux tiers de ses forces, une action de première grandeur. Elle engagea dans cette action d’abord six et successivement jusqu’à trente divisions. En admettant qu’elle n’ait pas voulu au début donner à la bataille une importance capitale, il est évident que cette bataille a pris ce caractère.

Si l’on considère la bataille dans l’espace, après deux mois de lutte, les Allemands avaient obtenu les résultats suivans. Sur la rive droite de la Meuse, ils étaient parvenus dans notre secteur droit à la ligne des défenses permanentes de la place ; sur la ligne Douaumont-Vaux, ils avaient même écorné cette ligne à Douaumont ; dans le secteur gauche, ils étaient contenus sur un front en demi-cercle autour du ravin de Bras. Sur la rive gauche, ils avaient fait tomber la totalité de l’avant-ligne sur le ruisseau de Forges ; sur la ligne principale, composée de deux positions symétriques, le Mort-Homme et la colline 304, ils avaient abordé le Mort-Homme sans pouvoir s’en emparer ; ils n’avaient jamais pu attaquer directement la colline 304.

Si l’on considère la bataille dans le temps, les progrès allemands se décomposent en quatre phases : sur la rive droite, la presque totalité du gain a été faite du 21 au 26 février ; elle mesure par endroits 1 kilomètres de profondeur. Depuis ce moment, c’est-à-dire depuis plus de deux mois, la stagnation est absolue : les Allemands n’ont gagné que deux étroits lopins de terre : au centre, le village de Douaumont (4 mars) ; à l’Est, la moitié du village de Vaux (8 mars). Sur la rive gauche, le gain a été fait en deux grandes phases : du 6 au 10 mars, les Allemands ont fait tomber la partie droite de notre avant-ligne, et comme épilogue, ils ont pris le 14 la cote 265 ; — du 30 mars au 8 avril, ils ont pris la partie gauche de notre avant-ligne, et ils ont cru dès lors pouvoir donner l’assaut général du 9 qui a été désastreux pour eux.

Ainsi sur la rive droite, le progrès de l’ennemi a été arrêté totalement le 26 février, ou au plus tard le 8 mars ; depuis six semaines, ses attaques se brisent sur un mur. Sur la rive gauche, la bataille a été commencée quinze jours plus tard, l’avant-ligne, presque nécessairement sacrifiée, a tenu beaucoup plus longtemps que sur la rive droite ; ces diverses raisons ont prolongé l’avance allemande jusqu’au 8 avril. Mais à ce moment, elle s’est à son tour brisée sur un mur infranchissable. Il y a plus : depuis le 4 avril sur la rive droite, depuis le 20 sur la rive gauche (qui accuse encore ici le même retard), les Français ont passé à la contre-offensive. Cette contre-offensive a été faite suivant le système même de l’ennemi par actions locales, limitées, bien préparées. Du Nord de l’étang de Vaux au Sud de Douaumont, au bois d’Haudremont, au Mort-Homme, nos positions se sont élargies.

Vaincre, c’est, suivant la formule classique, imposer sa volonté à l’ennemi ; les Allemands ont voulu briser le front français et ils ont échoué ; les Français, inversement, ont voulu livrer une bataille défensive, c’est-à-dire infliger à l’ennemi le maximum d’usure jusqu’au moment où, la balance ayant culbuté, ils reprendraient l’offensive. Ils sont arrivés pleinement à ce résultat. Les Allemands ont engagé, usé, renouvelé, usé encore des forces de plus en plus grandes. Ils ont fait massacrer leur classe 1916, ils ont aminci le reste du front, ils ont engagé dans un effort désespéré toutes leurs disponibilités. Cessons maintenant de considérer le détail des faits. Revenons à notre point de départ. Les Allemands ont engagé la bataille de Verdun parce que, dans une lutte d’usure, ils seraient nécessairement inférieurs, et qu’il leur fallait dénouer le nœud par l’épée. Mais cette fois l’épée s’est brisée. Ils se trouvent dans une situation pire qu’avant le 21 février. Ils sont comme une bête dans des rets, qui se prend d’autant plus fortement qu’elle s’efforce de s’en dégager. Leur effort les a épuisés et a accru l’inégalité. La bataille de Verdun précipite le destin : c’est, par la faute même des Allemands, le premier acte de la victoire définitive.


HENRY BIDOU.