La Bataille de Waterloo (RDDM)/01

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La Bataille de Waterloo (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 587-614).
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LA BATAILLE DE WATERLOO

I
DE SIX HEURES DU MATIN A TROIS HEURES DE L’APRÈS-MIDI


I

Les plateaux de la Belle-Alliance et de Mont-Saint-Jean, chacun d’une altitude moyenne de 132 mètres, s’élèvent à peu près parallèlement dans la direction du couchant au levant. Ils sont séparés par un vallon étroit et peu profond. De l’auberge de la Belle-Alliance aux premières crêtes de Mont-Saint-Jean, il n’y a que 1 400 mètres à vol d’oiseau, et les fonds les plus bas sont cotés 110. La grande route de Charleroi à Bruxelles traverse ce vallon perpendiculairement, du sud au nord. A gauche de la route, il s’ouvre vers Braine-l’Alleud et présente de multiples ondulations de terrain ; à droite, il est encore plus accidenté, va toujours se resserrant, devient ravin et finit par former le lit du ruisseau d’Ohain. Non loin, à l’ouest, de la route de Charleroi, passe aussi dans le vallon la route de Nivelles, qui court du sud-ouest au nord-est. Après avoir atteint le plateau de Mont-Saint-Jean, cette seconde route croise à angle aigu, au hameau de ce nom, la grande route de Charleroi, laquelle traverse à environ une lieue de là le village de Waterloo, construit dans une échancrure de la forêt de Soignes, et continue vers Bruxelles en s’enfonçant sous bois[1].

Vue de la Belle-Alliance, la grande route de Bruxelles, qui descend et remonte en ligne droite, semble très raide. C’est une illusion de perspective. En réalité, les pentes n’ont guère plus de deux degrés d’inclinaison. Un cavalier peut les gravir à un galop soutenu sans trop presser son cheval et sans l’essouffler. Mais à la droite comme à la gauche de la grande route, le sol très inégal s’escarpe en maint endroit. C’est une succession infinie de mamelons et de creux, de rideaux et de plis, de buttes et de sillons. Cependant, à le regarder des hauteurs, le vallon a l’aspect d’une plaine s’étendant sans dépressions marquées entre deux collines d’un très faible relief. Il faut passer à travers champs pour voir ces mouvemens de terrain incessans et onduleux, comparables aux houles de la mer.

Le chemin d’Ohain à Braine-l’Alleud, qui côtoie la crête du plateau de Mont-Saint-Jean et y coupe à angle droit la route de Bruxelles, couvre d’une ligne d’obstacles naturels presque toute la position anglaise. A l’est de la grande route, ce chemin est au ras du sol ; mais une double bordure de haies vives, hautes et drues, le rendent infranchissable à la cavalerie. A l’ouest, le terrain se relevant brusquement, le chemin d’Ohain s’engage entre deux talus de cinq à sept pieds ; il forme ainsi, l’espace de 400 mètres, une redoutable tranchée-abri. Puis il se retrouve de niveau et continue son parcours sans présenter désormais d’autres obstacles que quelques haies éparses[2]. En arrière de la crête qui forme rideau, le terrain s’incline vers le nord, disposition très favorable à la défense. Les troupes de seconde ligne et les réserves échappent à la vue de l’ennemi et sont en partie abritées contre le fou.

Espacés sur un rayon de 3 500 mètres, à mi-côte et dans les fonds, le château de Hougoumont avec sa chapelle, ses vastes communs, son parc clos de murs, son verger entouré de haies et le bois-taillis qui en défend l’approche du côté du sud ; la ferme de la Haie-Sainte, massif de pierre flanqué d’un verger bordé de haies et d’un potager en terrasse ; un monticule surmontant l’excavation d’une sablonnière et protégé par une haie ; la grosse ferme de La Haie ; la ferme de Papelotte ; enfin, le hameau de Smohain forment autant de fortins, de redoutes et de caponnières devant le front de la position.

L’horizon est fermé au nord par les masses vertes de la forêt de Soignes, sur lesquelles se détachent les clochers de Mont-Saint-Jean et de Braine-l’Alleud. Au nord-est s’étendent les bois d’Ohain et de Paris, et plus loin les bois de Chapelle-Saint-Lambert. À l’est, les bois de Viré et d’Hubermont bordent les croupes qui couronnent le ravin de la Lasne, lequel prend naissance près du village de Plancenoit. Tout le reste du terrain est découvert. Au sommet des plateaux, sur les versans des collines, dans le fond des vallées, partout de grands seigles qui commencent à blondir.

En résumé, une vaste courtine (le plateau de Mont-Saint-Jean), s’élevant au-dessus des vallons de Smohain et de Braine-l’Alleud ; deux rangées de haies, puis une double berge comme parapet (le chemin d’Ohain), d’où l’on peut battre, à l’inclinaison d’une plongée, tous les points d’approche ; six ouvrages en avant du front (Hougoumont, la Haie-Sainte, la sablonnière, Papelotte, La Haie, Smohain) ; des débouchés faciles pour des contre-attaques ; en arrière du parapet, un terrain déclive, masqué aux vues de l’ennemi, traversé par deux grandes routes et se prêtant aux mouvemens rapides des troupes de renfort et des réserves d’artillerie, telle était la position choisie par Wellington.


II

Les Anglais avaient bivouaqué un peu en désordre sur toute l’étendue du plateau. Eveillés au point du jour, ils commencèrent à rallumer les feux, à préparer leur repas, à nettoyer leurs vêtemens et leurs armes. Au lieu de débourrer les fusils, la plupart des soldats les déchargeaient en l’air. C’était une mousqueterie continuelle donnant l’illusion d’un combat. Les grand’gardes de Napoléon étaient peu vigilantes ou singulièrement aguerries, car aucune relation française ne mentionne de fausse alerte causée par cette fusillade. Vers six heures, à l’appel discord des trompettes, des pibrochs et des tambours, sonnant et battant de tous côtés à la fois, les troupes s’assemblèrent. L’inspection passée, bataillons, escadrons et batteries, guidés par les officiers de l’état-major, vinrent occuper leurs emplacemens de combat.

Les brigades anglaises Byng et Maitland (gardes) et Colin Halkett, la brigade hanovrienne Kielmansegge et la brigade anglo-allemande Ompteda s’établirent en première ligne le long du chemin d’Ohain, la droite (Byng) près de la route de Nivelles, la gauche (Ompteda) appuyée à la route de Bruxelles. A l’est de cette route, également le long du chemin d’Ohain, se placeront les brigades anglaises Kempt et Pack (division Picton), la brigade hollando-belge Bylandt et la brigade hanovrienne Best.

Ces neuf brigades formèrent le centre ou, pour mieux dire, presque tout le front de l’armée alliée ; car, dans l’ordre de bataille de Wellington, il n’y avait point proprement de centre. Il y avait un centre droit et un centre gauche[3] — séparés par la route de Bruxelles — et deux ailes. L’aile droite, formée des brigades anglaises Adam et Mitchell, de la brigade hanovrienne William Halkett et de la brigade anglo-allemande Duplat, était en potence entre la route de Nivelles et Merbe-Braine ; à l’extrême droite, la division hollando-belge de Chassé occupait le terrain en avant de Braine-l’Alleud. L’aile gauche était forte seulement de la brigade nassavienne du prince de Saxe-Weimar et de la brigade hanovrienne Wincke : ces troupes se tenaient au-dessus de Papelotte, de La Haie et de Smohain, avec des postes dans ces positions mêmes. A l’extrême gauche, les brigades de cavalerie anglaise Vandeleur et Vivian flanquaient l’armée dans la direction d’Ohain.

La réserve, formée sur le plateau, en deux lignes, la deuxième ligne près de la ferme de Mont-Saint-Jean, comprenait : derrière le centre droit, la brigade nassavienne Kruse, tout le corps de Brunswick (infanterie et cavalerie), les brigades de cavalerie anglo-allemande de Grant, de Döonberg et d’Arenschild, la brigade des gardes à cheval de Somerset, les brigades Tripp et van Merlen (carabiniers et hussards hollando-belges) ; derrière le centre gauche, la brigade anglaise Lambert, la brigade de dragons anglais de Ponsonby et la brigade de dragons hollando-belges de Ghigny.

L’artillerie était ainsi disposée : quatre batteries sur le front du centre droit ; une exactement au centre de la ligne de bataille, à l’intersection de la route de Bruxelles et du chemin d’Ohain ; trois sur le front du centre gauche ; deux à l’aile droite ; deux à l’extrême droite avec Chassé ; une à l’extrême gauche avec Vivian ; deux batteries à pied et huit à cheval en seconde ligne, derrière le centre droit ; trois batteries en réserve près de la ferme de Mont-Saint-Jean.

L’infanterie et l’artillerie postées sur le front étaient établies, selon la commodité du terrain et le plus ou moins d’étendue du champ de tir, en avant et en arrière du chemin d’Ohain. On avait pratiqué des embrasures pour les pièces dans les berges et les haies. Des bataillons, des brigades entières se trouvaient complètement masqués, les uns par les talus et les haies vives du chemin, les autres en raison de la déclivité intérieure du plateau. Cette déclivité profitait aussi aux réserves en empêchant de les apercevoir de la hauteur opposée. Sur les remparts et jusque dans le vallon, se déployaient des chaînes de tirailleurs. Les fermes et les accidens de terrain, formant ouvrages avancés, avaient été mis en état de défense. Une barricade s’élevait en travers de la route de Bruxelles à la hauteur de la Haie-Sainte ; des abatis barraient la route de Nivelles. Hougoumon tétait occupé par sept compagnies des 1er, 2e (Coldstream) et 3e régimens des gardes anglaises, une compagnie hanovrienne et un bataillon de Nassau ; la Haie-Sainte, par cinq compagnies de la légion germanique ; la sablonnière et ses abords, par le 95e ; La Haie, Papelotte et les premières maisons de Smohain, par des détachemens du prince de Saxe-Weimar. Wellington n’avait confiance que dans ses Anglais. C’est pourquoi les troupes anglaises alternaient sur la ligne de bataille avec les divers contingens alliés. Il voulait que ceux-ci fussent partout solidement encadrés.

Défalcation faite des pertes subies le 16 et le 17 juin, le duc avait dans la main 67 700 hommes et 156 bouches à feu. Il aurait pu concentrer à Mont-Saint-Jean un plus grand nombre de combattans ; mais, toujours inquiet pour ses lignes de communication avec la mer et craignant qu’un corps français ne tournât sa droite, il avait immobilisé entre Hall et Enghien, — à quatre lieues à vol d’oiseau de Mont-Saint-Jean, — environ 17 000 hommes et 30 pièces de canon, sous le prince Frédéric des Pays-Bas. Faute capitale que ce détachement la veille d’une bataille, pour parer à un danger chimérique ! Comme l’a très justement dit le général Brialmont, « on ne s’explique pas que Wellington ait pu attribuer à son adversaire un plan d’opérations qui devaient hâter la jonction des armées alliées, quand, depuis le début de la campagne, Napoléon manœuvrait évidemment pour empêcher cette jonction[4]. »

Pendant que les troupes prenaient leurs emplacemens, Wellington, accompagné de Müffling et de quelques officiers, parcourait la ligne de bataille. Il examina en détail toutes les positions et descendit jusqu’à Hougoumont. Souvent, il braquait sa lunette sur les hauteurs occupées par les Français. Il avait son cheval préféré, Copenhague, superbe pur sang bai-brun, qui s’était aguerri à Vittoria et à Toulouse. Wellington portait sa tenue ordinaire de campagne : pantalon de peau de daim blanc, bottes à glands, habit bleu foncé et court manteau de même nuance, cravate blanche, petit chapeau sans plumes, orné de la cocarde noire d’Angleterre et de trois autres, de moindre dimension, aux couleurs du Portugal, de l’Espagne et des Bas-Pays. Il était très calme. Son visage reflétait la confiance que lui inspirait la coopération assurée de l’armée prussienne.


III

Les ordres de l’Empereur prescrivaient que tous les corps d’armée devaient être à neuf heures précises sur leurs positions de bataille, prêts à attaquer. Mais les troupes qui avaient passé la nuit à Genappe, à Glabais, et dans les fermes éparses aux environs, mirent beaucoup de temps à se rallier, à nettoyer leurs armes et à faire la soupe. Elles n’avaient, en outre, pour unique débouché que la grande route de Bruxelles. A neuf heures seulement, le corps de Reille arriva à la hauteur du Caillou. La garde à pied, les cuirassiers de Kellermann, le corps de Lobau et la division Durutte étaient bien en arrière. Pour engager l’action, l’Empereur voulait, à tort ou à raison, avoir tout son monde dans la main, et, d’ailleurs, il ne semblait pas que l’état du terrain permît encore de faire manœuvrer l’artillerie. C’était du moins le sentiment de Napoléon et de Drouot[5].

Vers huit heures, l’Empereur avait déjeuné à la ferme du Caillou avec Soult, le duc de Bassano, Drouot et plusieurs officiers généraux. Après le repas, qui avait été servi dans la vaisselle d’argent aux armes impériales, on déploya les cartes sur la table. L’Empereur dit : « — L’armée ennemie est supérieure à la nôtre de plus d’un quart. Nous n’en avons pas moins quatre-vingt-dix chances pour nous, et pas dix contre. » Ney, qui entrait, entendit ces paroles. Il venait des avant-postes et, trompé par quelque mouvement des Anglais qu’il avait pris pour des disposition de retraite, il s’écria : « — Sans doute, Sire, si Wellington était assez simple pour vous attendre. Mais je vous annonce que sa retraite est prononcée et que, si vous ne vous hâtez d’attaquer, l’ennemi va vous échapper. — Vous avez mal vu, répliqua l’Empereur, il n’est plus temps. Wellington s’exposerait à une perte certaine. Il a jeté les dés et ils sont pour nous. »

Soult était soucieux. Pas plus que l’Empereur, il n’appréhendait l’arrivée des Prussiens sur le champ de bataille ; il les jugeait hors de cause pour plusieurs jours. Mais il regrettait que l’on eût détaché 34 000 hommes avec le maréchal Grouchy, quand un seul corps d’infanterie et quelques milliers de chevaux eussent suffi à poursuivre Blücher. La moitié des troupes de l’aile droite, pensait-il, serait bien plus utile dans la grande bataille qu’on allait livrer à l’armée anglaise, si ferme, si opiniâtre, si redoutable. Déjà, dans la soirée précédente, il avait conseillé à l’Empereur de rappeler une partie des forces mises sous les ordres de Grouchy. Il réitéra son avis ; Napoléon, impatienté, lui répliqua brutalement : « — Parce que vous avez été battu par Wellington, vous le regardez comme un grand général. Et moi, je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes et que ce sera l’affaire d’un déjeuner. — Je le souhaite, » dit Soult.

Peu après, Reille et Jérôme entrèrent au Caillou. L’Empereur demanda à Reille son sentiment sur l’armée anglaise, que ce général devait bien connaître, l’avant si souvent combattue en Espagne. Reille répondit : « — Rien postée comme Wellington sait le faire, et attaquée de front, je regarde l’infanterie anglaise comme inexpugnable, en raison de sa ténacité calme et de la supériorité de son tir. Avant de l’aborder à la baïonnette, on peut s’attendre que la moitié des assaillans sera abattue. Mais l’armée anglaise est moins agile, moins souple, moins manœuvrière que la nôtre. Si l’on ne peut la vaincre par une attaque directe, on peut le faire par des manœuvres. » Pour Napoléon, qui n’avait jamais en personne livré bataille rangée aux Anglais, l’avis d’un vétéran des guerres d’Espagne était bon à méditer. Mais, contrarié peut-être que Reille eût si librement parlé, au risque de décourager les généraux qui écoutaient, il parut n’y accorder aucune importance. Il rompit l’entretien par une exclamation d’incrédulité.

Le temps s’était éclairci, le soleil brillait ; un vent assez vif, un vent ressuyant, comme on dit en vénerie, commençait à souffler. Des officiers d’artillerie rapportèrent qu’ils avaient parcouru le terrain et que bientôt les pièces pourraient manœuvrer. Napoléon demanda ses chevaux. Avant de partir, il reçut avec bonté le fermier Boucqueau, revenu de Plancenoit, lui et sa famille, à la nouvelle que l’Empereur était au Caillou. Le vieillard se plaignit d’avoir été pillé la veille par les traînards ennemis. Napoléon, l’air absorbé, semblait penser à tout autre chose qu’à ces doléances. Il finit par dire : « — Soyez tranquille, vous aurez une sauvegarde. » Cela ne paraissait pas superflu, car le quartier impérial devait quitter le Caillou dans la journée. On disait que l’on coucherait à Bruxelles.

L’Empereur, longeant au grand trot le flanc des colonnes qui débouchaient encore de Genappe, se porta en avant de la Belle-Alliance, sur la ligne même des tirailleurs, pour observer les positions ennemies. Il avait comme guide un Flamand nommé Decoster[6]. Cet homme tenait un petit cabaret sur le bord de la route entre Rossomme et la Belle-Alliance ; il avait été pris chez lui à cinq heures du matin et amené à l’Empereur qui demandait quelqu’un du pays. On l’avait gardé à vue, car il paraissait vouloir s’échapper, et, au départ du Caillou, on l’avait hissé et lié sur un cheval de troupe dont la selle était attachée par une longe à l’arçon d’un chasseur de l’escorte. Pendant la bataille, il fit, naturellement, mauvaise figure aux balles et aux boulets. Il s’agitait sur sa selle, détournait la tête, se courbait sur l’encolure de son cheval. L’Empereur lui dit à un moment : « — Mais, mon ami, ne remuez pas tant. Un coup de fusil vous tuera aussi bien par derrière que par devant et vous fera une plus vilaine blessure. » Selon les traditions locales, Decoster, soit imbécillité, soit mauvais vouloir, aurait donné pendant toute la journée de faux renseignemens. On amena aussi un autre guide à l’Empereur, un certain Cloquet, propriétaire de la ferme de Monplaisir. Il balbutiait de peur ou d’intimidation et tenait ses yeux rivés à terre ; Napoléon le renvoya. Cloquet s’enfuit. Il disait, quand on lui demandait comment était l’Empereur : « Son visage aurait été un cadran d’horloge qu’on n’aurait pas osé y regarder l’heure. »

L’Empereur demeura assez longtemps devant la Belle-Alliance. Après avoir chargé le général du génie Haxo de s’assurer si les Anglais n’avaient point élevé de retranchemens, il vint se poster à environ mille mètres en arrière, près de la ferme de Rossomme. Un mamelon qui s’élevait là, à droite de la route, lui parut bien situé pour servir d’observatoire ; on y apporta de la ferme une chaise et une petite table sur laquelle furent déployées ses cartes. Vers deux heures, quand l’action fut sérieusement engagée, l’Empereur s’établit sur une autre butte, plus rapprochée de la ligne de bataille, à quelque distance du cabaret de Decoster. Le général Foy, qui l’avait reconnu de loin à sa redingote grise, le voyait se promener de long en large, les mains derrière le dos, s’arrêter, s’accouder à la table, puis reprendre sa marche.

Au Caillou, Jérôme avait fait part à son frère d’un propos entendu la veille à Genappe, dans l’auberge du Roi d’Espagne. Le garçon d’hôtel qui lui avait servi à souper, après avoir servi à déjeuner à Wellington, racontait qu’un aide de camp du duc avait parlé d’une réunion concertée entre l’armée anglaise et l’armée prussienne à l’entrée de la forêt de Soignes. Ce Belge, qui semblait bien renseigné, avait même ajouté que les Prussiens arriveraient par Wavres. L’Empereur traita cela de paroles en l’air. « — Après une bataille comme celle de Fleurus, dit-il, la jonction des Anglais et des Prussiens est impossible d’ici deux jours ; d’ailleurs les Prussiens ont Grouchy à leurs trousses. »

Grouchy, toujours Grouchy ! L’Empereur avait trop de confiance dans les renseignemens comme dans la promesse de son lieutenant. Selon la lettre du maréchal, écrite à Gembloux à dix heures du soir et arrivée au Caillou vers deux heures du matin, l’armée prussienne, réduite à 30 000 hommes environ, s’était divisée en deux colonnes, dont l’une semblait se diriger vers Liège et l’autre sur Wavres, « peut-être pour rejoindre Wellington. » Grouchy ajoutait que, si les rapports de sa cavalerie lui apprenaient que la masse des Prussiens se repliait sur Wavres, il la suivrait, « afin de la séparer de Wellington. » Tout cela était bien fait pour rassurer l’Empereur. Mais les Prussiens n’étaient-ils que 30 000 hommes, ne s’étaient-ils pas divisés pour marcher et n’allaient-ils pas se réunir pour combattre ? Grouchy, sur qui ils avaient pris une très grande avance, les atteindrait-il à temps ? Autant de questions que ne se posa point Napoléon ou qu’il résolut de la façon la plus conforme à ses désirs. Aveuglé comme Grouchy l’était lui-même, il s’imaginait que les Prussiens allaient s’arrêter à Wavres ou que, en tout cas, ils se porteraient sur Bruxelles et non sur Mont-Saint-Jean. De Rossomme, l’Empereur se contenta de faire écrire à Grouchy pour l’informer qu’une colonne prussienne avait passé à Géry, se dirigeant vers, Wavres, et pour lui ordonner de marcher au plus vite sur ce point, en poussant l’ennemi devant lui[7].

Quelques instans plus tard, l’Empereur fit donner l’ordre au colonel Marbot de prendre position derrière Frischermont avec le 7e hussards et d’envoyer des petits postes à Lasnes, à Couture et aux ponts de Mousty et d’Ottignies. Faut-il en inférer que Napoléon eut soudain l’intuition du mouvement qui allait être proposé par Gérard à Grouchy, et pensa qu’avant de recevoir sa dépêche, Grouchy, au lieu de suivre les Prussiens à Wavres, passerait la Dyle à Mousty pour se porter sur leur flanc gauche ? Faut-il croire plus simplement que, dans l’esprit de l’Empereur, ces petits postes devaient avoir pour seul objet d’éclairer la droite de l’armée et de lier les communications avec le corps de Grouchy en assurant le passage des estafettes[8] ?


IV

Les troupes prennent leurs positions de bataille. Napoléon, remonté à cheval, les passe en revue à mesure qu’elles se forment sur le terrain. Tout le plateau est sillonné de colonnes en marche. Le corps de d’Erlon serre sur sa droite pour laisser le corps de Reille s’établir à la gauche. Sur les flancs et en arrière de ces premières lignes d’infanterie, infanterie de bataille avec l’habit bleu, la culotte et les guêtres blanches, infanterie légère toute vêtue de bleu et guêtrée de noir, huit divisions de cavalerie commencent à se déployer, sabres et cuirasses brillant au soleil, flammes des lances ondulant au vent. C’est un chatoiement de nuances vives et d’éclairs métalliques. Aux chasseurs portant l’habit gros vert à paremens amaranthe et le pantalon charivari, succèdent les hussards dont les dolmans, les pelisses, les plumets, les culottes à la hongroise, varient de couleur dans chaque régiment ; il y en a de marron et bleu, de rouge et bleu de ciel, de gris et bleu, de vert et écarlate. Passent ensuite les dragons aux casques de cuivre doré à turban de peau de tigre, les buffleteries blanches croisant sur l’habit vert à paremens rouges ou jaunes, le grand fusil à l’arçon battant la botte rigide ; les chevau-légers-lanciers, verts comme les chasseurs et ayant comme eux la chabraque en peau de mouton, mais se distinguant par le plastron orange et le casque de cuivre à chenille noire ; les cuirassiers portant le court habit bleu-impérial à collet, retroussis et garnitures d’entournures de nuances variées selon les régimens, la culotte blanche, la haute botte, la cuirasse et le casque d’acier à cimier doré et à crinière flottante ; les carabiniers, géans de six pieds, vêtus de blanc, cuirassés d’or. La garde à cheval se déploie en troisième ligne : dragons à face glabre comme les légionnaires romains ; grenadiers avec l’habit bleu à paremens blancs, les contre-épaulettes et les aiguillettes jaunes, le bonnet d’oursin à plumet rouge ; lanciers qui ont le kurka rouge à revers grosbleu, les épaulettes et les aiguillettes jonquille, le pantalon rouge à bande bleue, le shapska rouge qu’orne une plaque de cuivre à l’N couronné et que surmonte un plumet tout blanc haut de cinq pouces ; les chasseurs aux dolmans verts garnis de tresses aurore, aux pelisses écarlates bordées de fourrure, aux kolbachs à flamme rouge et à grand plumet vert et rouge. Sur les épaulettes, les tresses, les torsades, les brandebourgs des officiers, c’est un ruissellement d’or.

Par la route de Bruxelles débouchent d’autres troupes. Il arrive des hommes et des chevaux et des canons aussi loin que porte la vue : les nombreux bataillons de Lobau ; la cavalerie légère de Domon et de Subervie, — encore des lanciers verts et des hussards diaprés ; — l’artillerie à pied dans son sévère uniforme bleu relevé de rouge ; l’artillerie à cheval, le plastron couvert de brandebourgs écarlates ; la jeune garde, tirailleurs à épaulettes rouges, voltigeurs à épaulettes jaunes ; les canonniers à pied de la garde, coiffés du bonnet d’oursin et marchant près de ces redoutables pièces de 12 que l’Empereur nomme « ses plus belles filles, » Tout à fait en arrière, s’avancent les colonnes sombres de la vieille garde. Chasseurs et grenadiers ont la tenue de campagne : pantalon bleu, longue capote bleue à un rang de boutons, bonnet à poil sans le plumet ni la fourragère. Leur uniforme de parade pour l’entrée triomphale à Bruxelles est dans le havresac, ce qui leur fait, avec l’équipement, les armes et les quarante cartouches réglementaires, une charge de soixante-cinq livres. On ne distingue les grenadiers des chasseurs que par leur taille plus élevée, la plaque de cuivre de leur oursin et leurs épaulettes qui sont toutes rouges, tandis que celles de leurs camarades ont le corps vert et les franges rouges. Les uns et les autres portent la queue et la poudre et ont aux oreilles des anneaux d’or massif du diamètre d’un petit écu.

Les tambours battent, les trompettes sonnent, les musiques jouent : Veillons au salut de l’Empire. En passant devant Napoléon, les porte-aigle inclinent les drapeaux, — les drapeaux du Champ de Mai, les drapeaux neufs, mais déjà baptisés à Ligny par le feu et par le sang, — les cavaliers brandissent leurs sabres, les fantassins agitent leurs shakos au bout des baïonnettes. Et les acclamations de l’armée dominent et étouffent les tambours et les cuivres. Les : Vive l’Empereur ! se suivent avec une telle véhémence et une telle rapidité qu’ils empêchent d’entendre les commandemens. « Jamais, dit un officier du 1er corps, on ne cria : Vive l’Empereur ! avec plus d’enthousiasme ; c’était comme un délire. Et ce qui rendait cette scène plus solennelle et plus émouvante, c’est qu’en face de nous, à mille pas peut-être, on voyait distinctement la ligne rouge sombre de l’armée anglaise. »

L’infanterie de d’Erlon et l’infanterie de Reille se déployèrent en première ligne, à la hauteur de la Belle-Alliance : les quatre divisions de d’Erlon, sur double profondeur, la droite face à Papelotte, la gauche appuyée à la route de Bruxelles ; les trois divisions de Reille dans la même formation, la droite à cette route, la gauche non loin de la route de Nivelles. La cavalerie légère de Jacquinot et la cavalerie légère de Pire, en bataille sur triple profondeur, flanquaient la droite de d’Erlon et la gauche de Reille. En seconde ligne, l’infanterie de Lobau s’établit en colonne double serrée en masse par division le long et à gauche de la route de Bruxelles, et la cavalerie de Domon et de Subervie se plaça en colonne double par escadron le long et à droite de cette chaussée. Prolongeant la seconde ligne, les cuirassiers de Milhaud et de Kellermann étaient en bataille sur double profondeur, ceux-là à la droite, ceux-ci à la gauche. La garde impériale resta en réserve près de Rossomme : l’infanterie (jeune garde, moyenne garde et vieille garde) sur six lignes, chacune de quatre bataillons déployés des deux côtés de la route de Bruxelles ; la cavalerie légère de Lefebvre-Desnoëttes (lanciers et chasseurs) sur deux lignes, à cent toises derrière les cuirassiers de Milhaud ; la cavalerie de réserve de Guyot (dragons et grenadiers), également sur deux lignes, à cent toises derrière les cuirassiers de Kellermann.

L’artillerie de d’Erlon était dans les intervalles des brigades, l’artillerie de Reille en avant du front, l’artillerie de Lobau sur le flanc gauche. Chaque division de cavalerie avait près d’elle sa batterie à cheval. L’artillerie de la garde, les batteries de réserve et la colonne de parc se trouvaient tout à fait en arrière entre Rossomme et la Maison-du-Roi. La route de Bruxelles et les chemins qui la traversent, laissés libres à dessein, permettaient de porter rapidement les renforts d’artillerie sur tous les points qu’il faudrait.

Il y avait là environ 74 000 hommes[9] et 236 bouches à feu. De l’autre côté du vallon, à 1 400 mètres à vol d’oiseau, étaient massés 67 000 Anglo-Alliés. Jamais, dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, si grand nombre de combattans n’avait occupé terrain si resserré[10]. De la ferme de Mont-Saint-Jean, emplacement des dernières réserves de Wellington, à Rossomme, où était la vieille garde, il n’y a pas une lieue, et le front de chacune des armées ne dépassait guère trois mille mètres. Les croupes des plateaux étant très découpées, les deux armées, bien qu’en ordre parallèle, ne se trouvaient point alignées d’équerre. L’aile droite anglaise débordait sur le centre en décrivant un segment de cercle, et l’aile gauche était en recul. L’armée française, ayant la droite en avant, le centre de la gauche un peu en arrière et l’extrémité de l’aile gauche en flèche, formait une ligne concave et enveloppante.

Il était près de onze heures, et il s’en fallait que les troupes fussent toutes arrivées sur leurs positions. L’Empereur pensait même ne point pouvoir commencer l’attaque avant une heure de l’après-midi. Il revint à son observatoire de Rossomme où il dicta l’ordre suivant : « Une fois que toute l’armée sera rangée en bataille, à peu près à une heure après-midi, au moment où l’Empereur en donnera l’ordre au maréchal Ney, l’attaque commencera pour s’emparer du village de Mont-Saint-Jean, où est l’intersection des routes. A cet effet, les batteries de 12 du 2e corps et celles du 6e se réuniront à celle du 1er corps. Ces vingt-quatre bouches à feu tireront sur les troupes de Mont-Saint-Jean, et le comte d’Erlon commencera l’attaque en portant en avant sa division de gauche et en la soutenant, suivant les circonstances, par les autres divisions du 1er corps. Le 2e corps s’avancera à mesure pour garder la hauteur du comte d’Erlon. Les compagnies de sapeurs du 1er corps seront prêtes pour se barricader sur-le-champ à Mont-Saint-Jean. »

Cet ordre ne laisse aucun doute sur la pensée de l’Empereur. Il veut purement et simplement percer le centre de l’armée anglaise et le rejeter au delà de Mont-Saint-Jean. Une fois maître de cette position, qui commande le plateau, il agira selon les circonstances contre l’ennemi rompu et désuni ; déjà il aura virtuellement la victoire. Ainsi Napoléon oublie ou méprise l’avis de Reille, qu’en raison de la précision du tir et de la solidité de l’infanterie anglaise, on ne la peut vaincre que par des manœuvres. Il dédaigne de manœuvrer. Sans doute un mouvement contre la droite de Wellington, couverte par le village de Braine-l’Alleud et la ferme de Hougoumont et ayant comme réduit le village de Merbe-Braine, ne réussirait point, mais l’extrémité de l’aile gauche ennemie est très faible, tout à fait en l’air, mal protégée, facile à déborder. C’est par Frischermont, Papelotte et La Haie que l’on pourrait attaquer d’abord. Mais le beau résultat pour Napoléon que d’infliger une demi-défaite aux Anglais, et de les rejeter sur Hall et Enghien ! il veut la bataille décisive, l’Entscheidendschlacht. Comme à Ligny, il cherche à percer l’armée ennemie au centre pour la disloquer et l’exterminer. Il emploiera sa tactique accoutumée, l’ordre parallèle, l’attaque directe, l’assaut par masse au point le plus fort du front anglais, sans autre préparation qu’une trombe de boulets. Son audace a fait ses victoires ; maintenant ses souvenirs le perdent. Si loin va son illusion qu’il s’imagine que le seul corps de d’Erlon suffira à rompre la triple ligne des habits rouges et à occuper Mont-Saint-Jean.

L’Empereur, il est vrai, ne pouvait bien juger du nombre des Anglais, ni de la force de leur position. Plus de la moitié de l’armée alliée était masquée par les ondulations du terrain, et le général du génie Haxo, chargé de s’assurer s’il n’existait pas de retranchemens devant le front ennemi, avait rendu compte qu’il n’avait aperçu aucune trace de fortifications. Haxo avait mal vu ou mal apprécié, car le chemin creux d’Ohain, la sablonnière, les fermes de Hougoumont et de la Haie-Sainte pouvaient compter comme des retranchemens redoutables.


V

L’Empereur, peu d’instans après avoir dicté l’ordre d’attaque, pensa à préparer l’assaut de Mont-Saint-Jean par une démonstration du côté de Hougoumont. En donnant des inquiétudes à Wellington pour sa droite, on pourrait l’amener à dégarnir un peu son centre. Comprenant enfin le prix du temps. Napoléon résolut d’opérer ce mouvement sans attendre que toutes ses troupes fussent arrivées à leur place de bataille. Vers onze heures un quart, Reille reçut l’ordre de faire occuper les approches de Hougoumont. Reille chargea de cette petite opération le prince Jérôme, dont les quatre régimens formaient sa gauche. Pour protéger le mouvement, une batterie divisionnaire du 2e corps ouvrit le feu contre les positions ennemies. Trois batteries anglaises, établies au bord du plateau, à l’est de la route de Nivelles, ripostèrent. Au premier coup de canon, Wellington regarda sa montre : il était onze heures trente-cinq minutes.

Pendant ce duel d’artillerie auquel se mêlèrent bientôt d’autres batteries de la droite anglaise, une partie de l’artillerie de Peille, et les batteries à cheval de Kellermann (celles-ci sur l’ordre de l’Empereur), la brigade Baudoin de la division Jérôme, précédée de ses tirailleurs, descendit dans la vallée en colonnes par échelons. En même temps, les lanciers de Pire dessinèrent un mouvement sur la route de Nivelles. Il s’agissait seulement pour Jérôme d’occuper les fonds derrière le bois de Hougoumont et d’entretenir en avant de son front une forte ligne de tirailleurs. Mais, soit que l’ordre eût été mal expliqué ou mal compris, soit que le frère de l’Empereur ne voulût pas se borner à ce rôle passif, soit encore que les soldats, très animés et recevant des coups de fusil de l’ennemi invisible dans le fourré, aient agi spontanément, les tirailleurs du 1er léger abordèrent le bois à la baïonnette. Tout le régiment suivit, ayant à sa tête Jérôme et le général Baudoin, qui fut tué tout au début du combat. Malgré la défense acharnée du 1er bataillon de Nassau et d’une compagnie de carabiniers hanovriens, on prit pied sur la lisière du bois. Il y avait encore à conquérir trois cents mètres de taillis très épais. Le 3e’ de ligne s’y engagea à la suite du 1er léger. L’ennemi ne se retirait que pas à pas, s’embusquant derrière chaque touffe, tirant presque à bout portant, faisant sans cesse des retours offensifs. Il fallut une heure pour rejeter hors du bois les Nassaviens et les compagnies de gardes anglaises qui étaient venues les renforcer.

En débouchant du taillis, les Français se trouvent à trente pas des bâtimens de Hougoumont, vaste rectangle de pierre, et du mur du parc, haut de deux mètres. Mur et murailles sont percés le meurtrières d’où les Anglais commencent un feu nourri. Ils sont abrités, ils visent avec calme ; à cette petite distance, tous leurs coups portent. Les fantassins de Jérôme perdent leurs balles contre un ennemi invisible. Ils se ruent à l’assaut. Les uns tentent d’enfoncer la grande porte à coups de crosse, mais cette porte est dans un rentrant ; ils sont fusillés de face et de flanc. D’autres s’efforcent d’escalader le mur du parc en faisant la courte échelle ; à travers les meurtrières, les Anglais les percent de leurs baïonnettes. Les cadavres s’amoncellent au pied de Hougoumont. Les assaillans rentrent à l’abri du bois.

Le général Guilleminot, chef d’état-major de Jérôme, conseille de s’en tenir à cette première attaque. Il suffit d’occuper le bois. Reille envoie des ordres analogues. Mais Jérôme s’obstine, s’acharne à combattre. Il veut emporter la position. Il appelle sa seconde brigade (général Soye) pour relever dans le taillis la brigade Baudoin, avec les débris de laquelle il tourne Hougoumont par l’ouest. Sa colonne, qui n’est plus défilée, chemine sous le feu à 600 mètres des batteries anglaises. Elle atteint pourtant la façade nord de Hougoumont et y donne assaut. Tandis que le colonel de Cubières est renversé, grièvement blessé, à bas de son cheval, un géant, surnommé l’enfonceur, le lieutenant Legros, du 1er léger, prend la hache d’un sapeur et brise un vantail de la porte. Une poignée de soldats se précipitent avec lui dans la cour. La masse des Anglais les entoure, les fusille, les extermine ; pas un n’échappe. À ce moment, quatre compagnies de Coldstreams, seul renfort que Wellington, qui voit de loin le combat, mais qui ne s’abuse pas sur l’importance de l’attaque de Hougoumont, a jugé nécessaire d’envoyer, assaillent la colonne française. Pris entre deux feux, les bataillons décimés de Jérôme se replient, partie dans le bois, partie vers la route de Nivelles.


VI

Pendant ce combat, l’Empereur préparait sa grande attaque. Il Ut renforcer les vingt-quatre pièces de 12, jugées d’abord suffisantes pour canonner le centre de la position ennemie, par les batteries de 8 du 1er corps et trois batteries de la garde. On forma ainsi, en avant de la Belle-Alliance, une formidable batterie de quatre-vingts bouches à feu. Il était près d’une heure. Ney dépêcha un de ses aides de camp à Rossomme pour avertir l’Empereur que tout était prêt et qu’il attendait l’ordre d’attaquer. Avant que la fumée de tous ces canons eût élevé un rideau entre les deux collines, Napoléon voulut jeter un dernier regard sur le champ de bataille.

Il aperçut, à environ deux lieues au nord-est, comme un nuage sombre qui semblait sortir des bois de Chapelle-Saint-Lambert. Bien que son œil exercé ne lui permît pas le doute, il hésita d’abord à reconnaître des troupes. Il consulta son entourage. Toutes les lorgnettes de l’état-major se fixèrent sur ce point. Comme il arrive en pareille occurrence, les avis digéraient. Des officiers soutenaient qu’il n’y avait pas là de troupes, que c’était un taillis ou l’ombre d’un nuage ; d’autres voyaient une colonne en marche, signalaient des uniformes français, des uniformes prussiens. Soult dit qu’il distinguait parfaitement un corps nombreux ayant formé les faisceaux. On ne tarda pas à être tout à fait renseigné. Tandis qu’un détachement de cavalerie partait au galop pour reconnaître ces troupes, un sous-officier du 2e hussards de Silésie, que les hussards du colonel Marbot venaient de faire prisonnier près de Lasne, fut amené à l’Empereur. Il était porteur d’une lettre de Bülow à Wellington, annonçant l’arrivée du IV" corps à Chapelle-Saint-Lambert. Ce hussard, qui parlait français, ne fit pas difficulté de conter tout ce qu’il savait. « Les troupes signalées, dit-il, sont l’avant-garde du général de Bülow. Toute notre armée a passé la nuit d’hier à Wavres. Nous n’avons pas vu de corps français, et nous supposons qu’ils ont marché sur Plancenoit. »

La présence d’un corps prussien à Chapelle-Saint-Lambert, qui eût terriblement surpris l’Empereur quelques heures plus tôt, alors qu’il traitait de « paroles en l’air » le propos rapporté par Jérôme sur la jonction projetée des deux armées alliées, ne l’étonna qu’à demi, car il avait reçu dans l’intervalle cette lettre de Grouchy : « Gembloux, six heures du matin. — Sire, tous mes rapports et renseignemens confirment que l’ennemi se retire sur Bruxelles pour s’y concentrer ou livrer bataille après s’être réuni à Wellington. Le premier et le second corps de l’armée de Blücher paraissent se diriger le premier sur Corbais et le deuxième sur Chaumont. Ils doivent être partis hier soir, à huit heures et demie, de Tourrines et avoir marché pendant toute la nuit ; heureusement qu’elle a été si mauvaise qu’ils n’auront pu faire beaucoup de chemin. Je pars à l’instant pour Sart-à-Walhain, d’où je me porterai à Corbais et à Wavres. » Cette dépêche était beaucoup moins rassurante que celle de la veille. Au lieu d’une retraite de deux corps prussiens en deux colonnes, l’une sur Wavres et l’autre sur Liège, Grouchy annonçait que ces deux colonnes marchaient concentriquement vers Bruxelles, dans le dessein probable de se réunir à Wellington. Il ne parlait plus d’empêcher cette jonction ; et, s’il était permis cependant de conjecturer qu’il allait manœuvrer à cet effet en se portant sur Wavres, il y semblait mettre bien peu de hâte, puisque, à six heures du matin, il n’avait pas encore quitté Gembloux. Sans doute, l’Empereur pouvait espérer que les Prussiens marcheraient droit sur Bruxelles ; mais il était très possible aussi qu’ils rejoignissent l’armée anglaise par un mouvement de flanc.

Pour parer à ce danger éventuel, l’Empereur cependant avait songé bien tardivement à envoyer de nouvelles instructions à Grouchy. La lettre du maréchal avait dû, à moins d’un retard possible, mais très improbable, arriver au quartier impérial entre dix et onze heures. Et c’est seulement à une heure, quelques instans avant d’apercevoir les masses prussiennes sur les hauteurs de Chapelle-Saint-Lambert, que l’Empereur fit écrire à Grouchy : « Votre mouvement sur Corbais et Wavres est conforme aux dispositions de Sa Majesté. Cependant l’Empereur m’ordonne de vous dire que vous devez toujours manœuvrer dans notre direction et chercher à vous rapprocher de l’armée afin que vous puissiez nous joindre avant qu’aucun corps puisse se mettre entre nous. Je ne vous indique pas de direction. C’est à vous de voir le point où nous sommes pour vous régler en conséquence et pour lier nos communications ainsi que pour être toujours en demeure de tomber sur quelques troupes ennemies qui chercheraient à inquiéter notre droite et de les écraser. »

Cette dépêche n’était pas encore expédiée quand apparurent au loin les colonnes prussiennes. Peu d’instans après, l’Empereur, ayant interrogé le hussard prisonnier, fit ajouter ce post-scriptum : « Une lettre qui vient d’être interceptée porte que le général Bülow doit attaquer noire flanc droit. Nous croyons apercevoir ce corps sur les hauteurs de Saint-Lambert. Ainsi ne perdez pas un instant pour vous rapprocher de nous et nous joindre, et pour écraser Bülow que vous prendrez en flagrant délit. »

L’Empereur ne fut donc pas autrement déconcerté. Tout en jugeant que sa situation s’était gravement modifiée, il ne la regardait pas comme compromise. Le renfort survenu à Wellington ne consistait après tout qu’en un seul corps prussien, car le prisonnier n’avait point dit que toute l’armée prussienne suivît Bülow. Cette armée devait être encore à Wavres. Ou Grouchy allait l’y joindre, l’y attaquer et conséquemment la retenir loin de Bülow ; ou, renonçant à poursuivre Blücher, il marchait déjà sur Plancenoit, par Mousty, comme le supposait le hussard, et amenait au gros de l’armée française un renfort de 34 000 baïonnettes. L’Empereur, qui se faisait facilement des illusions, et qui voulait surtout en donner aux autres, dit à Soult : « — Nous avions ce matin quatre-vingt-dix chances pour nous. Nous en avons encore soixante contre quarante. Et si Grouchy répare l’horrible faute qu’il a commise en s’amusant à Gembloux et marche avec rapidité, la victoire en sera plus décisive, car le corps de Bülow sera entièrement détruit. »

Toutefois, comme Grouchy pouvait tarder et que l’avant-garde de Bülow était en vue, l’Empereur prit incontinent des mesures pour protéger le flanc de l’armée. Les divisions de cavalerie légère Domon et Subervie furent détachées sur la droite afin d’observer l’ennemi, d’occuper tous les débouchés et de se lier avec les têtes de colonnes du maréchal Grouchy dès qu’elles apparaîtraient. Le comte de Lobau reçut l’ordre de porter le 6e corps derrière cette cavalerie, dans une bonne position où il pût contenir les Prussiens. Il alla aussitôt reconnaître son champ de bataille.


VII

II était environ une heure et demie. L’Empereur envoya à Ney l’ordre d’attaquer. La batterie de 80 pièces commença avec le fracas du tonnerre un feu précipité auquel répondit l’artillerie anglaise. Après une demi-heure de cette canonnade furieuse, la grande batterie suspendit un instant son tir pour laisser passer l’infanterie de d’Erlon. Les quatre divisions marchaient en échelons par la gauche, à 400 mètres d’intervalle entre chaque échelon. La division Allix formait le premier échelon, la division Donzelot le deuxième, la division Marcognet le troisième, la division Durutte le quatrième. Ney conduisait l’échelon de tête, et d’Erlon le troisième.

Au lieu de disposer ces troupes en colonnes d’al laque, c’est-à-dire en colonnes de bataillons par division à demi-distance, ordre tactique favorable aux déploiemens rapides comme aux formations en carrés, on avait rangé chaque échelon par bataillons déployés et serrés en masse. Les quatre divisions présentaient ainsi autant de phalanges compactes d’un front de 160 à 200 files sur une profondeur de 24 hommes. Qui avait prescrit une telle formation, périlleuse en toute circonstance et particulièrement nuisible sur ce terrain accidenté ? Ney ou d’Erlon, apparemment, car, dans l’ordre général dicté par l’Empereur à onze heures, rien de pareil n’avait été spécifié ; il n’y était même pas question d’attaque en échelons. Sur le champ de bataille. Napoléon laissait, avec raison, toute initiative à ses lieutenans pour les détails d’exécution[11].

Irrités de n’avoir point combattu l’avant-veille, les soldats brûlaient d’aborder l’ennemi. Ils s’élancèrent aux cris de : Vive l’Empereur ! et descendirent dans le vallon sous la voûte de fer des boulets anglais et français qui se croisaient au-dessus de leurs têtes, nos batteries rouvrant le feu à mesure que les colonnes atteignaient l’angle mort. La tête de la division Allix (brigade Quiot) se porta, par une légère conversion à gauche, contre le verger de la Haie-Sainte d’où partait une fusillade très nourrie. Ney dirigea l’attaque de cette position ; la brigade Bourgeois, formant seule désormais l’échelon de gauche, continua sa marche vers le plateau. Les soldats de Quiot débusquèrent vite du verger les compagnies allemandes et assaillirent la ferme. Mais, pas plus qu’à Hougoumont, on ne s’était avisé de faire brèche à ces bâtimens avec quelques boulets. Les Français tentèrent vainement plusieurs assauts contre les hautes et solides murailles, à l’abri desquelles les Allemands du major Baring faisaient un feu meurtrier. Un bataillon tourna la ferme, escalada les murs du potager, délogea les défenseurs, qui rentrèrent dans les bâtimens ; mais on ne put non plus démolir les murailles à coups de crosse de fusil.

Wellington se tenait au pied d’un gros orme planté à l’ouest de la route de Bruxelles, à l’intersection de cette route et du chemin d’Ohain[12]. Pendant presque toute la bataille, il demeura à cette même place avec son état-major grossi des commissaires alliés, Pozzo di Borgo, qui reçut une contusion légère, le baron de Vincent qui fut blessé, Müffling, le général Hügel, le général Alava. Voyant de là les Français entourer complètement la Haie-Sainte, Wellington prescrivit à Ompteda d’envoyer au secours de Baring un bataillon de la Légion germanique. Les Allemands descendirent à la gauche de la grande route, reprirent le potager et, passant à l’ouest de la ferme, s’avancèrent vers le verger. A ce moment, ils furent chargés par les cuirassiers du général Dubois, que l’Empereur avait détachés du corps de Milhaud pour seconder l’attaque de l’infanterie. Les cuirassiers leur passèrent sur le ventre et, du même élan, vinrent sabrer au bord du plateau les tirailleurs de la brigade Kielmansegge.

A l’est de la route, les autres colonnes de d’Erlon avaient gravi les pentes sous le feu des batteries, les balles du 95e anglais et la fusillade de la brigade Bylandt, déployée en avant du chemin d’Ohain. La charge bat, le pas se précipite malgré les hauts seigles qui embarrassent la marche et les terres détrempées et glissantes où l’on enfonce et où l’on trébuche. Les : Vive l’Empereur ! couvrent par instans le bruit des détonations. La brigade Bourgeois (échelon de gauche) replie les tirailleurs, assaille la sablonnière, en déloge le 95e, le rejette sur le plateau, au delà des haies, qu’elle atteint en le poursuivant. La division Donzelot (deuxième échelon) s’engage avec la droite de Bylandt, tandis que la division Marcognet (troisième échelon) s’avance vers la gauche de cette brigade. Les Hollando-Belges lâchent pied, repassent en désordre les haies du chemin d’Ohain et, dans leur fuite, rompent les rangs du 28e anglais. De son côté, Durutte, qui commande le quatrième échelon, a débusqué de la ferme de Papelotte les compagnies légères de Nassau ; il est déjà à mi-côte, menaçant les Hanovriens de Best.

Dans l’état-major impérial, on jugeait que « tout allait à merveille. » En effet, si l’ennemi conservait ses postes avancés de Hougoumont et de la Haie-Sainte, ces postes étaient débordés, cernés, et tout le centre gauche de sa ligne de bataille se trouvait très menacé. Les cuirassiers de Dubois et les tirailleurs de d’Erlon semblaient couronner le plateau, le gros de l’infanterie les suivait de très près. Que ces troupes fissent encore quelques pas, qu’elles se maintinssent sur ces positions le temps de lancer la cavalerie de réserve « pour donner le coup de massue, » et la victoire paraissait certaine.


VIII

La vicieuse ordonnance des colonnes de d’Erlon, qui déjà avait alourdi leur marche et doublé leurs pertes dans l’ascension du plateau, allait entraîner un désastre. Après que les tirailleurs eurent culbuté les Hollandais de Bylandt, la division Donzelot s’avança jusqu’à trente pas du chemin. Donzelot arrêta sa colonne pour la déployer. Pendant l’escalade, les bataillons avaient encore resserré leurs intervalles et ne formaient plus qu’une masse. Le déploiement ou plutôt la tentative de déploiement, car il ne semble pas que l’on ait réussi à l’exécuter, prit beaucoup de temps ; chaque commandement augmentait la confusion. L’ennemi profita de ce répit. Quand les batteries françaises avaient ouvert le feu, la division Picton (brigades Kempt et Pack) s’était reculée, sur l’ordre de Wellington, à 150 mètres du chemin. Les hommes étaient là en ligne, mais couchés, afin d’éviter les projectiles. Picton voit les Hollandais en déroute et les tirailleurs français traverser les haies et s’avancer hardiment contre une batterie. Il commande : Debout ! et porte d’un bond la brigade Kempt jusqu’au chemin. Elle replie les tirailleurs, franchit la première haie, puis, découvrant la colonne de Donzelot, occupée à se déployer, elle la salue d’un feu de file à quarante pas. Fusillés à l’improviste, surpris en pleine formation, les Français font d’instinct, involontairement, un léger mouvement rétrograde. Picton saisissant la minute crie : Chargez ! Chargez ! Hurrah ! Les Anglais s’élancent de la seconde haie et se ruent tête baissée contre cette masse en désordre qui résiste par sa masse même. Repoussés plusieurs fois, sans cesse ils renouvellent leurs charges. On combat de si près que les bourres restent fumantes dans le drap des habits. Durant ces corps-à-corps, un officier français est tué en prenant le drapeau du 32e régiment, et le vaillant Picton tombe raide, frappé d’une balle à la tempe[13].

La colonne de Marcognet (troisième échelon) était arrivée à peu près à la hauteur de la colonne de Donzelot au moment de la fuite des Hollando-Belges. Marcognet, n’ayant pas cru possible de déployer sa division, avait continué sa marche et dépassa Donzelot qui faisait halte. Déjà, avec son régiment de tête criant : Victoire ! il avait franchi la double haie et s’avançait contre une batterie hanovrienne, quand, aux sons aigus des pibrochs, s’ébranla la brigade écossaise de Pack par bataillons en échiquier déployés sur quatre rangs. À moins de 20 mètres (vingt yards), le 92e higlanders ouvrit le feu ; peu après tirèrent les autres Écossais. À cause de leur massive formation, les Français ne pouvaient riposter que par le front d’un seul bataillon. Ils firent une décharge et s’élancèrent à la baïonnette. On s’aborda ; les premiers rangs se confondirent dans une furieuse mêlée. « Je poussais un soldat en avant, raconte un officier du 45e. Je le vois tomber à mes pieds d’un coup de sabre. Je lève la tête. C’était la cavalerie anglaise qui pénétrait de toutes parts au milieu de nous et nous taillait en pièces. »

Comme les Français allaient couronner le plateau, les cuirassiers de Dubois à l’ouest de la grande route et les colonnes de d’Erlon à l’est, lord Uxbridge avait fait charger l’élite de sa cavalerie. Les quatre régimens de gardes à cheval de Somerset (1er  et 2e Life-Guards, Bleus et Dragons du Roi) partirent au galop, en ligne. Après quelques foulées, ils arrivèrent à portée de pistolet des cuirassiers, séparés d’eux par le chemin d’Ohain. Ce chemin, bordé de haies à l’est de la route de Bruxelles, courait, l’espace de 400 mètres à l’ouest de cette route, entre deux berges escarpées qui disparaissaient plus loin. La gauche de Dubois et la droite de Somerset se chargèrent mutuellement sur la partie plate du chemin. Mais les pelotons de droite des cuirassiers se trouvèrent arrêtés un instant par la tranchée. Ils gravirent résolument le talus extérieur et descendirent dans le chemin creux. Ils donnaient de l’éperon pour en franchir la crête intérieure quand à vingt mètres étincela la rangée de sabres du 2e Life-Guards, lancé à fond de train. Afin d’éviter un véritable écrasement, car temps et espace leur manquaient pour fournir une charge, les cuirassiers enfilèrent le chemin creux en se bousculant, rejoignirent la grande route près de l’orme de Wellington et se rallièrent dans un champ non loin de la sablonnière. Les Life-Guards, qui les avaient poursuivis en côtoyant le bord du chemin, les chargèrent avant qu’ils ne se fussent reformés ; et, à la suite d’un corps-à-corps où, dit lord Somerset, ils « frappaient sur les cuirasses comme des chaudronniers à l’ouvrage, » ils en culbutèrent quelques-uns dans l’excavation de la sablonnière. Le gros de la brigade Dubois fut rompu et rejeté au fond du vallon par les autres régimens de Somerset, qui, de beaucoup mieux montés que les cuirassiers, avaient aussi la supériorité du nombre et l’avantage du terrain[14].


IX

En même temps, la brigade de dragons de Ponsonby (Royaux, Inniskillings et Scots-Greys) s’était élancée contre les colonnes de d’Erlon. Les Royaux débouchent de la route de Charleroi, bousculent la brigade Bourgeois aux prises avec le 95e embusqué derrière les haies et la repoussent jusqu’à la sablonnière. Les Inniskillings franchissent le chemin en passant par les embrasures pratiquées dans la double haie pour le tir des pièces et chargent la colonne de Donzelot. Les Écossais-Gris, ainsi nommés à cause de la robe de leurs chevaux, arrivent au dos des bataillons de Pack, qui ouvrent leurs intervalles pour les laisser. passer. Higlanders et Scots-Greys se saluent mutuellement des cris : Scotland for ever ! et les cavaliers fondent avec impétuosité sur la division Marcognet. Fusillées de front par l’infanterie, chargées sur les deux flancs par la cavalerie, paralysées par leur presse même, les lourdes colonnes françaises ne peuvent faire qu’une pauvre résistance. Les hommes refluent les uns sur les autres, se serrent, se pelotonnent au point que l’espace leur manque pour mettre en joue et même pour frapper à l’arme blanche les cavaliers qui pénètrent dans leurs rangs confondus. Les balles sont tirées en l’air, les coups de baïonnette, mal assurés, ne portent point. C’est pitié de voir les Anglais enfoncer et traverser ces belles divisions comme de misérables troupeaux. Ivres de carnage, s’animant à tuer, ils percent et taillent joyeusement dans le tas. Les colonnes se rompent, se tronçonnent, s’éparpillent et roulent en avalanche au bas du plateau sous le sabre des dragons. La brigade Bourgeois, qui s’est ralliée à la sablonnière, est mise en désordre et entraînée par les fuyards et les cavaliers pêle-mêle. La brigade Quiot abandonne l’attaque de la Haie-Sainte. Au-dessus de Papelotte, la division Durutte subit sur son flanc droit les charges des dragons de Vandeleur (11e, 12e et 13e régimens), secondés par les dragons hollandais et les hussards belges de Ghigny. Rien qu’entamée d’abord, elle se replie sans grosses pertes et en assez bon ordre et repasse le ravin, toujours entourée par la cavalerie. Il ne reste plus un seul Français sur les versans de Mont-Saint-Jean.

Entraînés par leurs chevaux, à qui, dit-on, ils avaient reçu l’ordre d’enlever les gourmettes, excités eux-mêmes par la course, le bruit, la lutte, la victoire, et mis en train, dit-on aussi, par une copieuse distribution de gin, les Anglais traversent le vallon à une allure furieuse et s’engagent sur le coteau opposé. En vain lord Uxbridge fait sonner la retraite, ses cavaliers n’entendent rien ou ne veulent rien entendre et gravissent au galop les positions françaises. Ils n’y peuvent mordre. Les Life-Guards et les dragons sont décimés par le feu de la division Bachelu, établie près du mamelon à l’ouest de la route. Les Scots-Greys rencontrent à mi-côte deux batteries divisionnaires, sabrent canonniers et conducteurs, culbutent les pièces dans un ravin, puis assaillent la grande batterie. Les lanciers du colonel Martigue les chargent de flanc et les exterminent, tandis que ceux du colonel Brô dégagent la division Durutte de l’étreinte meurtrière des dragons de Vandeleur. « Jamais, dit Durutte, je ne vis si bien la supériorité de la lance sur le sabre. » C’est dans cette mêlée que fut tué le vaillant général Ponsonby. Désarçonné par un sous-officier du 4e lanciers, nommé Urban, il s’était rendu, quand quelques-uns de ses Scots-Greys revinrent pour le délivrer. Urban, craignant de perdre son prisonnier, eut le triste courage de lui plonger sa lance dans la poitrine. Après quoi, il fondit sur les dragons et en abattit trois[15].

La belle charge des lanciers fut bientôt appuyée par la brigade de cuirassiers du général Farine. L’Empereur, apercevant les Ecossais-Gris prêts à aborder la grande batterie, avait fait porter l’ordre au général Delort, divisionnaire de Milhaud, de lancer contre eux deux régimens. Lanciers et cuirassiers balayèrent le versant de la Belle-Alliance, le vallon tout entier et poursuivirent les gardes à cheval et les dragons jusqu’aux premières rampes de Mont-Saint-Jean, au delà de la Haie-Sainte. Les brigades de cavalerie légère Vivian et van Merlen qui avaient suivi de loin le mouvement de lord Uxbridge, ne crurent pas bon de s’engager.

Il y eut un arrêt dans l’action. De part et d’autre. on regagnait ses positions. Les versans des collines, l’instant d’avant couverts de combattans, n’étaient plus occupés que par des cadavres et des blessés. « Les morts, dit un officier anglais, étaient en maint endroit aussi serrés que des pions renversés sur un échiquier. » C’était l’aspect désolé d’un lendemain de bataille, et la bataille commençait seulement !

Pendant cet intervalle, un cuirassier se détacha de son régiment qui se reformait à la Belle-Alliance et, prenant le galop, descendit derechef la grande route. On le vit traverser toute cette vallée mortuaire où lui seul était vivant. Les Allemands postés à la Haie-Sainte crurent que c’était un déserteur ; ils s’abstinrent de tirer. Arrivé tout contre le verger, au pied de la haie, il raidit son corps de géant droit sur les étriers, leva son sabre et cria : Vive l’Empereur ! Puis, au milieu d’une gerbe de balles, il rentra dans les lignes françaises en quelques foulées de son vigoureux cheval.

A Hougoumont, la lutte se poursuivait de plus en plus ardente. Trois compagnies de gardes anglaises, un bataillon de Brunswick, un bataillon de la Légion allemande de Duplat, deux régimens de Foy, étaient venus successivement renforcer défenseurs et assaillans. Les Français, de nouveau maîtres du bois après l’avoir perdu, s’emparent du verger ; mais les gardes anglaises ne cèdent pas le jardin en contre-haut, que protège un petit mur muni d’une banquette, et se maintiennent dans la ferme. Sur l’ordre de l’Empereur, une batterie d’obusiers bombarde les bâtimens. Le feu s’allume dans un grenier, se propage, dévore le château, la maison du fermier, les étables, les écuries. Les Anglais se rembuchent dans la chapelle, les granges, la maison du jardinier, le chemin creux adjacent et y recommencent leur fusillade. L’incendie même fait obstacle aux Français. Dans les étables en flammes, d’où les ambulances établies par l’ennemi n’ont pu être évacuées, on entend de vains appels et des hurlemens de douleur.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Wellington avait établi, le soir du 17 juin, son quartier général à Waterloo ; il y écrivit, le 19, le bulletin de sa victoire. C’est pourquoi la bataille porte le nom de Waterloo, bien que l’action se soit passée à 6 kilomètres au sud de ce village.
  2. Je devrais employer l’imparfait au lieu du présent, car dès 1825, Wellington disait, au retour d’une excursion à Mont-Saint-Jean, qu’on lui avait changé son champ de bataille. Plusieurs bois, ainsi que la partie de la forêt de Soignes qui entourait Waterloo au nord, ont été défrichés. Les haies qui couronnaient le chemin d’Ohain à l’est de la grande route de Bruxelles ont été arrachées. Enfin, des talus qui bordaient ce chemin à l’ouest de la grande route, jusqu’au chemin de Merbe-Braine, le talus intérieur existe seul encore partiellement. L’autre a été rasé lors des grands travaux de terrassement (1822-1823) exécutés pour l’érection du Lion-Belge sur l’immense butte conique artificielle que l’on aperçoit de partout, et qui de partout gâte le paysage.
    On répète sans cesse que pour édifier cette butte on a écrêté de deux mètres tout le plateau sur une superficie de 14 ou 15 hectares. (À ce compte, par quel miracle la berge intérieure du chemin d’Ohain existerait-elle encore ?) C’est une tradition erronée. Le plateau n’a pas été écrêté. Le sol du chemin d’Ohain qui en suit le bord est le sol primitif. L’emprise des terres a eu lieu seulement sur les rampes supérieures du coteau, à l’ouest de la route, depuis le potager de la Haie-Sainte jusqu’à la base actuelle de la Butte-du-Lion. Le talus extérieur du chemin a été rasé du même coup. Ces terres appartenaient à la famille Fortemps.
    On s’accorde à dire que la hauteur primitive du terrain déblayé est marquée aujourd’hui à peu près par le sommet du tertre qui supporte le monument du colonel anglais Gordon. Ce tertre n’est pas artificiel, comme il semble aux touristes. Le monument, érigé, en 1817, sur l’emplacement même où Gordon fut tué, s’élevait alors à peu près au niveau du sol. On a respecté ce terrain lors de terrassemens, on a enlevé les terres alentour, et il est resté comme une sorte de pyramide. Il semble aussi qu’on a rasé la berge escarpée qui bordait la route de Bruxelles à l’est depuis la sablonnière jusqu’au chemin d’Ohain. L’emplacement de la sablonnière est indiqué aujourd’hui par le tertre sablonneux où s’élève le monument des Hanovriens.
  3. Ces expressions de centre droit et centre gauche sont employées par Wellington et par le major Pratt, du 73e’ anglais.
  4. Napoléon prétend, il est vrai, qu’il avait envoyé, le soir du 17, vers Hall, un détachement de 2 000 chevaux, et que Wellington, informé de ce mouvement, en avait conçu la crainte d’être tourné. Mais cette assertion paraît douteuse. L’empereur n’indique pas à quel corps appartenait ce détachement ; il n’en est question dans aucune relation contemporaine, française ou étrangère, et, le soir du 17, la cavalerie était bien lasse, même pour ébaucher un si vaste mouvement tournant. Il semble donc probable que Napoléon, instruit à Sainte-Hélène, par des ouvrages anglais que Wellington avait porté 17 000 hommes à Hall, a imaginé après coup sa manœuvre de cavalerie. C’était se donner le mérite d’avoir réussi à paralyser par une feinte menace tout un corps ennemi. Quoi qu’il en soit, les ordres de Wellington prouvent que, dès le matin, le duc avait l’idée de se garder du côté de Hall et que le mouvement, réel ou prétendu, de la cavalerie française dans cette direction n’eut pas d’influence sur sa détermination.
  5. Presque tous les historiens militaires disent que quelques heures de beau temps ne pouvaient raffermir le terrain. Cela est fort discutable. J’ai posé la question à des officiers d’artillerie avant qu’ils ne partissent pour les manœuvres. Au retour, la plupart d’entre eux m’ont écrit que les terres s’assèchent rapidement, même en septembre, pour peu qu’il y ait du soleil et du vent. Mon ami, M. Charles Malo, un des premiers critiques militaires de ce temps, m’a dit aussi qu’à une visite du champ de bataille de Bouvines, où le sol est argileux comme à Waterloo, il avait été fort surpris de constater que le terrain, horriblement détrempé par une pluie longue et abondante, s’était raffermi en deux ou trois heures sous l’action combinée du soleil et du vent.
    On est allé jusqu’à prétendre que l’état du terrain est un mauvais prétexte imaginé à Sainte-Hélène pour excuser le retardement de l’attaque. C’est si peu une invention de Sainte-Hélène que Drouot a dit, le 23 juin 1815, à la Chambre des Pairs : « ...Au jour, il faisait un temps si effroyable qu’il était impossible de manœuvrer avec l’artillerie... Le temps se leva, le vent sécha un peu la campagne... « 
  6. Dans plusieurs relations, ce Decoster est appelé Lacoste ; sa maisonnette existe encore et figure sur plusieurs cartes comme maison d’Écosse (corruption de Decoster : Decostre, d’Écosse).
  7. « L’Empereur a reçu votre dernier rapport, daté de Gembloux. Vous ne parlez à Sa Majesté que de deux colonnes prussiennes qui ont passé à Sauvenières et Sart-à-Walhain. Cependant des rapports disent qu’une troisième colonne, qui était assez forte, a passé à Géry et Gentinnes, se dirigeant sur Wavres. Sa Majesté va faire attaquer en ce moment l’armée anglaise, qui a pris position à Waterloo près de la forêt de Soignes. Ainsi Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvemens sur Wavres, afin de vous rapprocher de nous, vous mettre en rapport d’opérations et lier les communications, poussant devant vous les corps de l’armée prussienne qui ont pris cette direction et qui auraient pu s’arrêter à Wavres, où vous devez arriver le plus tôt possible. Vous ferez suivre les colonnes ennemies qui ont pris sur votre droite par quelques corps légers, afin d’observer leurs mouvemens et de ramasser leurs traînards. Instruisez-moi immédiatement de vos dispositions et de votre marche, ainsi que des nouvelles que vous avez sur les ennemis, et ne négligez pas de lier vos communications avec nous ; l’Empereur désire avoir très souvent de vos nouvelles. »
    On s’est efforcé de lire dans cette lettre ce qui n’y est pas, c’est-à-dire l’ordre à Grouchy de manœuvrer par sa gauche pour se rapprocher du gros de l’armée impériale. Il n’y a pas un mot de cela. L’Empereur dit bien : « Afin de vous rapprocher de nous. « Mais il est évident qu’en se portant de Gembloux à Wavres. Grouchy se rapprochera de l’Empereur. Si même on veut admettre que l’Empereur entend que Grouchy devra se rapprocher plus encore, il ne devra le faire qu’après avoir atteint Wavres, soit assez tard dans la journée. Quant aux expressions en rapport d’opérations et lier les communications, elles ne signifient nullement que Grouchy doit venir appuyer la droite de l’Empereur. A Wavres, combattant ou poussant les Prussiens et placé à peu près parallèlement à Napoléon, qui combat les Anglais, Grouchy est avec lui en rapport d’opérations ; et, par l’envoi de nombreuses patrouilles et l’établissement de petits postes pour assurer le service des estafettes, il lie ses communications. D’après cet ordre, il est manifeste que l’Empereur, à 10 heures du matin, n’appelait pas Grouchy sur son champ de bataille et ne comptait pas l’y voir arriver.
  8. On remarquera que, même si l’Empereur prévoyait l’arrivée de Grouchy par Mousty. il n’y a pas contradiction entre l’ordre à Grouchy et l’ordre à Marbot. Tout en prescrivant au maréchal de se porter à Wavres, Napoléon, admettant la supposition que Grouchy, avant de recevoir ces dernières instructions, aurait marché par sa gauche, envoyait des partis pour le rencontrer vers la Dyle.
  9. Corps d’Erlon : 20 531 hommes. — Corps Reille (moins les débris de la division Girard, laissée à Ligny pour assurer les lignes de communication) : 16 774 hommes. — Corps Lobau (moins la division Teste détachée sous les ordres de Pajol) : 7 871 hommes. — Garde impériale : 19 910 hommes. — 3e et 4e corps de cavalerie (cuirassiers de Milhaud et Kellermann) : 6 534hommes. — Division de cavalerie Domon (détachée du corps Vandamme) : 1 100 hommes. — Division de cavalerie Subervie détachée du corps Pajol) : 1 215 hommes. — Total : 73 935, (défalcation faite des pertes des 15, 16 et 17 juin).
  10. D’après l’ordonnance actuelle, la première ligne française (7 divisions d’infanterie et 2 de cavalerie) aurait normalement un front de quatre lieues.
  11. Peut-être l’aide de camp fit-il confusion, en transmettant l’ordre de d’Erlon ou de Ney, entre la colonne de division (c’est-à-dire par huit bataillons serrés en masse) et la colonne par division (c’est-à-dire par deux compagnies accolées, marchant à demi-distance ou à distance entière) ?
  12. Cet orme fut acheté 200 francs par un Anglais avisé qui le débita à Londres, sous forme de cannes, de tabatières, et de ronds de serviettes, aux idolâtres de Wellington.
  13. Un historien anglais, entraîné par son patriotisme, dit que l’officier français fut tué en essayant de reprendre le drapeau du 32e français. Le 32e n’était pas à l’armée du Nord, tandis que le 32e anglais faisait bel et bien partie de la brigade Kempt.
  14. C’est vraisemblablement la bousculade des cuirassiers entre les berges du chemin d’Ohain, suivie de la chute de quelques-uns d’entre eux dans la sablonnière, qui a créé la légende de l’écrasement du chemin creux et inspiré à Victor Hugo les pages épiques des Misérables.
  15. Un parent du général Ponsonby, le lieutenant-colonel Ed. Ponsonby de la brigade Vandeleur, fut grièvement blessé dans la même mêlée et resta sur le champ de bataille jusqu’au lendemain matin. Il a fait le récit des seize ou dix-huit mortelles heures qu’il passa là. Le soir, un tirailleur français se coucha derrière le corps du colonel Ponsonby, s’en servant comme d’une sorte de remblai, et commença à tirailler contre l’ennemi. Tout en tirant, il causait gaiement avec l’officier anglais. Quand il eut épuisé sa giberne, il s’en alla, en disant : — Vous serez bien aise d’apprendre que nous f... le camp. Bonsoir ! mon ami. »