La Bataille de la Trouée de Charmes (25-26 aout 1914)

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LA BATAILLE
DE LA
TROUÉE DE CHARMES
25-26 AOÛT 1914

Au cours de ses recherches sur l’Histoire de la guerre de 1914, M. G. Hanotaux a été amené à dégager de l’ensemble des événemens un fait considérable et trop peu connu : la Victoire de la Trouée de Charmes, remportée par les armées françaises, les 25 et 26 août 1914. Nous sommes heureux de mettre sous les yeux des lecteurs de la Revue cette étude entièrement nouvelle, appuyée sur la plus solide documentation, d’une importance capitale pour l’intelligence des principaux événemens de la guerre.


Le plan général d’attaque des Allemands sur la frontière française était une application des principes de Schlieffen : immense poussée des armées allemandes sur notre frontière décrivant, de la mer du Nord aux Vosges, un vaste demi-cercle destiné à enserrer les armées françaises par l’Ouest et par l’Est, tandis que le centre s’avancerait pour asséner le coup décisif. C’est la tenaille.

Von Kluck commande l’aile droite : il passe la Sambre, l’Oise et l’Aisne, laisse Paris de côté et tend une des branches de la tenaille sur Troyes. Le prince héritier de Bavière commande l’aile gauche ; il passe la frontière, laisse Nancy de côté et force la trouée de Charmes pour tendre l’autre branche de la tenaille sur Neufchâteau et Troyes. Le kronprinz descend du Luxembourg, laisse Verdun de côté et s’avance sur Bar-le-Duc et Troyes. Le rendez-vous général est donné approximativement sur les bords de la Seine.

La direction du mouvement de von Klück est connue ; la direction du mouvement du prince de Bavière résulte d’un ordre saisi sur l’ennemi et qui porte comme objectif Rozelieures, c’est-à-dire la trouée de Charmes ; la direction du mouvement du kronprinz nous est révélée par un ordre du 6 septembre donnant encore à cette date, pour objectif à sa cavalerie, Dijon. L’ensemble du plan explique la place attribuée aux deux princes héritiers, le kronprinz et le prince héritier de Bavière : on les met à la tête des deux armées qui, dans la pensée du haut commandement allemand, doivent jouer finalement le rôle principal et cueillir les plus beaux lauriers.

Tout le monde sait comment la réalisation de ce plan fut empêchée dans l’Ouest par la bataille de l’Ourcq et la victoire de la Marne : von Kluck, mis en retrait d’emploi, se débat sous le poids de la faute qu’il a commise en mésestimant son adversaire et en se laissant surprendre par la magnifique manœuvre du général Joffre. Mais de ce qui s’est passé dans l’Est, où la manœuvre française fut également habile et fortement exécutée, on sait peu de chose. C’est de cette bataille de l’Est que je voudrais donner un aperçu aujourd’hui en la considérant à part dans l’ensemble du grand drame militaire qui dura vingt-deux jours, et qui décida du sort de la guerre : la Bataille des frontières.

Les rencontres de l’Est ont leur point culminant dans la Bataille de la trouée de Charmes.

Deux armées allemandes, commandées, l’une par le prince Ruprecht de Bavière, l’autre par le général von Heeringen, débouchant la première de Metz et de la Lorraine annexée, la deuxième de Strasbourg et de l’Alsace par le Donon et les cols des Vosges, marchent sur la trouée. Si elles passent, nos places de l’Est sont tournées et l’armée du général Joffre est prise à revers. Or, elles ne passent pas. La 1re et la 2e armées françaises les arrêtent et les forcent à reculer. On peut dire que l’une des branches de la tenaille fut, dès lors, sinon brisée, du moins faussée. Le 25 et le 26 août 1914 sont donc déjà des journées décisives.

La 1re et la 2e armées françaises avaient pris l’offensive dès le 14 août. Combinant leur mouvement avec celui de l’armée qui pénétrait en Alsace, elles s’étaient avancées en Lorraine annexée. La 1re armée, commandée par le général Dubail, avait occupé Sarrebourg et s’était portée vers Feiiestrange pour s’arracher à la région des Etangs. La 2e armée, sous les ordres du général de Castelnau, débouchant de Château-Salins, s’était avancée sur Morhange et Vergaville pour couper la voie ferrée Metz-Strasbourg à Bensdorf. Mais les deux armées s’étaient heurtées à des préparations extrêmement fortes. Après de vifs engagemens, elles avaient dû se replier sur le territoire français et les armées allemandes, se croyant maîtresses du terrain, s’étaient ébranlées, à leur tour, pour commencer l’exécution du grand mouvement sur la trouée de Charmes.

Les armées allemandes se composent, de l’Ouest à l’Est : des IIIe et IIe corps bavarois, du XXIe corps, du Ier corps bavarois et de son corps de réserve (armée du kronprinz de Bavière), des XIVe et XVe corps, du XIVe corps de réserve et de diverses formations d’ersatz et de landwehr (armée von Heeringen). Les armées françaises se composent : d’un corps de cavalerie, du 2e groupe de divisions de réserve, des 20e, 15e et 16e corps (armée de Castelnau), des 8e, 13e, 21e et 14e corps (armée Dubail).

Les troupes françaises se battent depuis le 14 sans interruption : d’abord victorieuses, elles sont maintenant refoulées, mais elles ne sont pas vaincues. Malgré leurs pertes et malgré les fatigues inouïes qu’elles ont endurées, elles sont prêtes à répondre à la voix de leurs chefs et à reprendre la lutte. Les armées allemandes se sentent victorieuses. Leurs premiers succès les ont enivrées. Les proclamations des chefs ont évoqué les souvenirs des premiers engagemens de 1870, pour leur donner confiance en leur traditionnelle supériorité. Cependant, elles ont subi de lourdes pertes. Elles aussi, sont fatiguées ; certains régimens sont décimés. Le canon de 75 a commencé dans leurs rangs ses premiers ravages. Leur marche s’en trouve ralentie-On les presse de mettre le sceau à leur victoire ; mais elles hésitent : aucune poursuite, aucun raid de cavalerie, aucune entreprise d’anéantissement sur l’ennemi. Les deux armées, celle qui recule par ordre, et celle qui avance par ordre, s’observent, en attendant l’heure propice pour se ressaisir de nouveau dans une suprême étreinte.

Examinons le terrain sur lequel ce nouveau corps à corps va se produire.

La partie du territoire français sur laquelle l’armée du général Dubail et l’armée du général de Castelnau évoluent dans leur marche en retraite, forme un vaste triangle dont la base est la frontière, depuis le signal de Xon jusqu’au mont Donon, et la pointe le village de Rozelieures à l’entrée de la trouée de Charmes. Le point médian de ce triangle est approximativement Lunéville. De Lunéville les routes venues de la Lorraine et de l’Alsace conduisent à la trouée de Charmes.

Dans les journées des 20 et 21, l’armée du général Dubail a été obligée d’abandonner le mont Donon et de se mettre en retraite sur la Meurthe et sur la Mortagne. L’armée du général de Castelnau a perdu, de son côté, la ligne de la frontière ; elle s’est repliée en faisant demi-cercle à droite, de façon à occuper les hauteurs du Grand-Couronné qui défendent Nancy. Le péril de cette disposition est le suivant : les deux armées, par ce double mouvement, se sont séparées l’une de l’autre ; entre elles une fissure s’est produite ; et cette fissure se trouve précisément dans la région de Lunéville, en face de la trouée de Charmes. Grande tentation pour l’ennemi de se précipiter par cette porte qui s’ouvre devant lui et de gagner vivement l’objectif qui est le sien, la fameuse trouée. Mais le haut commandement français voit le coup et fait ce qu’il faut pour y parer. Il combine les deux journées qui auront pour objet et pour résultat d’attirer l’ennemi et de le prendre, pour ainsi dire, dans la souricière.

La préparation de cette heureuse reprise tire parti, comme il est naturel, de la disposition du terrain : l’armée Dubail résistera sur les lignes successives des rivières qui prennent la plaine en écharpe, la Vezouse, la Meurthe, la Mortagne, pour barrer la route aux armées allemandes, tandis que le général de Castelnau s’organisera et s’appuiera sur le Grand-Couronné de Nancy, soit pour défendre la ville, soit pour manœuvrer au cas où l’ennemi marcherait directement sur la trouée de Charmes.

La position du Grand-Couronné devient ainsi la base de notre contre-offensive dans l’Est.


I. — LE GRAND-COURONNÉ

La défense naturelle de Nancy se compose de deux parties, l’une Est et l’autre Ouest, qui forment comme une amande dont les deux écailles seraient séparées par le cours de la Moselle. L’écaille Est, c’est le Grand-Couronné ; l’écaille Ouest, c’est la forêt de Haye.

Ne nous occupons que de la partie Est.

L’écaille a ses rugosités et ses excroissances : elles sont formées par les hauteurs qui couronnent la rive droite de la Moselle et qui constituent l’espèce de petite Suisse séparant le bassin de la Moselle du bassin de la Seille. La Seille se jette dans la Moselle à Metz. Si on voulait suivre l’image, il faudrait dire que l’écaille étend sa pointe jusqu’à Jouy-aux-Arches, aux portes de Metz.

En réalité, il n’en est pas tout à fait ainsi. Car une première pointe achève la région nancéenne au signal de Xon, en avant de Mousson, lieu consacré aux divinités anciennes, terme que la nature a placé entre la Lorraine de Nancy et la Lorraine de Metz. Au pied du signal de Xon, c’est le pont de Mousson ; plus près de Nancy, c’est la roche féodale de Mousson, et, en avant encore, une plaine couverte de forêts, la forêt de Facq. Puis le terrain se relève brusquement et, en contre-pente, dominant la vallée, l’éperon de Sainte-Geneviève est le premier talus du Grand-Couronné. Cet éperon, la colline de Sainte-Geneviève, est consacré à la sainte qui a protégé les Gaules contre l’invasion des barbares ; un monument y est élevé en l’honneur de la vierge de Paris et rappelle la victoire de Jovin, général de l’empereur Valentinien sur les Alamans en 366. Toujours les mêmes combats et toujours les mêmes adversaires !

Le paysage est de toute grandeur. En face, le rocher de Mousson ; dans le lointain, le signal de Xon ; au pied de la colline, à gauche, la Moselle niellant le sol brun de ses boucles d’acier. Sur l’autre rive, Pont-à-Mousson, et, au-delà, encore à l’Ouest, esquissées dans la brume, les pentes du Bois-le-Prêtre qui rattachent la région à celle de la Woëvre : c’est une magnifique tapisserie, mais avec le coloris tendre et bleuté d’une miniature de missel. Sur la ligne d’horizon, une ville tapie dans une atmosphère plus aérienne et plus bleutée encore : c’est Metz. On discerne les coupoles, les clochers, les cheminées, la mer confuse des toits ; il semble qu’il n’y ait qu’à tendre la main !… Entre Metz et Nancy, les forêts, montant et descendant aux pentes des coteaux, forment un rideau mouvant et perfide voilant de son ombre la région qui réunit les deux villes. Au Sud de la colline Sainte-Geneviève, le Grand-Couronné développe sa figure bosselée et rugueuse : ce ne sont que hauteurs et vallons, pentes et contre-pentes, sommets qui se commandent les uns les autres, ravins ridant la plaine ou s’enfonçant au creux des bois. Du Nord au Sud, voici le mont Toulon (375 mètres), le mont Saint-Jean (407 mètres), les Moivrons à 411 mètres, le Grand Mont d’Amance à 410 et, quand on a franchi la coupure que fait la Pissotlt se glissant de Champenoux vers Dommartin, Lay et Nancy, le lieutenant au-dessus de Varangéville et Dombasle. S’appuyant sur le Sanon et le canal de la Marne au Rhin, il fait un des d’âne dominant la plaine au Sud vers Luné-ville, comme Sainte-Geneviève le domine au Nord vers Metz.

Partout, sous nos yeux, c’est un tapis vert à peine coupé par le damier de quelques champs arables. On ne dira jamais le rôle que les forêts ont joué pour la défense des chemins de Lorraine. Elles se sont dressées en quelque sorte contre l’ennemi. Partout, les routes ont des bois comme flancs-gardes. A défaut d’autre préparation, les forêts furent des remparts. Forêt de Gremecey, forêt de Champenoux, forêt de Vitrimont, bois de Faulx, et tant d’autres, complètent et allongent jusque dans la plaine les contreforts du Grand-Couronné. Les forêts ont, à leur tour, leurs ouvrages avancés : ce sont « ces ceintures d’arbrisseaux revêches qu’on appelle, dans le pays, des fourasses. Les bois de Facq, du Chapitre, de Faulx : et, en plaine, la forêt de Champenoux et ses annexes, sont les masses les plus importantes. Le plateau de Malzéville, lieu fameux des fastes militaires locaux, n’est qu’un sol aride et chauve, ceinturé, sur tous ses côtés, d’une bande étroite de sapins qui le cache à toutes vues du dehors[1]. »

On peut s’imaginer ce que va devenir, entre les mains d’un chef avisé et résolu comme le général de Castelnau, une place forte ainsi composée par la nature, aménagée et achevée par la volonté et le travail des hommes, couvée depuis de longues années par les presciences locales et les prévisions sagaces des chefs les plus expérimentés. Le Grand-Couronné, c’est le nid du 20e corps. Il s’y retrouve sur son terrain. Presque tous les généraux qui servent dans la 2e armée ont commandé là.

L’avantage que les Allemands avaient trouvé à Morhange, les Français vont le reprendre au Grand-Couronné. L’ennemi a passé la frontière le 22, mais sans élan. Le récit d’un général allemand, publié le 18 septembre 1914 comme le premier exposé semi-officiel des événemens, dit en propres termes : « Les pertes du corps d’armée (Ier corps bavarois) durant les quelques jours qui suivirent la bataille de Sarrebourg, ont atteint 25 et même quelquefois jusqu’à 50 pour 100 des effectifs. » Les troupes manquent de munitions ; elles ont besoin de respirer, Les renseignemens donnés par les reconnaissances aériennes établissent que l’ennemi a perdu le contact sur tout le front, le 22 au matin. Il s’est arrêté, le 21 au soir, sur la ligne Vic-Juvelize-Donnelay-Bourdonnaye.

D’autre part, le 21 au soir, le général de Castelnau a placé le front fortifié de. Nancy sous les ordres du général Léon Durand, commandant le 2e groupe de divisions de réserve ; il le divise en quatre secteurs :

1° Le Rembétant : une brigade mixte du 9e corps, deux régimens de réserve et un groupe d’artillerie du 9e corps (colonel Briant) ;

2° Seichamps-Pulnoy : 34e brigade, un groupe et deux batteries d’artillerie et un escadron du 7e hussards (général Guignabaudet) ;

3° Mont d’Amance-La Rochette : 70e division de réserve (général Fayolle, le futur commandant de la 6e armée de la Somme, lors de la bataille de juillet 1916) ;

4° Jandelaincourt-Mont Sainte-Geneviève : 59e division de réserve et 35e brigade mixte (général Ropp).

En outre, la place de Toul est mise sous les ordres directs du général de Castelnau.

La nuit du 21 au 22 n’est marquée par aucun incident.

La 2e armée se reforme et reprend haleine à l’abri des travaux préparés sur le Grand-Couronné ; la cavalerie couvrant la droite de la 2e armée et assurant la liaison avec la 1re armée.


II. — COMBAT DE FLAINVAL ; OCCUPATION DE LUNEVILLE

La journée du 22 devait être plus dure. Le front Nord et Est du Couronné est bombardé par intermittence ; notre artillerie lourde répond. Mais, au Sud, le 15e corps, après les dures journées de combats et de retraite des 19, 20 et 21 août, ne se sent pas en état de se maintenir sur la rive droite de la Meurthe, aux abords Nord-Nord-Ouest de Lunéville : on le renforce par une brigade mixte du 20e corps (général Ferry) sur la position de Flainval.

Les troupes allemandes se mettent en mouvement. Elles sont observées par un témoin qui nous raconte leur passage par les villages de la frontière qui, la veille au soir, avaient vu disparaître les dernières arrière-gardes françaises :


Tout à coup, des hurlemens sauvages et une galopade effrénée retentissent dans la grande rue et, courbés sur leurs chevaux lancés au galop, la bride dans les dents, la lance en main, le revolver de l’autre, jetant des regards furieux de tous côtés, passent comme un ouragan six cavaliers vêtus de gris : ce sont des chevau-légers bavarois.

Épouvantés, les habitans s’enferment dans leurs maisons. Dix minutes après, de nouveaux hurlemens et le vacarme effrayant d’une galopade. C’est une avalanche de 200 cavaliers qui descendent la grande rue. Ils s’arrêtent au bas du village (Réméréville), dans la cour du château.

Un bruit sourd, cadencé de troupe en marche. Une colonne d’infanterie passe. Les hommes vont d’un pas allongé. Ils sifflent une mélopée monotone et triste qui scande leur marche. Une troupe arrive au pas gymnastique et disparaît au tournant de la route de Nancy. Le village est bientôt rempli de soldats. Des automobiles arrivent sans cesse, des officiers en descendent. Des cyclistes, des cavaliers partent de tous côtés. A la même heure, des colonnes allemandes débouchaient à Mazerulles, Erbéviller, Courbessaux, Drouville, Maixe.

Voilà que les soldats se répandent dans le village. Ils parcourent les maisons, les écuries, les greniers, toutes les pièces ; ils regardent dans les coins, ils ouvrent les armoires, ils enfoncent les baïonnettes dans les matelas. Et, toujours, ils frappent les murs avec la crosse de leurs fusils et, de leurs bottes aux talons ferrés, ils martellent lourdement les planchers… Ils sont méfians. Il faut goûter avant eux aux alimens qu’ils emportent[2].


Une scène sur le vif :


Près de la fontaine, au milieu du village, une troupe est arrêtée. L’officier crie devant les maisons fermées : « Monsieur ! monsieur ! » Personne ne répond. Enfin, il se décide, pénètre dans la demeure la plus proche, et en fait sortir une jeune fille, Marie-Thérèse Guérin. « Pourquoi ne répondiez-vous pas ? demande l’officier. — J’étais dans le jardin derrière. — Prenez ce verre et buvez. Si cette eau est empoisonnée, vous en répondez. » La jeune fille prend l’eau à la fontaine et boit.

L’officier se tourne vers ses soldats et dit : Es ist gut ; puis, il interroge : « Y a-t-il soldats français ici ? Quand sont-ils passés ? Avaient-ils l’air découragé ? Peuvent-ils se battre encore ? Où ont-ils fait leurs retranchemens ? — Nos soldats sont passés la nuit, répond la jeune fille ; je n’ai donc pu juger de leur état. Quant à dire où ils sont allés se retrancher, je ne puis, n’étant pas sortie de la maison. — Ya, ya, reprend l’officier moqueur. Demoiselles françaises, malignes, malignes. »

Des soldats sont montés dans le clocher de l’église. On les voit en observation à la lucarne. Ils ont installé une mitrailleuse. Les aiguilles de l’horloge marquent à présent l’heure allemande.

Les Allemands ne cantonnent pas au village. Ils restent au dehors. Durant cette journée, le canon tonne du côté de Lunéville. Mais, ici, tout est calme.


Tout ne se passait pas partout dans ces conditions relativement tranquilles. A quelques kilomètres, Maixe est en feu. Les forces allemandes se rassemblent de toutes les directions pour donner le coup de collier nécessaire et en finir avec la résistance française. L’armée du prince royal de Bavière venant de Delme, de Morhange et s’étendant jusqu’à Avricourt, a pour objectif le Grand-Couronné et Lunéville. L’armée du général von Heeringen, débouchant du Donon et des cols des Vosges, a pour objectif, au Sud, la ligne de la Mortagne et la forêt de Charmes où elle compte prendre à revers les forces françaises qui ont pour mission de défendre la trouée face au Nord-Est.

Ainsi l’ennemi vise, comme première base, l’occupation en force de la région de Lunéville par le XXIe corps, les IIe et IIIe corps bavarois.

L’attaque allemande commence le 22 août, dès 8 h. 30 du matin, sur les points où le 16e corps s’était établi, les hauteurs de Crion et de Sionviller. Le 15e corps ne se sentant pas de force à lutter avec, dans le dos, la rivière de la Meurthe, est autorisé, vers 10 heures, à se replier sur la rive gauche. On a pris la précaution de ne pas encombrer, par sa retraite, les passages de Lunéville : la 29e division a ordre de prendre les ponts de Blainville-Damelevières ; la 30e division le pont de Rosières-aux-Salines. Le corps vient occuper les positions qui lui ont été prescrites sur les hauteurs de Saffais.

Cependant, il faut tenir le plus longtemps possible sur la rive droite de la Meurthe. Le général de Castelnau donne l’ordre au général Foch, qui commande le 20e corps, de prendre les mesures nécessaires à cet effet. Celui-ci charge la 11e division, « la division de fer, » et spécialement la 22e brigade, de cette mission. La division est sous le commandement du général Ferry. La 22e brigade, venant de Morhange, où elle s’est battue deux jours, arrive à Dombasle dans la nuit du 21 au 22 août. Elle a fait une marche de 50 kilomètres. On ne la laisse pas reposer. Soutenue par deux groupes de 75 et deux groupes d’artillerie lourde, elle franchit la Meurthe et occupe les hauteurs de Flainval. L’ennemi fait un effort pour lui passer sur le corps ; mais elle tient toute la journée du 22 et, empêchant ainsi l’ennemi de tourner le Grand-Couronné vers le Sud, maintient ses liaisons avec le 16e corps. Le soir venu, la mission est remplie, la 22e brigade se décroche des Allemands sans être inquiétée. L’ennemi perd le contact. Les Français repassent la Meurthe et font sauter les ponts derrière eux.

Quelques semaines plus tard, le 16 octobre, le général de Castelnau se portait lui-même à l’état-major de la division et citait à l’ordre du jour le général Ferry, « pour avoir deux fois rétabli la situation en Lorraine, à Flainval et à Champenoux-Réméréville et avoir, par son organisation et son activité, réussi à maintenir en face de lui des forces trois fois supérieures aux siennes. »

Sur le Rembétant, la journée n’avait pas été mauvaise non plus :


Après avoir passé une nuit sur des paillasses (4e bataillon de chasseurs, à Saint-Nicolas-du-Port), nuit qui nous fit bien du bien, chacun s’empresse de se laver un peu, on en a grand besoin, et de courir voir tous les blessés de la 11e division qui sont soignés ici, le quartier ayant été transformé en hôpital. C’est une cohue invraisemblable : chacun va et vient de tous côtés.

8 heures du matin. — Branle-bas général, le clairon vient de sonner le rassemblement et pas gymnastique ! Quoi ! les Boches seraient-ils déjà là ? Les marsouins auraient-ils lâché ?… Non ! C’est tout simplement pour être prêts. Néanmoins, une demi-heure plus tard, on retraverse la Meurthe et l’on voit arriver des paysans qui s’enfuient de leurs villages.

On grimpe au Remnbétant où l’on retrouve les marsouins. Le temps est superbe. Il règne partout une activité fébrile. Tout à coup, semblable à un orage qui éclate, voilà notre artillerie qui ouvre le feu ! 120 et 75 rivalisent à qui jettera le plus vite et le plus terriblement possible la mort dans les rangs adverses. Je crois qu’ils prennent quelque chose ! La canonnade cesse, et une furia des marsouins se fait entendre, sans donner le temps de réfléchir aux Boches, qui sont cloués sur place. On a hâte d’y aller pour se venger d’avant-hier. En tout cas, on jouit du coup d’œil. Les Boches contre-attaquent… Peine perdue. Messire l’6 rouvre la danse et aussitôt tout s’arrête[3].

Cependant, le gros du 20e corps s’était établi au Sud de la Meurthe sur les hauteurs de Ville-en-Vernois-Manoncourt et la croupe Est de Rosières. L’intention du général de Castelnau, préparant avec un soin minutieux la défense de la trouée de Charmes, est de relier le Rembétant, c’est-à-dire l’acropole Sud du Grand-Couronné, aux hauteurs de Saffais (367 mètres) et de Belchamps (413 mètres) qui commandent à la fois la plaine de la Meurthe et de la Mortagne au Nord et protègent la trouée de la Moselle au Sud. Le général prescrit, sur ces positions, des travaux de fortification passagère ; malheureusement, la troupe ne comprend pas encore toute leur importance et ne s’y applique pas. Le corps de cavalerie reste immobile en amont de Moncel-Lunéville.

Ces mesures, ramenant légèrement les troupes en arrière, laissent à l’ennemi le champ libre pour s’enfoncer vers la Mortagne, au Sud de Lunéville. En effet, si le 15e corps n’avait pu attendre le choc au Nord de Lunéville, le 10e corps, attaqué à 8 h. 30 du matin, sur la position Crion-Sionviller, avait été forcé à la retraite. L’avant-garde du XXIe corps allemand avait commencé vigoureusement l’attaque, bientôt soutenue par toutes les forces disponibles débouchant de Valhey et atteignant Einville. Vers midi, alors que Maixe commençait à brûler, la lutte était devenue très violente ; l’artillerie fait des ravages dans l’infanterie française qui s’accroche au terrain. L’ennemi est contenu à gauche sur la côte qui protège au Nord Jolivet. Mais, sur la droite, vers 15 heures, la 31e division (16e corps) commençait à plier.

Les crêtes de la rive droite de la Vezouse avaient offert, d’abord, un point d’appui. Deux groupes d’artillerie de campagne, établis là par la prévoyance du commandement, canonnent l’ennemi. Une contre-attaque sur Croismare dégage la 31e division. Pourtant, elle doit céder ; elle passe la Vezouse et la Meurthe à Lunéville et vient se reformer à Xermaménil. Lunéville est découvert. L’artillerie allemande vient se poster sur les hauteurs qui dominent Chanteheux et, de là, elle jette quelques obus. Lunéville est ouverte et sans défense ; les premières patrouilles allemandes y pénètrent sans rencontrer la moindre résistance. C’est seulement le lendemain 23, dimanche, à 2 heures de l’après-midi, que les troupes du XXIe corps défilèrent dans les rues, musique en tête.

Cette nouvelle bataille (du 22 août) nous donna la ville de Lunéville où un zeppelin avait dû atterrir quelque temps auparavant. Nous passâmes la nuit dans le salon d’un homme riche où l’on dormit assis sur les fauteuils à coussins. Le lendemain (23 août), besogne dure et à laquelle nous n’étions pas accoutumés : nous étions fossoyeurs. Ce devait être un jour d’honneur pour notre brigade (vraisemblablement la 32e brigade, 70e et 174e régimens, de la 31e division du XXIe corps). Elle devait entrer musique en tête à Lunéville. Cela était réservé pour nous, « la brigade de fer, » comme reconnaissance et récompense de notre bravoure. Mais la chose tourna mal ; à peine étions-nous en position que l’ordre du départ immédiat nous fut donné. Un combat était de nouveau engagé. Nous marchâmes tout le long du jour pour atteindre, tard dans la soirée, la petite ville de Gerbéviller. Là nous reçûmes au bivouac le premier tonneau de bière[4].


L’occupation de Lunéville était un succès dont on fit grand état en Allemagne. On alla jusqu’à, dire qu’elle équivalait à la prise de Verdun. Cependant, la résistance des troupes françaises dans la journée du 22 août, notamment au combat de Flainval, aurait dû avertir les chefs allemands qu’ils n’avaient pas affaire à des armées épuisées. Mais ils s’en rapportaient aux reconnaissances qui leur dépeignaient la « déroute » des Français comme définitive et ils se grisaient de leurs propres communiqués.

Comparons les deux comptes rendus officiels : ils traduisent l’esprit des deux commandemens :

Communiqué allemand. Berlin, 24 août (en fait, le communiqué est du 23 soir, comme l’indique le mot « aujourd’hui ») :

« Les troupes qui, sous la conduite du prince héritier de Bavière, furent victorieuses en Lorraine, ont franchi la ligne Lunéville-Blamont-Cirey. Le XXIe corps d’armée est entré aujourd’hui à Lunéville. La poursuite de l’ennemi a commencé à porter ses fruits ; l’aile des Vosges fit de nombreux prisonniers et a pris 150 canons et des drapeaux. »

Et voici le Communiqué français :

« 22 août, 23 heures. — En Lorraine. — L’offensive allemande, qui avait répondu à notre attaque et continué pendant la journée d’hier, a été arrêtée aujourd’hui. Il ne s’est produit aucune attaque allemande contre la position désignée sous le nom de « Grand-Couronné de Nancy. »

« Des engagemens ont eu lieu sur les hauteurs au Nord de Lunéville. On a l’impression que, dans ces actions, l’attaque des Allemands a été molle. Il est certain que, si nos pertes, au cours de ces trois derniers jours, ont été sérieuses, celles des Allemands l’ont été également. »


III. — DANS L’ATTENTE DE LA BATAILLE.

Nous sommes au 23 août. C’est seulement à partir de cette date que les ordres supérieurs établissent pleinement la liaison entre la 1re et la 2e armées et leur donnent l’objectif commun qui doit consister à tendre une sorte de piège à bascule devant les troupes allemandes s’avançant imprudemment. La plateforme du piège est constituée par l’armée Dubail qui a l’ordre de s’établir en ligne par le travers de la vallée, tandis que la charnière et l’abattant se composent de l’armée Castelnau, occupant les hauteurs du Grand-Couronné, passant par-dessus la Meurthe et s’établissant jusqu’à la crête de Saffais-Belchamps.

Quand les positions seront solidement prises, la jonction des deux armées se fera sur les hauteurs au Nord de la forêt de Charmes, par les 64e et 74e divisions de réserve (2e armée) qui barrent la trouée, la 16e division du 8e corps et la 6e division de cavalerie (1re armée) qui, alertées dans la région au Sud de Rozelieures et de Borville, sont prêtes à intervenir dans le flanc de l’armée allemande et à dégager l’armée voisine.

2e armée. — La journée du 23 se passe encore dans un calme relatif. Sans doute, l’ennemi souffle de son côté. C’est un dimanche, qu’il consacre à faire son entrée de parade dans Lunéville. Sauf deux attaques sans résultat, que nous allons signaler, cette journée est une sorte de trêve de part et d’autre.

L’armée de Castelnau s’établit fortement sur ses positions. Le quartier général est transporté à Pont-Saint-Vincent, ce qui indique chez le général la volonté arrêtée de surveiller la région de Charmes, d’opposer l’aile droite de son armée au mouvement débordant de l’ennemi vers le Sud, et de défendre la rive gauche de la Meurthe en prolongement du Grand-Couronné.

Voyez avec quel soin il masse ses troupes de façon à dominer ce couloir dont la valeur stratégique et tactique est d’une telle importance.

Le 16e corps d’armée, que nous avons vu se reconstituer vers Xermaménil la veille au soir, gagne la région Ferme Léaumonl (cote 352)-Belchamps, commandant la route de Lunéville à Hayon. Il comprend la 32e division et la 74e division de réserve, car la 31e division, que nous avons vue fort éprouvée, le 22, dans la région de Jolivet, se reconstitue sur la Moselle. La protection de la route Lunéville-Bayon est spécialement confiée à la 74e division de réserve (général Bigot) qui a commencé ses débarquemens dès le 20 août ; quant à la 32e division, sa 63e brigade est à droite ; un des régimens de la 64e brigade est à Villacourt au Sud de Bayon, allongeant ainsi la défense jusqu’aux régions boisées de la trouée de Charmes. Toute l’artillerie du 16e corps est en ligne sur les crêtes de Belchamps et au Nord de Brémoncourt (cote 413).

Plus au Nord, le 15e corps, qui, on s’en souvient, n’a pas pu prendre part au combat du 22, se rassemble à gauche du 16e corps, dans la région Haussonville-ravin de Ferrières.

Le 20e corps d’armée s’articule de manière à pouvoir se porter, soit à la défense du Grand-Gouronné, si l’ennemi fait une entreprise sur Nancy, soit à la défense de la trouée de Charmes, si, comme il est probable, il se détourne de la ville pour accomplir la grande manœuvre stratégique.

La brigade Ferry (du 20e corps) a repassé la Meurthe après avoir repoussé victorieusement quatre attaques d’une brigade bavaroise sur les hauteurs de Flainval.

L’artillerie du corps d’armée dominant la Meurthe et prenant d’enfilade la vallée du Sanon, est en batterie sur la crête Saint-Nicolas-Cuite-Fève ; elle est appuyée par une brigade de la 11e division ainsi que par le 4e bataillon de chasseurs, qui tient solidement le pont de Saint-Nicolas ; car de ce point dépendent les communications entre les deux parties de l’armée.


23 août. — Le sol est couvert de cadavres allemands (Rembêlant). Toute la journée se passe sous un marmitage continuel, mais peu sensible pour nous. Le soir arrive ; nous quittons nos emplacemens et redescendons vers Saint-Nicolas. On s’installe en petits postes sur les routes, les ponts, le canal, etc., et la nuit se passe assez calme.


La 39e division (20e corps) est en réserve et au repos à Lupcourt-Manoncourt, derrière l’artillerie du corps d’armée. On renforce encore lu garnison du Rembétant par le 43e colonial. Les divisions de réserve gardent toujours le Grand-Couronné plus au Nord, ayant leur force principale vers Lenoncourt, prêtes à contre-attaquer, s’il y a lieu, soit vers Haraucourt, soit vers Réméréville. Au fort de Bourlemont, toutes les dispositions sont prises pour une vigoureuse défensive.

On n’est pas encore renseigné exactement sur les intentions de l’ennemi ; il semble qu’il tende à s’écouler vers la trouée de Charmes ; en effet, on signale une division ennemie s’avançant sur la route de Château-Salins et se dirigeant vers le Sud ; plus au Sud, le 11e bavarois est sur le Sanon (la IIIe division bavaroise est sur Maixe-Drouville) ; plus au Sud encore, un corps d’armée entre le Sanon et la Meurthe se retranche dans la région Maixe-Anlhelupt-Flainval. Partout l’ennemi creuse des retranchemens comme pour se protéger à sa droite, et installe ses batteries. Quelle chance inespérée s’il se lance vraiment en avant, prêtant le flanc à la manœuvre qui le menace du haut du Grand-Couronné !


À midi, je pars en reconnaissance avec mon peloton, le long de la Meurthe, pour voir à Damelevières et Blainville les mouvemens de l’ennemi. Pas d’incident. En passant près d’un petit bois, au retour (il fait presque nuit), on nous tire dessus assez vivement. C’est un poste français qui nous prend pour des uhlans ! Personne n’est atteint. Les patrouilles allemandes ont franchi, ce soir, la Meurthe[5].


Mais on peut hésiter encore sur les intentions de l’ennemi. Dans cette journée du 23, il tente deux attaques sur le Rembétant, l’une vers dix heures venant de Dombasle, l’autre vers treize heures, par le bois de Crévic. Elles sont arrêtées toutes deux par le feu de l’artillerie-lourde du Rembétant et des batteries de la rive gauche de la Meurthe : une des attaques contre le Rembétant est repoussée vigoureusement par les 212e et 290e de réserve. Or, sans que les troupes françaises s’en doutassent, elles avaient, par leur artillerie de la rive gauche de la Meurthe, infligé des perles nouvelles très sérieuses aux Allemands, notamment aux environs de Blainville, où l’artillerie du 15e corps avait fait de véritables ravages ; le spectacle impressionnant en fut donné aux officiers français, dès le lendemain matin, lors des reconnaissances.

C’est dans cette matinée du 23 qu’avait eu lieu l’entrevue émouvante rapportée entre le général de Castelnau et le général Léon Durand, le premier disant : « Je vous en supplie, tenez, tenez ! » et le second répondant : « Nous tiendrons[6]. »

La veille, le général Léon Durand a réconforté les Nancéens par cette fière proclamation[7] :


HABITANS DE NANCY

Nancy, 22 août 1914. Commandant les troupes opérant dans votre région, je fais appel à votre bonne volonté, à votre calme, à votre patriotisme dans les circonstances que nous traversons. Ne prêtez pas l’oreille aux bruits alarmans qui circulent.

Nos troupes et moi, nous sommes là ; comptez sur nous !

Signé : Général LEON DURAND.


L’ennemi ne manifeste, dans la soirée, aucune velléité d’attaquer : on le voit installer une nombreuse artillerie sur les hauteurs de Flainval-Anthelupt, d’où il peut, soit canonner le Rembétant, soit prendre à revers nos troupes vers Lamath-Xermaménil, ou, si elles tentent de s’y glisser, dans la forêt de Vitrimont.

1re armée. — La 1re armée (armée Dubail) a reçu pour instruction de combiner, dès le 23 août, son action avec celle de la 2e armée. Il est temps. L’ennemi a envahi, par tous les points de pénétration, la vallée de la Vezouse et s’est mis en marche sur la vallée de la Meurthe. Venant d’Avricourt, de Blamont, de Girey, du Donon, des cols des Vosges jusqu’au col de Sainte-Marie (celui-ci perdu la veille par la 71e division de réserve), l’armée von Heeringen et la gauche de l’armée du kronprinz de Bavière forment un vaste demi-cercle incliné dont le sommet est aux pentes du Donon et dont la corde, qui est l’objectif, se trouve être la Meurthe avec Baccarat comme milieu. Von Heeringen descend ce plan incliné, pour aider la poussée du centre et de l’aile droite, à savoir l’armée bavaroise, se dirigeant vers Rozelieures et la trouée de Charmes.

Les mouvemens qui ont été prescrits, pour le 23, à la 1re armée française, avec un but précis d’offensive ultérieure, doivent l’amener face au Nord et au Nord-Ouest, dans une position perpendiculaire au front qu’occupera le soir même la 2e armée. Or, la veille au soir, 22 août, la 1re armée occupait une ligne dont la convexité était franchement Nord-Est. Le changement d’objectif, ordonné par le haut commandement pour le 23, aura pour effet de déterminer une convexité en sens contraire ; il entraîne donc une série de larges mouvemens, avec, comme pôle d’attraction, les hauteurs dominant la lisière Nord de la forêt de Charmes.

Le général Dubail opère vers le Sud-Ouest une conversion de sa gauche et de son centre, afin d’établir sa liaison en équerre avec la droite du général de Castelnau qui, nous l’avons vu, aura son point extrême, le soir du 23 août, au Nord de la forêt de Charmes, vers Villacourt. Le 8e corps quitte, en conséquence, ses cantonnemens de la Verdurette, à l’Est de la forêt de Mondon, pour opérer ce mouvement et s’articuler avec la droite de la 2e armée vers la forêt de Charmes, laissant ainsi à l’ennemi, dans cette journée du 23 août, la faculté d’entrer, de lui-même, dans le piège largement ouvert.

Dans la nuit du 22 au 23, sous un orage épouvantable, le corps d’armée passait la Meurthe ; la 16e division (de Maudhuy) recevait l’ordre, à minuit, de reprendre la retraite, le gros de la division étant déjà sur la rive gauche, un régiment étant resté sur la rive droite, vers Hablainville ; la division prend la direction de Domptail-Saint-Pierremont et passe la Mortagne. Dans la journée, en très bon ordre et sans être inquiétée, mais fatiguée par la grande chaleur, elle gagne ses cantonnemens prescrits : Fauconcourt-Ortoncourt-bois du Chaufour-cotes 361 et 370.


Nous nous sommes dirigés vers la Meurthe, aujourd’hui 22 août, par un temps abominable, écrit le capitaine Rimbault, du 95e (16e division). En sortant d’Hablainville, mon convoi a été pris dans une terrible tempête. Nous étions en pleine forêt, les chevaux avançaient difficilement et d’énormes grêlons nous cinglaient le visage. En débouchant des bois, le soleil réapparut. Mais un spectacle terrible s’est offert à nos regards. Sur les chemins qui, du Nord, débouchent sur la Meurthe, nous voyons des files interminables de fugitifs. Je leur demande : « Où allez-vous, braves gens ? » Et sans lever la tête, ils répondent : « A la garde de Dieu ! »

Ils traînent derrière eux leur bétail et un chariot sur lequel ils ont jeté à la hâte ce qu’il faut pour aimer et ne pas mourir : leurs gosses, leurs hardes et leurs matelas. Ce soir, je couche à Flin.

23 août. — Nous avons traversé la Meurthe, et derrière nous, nous avons fait sauter les ponts. Je rencontre sans cesse des régimens qui se replient. Les hommes ne semblent plus abattus et devisent joyeusement entre eux du tabac qu’ils ont pris aux Boches à Sarrebourg. Pour les mettre en confiance, le commandement a donné l’ordre à tous les avions français de l’armée d’évoluer au-dessus des troupes. Enfin, nous voici à Ortoncourt.


Le 8e corps en entier, le 23 août au soir, est sur la ligne Damas-aux-Bois, Haillainville et Fauconcourt. A sa gauche, il a laissé, dans la journée, le 2e bataillon alpin pour contenir l’ennemi et l’empêcher, notamment, de franchir la Mortagne avant la fin de la retraite du corps d’armée, la reconstitution des unités et leur liaison avec la 2e armée. Il s’agit, avant tout, d’assurer la sécurité des mouvemens qui permettront d’établir solidement le barrage de la trouée de Charmes.

C’est ici que se place l’épisode héroïque de la défense de Gerbéviller et de la Mortagne par une poignée d’hommes, défense qui permit la sécurité de la retraite du 8e corps, retint une journée entière une brigade bavaroise, mais excita à un tel degré la colère de l’ennemi que le martyre de Gerbéviller en fut l’immédiate conséquence. Un détachement de 54 alpins du 2e bataillon, commandé par l’adjudant Chèvre, un enfant du pays, reçut, dans la nuit du 23 au 24 août, l’ordre de tenir coûte que coûte les ponts de la Mortagne qui relient les deux parties du bourg. Des barricades furent établies. La brigade bavaroise du général Clauss occupait les abords de Gerbéviller. Vers neuf heures du matin, le 24 août, commença une fusillade acharnée ; l’ennemi canonna des hauteurs de Fraimbois jusqu’à cinq heures du soir. Les 54 alpins, après avoir infligé des pertes énormes aux Bavarois, se replièrent sans être vus, à la fin de la soirée, et l’ennemi entra dans le bourg, qui fut mis à feu et à sang.

Ainsi, du 23 soir au 24 soir, toute une brigade allemande avait été tenue en respect par une cinquantaine d’hommes à près de 15 kilomètres en avant des cantonnemens du 8e corps ! La magnifique conduite de cette troupe, que l’on eût crue sacrifiée, permit aux chefs d’apprécier le peu de mordant de l’ennemi et de donner quelque repos au 8e corps, qui en avait tant besoin !

Dans cette journée du 23 août, à droite du 8e corps, le 13e corps descendait des hauteurs de Montreux sur Baccarat et gagnait les bords de la Mortagne où il cantonnait sur Saint-Maurice, Roville-aux-Chênes et Anglemont. Le 21e corps,
CARTE DE LA BATAILLE DE LA TROUÉE DE CHARMES (25-26 AOUT 1914)
accroché aux croupes élevées et boisées des Vosges qui dominent la vallée de la Plaine, se dirigeait vers la Meurthe. Sa 13e division est chargée du barrage dans la vallée de la Plaine sur le front Pierre-Percée-Celles (la 26e brigade sur Celles-Allarmont-Grand-Brocart). Mais l’ennemi n’a pas attaqué, bien qu’il soit au contact. C’est donc en toute liberté et par ordre que le repli se fait sur Neuf-Maisons et Pexonne ; en fin de journée, l’ennemi essaie mollement de déborder la 25e brigade vers la Plaine.

A la nuit, le 21e corps bivouaque face au Nord, sur la ligne Celles-Pierre-Percée-Pexonne-Merviller-Baccarat-Bois de Glonville, c’est-à-dire sur les pentes septentrionales de la forêt du Reclos qui surplombe la Meurthe et couvre Raon-l’Étape. Au Sud-Est, le 14e corps, ayant quitté la vallée de la Bruche, s’est replié vers l’Ouest et a occupé la région du Ban-de-Sapt.

Comme l’ennemi est partout au contact, la plus grande vigilance est prescrite, tant à la 1re qu’à la 2e armée. Des mesures de sûreté sont prises en vue d’une forte attaque de nuit possible. Toute la nuit, en effet, on est en alerte à Celles et aux environs. L’état-major de la 1re armée a quitté Rambervillers dès le 23 au soir ; il s’est installé à Epinal, à l’Institution Notre-Dame, rue Thiers, et c’est de là que le général Dubail dirige la manœuvre prescrite à son armée.


IV. — BATAILLE DE LA TROUÉE DE CHARMES

Nous sommes arrivés à ces journées du 24 et du 25, qui, conformément aux prévisions et aux dispositions prises par le Grand Quartier Général, doivent voir se réaliser la manœuvre préparée depuis trois jours.

L’ordre, d’une simplicité et d’une précision parfaites, est le suivant : la 1re armée doit faire front et lutter sur place ; la 2e armée, placée perpendiculairement, doit tomber sur le flanc de l’ennemi, s’il s’engage dans la région des rivières au Sud-Ouest de Lunéville.

Essayons de rendre claire la disposition générale des troupes appartenant aux deux armées, de façon à faire sentir, d’une part, le glissement des armées allemandes vers leur objectif qui est la trouée de Charmes et, d’autre part, la résistance des armées françaises, résolues non seulement à leur barrer la route, mais à contre-attaquer et à les mettre en échec.

Procédons de l’Est à l’Ouest.

Journée du 24 août. — L’ennemi n’a pas attendu l’aube du 24 pour se lancer en avant. A minuit, Celles est attaqué par surprise :


Je m’étais jeté sur mon lit, écrit le colonel Hamon, commandant la 26e brigade (21e corps), quand le cri « Aux armes ! » est poussé. Je m’équipe en toute hâte pour donner l’alarme dans tout le cantonnement et organiser la défense. Je pousse toutes les compagnies que je rencontre sur les issues Nord et Nord-Est de Celles. Un peu plus, nous étions pris au saut du lit. Une autre fois, je ne cantonnerai plus si en avant des lignes. Les 5e et 6e compagnies du 21e régiment occupent les barricades établies à l’entrée de Celles et brisent par leur feu l’élan de l’ennemi qui se replie, laissant sur la route de nombreux morts. Le 17e est sur pied. Toutes les issues sont barrées. Je mets l’ordre dans tout cela. L’ennemi ne renouvelle pas son attaque. A 4 h. 30, les 1er et 2e bataillons attaquent à leur tour ; les deux compagnies du 3e bataillon, arrivées du Grand-Brocard à la Plaine, sont prêtes à appuyer le mouvement. Le 17e tient Celles et les tranchées.


Au même moment, l’ennemi attaque Baccarat par le Nord et le Nord-Ouest. La pression de l’armée von Heeringen devient très forte sur le 21e corps. Devant ces forces supérieures et sous le bombardement intense, le 17e et le 21e régimens, notamment, sont peu à peu refoulés dans Celles, puis à l’Ouest du village ; nos batteries couvrent ce mouvement de repli et font, de leur côté, beaucoup de mal à l’ennemi.


A 5 h. 30 du matin, je suis avisé, écrit le colonel Hamon, que le 20e bataillon de chasseurs, qui est à Pierre-Percée, doit venir soutenir la 20e brigade ; de plus, le 00e bataillon de chasseurs venant de Raon-l’Etape, doit arriver avant 6 heures à la scierie Lapus. A 6 h. 15, le 20e chasseurs déborde le village par l’Est ; les deux autres compagnies du 60e en réserve tiennent la lisière du bois face à Celles et au Sud de la cote 315.


La contre-attaque progresse vers l’Est. Mais l’artillerie allemande intervient, écrase notre infanterie de ses obus.

Voici un récit allemand du combat :


Le 24 août, un dur combat à Celles. La lutte commence à 6 heures du matin. Nous devons traverser des espaces découverts et on nous tire dessus de trois côtés. Nous avançons par bonds. Les bombes et les shrapnells éclaircissent nos rangs. Un camarade près de moi a la tête enlevée ; je suis renversé par la pression de l’air et n’en reviens pas d’avoir encore tous mes membres. Nous nous glissons dans une tranchée préparée par les Français. Impossible d’aller plus loin ; le feu de l’ennemi est trop violent. Nous y restons deux heures. À midi, les chasseurs entrent les premiers dans Celles-sur-Plaine[8].


La 13e division est obligée de se replier : la 26e brigade gagne la Trouche, où ses élémens se reforment ; au début de l’après-midi, elle reçoit l’ordre de se porter sur Etival, protégée par le 17e chasseurs qui doit faire barrage à la Trouche ; la 25e brigade effectue son mouvement sur Raon. À la tombée de la nuit, la 26e brigade, arrivée à Etival, trouve le village envahi par la 27e division du 14e corps. C’est un chassé-croisé de corps, de parcs d’artillerie, de convois. Enfin, tout se tasse.

Quant à la 43e division, elle se replie également par Baccarat sur la rive gauche de la Meurthe ; le 109e s’était porté en avant de son côté et avait été bombardé dans ses tranchées durant toute la journée. Vers une heure de l’après-midi, il retraitait sur Thiaville, franchissait la Meurthe à quatre heures et creusait des tranchées pour la nuit.

Le 21e corps bordait désormais la Meurthe.

L’armée Dubail va s’installer, et, de la droite à la gauche, organiser un barrage continu.

Le 14e corps servait d’appui, à droite, au 21e corps, pour défendre la ligne des Vosges. Il reste en péril, s’il ne regagne pas le gros de l’armée. Aussi est-il ramené légèrement en arrière sur sa gauche (27e division) qui, nous l’avons vu, cantonne à la nuit vers Etival. Le front du corps d’armée s’étend sur Provenchères-Ban-de-Sapt-Moyenmoutier, protégeant ainsi la ligne de la Meurthe, depuis Saint-Dié jusque vers Raon-l’Étape.


En Alsace même, à l’aile gauche de l’armée du général Pau, les cinq groupes alpins (général Bataille) tiennent toujours la région Ouest de Colmar, au pied des Vosges, où les 12e, 22e et 28e bataillons occupent la zone Ammerschweier-lngersheim, le 28e en tête de pont, jusqu’à Logelbach. Les Allemands paraissent s’être retirés sur Neuf-Brisach.

Malheureusement, au Nord-Ouest, un corps de l’armée de Heeringen qui a pu, comme nous l’avons indiqué, s’emparer du col de Sainte-Marie, commence à descendre le versant français
LA BATAILLE DE LA TROUÉE DE CHARMES.

des Vosges et cherchera à déborder, le 25, les troupes qui, au Sud, tiennent toujours l’Alsace jusqu’aux faubourgs mêmes de Colmar. Il vise aussi la trouée de Charmes, mais par Saint-Dié et Epinal. La 142e brigade est ainsi obligée d’évacuer le village et le col du Bonhomme et de se replier à Fraize, sur la Haute-Meurthe. Nous verrons, les jours suivans, les groupes alpins se conformer à ce mouvement de retraite sur la frontière, afin d’établir définitivement la continuité du long barrage de la Meurthe.

Comme il importe d’interdire à l’ennemi la route d’Epinal, non seulement les groupes alpins la protégeront, mais la 71e division de réserve, réserve mobile de la place, qui en était sortie pour garder les cols des Vosges et venait de perdre le col de Sainte-Marie, recevait, le 24 août, l’ordre du général Dubail de se replier sur la place elle-même. La 58e division de réserve gardait la rive droite de la Meurthe au Sud de Saint-Dié. Le haut commandement met à la disposition de la 1re armée la 44e division venue de l’armée d’Alsace. Déjà les débarquemens de cette unité s’achèvent, -le 24 août, vers Saint-Dié et vers Bruyères.


A la gauche de ces masses françaises (21e et 14e corps, 58e et 71e divisions de réserve, groupement alpin, 44e division), qui défendent au Nord, à l’Est et au Sud l’accès de la région de Saint-Dié, d’où l’ennemi, par la vallée de la Vologne, pourrait tenter de tourner Epinal, il y a, sur le front des 13e et 8e corps, une zone de manœuvre que le haut commandement s’est habilement ménagée et où il espère bien que l’ennemi, alléché par les succès de Sarrebourg et de Morhange, viendra se faire prendre. C’est dans ce dessein, qu’à gauche du 21e corps, le 13e corps (24 août vers midi) s’est calé sur sa droite vers les hauteurs de Ménarmont, au Nord de ses cantonnemens de la nuit ; ainsi posté, il soulage déjà la droite de la 2e armée, fortement attaquée depuis dix heures du matin par l’ennemi, de Mont-sur-Meurthe à Gerbéviller. Le 13e corps tient, pour ainsi dire, le goulot de l’entonnoir, assurant avec le 21e corps la possession de la ligne de crêtes qui, de Vallois à Etival, court parallèlement à la Meurthe et en commande les passages.

Le 8e corps prolonge vers l’Ouest, au-delà de la Mortagne, la solidité de cette ligne qui occupe les hauteurs. Un ordre du grand quartier général, qui révèle une très claire vision des événemens et une vigilance stratégique de tous les instans, assure au général de Castelnau la coopération de ce corps et le met à la disposition de la 2e armée.

Le 8e corps se porte donc sur les crêtes d’Essey-la-Côte, et protège ainsi, exactement, l’entrée de la trouée.


Orloncourt, 24 août. — Il est vrai que la situation s’aggrave. Les Allemands se sont avancés entre la Mortagne et la Moselle, et, prenant pour objectif cette dernière rivière, veulent percer entre Châtel, Charmes et Bayon. Allons-nous nous faire manger par ces gens-là ?

Le régiment (95e) a reçu, ce soir, l’ordre de prendre l’offensive.

J’ai assisté au défilé du départ : les hommes étaient joyeux, et, tout en comptant leurs cartouches, ils lançaient en marchant des apartés où ces mots reviennent souvent : « Ce qu’ils vont prendre, les Boches, pour leur rhume ! »

A 4 heures et demie, je me dispose à quitter le bourg avec mon convoi qui doit s’établir en position d’attente à 1 500 mètres de là, quand je vois deux obus éclater sur les hauteurs Nord du village (ce fut là la limite extrême de l’avance allemande dans l’Est de la France) sur lesquelles mes camarades viennent de s’engager… L’un d’eux avait été pour mon chef, le colonel Tourret[9].


En somme, la 1re armée, tout en cédant du terrain, n’en continuait pas moins à faire barrage partout. Cela ne suffit pas. Le 8e corps reçoit l’ordre de contre-attaquer. Il le fait sur Vennezey-Moriviller, aux approches de la trouée, autour de ce village de Kozelieures qui est l’objectif certain de l’ennemi.

C’est pour aider à ce mouvement du 8e corps que le 13e corps, se couvrant à droite sur Ménarmont, maintient les troupes ennemies qui débordent de Baccarat. La bataille se dessine, partout à la fois, à l’entrée du goulot.


V. — POUR DÉFENDRE LA TROUÉE DE CHARMES

Nous venons de voir la 1re armée, après son large mouvement de repli du 23 août, luttant pied à pied le 24, tenant tête à l’ennemi et le retenant sur les pentes des Vosges, tandis qu’à l’Ouest les forces allemandes se- dirigent en masse vers Lunéville et la trouée de Charmes ; le général Dubail a cédé lentement, mais il n’a pas rompu. Tout en pliant, il exécute à la lettre les prescriptions du haut commandement, c’est-à-dire qu’il dispose ses forces au Nord-Nord-Ouest, « perpendiculairement » à la 2e armée.

Ainsi, la 1re armée fait avec celle-ci, le 24 au soir, exactement un angle droit ; son front principal s’étendant de la trouée de Charmes à Raon-1’Etape, tandis que les unités formant barrage plus à l’Est dessinent une nouvelle ligne dont la convexité est au Ban-de-Sapt, face au débouché de l’ennemi par la vallée de la Bruche. Au même moment, la 2e armée, occupant l’autre côté de l’angle droit, est installée, du Sud au Nord, sur les hauteurs de Belchamps, de Saffais et sur tout le Grand-Couronné jusqu’à Sainte-Geneviève. Le piège est bien tendu. L’ennemi s’y engagera-t-il ?

Le doute semble régner dans la 2e armée jusque dans la matinée du 24 août. Toutefois, on s’attend à une forte attaque, et les contacts sont pris :


24 août, 2 heures du matin (4e bataillon de chasseurs). — Nous voilà repartis sur Dombasle ; de là, on gagne les hauteurs de Flainval. Nous sommes en soutien d’artillerie sur une petite crête abritée par un verger et qui domine tout le versant de la frontière, avec les petits villages dans le fond. On s’empresse de creuser une tranchée pendant qu’il fait encore sombre. Nous avons deux batteries de 75 en position derrière nous. À peine le petit jour vient-il de poindre, qu’un ouragan de fer passe au-dessus de nos têtes : ce sont nos batteries qui ont aperçu un mouvement de l’ennemi, comme nous l’avons su plus tard. Un quart d’heure se passe, et un taube ayant survolé nos positions, les Boches se mettent à tirer sur la batterie qu’ils croient avoir découverte. Les obus de tous calibres pleuvent ; mais plus ils tirent, plus nos 75 répondent. Nous restons là quatre heures, le nez dans la terre qui tremble, pour laisser passer cette grêle de mitraille.


À cette heure décisive, le général de Castelnau, après l’effort qu’il vient d’accomplir, se sent maître de ses moyens : son armée s’est reformée ; ses troupes sont en état de livrer bataille sur le terrain qu’elles occupent ; elles demandent le combat. « Quelqu’un avait dit, ce soir-là : « Demain, nous prendrons l’offensive ! » Cette parole murmurée trouva mystérieusement un écho dans les âmes[10]. »

Le mouvement de repli ne doit pas être poussé plus loin. Les ordres sont donnés, dès le 24 au matin, pour une défensive vigoureuse sur les hauteurs du Grand-Couronné et sur les positions occupées par le 15e et le 16e corps. Les troupes ont pour devoir strict de sauver Nancy, au cas où l’ennemi serait décidé à attaquer la ville. Mais ce n’est qu’une partie de la tâche qui leur est assignée. Si on les attaque, il faut qu’elles soient en mesure de contre-attaquer : c’est dans cette vue qu’un fort groupement, une masse de manœuvre, est constituée dans la région de Lenoncourt, à 8 kilomètres à l’Est de Nancy : le 20e corps, aidé de toutes les troupes que laisse disponibles la défense du Grand-Couronné, sera prêt à se porter en avant au premier signal. Les trois divisions de cavalerie (2e, 6eet 10e divisions) sont portées en masse sur la droite de l’armée pour l’appuyer et la couvrir. Elles ont pour mission d’interdire à l’ennemi de franchir les hauteurs de la Naguée, sur la rive gauche de la Mortagne, et se trouvent ainsi placées face à l’effort de l’ennemi qui a concentré à Lunéville 3 brigades d’infanterie, 3 régimens d’artillerie, et un régiment de uhlans.

Comme nous l’avons dit, le général Dubail a mis le 8e corps à la disposition de la 2e armée. Celle-ci est donc renforcée, sur sa droite, de cet excellent appoint qui couvre les divisions de réserve installées en travers de la trouée de Charmes. Ces dispositions prises, on attend.

Mais, voici du nouveau.

Tandis que la 1re armée recevait, comme nous l’avons dit, le choc de l’ennemi sur la Meurthe, depuis Lunéville jusqu’à Raon-I’Etape, une reconnaissance d’avions signale à la 2e armée la marche d’une forte colonne ennemie quittant Lunéville et traversant la forêt de Vitrimont (ferme de la Faisanderie). L’ennemi ne se porterait donc pas vers Nancy ? Il filerait vers le Sud… En effet, une heure plus tard, on apprend que les avant-postes de la 64e division de réserve (mise à la disposition du 15e corps) sont attaqués et repoussés à Damelevières, au passage de la Meurthe. Les Allemands s’emparent de Damelevières et s’y retranchent. Tous les renseignemens concordent : des forces allemandes, évaluées à deux corps d’armée, au moins, défilent du Nord au Sud et s’engouffrent en suivant cette troupe. Plus d’hésitation possible : l’armée allemande, laissant de côté la ville, se précipite en masse vers le Sud-Ouest ; la route qu’elle suit indique son objectif : c’est Rozelieures et la trouée de Charmes.

Ainsi, l’armée allemande, exécutant un plan que nous savons capital aux yeux de ses chefs, se jette, tête baissée, dans le piège qui lui est tendu. Elle va défiler le long du Grand-Couronné et de la croupe séparant la Meurthe-Mortagne de la Moselle et prêter ainsi le flanc à une offensive tombant de cette ligne de hauteurs, tandis que l’armée Dubail, la contenant, ne lui laisse aucune issue vers le Sud.

Le général de Castelnau, qui a préparé cette heure, n’eût pu la rêver plus favorable.

A 11 h. 30, son parti est pris. D’abord, il attaquera en queue la longue colonne qui s’avance devant lui, essayant de la pousser dans la souricière ; en même temps, il se portera sur le flanc droit qu’elle lui présente. Quant à sa propre droite, qui recevra le choc de l’armée allemande filant en pointe vers la trouée, elle a l’ordre de tenir coûte que coûte et de ne reculer, s’il y a lieu, que pied à pied, de façon à « laisser venir » et à tirer, en quelque sorte, la tête de l’ennemi dans le musoir.

Donc, à 11 h. 30, la 39e division du 20e corps d’une part, la 70e division du 2e groupe de divisions de réserve, les 34e et 35e brigades du 9e corps d’armée, d’autre part, s’ébranlent des hauteurs qu’elles occupent sur le Grand-Couronné et se portent en avant vers le front Serres-Hoéville-Erbéviller. Les 59e et 68e divisions assurent la garde de la ligne principale de défense du Grand-Couronné. Plus au Sud, une fraction du 20e corps s’ébranle aussi et marche droit devant elle, dans la direction de Haraucourt et de Flainval, sur l’une et l’autre rive du Sanon. L’ennemi ne parait se douter de rien ; il a poursuivi sa progression dans toute la région Sud de Lunéville.

Extrait d’un carnet allemand :


Au Sud de Lunéville, vallée de la Meuse, 24 août, 9 h. 1/2 du matin.

Après notre samedi du 22, excessivement fatigant, au cours duquel nous avons traversé la frontière, combats continuels. Hier, dimanche 23, journée heureuse, sauf le bombardement de notre bivouac par un aviateur français. A présent, on continue de marcher vers le Sud[11].


Non seulement l’armée bavaroise continue son mouvement imprudent, mais elle croit fermement au succès de la manœuvre destinée à écraser l’armée française dans la tenaille.

Près de Gerbeviller, 24 août soir. — Soirée magnifique. Splendide coucher du soleil ; une brasserie brûle devant nous. Tout autour de nous, on entend le canon ; nous sommes paisiblement assis dans un champ, les fusils en faisceaux, et nous attendons l’appel pour savoir si, oui ou non, nous prendrons part à la bataille. Il semble que nous soyons au moment d’un grand succès. Nous fermons la souricière[12].


Et c’est sur eux que la souricière va se fermer.

L’ennemi s’avance toujours. Il allonge de plus en plus son flanc le long de la ligne des hauteurs organisées où le général de Castelnau a articulé le 15e corps d’armée avec la 64e division de réserve depuis Ferrières-Saffais jusque vers Haussonville, le 16e corps d’armée avec la 74e division de réserve sur Brémoncourt et Haigneville. S’il s’enfonce davantage, il se heurtera au 8e corps d’armée vers Essey-la-Côte et à une brigade du 16e corps qui fait jonction entre les 1re et 2e armées à Saint-Germain, point extrême de la trouée de Charmes. Et encore, avant d’atteindre les abords de la lisière Nord de la forêt de Charmes, l’armée bavaroise devra bousculer des forces mobiles françaises descendues presque sur la plaine et qui surveillent et défendent les passages de la Meurthe et de la Mortagne. Ces forces sont composées des trois divisions de cavalerie du général Conneau (2e, 6e, 10e divisions) dont l’action va enfin se faire sentir, en masquant à l’ennemi la présence, au fond du goulot, du 8e corps et de la brigade de liaison du 16e corps.

Vers 10 heures du matin, le corps de cavalerie est attaqué par des troupes allemandes de toutes armes remontant ou passant la Mortagne de Mont-sur-Meurthe à Gerbeviller. Il se défend énergiquement, s’accroche aux pentes d’où il descendait, et tient, jusqu’à 2 heures de l’après-midi, la crête de Moriviller et du bois de Jontois, entre Einvaux et Moriviller. Son artillerie donne vigoureusement et inflige des pertes très sérieuses à l’ennemi. Vers 2 h. 30 de l’après-midi, des forces allemandes évaluées à deux corps d’armée débouchent du bois de Franconville. Le général Conneau décide de se replier sur Borville, laissant à la Naguée le 2e bataillon de chasseurs. À 4 heures, tout le corps de cavalerie occupait les hauteurs de Borville. De là les batteries à cheval canonnent l’ennemi et l’empêchent d’aborder le plateau de la Naguée. Ainsi est maintenue la liaison entre la 1re et la 2e armée. Le corps de cavalerie a, malgré tout, conservé ses positions : les forces allemandes ont mis une journée entière pour faire 5 kilomètres. Pendant ce temps, le 8e corps avait reçu, à midi 30, l’ordre de s’engager sur Vennezey-Moriviller, soutenu par le 13e corps, dont l’aile droite s’appuyait solidement à Ménarmont. L’artillerie de Belchamps (artillerie lourde du 16e corps) qui commande la route de Lunéville à Bayon donne énergiquement :


24 août. — Les colonnes ennemies viennent de partout : de Damelevières, de Mont, de Lunéville. Elles se réunissent autour de la fameuse route de Lunéville à Bayon, coupée par nos positions défensives. Nos postes avancés se replient devant cette marée. Des deux côtés de la route, du bois de Vacquenat et du bois de Clairlieu, débouchent compagnies après compagnies, régimens après régimens. En même temps, le bombardement commence. Les obus et les shrapnells pleuvent sur le plateau. De la ferme Léomont à Belchamps, sur plus de 2 kilomètres, le sol est labouré comme par une gigantesque charrue.

A partir de 1 heure de l’après-midi, sous un ardent soleil, nos batteries ouvrent le feu. Un feu d’enfer. Elles ont tiré tout l’après-midi et toute la nuit. Les Allemands se sont tus ; une seule rafale énorme, le soir. Quand ils auront cédé, nous verrons les effets de ce tir. Sur les deux routes où s’avançaient leurs colonnes, de cinquante en cinquante mètres, à droite et à gauche, il y a les trous de nos Rimailhos et de nos 75. Rien n’a dû survivre de ce qui passait sur ces routes. L’après-midi, nous n’avons pas fait grand’chose. Un général de brigade a vu un mouvement de troupes sur le plateau qui domine la Meurthe. Il nous y envoie plein d’anxiété. L’escadron part au grand trot. Mais le général Bigot (commandant la 74e division de réserve) qu’on rencontre, arrête le capitaine et nous renvoie sur nos pas. Ce sont des régimens du 15e corps qui ont été pris pour l’ennemi[13].


Voici, d’après un récit allemand, un épisode du combat du 24 août au Sud de Lunéville :


Arrivés à Lunéville à minuit et demie, nous partîmes à 5 heures du matin pour nous établir sur les positions. Nous demeurâmes de 7 heures du matin à 1 heure après-midi en ligne de tirailleurs avec les réserves nécessaires, mais nous ne pûmes pas tenir à cause du feu de l’artillerie ennemie. Les Français employaient de lourds obus de marine et nous nous retirâmes sur la gauche. On s’installa dans une sorte d’entonnoir, que notre régiment appelle depuis « la bouilloire de la sorcière, » où nous étions tous en « gruppeukolunnen ; » bientôt un aviateur français nous survola, - décrivit un cercle, et, dix minutes plus tard, les obus nous tombaient dessus, creusant des trous énormes. Notre artillerie était impuissante de sa position pour arrêter celle de l’ennemi. Tous les attelages des avant-trains avaient été détruits par l’artillerie française.


VI. — OFFENSIVE DE LA 2e ARMÉE

Or, pendant que l’ennemi progresse et se croit déjà, maître des passages, l’offensive, qu’il n’avait pas prévue, s’est développée sur son flanc et presque sur ses derrières. Les divisions de réserve du général L. Durand se sont tenues prêtes : la 59e division est restée en position au Nord du Couronné ; la 68e division, remise sur pied, a occupé le terrain tenu jusqu’alors par la 70e division. Celle-ci reçoit l’ordre d’attaquer sur Courbessaux-Hoéville ; on a ramassé les troupes d’attaque d’Erbéviller jusqu’au Rembétant pour le mouvement en avant de la soirée ; l’ennemi, n’ayant pas attaqué le matin et continuant sa marche sur Lunéville, est pris en flagrant délit de manœuvre. D’un seul bond, le général Fayolle (70e division) enlève Erbéviller, Réméréville, Courbessaux ; les forces allemandes, ne pouvant supporter le choc, se retirent hâtivement sur la crête de Serres.

Nous avons une physionomie très vivante de ce combat de Réméréville, recueillie de la bouche des habitans par un écrivain exact, M. C. Berlet :


Toute la nuit (du 23 au 24), les Allemands (qui occupaient Réméréville) travaillaient à leurs tranchées dans les champs… Au milieu de la nuit, un roulement sourd ébranle les maisons. Une colonne d’artillerie traverse le village au grand trot.

Elle vient de la direction de Courbessaux. Dès le matin, grande animation parmi les soldats allemands. De petites colonnes d’infanterie passent : elles se dirigent à travers champs vers Hoéville et le bois de Faulx (c’est-à-dire vers l’arrière). Serait-ce la délivrance ? On n’ose encore sortir. Des patrouilles circulent dans les rues. La lance est prête et le revolver sorti de la gaine. Chacun attend, anxieux. On guette. On se signale les indices d’une retraite possible de l’envahisseur. Le canon tonne très fort du côté d’Amance et du côté de Dombasle.

Vers quatre heures, un uhlan arrive au galop et s’arrête dans la cour du château. Il est légèrement blessé à la tête. Il dit en riant : Franzouse ! Il cherche à savoir s’il y a d’autres cavaliers dans le village. Il part à fond de train dans la région d’Hoéville. A peine a-t-il disparu que deux hussards français débouchent au tournant de la grande rue : « Où sont les Boches ? demandent les cavaliers. — Pas loin d’ici ; ils sont partis du côté d’Hoéville ; ils sont nombreux. Faites attention. » Les deux hussards remercient et partent au grand trot. Quelques instans après, courte fusillade. Nos hussards tirent sur des patrouilles.

Voici que des soldats en pantalon rouge passent au pas gymnastique dans la grande rue, le fusil à la main, l’œil aux aguets. Ils appartiennent au 125e de Poitiers. Dans les champs, à droite et à gauche du village, une longue ligne de tirailleurs s’avance… Réméréville est délivré. Quelle joie ! Que d’espoirs dans tous les cœurs…

Tout d’un coup, une furieuse canonnade. Les canons français sont tout près du village, les obus sifflent en passant dans l’air. Ils font, au-dessus de nos têtes, comme une voûte sonore. Les canons allemands répondent. Quel vacarme !… Des shrapnells roulent sur les toits, cassent les vitres. La fusillade est très vive aux lisières du village, vers le bois de la Faulx. Des blessés arrivent à l’ambulance ; bientôt, tous les lits sont occupés… Le canon tonne toujours très fort. Il se tait vers huit heures. Mais la fusillade crépite et les mitrailleuses font leur tac-tac-tac régulier. Le combat semble très violent du côté d’Erbéviller. Peu à peu, vers neuf heures, la fusillade s’éteint. Quelques coups encore, puis le silence plane. La nuit est très obscure, toujours des blessés arrivent à l’ambulance. Il y en a du 125e et du 114e. Il y a aussi des Allemands. Les blessés du 125e racontent qu’ils ont refoulé l’ennemi dans le bois de la Faulx. Ceux du 114e racontent qu’ils ont attaqué le cimetière d’Erbéviller, et que ce fut terrible. Les Allemands avaient organisé là une véritable redoute entourée de fils de fer et d’abatis. Nos soldats étaient tombés sur les fils de fer, qu’ils ne voyaient pas. Toute la nuit se passe en alarmes. Les femmes et les jeunes, filles restent seules et se multiplient pour adoucir les souffrances des malheureux qui gémissent. Pendant toute la nuit, les blessés arrivent.


Stendhal envierait ce récit sobre et simple.


En fin de journée, les forces françaises occupent le front Champenoux-Réméréville-Courbessaux. Sur la route de la frontière à Lunéville, le défilé allemand est sérieusement menacé.

Un récit allemand peint l’aspect tragique que présente Einville à ce moment :


Nous sortons de Lunéville le 24 août et nous partons à Einville, au lazaret de campagne n° 7. Quel endroit de désolation ! J’y ai passé deux soirs dont je n’oublierai jamais l’horreur. Les grands blessés sont couchés dans la belle et grande villa d’un notaire français. Ils sont là, étendus l’un près de l’autre, dans le jardin, sur les gazons, jour et nuit, sans être encore pansés. Les médecins travaillent avec un dévouement admirable, mais ils ne peuvent venir à bout de la tâche effroyable qui leur incombe. Jamais je n’oublierai l’image d’Einville, sur le canal de la Marne au Rhin. Des habitans français d’Einville, de pauvres journaliers, m’ont aidé à rechercher un jeune officier au milieu de l’affreuse moisson. Ils l’ont fait à la sueur de leur front ; mais quand j’ai voulu les récompenser de leur dur travail ils ont unanimement refusé… Voici maintenant que s’avance un triste cortège : le curé, une tête vénérable aux cheveux gris ; le vicaire ; derrière eux, six voitures traînées par des chevaux, conduites par des paysans. Les morts sont entassés là-dedans, et la fosse commune, près de la muraille du cimetière, va les recevoir pour le repos éternel. Plus loin, c’est un autre hôpital, où se trouve le corps d’un colonel qui a succombé ce matin à ses graves blessures. On prépare un cercueil provisoire et j’emporte aussi ce mort en terre allemande avec l’auto mise à ma disposition.


Quant au 20e corps français, il a marché, selon l’ordre prescrit, droit devant lui. Le 4e bataillon de chasseurs a défendu le village de Flainval, qui est resté en sa possession. Le corps d’armée occupe, le soir, le front Haraucourt-Flainval-Rosières, maintenant ses liaisons avec le 15e corps par Saffais.

On peut résumer en deux mots cette première journée. L’ennemi a été surpris : s’avançant imprudemment vers le Sud, il s’est heurté au barrage du corps de cavalerie ; au Nord, l’armée Castelnau l’a pris à partie dans sa marche et l’a refoulé sur les positions où la bataille décisive s’engagera le lendemain.


VII. — JOURNÉE DÉCISIVE DU 25 AOUT

Pour plus de clarté, nous reprenons la suite du mouvement tel qu’il s’est esquissé dans la journée du 24, en exposant le rôle des différens corps des deux armées, de l’Est à l’Ouest.

D’abord la 1re armée.

Nous avons indiqué la volonté arrêtée du général Dubail de contre-attaquer dès le 24 au soir. Cet ordre, il le maintient avec plus d’énergie que jamais pour la journée du 25. Lui-même s’est rapproché du terrain de la lutte, et son poste de commandement est à la vieille caserne de Rambervillers. Sur la droite de l’armée, l’objectif est Raon-l’Etape et Baccarat. Le 21e corps a ordre d’attaquer, dès la première heure, par la rive gauche de la Meurthe, tandis que le 14e corps attaquera Haon-l’Etape par la rive droite. Le général garde en réserve d’armée la 44e division, qui, la veille, a terminé ses débarquemens. Elle occupe la région de Bru-Saint-Benoît, entre Rambervillers et le col de la Chipotte. Le 13e corps attaquera sur Ménarmont, et le 8e corps attaquera sur Moriviller. C’est, comme on le voit, une bataille en ligne, constituant la position de barrage telle qu’elle est indiquée dès le début de l’opération.

Mais si le plan est clair et la volonté de vaincre arrêtée chez le chef et dans les troupes, les forces allemandes avancent de leur côté avec une confiance extrême et d’un élan impétueux. La journée de la veille ne parait pas les avoir averties. La relation semi-officielle allemande s’exprime ainsi :


Pendant que, le 23 août, l’attaque et la poursuite des Français continuaient à l’aile gauche avec le plus grand succès, l’aile droite fut fortement retenue par l’attaque des troupes françaises de Nancy et du Sud, et il survint là de très violens combats, à Einville et à Lunéville. L’ennemi fut battu, et, le 24 août, l’armée du kronprinz de Bavière atteignit, après des combats victorieux, la ligne Blainville-Gerbéviller-Flin-Saint-Pole-Cirey. Le Donon fut pris d’assaut. La poursuite de l’ennemi fut continuée avec toute notre énergie, et les troupes battues furent rejetées au-delà de la Meurthe avec de fortes pertes, si bien que les troupes allemandes atteignirent, le 25-26 août, la ligne en avant de Lunéville, le point le plus à droite devant Nancy et le centre et la gauche la ligne Blainville-Gerbéviller-Ménil-Saint-Dié[14].


Maintenant, l’ennemi prétend forcer le barrage à tout prix.

Dans la matinée du 25 août, le 21e corps et le 13e corps, qui forment le centre de la 1re armée française, sont, en effet, attaqués par des forces importantes. Le XIVe corps badois, notamment, attaque sur Raon-l’Etape-Thiaville (c’est la 58*’ brigade Stenger qui exécutera, le 26 août, dans la forêt de Thiaville, l’ordre formel de son chef de massacrer tous les prisonniers ». Au 21e corps français, la 13e division (général Bourdériat) devait attaquer le front Raon-l’Etape-Thiaville, la 26e brigade ayant pour mission de soutenir, par la rive gauche de la Meurthe, la 25e brigade.

La veille au soir, le 109e a fait des tranchées et formé des barrages à Fagnoux aux approches de Thiaville. Les Allemands, après une forte préparation d’artillerie qui commence à l’aube, débouchent de Thiaville vers 4 h. 30. Une lutte s’engage sur Fagnoux et le 109e, après avoir cédé d’abord, reprend bientôt ses positions. Les Allemands débordent par le Nord et tournent Fagnoux ; un instant, les pièces sont menacées, mais elles sont ramenées en arrière par les hommes du 109e. A deux heures de l’après-midi, après un combat de dix heures, les 1er et 2e bataillons du 109e sont obligés de se replier à travers la forêt sur la côte 423 où ils bivouaquent. Le 21e régiment d’infanterie, canonné toute la journée sur les pentes Nord du bois de Repy, s’est replié à la nuit sur le col de la Chipotte : mais on constate que les mitrailleuses du 3ebataillon ont causé de grands ravages dans les rangs allemands, à Raon-sur-Plaine.

Un bataillon du 21e est resté isolé à la Petite-Chatelle et regagne péniblement son régiment par le col de Trace. Le pays est très boisé et d’une difficulté extrême pour le commandement :


Pendant toute la journée, dit le colonel Hamon, j’ai vainement couru à travers bois dans le Repy (entre Raon-l’Étape et le col de la Chipotte) pour tâcher de rejoindre mes bataillons. On ne peut se figurer combien la circulation y est difficile : c’est un fouillis inextricable. Par des pentes très dures, ce sont de vraies ascensions alpines. Après deux heures et demie de circulation sous bois, nous arrivons à la Bellotte et de là remontons au col de la Chipotte.


Vers midi, sous la pression très violente des forces supérieures de l’aile gauche de l’armée bavaroise et de l’armée von Heeringen, tout le centre du général Dubail, composé du 13e et du 21e corps, s’est replié en abandonnant le grand bois de Glonville et la position de Ménarmont sur la ligne Hardancourl-bois d’Anglemont-Saint-Benoit, qui protège directement Rambervillers.


Le 25 août, à huit heures du matin, à Ménil-sur-Belvitte, nous avons reçu les premiers obus allemands. Ils tombèrent très serrés jusqu’au soir vers cinq heures, faisant parmi nos troupes de nombreux morts et blessés. Sept familles du village avaient disposé en ambulances leurs maisons. On y accueillait aussi vite que possible nos héros. A cinq heures, l’église prit feu. A six heures et demie, nos troupes s’étant retirées sur Rambervillers, la riposte française se tut et des milliers d’Allemands se précipitèrent dans le village[15].


L’ennemi qui avait attaqué sur ce point la gauche du 21e corps (43e division) était le Ier corps bavarois (général von Xylander), ainsi qu’en témoigne le compte rendu officiel allemand. Après la bataille de Sarrebourg, le Ier corps bavarois a pris la direction générale de Rambervillers. Il a combattu, le 21, sur Gondrexange-Lorquin, le 22 à Blamont, le 23 à Montigny, le 24 à Brouville ; le 25, il débouche du grand bois de Glonville et attaque sur Bazien et Ménil-sur-Belvitte.

Tandis que se poursuivaient ces attaques de l’ennemi, la 44e division française, gardée en réserve par le général Dubail, s’est portée en avant de Bru-Saint-Benoit pour recueillir les troupes qui se replient. De ce côté, comme on le voit, la journée a été dure. Mais le mouvement de retraite est seulement de quelques kilomètres. L’ennemi n’a pas pu arracher l’attache qui accroche la 1re armée aux Vosges et il n’a pu forcer le barrage. En repliant son aile droite sur les positions du col de la Chipotte, le général Dubail a choisi le terrain où sa magnifique résistance finira par avoir raison de l’offensive ennemie.

Avant de quitter la droite de la 1re armée, il n’est pas inutile de se rendre compte du caractère de la retraite qu’elle vient d’accomplir du Donon au col de la Chipotte. Le colonel Hamon, qui a pris à cette retraite la part très honorable que nous venons d’indiquer, la juge sévèrement : exemple frappant de l’impossibilité où est le combattant de voir et surtout d’apprécier les ensembles.


Voilà trois jours, écrit-il, que nous nous replions constamment sans un but bien défini. Depuis que nous avons dû lâcher le Donon, nous faisons de la mauvaise besogne. Le Donon perdu, que nous servait la vallée de Celles ? Il eût mieux vallu ne pas se précipiter si vite en Alsace d’abord, puis ne pas faire ces replis de petite envergure. Il fallait lâcher le contact par une marche de nuit et nous retirer carrément sur la rive gauche de la Meurthe avec tête de pont sur la rive droite. Peut-être eussions-nous évité ainsi les désastres qu’ont subis Raon-l’Etape, etc., que les Allemands ont systématiquement brûlés et pillés. Quelle barbarie !


Le très intelligent et très brave officier supérieur qui s’exprime ainsi ne se rend pas compte que c’est précisément cette lutte pied à pied qui fait le succès indirect et la gloire incontestable de l’armée Dubail. Si elle avait laissé l’ennemi plus libre, si elle ne s’était pas accrochée à lui désespérément, si, notamment, en découvrant le chemin de la trouée de Charmes, elle lui avait laissé une porte ouverte, il se serait sûrement dérobé : se protégeant par des tranchées et de l’artillerie lourde, il se fût précipité sur son véritable objectif et il fût tombé en masses sur la 2e armée. En le tenant à la gorge. en ne lui laissant pas une minute de répit et en défendant la plaine pas à pas, l’armée Dubail et, en particulier, le 21e corps annihile, en quelque sorte, toute l’armée du général von Heeringen : l’armée du kronprinz de Bavière, entrée à Lunéville le 22, ne peut en déboucher, tandis que des renforts arrivent de toutes parts aux 1re et 2e armées françaises et leur permettent d’accomplir la belle manœuvre que la vue supérieure du haut commandement a su préparer.


VIII. — LA 2e ARMÉE CHARNIÈRE ET ABATTANT

Retournons-nous, maintenant, vers la 2e armée engagée depuis la veille dans la bataille de charnière qui, à la fois, protège Nancy et défend la trouée de Charmes.

Dans le répit que lui donne la nuit, la première pensée du général Castelnau est pour son artillerie. De la petite école de Pont-Saint-Vincent où est son quartier général, il répète en lui-même la bataille du lendemain ; car il sait qu’elle décidera du sort de la région de l’Est et peut-être, si l’ennemi était victorieux, du sort de la France. Sa troupe s’est appuyée, la veille au soir, sur Borville. C’est ce point qui va devenir le nœud de la bataille.

Le piton de Borville (342 mètres) domine au loin la contrée et commande au Sud la trouée de Charmes, de même que Flainval (316 mètres) commande, au Nord, la route de Lunéville. Entre ces deux massifs de résistance et le long des crêtes qui protègent la Moselle (Saffais 367 mètres, Belchamps 413 mètres), il faut saisir l’armée allemande comme dans un étau si elle fait un pas de plus vers la trouée de Charmes. Borville présente un autre intérêt, non moins capital aux yeux du général : par ce point culminant, il maintient ses liaisons avec la 1re armée. Si la fissure qu’escomptent les Allemands devait se produire, elle se produirait là. Donc, pendant la nuit, toute l’artillerie disponible grimpe aux pentes du piton, à la cote 342 ; à l’aube, elle est massée sur le plateau, braquant ses bouches à feu sur les chemins qui se concentrent vers la trouée de Charmes (voie ferrée de Blainville à Bayon et Charmes, routes de Gerbéviller, de Xermaménil, de Damelevières). C’est de là que partiront les rafales qui faucheront les pentes du bois de Jontois, du bois de Filière, de Rozelieures et de la côte d’Essey. On peut dire que ce piton est le clou enfoncé dans cette terre lorraine et sur lequel se brisera l’une des pinces de la tenaille dont l’ennemi prétend saisir la chair de la France.

Cette disposition capitale étant solidement prise et les ordres donnés, le général passe en revue, par la pensée, tout son plan de bataille. Si l’armée du prince Ruprecht continue à s’avancer vers le Sud, elle sera arrêtée, depuis la Mortagne jusqu’à Borville, par l’action résolue du 16e corps, d’une division du 15e et, enfin, du 8e corps, tandis que l’armée de Heeringen, qui s’avance de l’Est à l’Ouest et voudrait se servir de la grande route Raon-Rambervillers-Charmes pour atteindre l’objectif commun, se heurtera au barrage de la 1re armée sur les hauteurs au Nord de cette route. En outre, si l’ennemi continue à prêter le flanc, on saisira l’occasion qu’il offre lui-même, pour tomber sur les lignes de communications. Le général a un sens merveilleux des réalités ; on le reconnaît à la façon dont ses décisions vont se modeler sur les incidens de la bataille. Le front de l’armée s’étend sur une soixantaine de kilomètres, depuis Sainte-Geneviève jusqu’à Borville ; le général est à Pont-Saint-Vincent, à 25 kilomètres en arrière, présent partout.

Les précautions étant prises, comme nous l’avons dit, pour la défense de Nancy et du Grand-Couronné en cas d’attaque de l’ennemi, et les liaisons étant assurées sur tout le front par les hauteurs de Saffais-Belchamps, l’offensive est organisée contre la grande ligne de communications de l’ennemi, qui parait être la route d’Arracourt à Einville et Lunéville. Les forces qui, la veille, ont repris Réméréville, chercheront à atteindre cette route par les deux rives du Sanon : le 20e corps continuera à presser l’adversaire, se maintenant en liaison avec les divisions de réserve qui opèrent à sa gauche : son objectif est Flainval et au-delà. Le général veille à tempérer la fougue du soldat plutôt qu’à l’exciter. Il a éprouvé trop cruellement les funestes effets de l’offensive « en bourrade. » Il prescrit : 1° qu’on aille lentement, méthodiquement, en s’installant après chaque bond, de manière à ménager le sang et les forces des hommes ; 2° notamment, il ordonne au 16e corps (qui a subi si douloureusement la leçon d’Angweiler et de Gosselmingen) de ne pas s’aventurer sans garder étroitement sa liaison avec le 8e corps d’armée.

Dès le matin, on eut enfin la conviction que l’armée allemande était décidée à ignorer les troupes françaises laissées par elle à sa droite sur le Grand-Couronné, et qu’elle poursuivrait sa marche en avant pour forcer la trouée de Charmes, coûte que coûte. C’était « la manœuvre du mépris. » Le prince Ruprecht pensait qu’il ne tenait qu’à lui de nous devancer sur nos lignes de communications. Le plan était d’enlever Manonviller par une attaque brusquée[16] et, en faisant remonter des masses des deux côtés de la Mortagne, de briser toute résistance et d’ouvrir aux armées allemandes la route de Mirecourt-Neuf-château. Un tel succès tactique, s’il réussissait, assurait le plus beau succès stratégique qu’une armée pût rêver. Le plan de Schlieffen se réalisait, « comme dans la cour de la caserne, » comme à « l’école de bataillon. » C’était, appliqué à l’armée française tout entière, l’étranglement pur et simple.


IX. — VICTOIRE DE LA TROUÉE DE CHARMES

Dès l’aube, les forces allemandes ayant atteint au Nord les abords de Réméréville, au Sud la ligne Einvaux-Moriviller, l’attaque de front se dessine sur le 8e corps qui protège l’entrée de la trouée de Charmes. Ce corps, qui devait pousser son mouvement offensif sur Moriviller, ne peut faire déboucher ses gros d’Essey-la-Côte et de Saint-Boingt ; l’artillerie ennemie le crible de ses rafales furieuses. Toute la crête d’Essey est sous le feu, tandis que l’infanterie ennemie cherche à franchir les hauteurs au Sud-Ouest de Remenoville, aux approches de Rozelieures. Aussitôt, le général de Castelnau conforme ses ordres à cette situation qui lui apparaît de plus en plus certaine et qui comble ses vœux. Le 16e et le 15e corps se porteront en avant, en prélevant des élémens sur les 64e et 74ee divisions de réserve ; en même temps, ordre est envoyé aux détachemens qui se trouvent dans la région de Borville de presser leur marche au-devant de l’ennemi. La mission du corps de cavalerie est de couvrir l’entrée en ligne du 8e corps attaquant vers le Nord, tandis que le 10e corps renforcé attaquera vers l’Est (Einvaux-Franconville).

Déjà le succès de la manœuvre s’annonce : le 16e corps débouche sur Einvaux et y pénètre : c’est un village sur le chemin de la trouée, au Nord de Borville ; les unités du 16e corps continuent vers l’Est et progressent dans le bois de Jontois.


Au point du jour, nous entrons à Lamath. Un silence de mort. Un paysan est sur la crête qui domine le village. Il m’appelle à grands gestes, pour me faire voir, en face, des Allemands. Je vais à lui. A peine a-t-il agité ses bras qu’un shrapnell éclate au milieu de l’escadron caché pourtant derrière la crête, invisible aux Allemands. Cet homme est un espion. Je veux le faire saisir. Mais, brusquement, une fusillade terrible éclate. Les hommes roulent à bas de leur cheval. Je me précipite vers mon peloton où le désordre se met. Il y avait des Prussiens dans le village. Ils sont cachés dans les maisons et tirent, par les fenêtres, sur nous. Les pelotons partent à toute bride, à travers champs… Bientôt tout l’escadron (cavalerie de la 74e division de réserve) est reformé. Une estafette est envoyée pour prévenir les fantassins qui vont arriver. Nous n’avons qu’à attendre…

La journée passe. Au soir, nous apprenons que la prise de Lamath a été très dure. C’est le 6e bataillon d’alpins qui en a eu l’honneur[17].


Cependant, le régiment de gauche du 8e corps, qui supporte tout le poids de l’offensive ennemie, est repoussé vers 10 heures de Rozelieures. Le 8e corps va-t-il être forcé à la retraite sur Damas-aux-Bois, et l’entrée de la trouée va-t-elle ainsi se trouver découverte ? C’est le calcul de l’ennemi. Mais le général de Castelnau a gardé des forces disponibles. Il ordonne au corps de cavalerie de s’opposer de tout son pouvoir à la progression de l’ennemi sur Saint-Remy. En effet, si cette progression n’est pas arrêtée, le centre de notre dispositif sera rompu. C’est sur le bois de Lalau que porte l’action principale. D’un magnifique élan, le 2e bataillon de chasseurs le reprend à la baïonnette, appuyé sur les lisières par des escadrons à pied du corps de cavalerie. Il s’y maintient jusqu’au soir, malgré des pertes sévères, tandis qu’à l’Ouest le I ( »e corps attaque de flanc les forces auxquelles le corps de cavalerie fait front. Cette action vigoureuse bouche le vide qui tend à se produire entre le piton de Borville et les hauteurs de Rozelieures, par le ruisseau de l’Euron. Le général de Castelnau envoie un ordre qui donne la plus haute idée de sa vigilance et de sa clairvoyance : « L’intervention du 16e corps sur le bois de Filières est indispensable et devra se faire sentir de toute urgence. » Il ne s’agit pas seulement d’arrêter l’ennemi : il faut le battre. Sa ligne s’allongeant comme un serpent de 25 kilomètres, depuis Einville jusqu’à Rozelieures, en passant par Lunéville, c’est en tombant sur son flanc que l’on empêchera la tête de progresser.

La 29e division appartenant au 15e corps est mise à la disposition du 10e corps et le reste du 15e corps (30e division) va soutenir, sur la rive Sud de la Meurthe, l’effort du 20e corps ; la 30e division se met donc en marche en échelons refusés sur le Bois-Brûlé et Charmois, avec, comme direction ultérieure, le bois d’Einville et les hauteurs au Sud.

Ces mouvemens étonnent l’ennemi. Sans doute, il pensait que le 15e et le 16e corps, encore sous le coup de l’affaire de Morhange, n’étaient plus bons qu’à se tenir à l’abri sur les hauteurs du Grand-Couronné. Et les voici, maintenant, dans la plaine. Vers 2 heures de l’après-midi, on pouvait apercevoir des fractions d’infanterie allemande qui, sous les rafales de l’artillerie de Borville et la menace du 16e corps sur sa ligne de retraite, commençaient à s’ébranler et se repliaient de Rozelieures sur le bois de Rechimont, entre Remenoville et le bois de Filière. La cavalerie française prenait aussitôt le moule de ce mouvement. La 6e division, renforcée par le 2e bataillon de chasseurs, par le 2e groupe cycliste et par la 2e brigade de dragons, occupait la lisière Nord du bois de Lalau au haut des pentes qui descendent vers le ruisseau de l’Euron ; la 12e brigade de dragons s’emparait de Saint-Boingt ; enfin l’infanterie du 16e corps d’armée progressait de Borville sur Rozelieures.

C’était la main tendue pour ramener le 8e corps. Celui-ci, en effet, s’était déjà replié en partie sur la ligne Rehaincourt-Saint-Genest, entre la forêt de Charmes et Rambervillers., Devant le succès obtenu, le 8e corps se met en mouvement pour reprendre, vers Essey-la-Côte, le terrain perdu.

C’est l’heure décisive. L’armée allemande hésite ; il faut tomber sur elle. Le général de Castelnau télégraphie l’ordre : « EN AVANT, PARTOUT, A FOND ! » (de Pont-Saint-Vincent, 25 août, 15 heures soir). Ordre admirable, lancé à l’heure précise, et qui révèle le coup d’œil et la décision du maître !

L’armée tout entière s’ébranle ; l’ennemi résiste avec une vigueur qui emprunte des forces à sa surprise même. Il ne veut pas céder ; il ne veut pas admettre cette offensive insolente. Persuadé de sa victoire, il ne consent pas à une autre issue. Il se fait tuer sur place, mais ne veut pas lâcher la proie. Pourtant, il est battu. En fin de journée, le 16e corps d’armée est maitre de Rozelieures et de la crête de la forme de la Naguée, entre Moriviller et le bois de Jontois ; le soir, il s’établit sur le front de bois de Broth, bois de Censel-Remenoville ; le 15e corps, après un magnifique engagement, atteint la Meurthe et la Mortagne à Lamath et Blainville, serrant de près Lunéville ; mais sa propre fatigue et la résistance désespérée de l’ennemi l’arrêtent aux portes de Mont-sur-Meurthe. Le pont de Damelières est à nous. Réméréville, Erbévillier sont enlevés.

Le corps de cavalerie reçoit l’ordre d’entamer la poursuite et de porter ses gros par la droite sur la Morlagne, vers Deinvillers, avec mission de rafler le pays dans la direction générale de Gerbéviller, Fraimbois, Lunéville, Vallois, Saint-Clément, Einville et de tomber dans le flanc Sud des colonnes ennemies en retraite. Malheureusement, les chevaux, fatigués par deux jours de combat, ne rendent plus, et les Allemands sont trop fortement installés sur la rive droite de la Mortagne ; de ce côté aussi, la poursuite est vite interrompue. Toutefois, le front du 8e corps se dégage, et les troupes françaises voient les forces allemandes se replier partout devant elles.


L’après-midi (du 15), écrit le capitaine Rimhault, je suis retourné à Châtel-sur-Moselle. Vers 4 heures, j’attends sur le pont le résultat du combat, car je sais que mon régiment (le 95e, de la 16e division) a donné. Non loin de nous, le canon gronde ; toutefois, à mesure que le temps passe, il semble s’éloigner, ce qui est bon signe.

Les gens du pays sont dehors, dans un état d’agitation impossible à décrire. La plupart ont fait leurs malles ; certains même, craignant l’invasion, commencent à partir. Des chariots d’émigrés passent sans discontinuer, tous les mêmes, lamentables. Vers 5 heures, les premiers blessés arrivent, étendus sur des voitures de fortune ou au fond de grands camions automobiles ; ils sont poussiéreux, les yeux hagards, ternes ou mi-clos. Sur le pont qui relie Châtel à Nomeny, c’est un encombrement indescriptible.

Je cherche sur les cols le numéro de mon régiment ; enfin je le trouve. C’est un brave petit soldat, tout rouge de fièvre, qui a eu la gorge traversée par une balle.

— Oh ! j’espère bientôt revenir, fait-il.

Les gens qui l’ont entendu lancent une exclamation d’admiration. Je lui demande : « Où avez-vous combattu ? » Il me répond : « A Mattexey… C’était effrayant, mais allez, on s’est bien battu ! » (Mon petit soldat a dit la vérité : A Mattexey, ils se sont bien battus. J’ai eu ce soir plus de détails. La manœuvre du début, pour prendre le village, a été particulièrement brillante, ordonnée, habile, impétueuse. La fin en a peut-être été moins heureuse. Le porte-drapeau du régiment a été magnifique, et, s’il a reçu une terrible blessure, du moins, par un beau geste, il a pu — avant d’être fait prisonnier lui-même — sauver son étendard). À ce moment, sort d’une maison voisine, où siège l’état-major du 8e corps, un officier qui, tout heureux, porte un papier à la main. Je m’approche de lui : « Eh bien ? — Ça va très bien… Voyez plutôt cette dépêche. L’ennemi est refoulé au-delà de la Mortagne. C’est fini, ils n’auront pas la Moselle[18].

Vers le soir, le 8e corps avait, en effet, regagné complètement le terrain perdu et réoccupait le front Essey-la-Côte-Saint-Pierremont. Il atteignait le front Clézentaine-Bois-des-Fays. Cependant l’ennemi (XXIe corps) occupe encore Clézentaine qui ne sera repris que le lendemain parle 52e bataillon alpin débarqué le 25 au matin en gare de Châtel-Nomeny.


Que se passait-il, à la gauche et au centre de l’armée du général de Castelnau ?

Nous avons dit quel avait été l’effet de l’attaque de nos divisions de réserve tombant du haut du Grand-Couronné sur les communications de l’ennemi dans la direction d’Einville. Cette offensive avait immédiatement produit l’effet prévu : la tête de l’armée allemande avait senti la nécessité de refluer sur le corps. À ce moment, la situation était des plus graves pour le prince Ruprecht. Battue au Sud de la Meurthe, serrée au Nord sur ses lignes de retraite, son armée pouvait être gravement compromise. De notre côté, on eut un moment l’espoir d’une victoire décisive. Mais, soit hasard, soit circonstance favorable, un corps bavarois, sans doute le IIIe corps, faisant flanc-garde de la VIe armée allemande sur les hauteurs de Flainval, y contient l’élan de notre 20e corps. Dès 9 h. 30 du malin, le corps français est obligé d’arrêter son mouvement à la hauteur de Flainval et d’Hudiviller.


Le 4e bataillon de chasseurs avait changé de position dans la nuit du 24 au 25 pour aller devant Hudiviller, encore occupé par l’ennemi. Mais une fois là, les Boches n’y restent pas. On s’y installe et l’on profite de cinq minutes pour faire un peu de jus. De là, nous gagnons nos emplacemens de la veille, mais nous n’y restons pas ; nous nous installons un peu plus à gauche. Et voilà que le bombardement recommence de plus belle. La journée se passe ainsi dans un abrutissement complet. Des tuyaux circulent que l’on doit attaquer le Léomont ce soir. Brr… c’est que ça grimpe dur pour aller là-haut, et dans la ferme qui le domine, les Boches doivent y être rudement fortifiés ! Mais contre elle, nous n’attaquerons pas ; cette mission est réservée à un régiment d’infanterie qui n’a pas donné à Morhange.


Quant à la 39e division (20e corps), elle a progressé difficilement vers Drouville et le bois de Crévic. La lutte a été acharnée au bois de Crévic, pris, perdu et repris plusieurs fois. Les troupes françaises ont chassé la 3e division bavaroise (IIe corps bavarois) sur la croupe 316 au Nord de Maixe. Mais elles ont été arrêtées par une violente canonnade venant des hauteurs de Lunéville, canonnade rendue possible par l’arrêt de la progression sur Flainval.

Au Nord, la 70e division de réserve, qui avait comme objectif les hauteurs au Nord de Courbessaux, se trouve mal engagée, elle ne peut pas déboucher. Une de ses brigades, la 140e, avait passé la nuit dans le petit village de Courbessaux. L’ennemi occupait les collines et le bois au Nord. Le 25 au matin, le mouvement offensif commença en colonnes par quatre et la brigade déboucha du village en lignes de sections. Mais l’ennemi, averti et aux aguets, avait massé sur la lisière du bois de nombreuses mitrailleuses : l’offensive fut arrêtée net par leur tir meurtrier. Heureusement, un commandant d’artillerie réussit à mettre rapidement en batterie, prit sous son feu six bataillons allemands qui tentaient de déboucher et en fit, à distance très courte, une véritable hécatombe. Dans la soirée, des forces fraîches allemandes entrèrent dans Courbessaux, attaquèrent le bois de Crévic, mais subirent de très lourdes pertes. Pendant trois heures, 70 canons français tirèrent sur elles sans discontinuer.

La 70e division de réserve, ayant éprouvé un échec au Nord d’Hoéville, avait été obligée de se retirer sur la forêt de Champenoux où elle s’installa. Les 34e et 35e brigades du 9e corps se repliaient aussi. Le soir, toutes ces troupes tenaient, par leurs avancées, la lisière Est des forêts de Champenoux et de Saint-Paul, Buissoncourt et les hauteurs en arrière. En sens contraire, — ce qui est arrivé souvent au cours de cette guerre, par suite de l’invisibilité réciproque du champ de bataille, — l’ennemi, craignant une reprise d’offensive française, se retirait de son côté. Ainsi, dans chaque camp, on s’éloignait.


Réméreville, mardi 25 août. (C’est là que combat la 34e brigade du 9e corps (114e et 125e). — Dès le matin, le canon tonne et c’est le nôtre. Les pièces sont en batterie dans les prés, derrière nos jardins. Les Allemands semblent les viser, car les coups qui tombent, peu nombreux, sur le village, sont les coups trop courts. Tout le monde est content d’entendre notre canon taper si fort. Déjà les cuisiniers s’installent dans nos cuisines ou à l’abri derrière les maisons et préparent la soupe qu’ils porteront à la tombée de la nuit aux camarades sur la ligne de feu.

Pendant toute la matinée, les blessés passent, allant à l’ambulance. Certains marchent avec peine, s’appuyant sur leur fusil ou à l’épaule d’un camarade ; ils disent que, sur le champ de bataille, nombreux sont ceux qui ne peuvent bouger et attendent des secours. Il faut aller les chercher : aussitôt les infirmières confectionnent des brancards de la Croix-Rouge avec des bandes de toiles déchirées et des morceaux d’étoffe rouge coupés à de vieux édredons et à des pantalons de soldats.

Le combat s’apaise au commencement de l’après-midi. Des hommes, des jeunes gens partent avec des brancards improvisés pour relever les blessés. Monsieur le curé est déjà sur le champ de bataille, soignant et consolant ; quelques femmes et jeunes filles vont porter de l’eau. Partout des supplications : « A boire ! emmenez-nous ! » Plus loin, dans les champs, dès qu’apparaît ce groupe de femmes, des mouchoirs blancs s’agitent, des bras se lèvent en signe d’appel… Il y a maintenant des blessés dans toutes les chambres du vieux château et de la Gaye, il y en a dans la grange, dans les écuries, dans la cour…

Le canon s’est tu. La nuit est calme. Dans le ciel montent de grandes lueurs. A Cronville et Courbessaux, des maisons brûlent.


Au Sud, vers 13 heures, la canonnade allemande avait faibli ; probablement des dispositions nouvelles étaient prises par les Allemands pour échapper au désastre qui les menaçait au Sud de la Meurhe. En fin de journée, le 20e corps d’armée occupait, avec la 11e division, les hauteurs de Sommerviller, de Flainval et d’Hudiviller et, avec la 39e, le front Saint-Nicolas-Manoncourt. Toute la garnison de Nancy était sur pied et s’alignait sur la forêt de Champenoux.

De ce côté encore, l’ennemi était vaincu.

Partout, il était ou en fuite ou contenu. La journée était très belle : peu s’en était fallu qu’elle ne fût magnifique.


J’arrête, de parti pris, le récit de la bataille au 26 soir, parce que, dès cette date, le résultat stratégique de ces formidables batailles où 500 000 hommes peut-être furent engagés, est obtenu. L’ennemi n’a pu pénétrer dans la trouée de Charmes, et c’est le point décisif en ce qui concerne l’ensemble de la campagne de France. Ce résultat stratégique, dont l’importance ne peut être exagérée, est double. D’une part, il vise le grand plan d’écrasement de l’armée française par étreinte qui était celui des Allemands et qui était destiné à en finir avec la France en six semaines. D’autre part, en contenant et refoulant bientôt jusqu’à la frontière l’offensive de l’aile gauche allemande en Lorraine, il donnait le loisir au grand État-Major français de transporter une grande partie de ses forces de l’Est à l’Ouest, de façon à pouvoir reporter sur l’aile droite de l’armée d’invasion les troupes mêmes qui avaient brisé l’aile gauche : or, c’était là la condition essentielle de la victoire de la France.

Les résultats tactiques sont non moins importans ; mais ils se développèrent surtout les jours suivans, au cours d’une lutte acharnée qui se poursuivit dans la région, soit au col de la Chipotte pour l’armée du général Dubail, soit autour du Grand-Couronné pour l’armée de Castelnau. Dès le 20, la plupart des villages qui se pressent au pied du Grand-Couronné furent réoccupés par les troupes françaises. On constata, en pénétrant dans leurs ruines, que l’ennemi avait subi des pertes énormes. Les abords du Grand-Couronné furent ainsi dégagés, et cette situation améliorée permit au général de Castelnau de repousser victorieusement l’assaut qui fut donné à Nancy en présence de l’Empereur, quelques jours après. L’armée allemande, en effet, tenta de prendre du moins la ville comme trophée, à son retour, alors qu’elle avait manqué son principal objectif, la trouée de Charmes. De même, l’armée de Heeringen se jeta sur Saint-Dié et sur le col de la Chipotte, comme si elle eût voulu essayer de forcer le passage droit au Sud et vers Belfort. Mais, après des combats sanglans, elle devait être également battue et obligée de regagner précipitamment la frontière et les cols des Vosges. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le front, tel qu’il s’est stabilisé depuis lors, pour apprécier les effets incontestables de cette série d’événemens militaires qui trouvent leur origine dans la bataille de la trouée de Charmes : le territoire français, de ce côté, se trouve, depuis lors, presque entièrement dégagé.


Récapitulons maintenant les faits principaux dans leur simplicité : le 20 et le 21, la 1re armée française et la 2e armée se heurtent à des positions très fortes puissamment défendues et sont repoussées l’une à Sarrebourg, l’autre à Morhange ; le 22 et le 23, les deux armées battent en retraite par un mouvement combiné, d’une part sur les rivières lorraines, d’autre part sur le Grand-Couronné. Nullement écrasées, comme le prétendent les communiqués allemands, elles tiennent tête à l’ennemi. Les chefs ni les soldats n’ont perdu la volonté de vaincre. Le 24, un premier engagement heureux fait sentir aux Allemands la vigueur de la résistance. Mais les armées allemandes ont reçu des renforts ; elles décident de mener tambour battant l’offensive convergente qui les rendra maîtresses de la trouée de Charmes et qui permettra l’accomplissement de la grande pensée de l’état-major allemand : l’écrasement de toutes les armées françaises sur un point unique par enveloppement.

Le commandement français a percé à jour ce dessein. Il ordonne aux deux armées de se placer l’une à l’égard de l’autre en ordre perpendiculaire, de façon, si l’ennemi s’avance vers la trouée de Charmes, à le prendre comme dans un piège. L’ordre est compris et exécuté à la lettre. Les armées allemandes, dans leur mouvement, convergent vers Rozelieures, sont arrêtées d’abord, puis repoussées non sans pertes énormes ; car elles ne veulent pas s’avouer vaincues ; d’autre part, plus au Nord, la 2e armée leur fait subir de graves échecs en les prenant de flanc. Seule, la fatigue des troupes françaises et une heureuse circonstance qui protège le flanc allemand, empêchent que cet échec ne se transforme en désastre. Mais les résultats tactiques obtenus, le 26 et les jours suivans, démontrent l’intérêt du succès local qui avait, en outre, des conséquences générales si importantes.

La bataille de la trouée de Charmes est une des plus belles pages de la guerre, un des faits les plus considérables de l’histoire. On a surpris un radiogramme allemand rédigé à peu près dans ces termes : « A aucun prix, ne révélez à nos armées de l’Ouest les échecs de nos armées de l’Est. » Le sens profond de la bataille de la trouée de Charmes est dans ce télégramme. Depuis, les efforts de la publicité officielle allemande ont suivi exclusivement cette inspiration et ont tendu constamment à nier les graves échecs du 25 et du 26 ou, tout au moins, à les diminuer.

C’est, qu’en effet, une des clefs de la guerre se trouvait là.

Destruction totale des armées ennemies par enveloppement, manœuvre à la fois sur les deux ailes, le front venant asséner le coup final, telle était la conception géniale qui devait réduire à néant l’armée française : c’est la stratégie de la tenaille. Mais les chefs français ont pris admirablement leurs dispositions et se sont adaptés, eux et leurs troupes, aux circonstances qui demandaient à la fois de la décision, du coup d’œil et une prompte énergie. Comment eût-on pu obtenir de pareils efforts s’il se fût agi de troupes battues ? Ces deux journées donnèrent aux chefs la conscience de ce qu’ils pouvaient obtenir du soldat français : ce fut le premier « rétablissement. » Elles leur donnèrent à eux-mêmes la première confiance dans la supériorité — sinon de leur préparation — du moins de leur décision et de leur jugement.

Le grand commandement français, quoique son attention fût retenue si tragiquement par les événemens qui se précipitaient, dans ces mêmes journées, sur l’aile gauche, ne perd pas de vue un seul instant son aile droite, et il ordonne les belles dispositions, communes aux deux armées, qui devaient assurer le succès. Cette vision serait démontrée, s’il était nécessaire, par l’ordre qui met le 8e corps à la disposition du général de Castelnau à partir du 24 ; par l’envoi en renfort des divisions de réserve qui tamponnent, si j’ose dire, la trouée de Charmes ; enfin et surtout, par la série de mesures indiquant une communion d’idées parfaite entre le grand quartier général et les deux chefs illustres qui agissent sur le terrain.

La campagne de France commence par une opération stratégique et tactique du caractère le plus pur, sans, emphase et sans bavure. Dubail barre la route, Castelnau tombe sur le flanc de l’ennemi : il y a, dans cette combinaison de la stabilité et du mouvement ; quelque chose qui sent son Marengo.


On peut se demander pourquoi ces faits si considérables ont été si mal connus jusqu’ici. Je ne voudrais pas incriminer la modestie parfois excessive de nos chefs, je ne sais quelle crainte de paraître glorifier eux-mêmes leurs services, quoique cette réserve qui a ses avantages présente aussi quelques inconvéniens : la valeur des chefs et des soldats n’appartient pas à eux seulement, mais à la nation qui a besoin de confiance.

Il y a d’autres raisons. Les batailles de l’Ouest et la marche précipitée des Allemands sur Paris ont, à ces heures critiques, retenu l’attention générale sur d’autres événemens et sur d’autres parties du vaste champ de bataille. Paris menacé, c’était, pour la France, un danger et une angoisse tels que tout ce qui se passait ailleurs paraissait secondaire. Les personnes renseignées surent bien, dès lors, que le pivot de la manœuvre qui devait assurer la victoire de la Marne tenait bon. La confiance du pays fut, dès lors, inébranlable dans sa « force de l’Est ». Mais cette confiance était instinctive plus que raisonnée et renseignée ; elle restait confuse et n’avait pas une. connaissance réelle de la situation et des succès déjà remportés.

Cependant, les soldats qui avaient assisté aux événemens, les hommes qui connaissaient le pays et qui purent relever sur le terrain la marche des armées, ne s’y trompèrent pas. L’officier de dragons, auteur de la Victoire de Lorraine, écrit, visant la trouée de Charmes :


C’est là que les Allemands vont foncer, comme le bélier antique, pour faire une brèche. Nous comprenons vaguement leur plan : nous l’avons mieux vu plus tard ; par la Belgique, ils sont arrivés devant Paris. Par la trouée de Charmes, une autre armée devait menacer, sur son aile droite, notre armée qui reculait du Nord, opérer sa jonction avec le reste de l’armée du kronprinz qui envahissait l’Argonne, nous envelopper, cantonner comme tous les corps prussiens, à Paris[19].


M. Maurice Barrès, en octobre 1914, quand il rentra chez lui, dans son « jardin de Lorraine » situé justement en pleine trouée de Charmes, a le sentiment profond de ce qui s’est passé sur le seuil de sa maison :


Nous sommes sur les chemins mystérieux du monde, la route de l’esprit, le sentier de guerre… Je vais tout droit jusqu’à la mairie : « — Bonjour, monsieur le maire ! Les Prussiens ne sont tout de même pas arrivés dans Charmes. — Ils n’en étaient pas bien loin ! Le 23 août, à 11 heures du soir, on installait nos mitrailleuses à l’entrée du pont ; on massait les autobus pour faire une barricade… à 10 kilomètres d’ici entre Saint-Rémy et Rozelieures, on se battait furieusement… Ah ! nous avons été bien défendus. » Et tout aussitôt, le cantique s’élève, l’action de grâce que j’ai entendue sur toute la Lorraine en l’honneur des armées du général, de Castelnau et du général Dubail[20]… » « C’est leur orgueil qui perdit les Allemands… S’ils avaient pu franchir l’obstacle et puis forcer la trouée de Charmes, les opérations de Joffre étaient irrémédiablement compromises et ses armées coupées. Mais, durant vingt et un jours, dans nos villages malheureux et désormais glorieux, les deux armées de Castelnau.et de Dubail tinrent bon[21]. »


Quant à l’opinion générale, elle ne connaît que ce que lui apprennent les communiqués officiels. Que lui disent-ils ?

Le premier Communiqué français, daté du 21 août, 5 heures, signale les engagemens du 24 comme faisant partie d’un ensemble où les événemens du Nord prennent la place principale. Il s’agit de faire comprendre à l’opinion, laissée jusque-là dans l’ignorance, les faits graves qui déterminent le recul des forces françaises sur toute la frontière : retraite en Belgique, retraite dans le Nord, sur la Meuse, en Alsace. Un exposé de la « situation générale » est un arrangement des événemens couvert de quelques fleurs de rhétorique :


Notre armée, calme et résolue, continuera aujourd’hui son magnifique effort ; elle sait le prix de cet effort : elle combat pour la civilisation ; la France tout entière la suit des yeux, elle aussi calme et forte, etc.


Visiblement, le rédacteur du communiqué a des larmes aux yeux. Ses vues sont brouillées. Il ne voit pas très clair. Il mentionne en ces termes les affaires de l’Est :


En Haute-Alsace. Le général en chef ayant à faire appel, pour faire face sur la Meuse, à toutes les troupes, avait donné l’ordre d’évacuer progressivement le pays occupé. Mulhouse a été de nouveau évacué. La grande bataille est engagée entre Maubeuge et le Donon (première esquisse de la fameuse formule de la Somme aux Vosges). C’est d’elle que dépend le sort de la France et de l’Alsace avec elle (toujours ces généralisations un peu hâtives). C’est au Nord que se joue la partie, c’est là que le général en chef appelle pour l’attaque décisive toutes les forces de la nation (inutile et d’ailleurs exagéré). L’action militaire entreprise dans la vallée du Rhin distrairait des troupes dont dépend peut-être la victoire. Il leur faut donc quitter momentanément l’Alsace, pour lui assurer la délivrance définitive, quel que soit leur chagrin de n’avoir pu la soustraire déjà à la barbarie allemande : c’est une cruelle nécessité que l’armée d’Alsace et son chef ont dû subir et à laquelle ils ne se sont soumis qu’à la dernière extrémité.


Absorbé par ces rédactions douloureuses, surpris par les affirmations violentes des radiogrammes allemands, l’écrivain du communiqué ne consacre que quelques lignes aux vigoureuses opérations de la 1re et de la 2e armée :


En Lorraine. — Les deux armées ont pris une offensive combinée, l’une partant du Grand-Couronné de Nancy, l’antre au Sud de Lunéville. La bataille engagée continue au moment où nous commençons le bulletin. On n’entend plus le canon comme on l’entendait hier aux environs de Nancy. Le 15e corps, qui, depuis la dernière affaire, avait été replié en arrière et s’était reconstitué, faisait partie d’une des deux armées combinées. Il a exécuté une contre-attaque très brillante dans la vallée de Vezouse. L’attitude des troupes a été très belle et montre qu’il ne reste aucun souvenir de la surprise du 20 août. (Désir évident d’arranger l’incident de presse fâcheux relatif au 15e corps.)


Et c’est tout !

Le 26 août, 23 heures, le communiqué reprend :


D’une façon générale, notre offensive progresse entre Nancy et Vosges. Toutefois notre droite a dû légèrement se replier dans la région de Saint-Dié. L’ennemi paraît avoir subi des pertes considérables ; on a trouvé plus de 1 500 cadavres dans un espace très restreint. Dans une tranchée, une section tout entière avait été fauchée par nos obus ; les morts étaient cloués sur place, encore dans la position de mise en joue. Il se livre dans cette région, depuis trois jours, des combats acharnés qui paraissent, dans l’ensemble, tourner à notre avantage.


Évidemment, il ne comprend pas. Il relate les faits qu’on lui livre. Mais lui qui, d’ordinaire, explique tout, ici n’explique rien et même ne s’explique pas très bien ces succès. Le 27, ayant à faire connaître la décisive journée du 26, il signale l’avantage obtenu, mais dans ces termes froids :


Dans la région entre les Vosges et Nancy, nos troupes continuent à progresser.


Le 27 août seulement, cette note, enfin, plus juste, mais qui, en somme rend compte de cinq jours de bataille en quatre lignes d’ailleurs réconfortantes :


Dans la région entre les Vosges et Nancy. — Notre offensive est ininterrompue. Depuis cinq jours les pertes allemandes sont considérables. On a trouvé au Sud-Est de Nancy, sur un front de 3 kilomètres, 2 500 Allemands dans la région de Vitrimont, sur un front de 4 kilomètres, 4 500 morts. »


C’est bon. Mais à quel point la vue générale manque ! On dirait qu’on craint « d’emballer le public. » En tout cas, ce n’est pas le fort tonique qui lui serait nécessaire et dont on a les élémens. Le nom de la « trouée de Charmes » n’est pas même prononcé. La région où se livrent ces magnifiques combats est désignée par ces termes vagues : « au Sud-Est de Nancy. » La reprise des champs de bataille, la constatation des pertes énormes de l’ennemi, la progression continue de nos armées, rien n’éclaire le rédacteur. Comment eût-il, à son tour, éclairé l’opinion ?

Mais le haut commandement n’est-il donc pas mieux renseigné ? Partage-t-il ces sentimens incertains et encore inquiets ? Nullement. Rien n’est plus ferme, rien n’est plus vigoureux que sa compréhension des grands événemens auxquels il a présidé. Dès le 27 août, le « Bulletin des renseignemens du Grand Quartier général » s’exprime en ces termes : « Les corps bavarois, le XXIe et le XVe corps ont été battus par les forces françaises, opérant au Sud de Metz. Ils ont reculé en désordre en laissant 12 000 hommes sur le champ de bataille. »

Ce même jour, 27 août, le général Joffre, dégageant, avec sa netteté et sa hauteur de vues habituelles, le sens profond de la bataille qui fait tant d’honneur aux deux armées de l’Est, communique aux autres armées ce magnifique ordre du jour :


Les 1re et 2e armées donnent en ce moment un exemple de ténacité et de courage que le général commandant en chef est heureux de porter à la connaissance des troupes sous ses ordres.

Indépendamment des corps de couverture dont quelques-uns ont combattu, depuis l’ouverture des hostilités, ces deux armées ont pris le 14 août une offensive générale, obtenu de brillans succès jusqu’au moment où elles se sont heurtées à une barrière fortifiée et défendue par des forces très supérieures.

Après une retraite parfaitement ordonnée, les deux années ont repris l’offensive en combinant leurs efforts et regagné une grande partie du terrain perdu. L’ennemi plie devant elles et son recul permet de constater les pertes considérables qu’il a subies.

Ces armées combattent depuis 14 jours sans un instant de répit avec une inébranlable confiance dans la victoire qui appartient toujours au plus tenace.

Le général en chef sait que les autres armées auront à cœur de suivre l’exemple fourni par les 1re et 2e armées.

Le général commandant en chef :

Signé : J. JOFFRE.


L’histoire ne peut qu’enregistrer ce sobre et juste « commentaire. »


Suivons, maintenant, la manœuvre morale, dans les communiqués allemands. D’abord quelques détails sans importance : Prise de Longwy, succès en Alsace, jusqu’au 27. Mais le 27, coup de fanfare :


Les armées allemandes victorieuses en France. L’armée allemande de l’Ouest a pénétré victorieusement, neuf jours après sa concentration, sur le territoire français, de Cambrai jusqu’aux Vosges méridionales. L’ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. Vu l’étendue énorme du champ de bataille, dans une région boisée et en partie montagneuse, il n’est pas possible de donner des chiffres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et étendards pris. (Que l’on remarque l’imprécision voulue.)

Voici, maintenant, ce qui concerne les armées de l’Est :


L’armée du prince-héritier de Bavière, pendant qu’elle poursuivait l’ennemi en Lorraine, a été attaquée par de nouvelles forces françaises, venant de la position de Nancy et du Sud, et les Français ont été repoussés. L’armée du général von Heeringen continue la poursuite de l’ennemi dans les Vosges, dans la direction du Sud. L’Alsace est évacuée par l’ennemi.


L’officieuse agence Wolff glisse un commentaire qui a pour but de réduire l’importance des batailles de l’Est :


Notre aile gauche, après neuf jours de combats de montagne, a repoussé les troupes de montagne françaises jusqu’à l’Est d’Épinal. La cavalerie avance victorieusement.


C’est tout. Ces rencontres terribles, ces batailles aux larges envergures, cette défaite grosse de conséquences sont, devant l’histoire officielle, comme si elles n’étaient pas. De part ni d’autre, les bulletins ne la signalent, et ils n’y reviendront plus jamais. Calcul d’un côté, réserve extrême, excessive, de l’autre.


Il est facile de comprendre, maintenant, quel crédit « la manœuvre morale » donne au haut commandement allemand. Il est facile de comprendre comment le peuple allemand put se croire vainqueur sur toute la ligne, alors que le sort de la guerre se décidait contre les desseins de ses chefs. Il est facile de comprendre pourquoi il ne put admettre ni les faits ni les conséquences ultérieures quand l’armée française vainquit l’armée allemande sur la Marne et réduisit à néant le système de Schlieffen. Tels sont les avantages et les inconvéniens réciproques des deux manières, quand il s’agit d’une guerre où les peuples et les opinions sont engagés. Si le peuple allemand conserve encore aujourd’hui une foi aveugle, c’est peut-être parce qu’il ignore les fautes de ses chefs et qu’il lui est impossible de déduire de ce qui s’est passé ce qui se passera demain.

A plus forte raison, les neutres acceptent la version donnée par la propagande allemande.

Cependant, quelques esprits avisés sentent que les affaires de Lorraine sont mal élucidées : le colonel Feyler analyse « la manœuvre morale ; » Angelo Gatti, observateur très attentif de la carte, devine, sous les phrases ambiguës des communiqués, quelque partie de la vérité. Il écrit le 1er septembre : « En Lorraine, la marche offensive des forces françaises s’est accentuée, et il semble que « la ligne des montagnes y ait été occupée, tandis que l’aile droite française avance[22]. » (Communiqué officiel français.) La menace que les Français porteraient sur les communications de l’arrière des Allemands serait très sérieuse, maintenant qu’une grande partie de l’armée allemande a pénétré en France et s’affaiblit au fur et à mesure qu’elle progresse… Si le réduit des troupes combattantes est le centre de la France, si l’on renonce à défendre à tout prix Paris, si l’on soutient que le salut de la nation est dans l’armée et non dans l’objectif territorial, la menace des troupes devient moindre. La persistance de l’offensive française en Lorraine devient dans ces conditions très importante. » « La persistance de l’offensive française en Lorraine » a été, en effet, un des élémens essentiels du succès pour la France, et l’un des gages les plus certains de la victoire. La « trouée de Charmes » et le « Grand-Couronné » préparent « la Marne » et « Verdun. »

Les Allemands ont fait le possible et l’impossible pour cacher le premier grand événement de la guerre et ses conséquences. Nous avons, en revanche, le plus grand intérêt à faire connaître la vérité, qui est toute à l’honneur de nos soldats et de notre commandement. Et c’est pourquoi j’ai cru devoir mettre en lumière d’une façon complète, pour la première fois, sur des données certaines, la victoire trop méconnue de la Trouée de Charmes.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. De Pouvourville, Jusqu’au Rhin.
  2. C. Berlet, Réméréville.
  3. Carnet de route inédit du caporal Cazeneuve.
  4. Frankfurter Zeitung du 27 septembre 1914.
  5. La Victoire de Lorraine (Carnet d’un officier de dragons), p. 17.
  6. Est Républicain du 12 septembre 1915.
  7. La Vie en Lorraine, août 1914, p. 212.
  8. Récit d’un chasseur allemand dans la Frankfurter Zeitung du 18 septembre 1914.
  9. Capitaine Raimbault.
  10. Christian-Frogé, Morhange et les marsouins en Lorraine. Berger-Levrault, 1917, in-12, p. 89.
  11. Extrait des Briefe aus dem Felde.
  12. Extrait des Briefe aus dem Felde.
  13. La Victoire de Lorraine, loc. cit., p. 17.
  14. Kriegs Chronik der Münchner Neuesten Nachrichten, t. III, p. 325.
  15. Écho de Paris du 2 juin 1915. Récit du curé de Ménil-sur-Belvitte rapport par M. Maurice Barrès.
  16. Au siège du fort de Manonviller prirent part la 17e division de réserve du 1er corps bavarois, quatre bataillons du génie, le 18e régiment d’artillerie à pied et deux obusiers de 420. L’ouvrage tint du 25 août au matin au 27 août après-midi.
  17. Voyez également sur le combat de Lamath et de Xermaménil : Carnet de route d’un officier d’alpins, p. 34.
  18. Capitaine Rimbault, Journal de campagne, p. 80.
  19. La Victoire de Lorraine, page 14.
  20. Dans un jardin de Lorraine ; Écho de Paris, du 24 novembre 1914.
  21. La Messe sur les tombes de la victoire, ibid. 1, 9 novembre.
  22. La Guerre des Nations, p. 57.