La Bataille des Flandres/01

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La Bataille des Flandres
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 241-276).
LA
BATAILLE DES FLANDRES [1]
L’YSER ET YPRES


I. — LA COURSE A LA MER

La victoire de la Marne avait, avec Paris, sauvé la France de l’invasion, mais elle n’avait qu’un moment déconcerté l’Etat-major allemand. Battu sur toute la ligne, de l’Ourcq à l’Ornain, l’ennemi avait reculé, parfois en assez mauvais arroi ; mais, ayant atteint l’Aisne, il avait pu s’y arrêter, s’y installer, s’y fortifier et il comptait, sur cette nouvelle ligne, nous tenir en échec. Mais, tandis que, entre l’Oise et la Meuse, il repousserait l’assaut des vainqueurs, — fatigués, — de la Marne, il tenterait, d’une part, de percer notre liane droit au Sud de Verdun et, d’autre part, de déborder notre aile gauche au Nord de Beauvais.

On sait comment, la bataille de front se poursuivant fort âprement sur les bords de l’Aisne, l’essai de percement des Allemands, après avoir semblé réussir, du 21 au 24 septembre, entre la Woëvre et la Meuse, vint échouer, le 25, à Chauvoncourt, en face de Saint-Mihiel.

Il était logique que, n’ayant pu percer notre flanc droit, l’ennemi reportât tous ses espoirs sur la seconde manœuvre : le débordement de notre aile gauche.

Pendant que des combats meurtriers continuaient à se livrer au Nord de Soissons et de Reims, sans qu’aucune décision en résultât, la cavalerie allemande commençait, dès la dernière semaine de septembre, son mouvement vers le Nord sur la rive gauche de l’Oise. De grands espoirs lui semblaient permis : la région qui s’étend entre Beauvais et Dunkerque était démunie de troupes capables de contenir des forces importantes, et le général von der Marwitz, grand maître de cette cavalerie, était résolu à aller aussi loin qu’il le faudrait, — au besoin jusqu’à la mer, — pour trouver notre défaut.

Il eût suffi que cette manœuvre se dessinât pour que l’Etat-major français prit toutes mesures pour garnir de forces les provinces du Nord. Mais, par ailleurs, constatant, après les premiers jours de combats, la solidité des organisations allemande ! de l’Aisne, notre haut commandement avait eu la même pensée stratégique que l’Etat-major adverse. Si celui-ci espérait nous déborder sur notre aile gauche, nous pouvions, gagnant l’ennemi de vitesse, le déborder sur son aile droite, et, la guerre de siège commençant sur l’Aisne, aller chercher sur les plateaux et dans les plaines du Nord un champ de bataille où, derechef, pourrait se déployer notre valeur.

Alors avait commencé cette Course à la Mer des deux partis, qui vaut de faire l’objet d’une étude spéciale. Deux semaines, la double manœuvre tint le monde en suspens : lequel des deux ennemis déborderait l’autre ? Le haut commandement français, tandis qu’il opposait cavalerie à cavalerie, Conneau et Mitry à Marwitz, transportait états-majors et corps d’armée en Picardie, en Artois. Castelnau, appelé de l’Est, couvrait Amiens avec la 2e armée, Maud’huy, détaché de l’Aisne, le prolongeait en Artois, couvrant Arras, tandis que le groupe des divisions territoriales, sous les ordres du général Brugère, doyen de notre armée, collaborait à la défense des deux provinces. Mais la Flandre restait ouverte et de nouvelles forces ennemies pouvaient, de Belgique, déboucher d’un moment à l’autre, venant faire leur jonction avec celles qui, précédées de la cavalerie de Marwitz, montaient du Sud. Seules, deux divisions territoriales, aux ordres du gouverneur de Dunkerque, le général Bidon, couvraient notre grand port du Nord et fermaient, — on pense avec quelle insuffisance, — la forte trouée qui, le 5 octobre encore, s’ouvrait de Dunkerque à Arras. Lille était déjà menacé par la cavalerie allemande, que nos divisions de cavalerie n’étaient encore que dans les environs de Saint-Pol. Tandis que la bataille faisait rage sur le front Castelnau, puis sur le front Maud’huy, — ces combats trouveront, je l’espère, bientôt leur historien, — la Flandre semblait livrée. Deux brigades territoriales, envoyées de Dunkerque, étaient à la vérité descendues sur Bergues et Saint-Omer et des divisions de l’armée Maud’huy (la nouvelle 10e armée) remontaient vers Loos ; le 8, une brigade de cavalerie occupait Cassel, juste à temps pour en éloigner les patrouilles allemandes, et la jonction Se faisait, le 9, entre les territoriaux venus du Nord et les cavaliers accourus du Sud. Mais il fallait bien d’autres forces et d’une autre importance, car, à cette heure même, Anvers, qui dans une certaine mesure pouvait être considéré comme la défense avancée des Flandres, tombait, et sa chute rendait disponibles de nouveaux corps allemands. En revanche, l’armée belge, battant en retraite, échappait à l’encerclement de la place. Mais, légitimement fatiguée, s’arrêterait-elle entre Ostende et Gand, entre Nieuport et Ypres ? Pourrait-elle même s’arrêter pour combattre ?

Il devenait de plus en plus probable que, de la mer à la Lys, les forces allemandes allaient déferler et la bataille du Nord qui, en attendant qu’elle s’étendit jusqu’à la mer, continuait à se déchaîner en Picardie et en Artois, devenait décidément, pour l’heure, la grosse affaire de la guerre.

Les Anglais allaient, sur leur requête, y être jetés.

Depuis le début des combats de l’Aisne, les troupes du maréchal French, trois corps qu’allaient grossir d’importans renforts coloniaux, occupaient, entre les armées Maunoury et Franchet d’Espérey, la partie du front de bataille où les avait amenés la poursuite d’après la Marne. Mais le maréchal s’en accommodait mal et, dès la fin de septembre, il avait manifesté le désir de reprendre sa place primitive à l’extrême gauche de l’armée alliée. Il se trouverait ainsi, à son sens, dans son rôle en quelque sorte naturel, car, porté vers le Nord, il se rapprocherait par là de ses bases de ravitaillement, les ports du Pas de Calais, tandis que ses soldats (je dirai tout à l’heure combien l’événement justifiait ce sentiment) se pourraient flatter de l’idée que, dans une certaine mesure, ils couvraient de leurs corps la route de Londres.

Il avait été convenu que les trois corps britanniques seraient successivement transportés en Artois et dans la région d’Hazebrouck-Ypres. On pouvait espérer que l’armée alliée serait déployée jusqu’au Nord de la Lys assez tôt pour donner la main à l’armée belge en retraite. Et, de fait, celle-ci se trouvant, — on verra dans quelles conditions, — le 11 octobre, dans la région Ostende-Furnes et le 3e corps britannique atteignant, le 12, le Nord-Ouest de Hazebrouck, le 1er corps, celui qui, sous le général Haig, devait combattre à Ypres, roulait vers son futur champ de bataille où, à la vérité, il ne devait être en ligne que le 20, quand, déjà, tout prenait feu en Flandre. Ypres qui, le 10, au rapport d’un haut visiteur, « était gardé seulement par dix cyclistes, » avait été occupé par deux divisions territoriales, les 89e et 87e, qui, en attendant les Anglais, organisaient, dès le 15, une forte position défensive en avant de la ville, couvertes par le corps de cavalerie Mitry. L’armée belge, retraitant toujours, avait, le 12, atteint la ligne de l’Yser entre Nieuport et Dixmude où une brigade de fusiliers marins qui, nous dirons comment, avaient, depuis Gand, couvert la retraite, s’embossait, on sait pour quels exploits. Et le haut commandement, aussitôt finis les transports de l’armée anglaise, expédiait vers Dunkerque l’une de nos plus belles divisions, la 42e, qui, sur cette ligne de l’Yser, allait, aux côtés de l’armée belge, se couvrir de gloire sous les ordres du général Grossetti.

Ainsi, le 20, la ligne qui, quelques jours avant, était encore bien médiocrement tenue et presque inexistante de la Lys à la mer, semblait assurée d’une sérieuse défense, et déjà l’on pensait faire de cette ligne de défense un solide tremplin d’où s’élancer à la reconquête de la Belgique envahie. C’est en vue de celle offensive que l’État-major français songeait à grossir considérablement les forces françaises opérant, aux côtés de nos deux alliés, au Nord de la Lys. Le 9e corps d’armée y était acheminé, qui commencerait à débarquer le 21, et les troupes françaises qui allaient, au cours même des premières opérations, se grossir jusqu’à dépasser de beaucoup en Flandre les forces anglaises et belges réunies, seraient mises sous les ordres supérieurs du général d’Urbal, placé, dès le 20, à la tête du Détachement d’armée de Belgique, — bientôt la 8e armée,

Depuis le 5, le général Foch, avec le titre d’adjoint au commandant en chef et la mission de coordonner les efforts des troupes engagées de l’Oise à la mer, dirigeait de haut, avec une fermeté rare et une ingénieuse activité, les opérations des armées du Nord. Le 20, son attention était, pour les trois quarts, absorbée par les angoissans événemens de Flandre. Il allait, le 24, transférer son grand quartier général, de Doullens, dans le vieil hôtel de ville de Cassel, et ce transfert même eût suffi à indiquer quel intérêt capital prenait à cette date la bataille entre Lys et mer.

La Course à la mer était close, décevant le plan allemand de débordement ; mais les Allemands ne sont pas gens, on le sait, à se résigner facilement à une déception ; ils allaient essayer d’obtenir par une formidable poussée le résultat qu’ils n’avaient pu atteindre par la rapidité de leurs mouvemens, et la Course à la mer n’était pas terminée que la Bataille des Flandres battait déjà son plein.


II. — LE CHAMP DE BATAILLE

« La partie de l’Europe où les Pays-Bas expirent en face de l’Angleterre et qui s’ouvre entre l’Ardenne et le Pas de Calais vers le bassin parisien est une région historique entre toutes, » écrivait, en 1904, M. Vidal La Blache.

La géographie ici, une fois de plus, explique l’histoire. Ces plaines attirent la bataille. C’est, entre la mer et les massifs boisés de l’Ardenne, le champ ouvert aux grands tournois, arène immense, commode à qui entend manœuvrer et, d’ailleurs, trouée énorme où les armées se peuvent engager à l’aise, sans être pour ainsi dire gênées par rien, ni fleuves profonds, ni forêts épaisses, ni chaînes élevées. Et l’enjeu, par surcroit, a toujours paru à la portée immédiate du vainqueur ; car, si ce pouvait être, pour qui venait de France, Bruxelles, Anvers, Liège, ce peut être, pour qui se rue des Allemagnes ou des Pays-Bas mêmes, Dunkerque, ce peut être Lille, ce peut être Calais, — et par delà Arras, Paris, et par delà Boulogne, Douvres et Londres : « bassin de Londres et des Flandres, écrit encore le géographe, parties d’un même tout. »

Jamais plus qu’en parcourant, il y a quelque temps, cette


LE CHAMP DE BATAILLE DES FLANDRES
région flamande, je n’avais été frappé de ce caractère d’arène

large ouverte aux combats.

C’est d’abord la Dune où, un jour du XVIIe siècle, Condé, hélas ! avec les Espagnols, s’affronta à Turenne et perdit la partie, mer de sable jaune aux vagues immobiles où vient mourir la vraie mer, pâle et triste, bande de terrain souvent large d’une demi-lieue et qui, s’élevant parfois de dix, vingt, trente mètres, — le Hoog Bliker, à Coxyde, atteint 32 mètres, — sert de rebord septentrional, fragile et bas, à la cuvette flamande. De Dunkerque à Nieuport par Coxyde et Oost-Dunkerque, de Nieuport à Ostende par Lombartzyde et Westende, la bande d’or pâle enserre la campagne verte absolument plate où vers la Dune, se traînent les cours d’eau.

L’Yser est le type de ces cours d’eau, le plus important, — et aujourd’hui à tout jamais illustre. Cette petite rivière canalisée, — de Dixmude à Nieuport, — a une pente si insignifiante qu’on se peut demander par quel miracle elle a cours : on lui a, entre Lombartzyde et Nieuport-Bains, à travers la chaîne des dunes, frayé un estuaire cimenté, mais la marée refoulerait le cours d’eau bien en amont de Nieuport-ville, — petite ville forte située à 3 kilomètres plus au Sud, — si un formidable jeu d’écluses, plus que jamais célèbre depuis octobre 1914, ne permettait, au centre de la ville, de manœuvrer d’eau. Que ces écluses soient ouvertes au flux ou brisées par quelque cataclysme, la mer reprendrait jusqu’à six, sept, huit lieues vers le Sud, possession de son ancien domaine.

Car la plaine qui s’étend des Dunes jusqu’à la ligne un peu plus élevée de Saint-Omer-Cassel-Poperinghe-Ypres-Langemark, est de récente existence — s’entend relativement : elle a été conquise, au prix de quel labeur séculaire ! sur les flots marins. Mais, située généralement à un, deux, au plus quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, elle est parfois de beaucoup en contre-bas. Et le procès de la terre et de la mer est si peu terminé qu’en plein XIXe siècle, on a vu celle-ci menacer de reprendre sa place. En tout cas, l’élément liquide demeure au fond le maître, sournoisement insinué dans le sol qui reste crevé de toutes parts de lagons, de minuscules étangs, coupé de fossés, — les watergands, — où filtre l’eau, vraie éponge qu’il suffit de presser bien légèrement pour que l’eau suinte de toutes parts sous l’argile : au demeurant, le pays le moins propre à la tranchée, donc impropre à la défense et favorable à l’attaque, — sauf que l’eau peut y devenir elle-même défense. Les gens de Cassel et d’Ypres appellent cette région des polders et des hautes chaussées le Noordland, on pourrait l’appeler Groenland (terre verte), car entre les chaussées élevées où passent routes et chemins de fer, ce n’est que verdure, tapis d’herbe, merveilleux pâturage où la guerre, nos soldats en témoigneraient, surprit des troupeaux qu’elle affolait, prés où poussent des saules, des bouleaux, des arbres bas au frêle feuillage frémissant. A l’Est de l’Yser, — retenons ce trait, — il y a encore quelques bois ; il en est un au Nord de Thourout, un à l’Est de Keyem, et, entre Roulers et Merkem, cette forêt d’Houthulst qui n’est certes importante qu’au regard d’une région sans bois, mais qui n’en jouera pas moins dans cette chronique un rôle important. A l’Ouest de la rivière, pas un bouquet sérieux.

Au Sud de ce pays, au delà d’une ligne qui va de Cassel à Langemark, le pays s’élève un peu, mais il faut vraiment que ces Flandres soient la région la plus plate de l’Europe pour que ce piton de Cassel en soit le belvédère, d’où, dit-on, on peut, aux beaux jours, découvrir cent trente bourgs et villages. Il n’en est pas moins vrai que cette vieille petite ville de Cassel a été, de par sa situation, un des nœuds historiques de ces « pays bas, » puisque trois batailles se sont, au XIe, au XIVe, au XVIIe siècle, livrées autour d’elle, en attendant que le général Foch en fit, au XXe siècle, l’observatoire d’où il dirigera la bataille des Flandres.

Des ondulations, — parfois des taupinières, — font de cette ligne Cassel-Langemark, orientée de l’Ouest à l’Est, un rebord de terrasse au-dessus du Noordland : une autre série de collines partant également de Cassel vers le Sud-Est peut encore, à la rigueur, jouer les chaînes, se dirigeant vers Bailleul. Et, entre les deux branches du compas, trois ou quatre hauteurs, — tout étant relatif, — sont appelées monts : le mont des Cats, le Mont Noir, le Sherpenberg, couronnés de moulins à vent et surtout le mont de Kemmel, qui domine vraiment, de Bailleul à Lille, de Lille à Menin, de Menin à Langemark, toute la région et cette légère crête Wytschaete-Messines, qui, à l’Est du Kemmel, en est le gradin inférieur, suffisamment élevée pour qu’elle ait été la partie la plus disputée, — avec les bords de l’Yser, — de ce vaste champ de bataille.

A travers ce pays relativement boisé, — les gens du Noordland l’appellent « le pays des bois, » — le canal d’Ypres, qui n’est que l’Yperlée canalisé, tend du Nord au Sud sa ligne droite d’eau pâle. Il unit l’Yser à la Douve. Cette riviérette coule lentement de l’Ouest à l’Est au Sud d’Ypres jusqu’à Warneton où elle se jette dans la Lys.

C’est la Lys qui, très nettement au Sud, délimite le champ de bataille flamand : issue des collines de l’Artois, elle va, après Merville, Estaires, Aire, Armentières, Warneton, arroser Werwicq, Menin et Courtrai. C’est un médiocre cours d’eau, mais, grâce à la nature du sol, il s’est creusé une vallée qui, écrit avec raison M. Vidal La Blache, « étonne par sa largeur. »

Ce fossé borne l’arène où tiendra notre bataille des Flandres, les combats se poursuivant d’ailleurs entre Arras et Lille.

Si, de la mer du Nord à la Lys, les élévations sont nulles ou médiocres, les rivières étroites et lentes, et rares les bois, les villages sont abondans. Guichardin écrivait au XVe siècle que la Flandre « n’est qu’une ville continue. » Telle impression ne résulte pas, dans sa rigueur, du spectacle qu’offre la région située à l’Ouest de l’Yser et de l’Yperlée : il n’en est pas moins vrai que tout le long des chaussées élevées de nombreux villages, — les ham, — s’allongent au-dessous de leurs kerke (églises) sans parler des fermes, — hofstede, — qui sont de vrais hameaux sur chaque monticule : Saint-Georges, Saint-Pierre-Cappelle, Shoore, Kloosterhoeke, Keyem, Beerst, Vladsloo, Stuywekenskerke, Oostkerke, Caeskerke, Saint-Jacques-Cappelle, Woumen, Clercken, Houthulst, Staden, Merkem, Westroosbeke, au Nord et au Sud de Dixmude, et autour d’Ypres, Noordschoote, Zuydschoote, Elverdinghe, Boesinghe, Bixschoote, Pilken, Langemark, Poelcapelle, Paschendaele, Saint-Jean, Zonnebeke, Zillebeke, Gheluvelt, Bacelaere, Dardizele, Gheluve, Kruiseik, Zandwoorde, Vormizeele, Hollebeke, Houthem, Messines, Comines, etc. — noms qui vont devenir familiers au lecteur, villages dont vingt tiennent à la fois dans le regard de l’observateur qui, d’un moulin à vent ou de quelque clocher de kerke, embrasse un peu d’horizon. Car kerke et moulins sont dans le Noordland, — avec quelques hautes cheminées de briqueterie, — les seuls observatoires ; c’est ce qui a fait leur infortune : la plupart des villages ne présentent plus dans la zone de la bataille que des amas de ruines d’où, çà et là, émerge une tour croulante. En revanche, les chaussées sont restées à peu près intactes : c’était un réseau de voies de terre et de fer qui, dans la bataille, ont joué plus d’un rôle ; car, si la plupart ont simplement été les voies d’accès à la ligne de feu, certaines, tels le remblai du chemin de fer de Nieuport à Dixmude et la route d’Ypres à Menin par Gheluvelt, resteront célèbres, — véritables parapets derrière lesquels les alliés continrent, en des jours sévères, la poussée germanique.

Terre basse et large ouverte, sans obstacles naturels sérieux, tel est le champ de bataille. Au-dessus, un ciel presque toujours bas et terne, mais qui, à l’automne, laisse encore filtrer, à travers la brume presque constante, assez de lumière pour que cette brume reste légère et bleuâtre, — fort différente du brouillard presque opaque dont une légende romantique enveloppe la Flandre et sa dernière bataille. Cette brume flotte, à la vérité, sur toutes choses, estompant les contours, déroutant parfois toute observation : elle donne à la contrée un grand air de tristesse douce. Des collines de la Lys, sous le ciel pâle, vers la pâle mer, sur les prés crevés d’eau, sur les bourgs gris, sur les dunes de sable clair, elle jette un voile léger. Le pays entier apparaît ainsi empreint d’une mélancolie uniforme et vient mourir, sans qu’un instant soit rompue sa monotonie, à la mer du Nord aux flots blancs.

Cette contrée, c’est, — je le répète, — l’arène ouverte aux querelles de l’Europe occidentale. Aucune région n’évoque certainement tant de souvenirs guerriers. Du Courtrai de 1302, — cette bataille des Eperons où les Flamands « rompirent » la chevalerie française, — au Cassel de 1328 et au Roosebeke de 1382, où les rois de France prirent une si éclatante revanche, des Dunes de 1658 où Turenne battit les Espagnols au Oudenarde de 1708 où Vendôme fut déconfit par les Anglais de Marlborough jusqu’au Roulers de 1794 où, en mettant en déroute les Autrichiens de Clarfayt, Macdonald et Pichegru préparèrent Fleurus, sans parler de Bouvines, de Malplaquet et de Denain, si proches, que de souvenirs ! Il flotte dans cette brume fluide, au-dessus de ce sol argileux, sous ce ciel laiteux, des milliers d’ombres de guerriers morts. César lui-même avait failli y voir sombrer sa fortune contre les Gaulois Ubiens.

Le champ se rouvrait en octobre 1914, — paisible campagne remplie de tout un tumultueux passé.


III. — L’ENJEU ET LES TRAITS DE LA BATAILLE

Les Allemands, eux, voyaient, dans ce champ clos, en octobre 1914, un avenir plein de promesses.

Ils venaient de s’emparer d’Anvers et leur absolue confiance dans la « victoire allemande, » à peine ébranlée le soir de la Marne, s’en augmentait jusqu’au paroxysme. Sans doute, un accident malheureux, pensaient les chefs, leur avait fermé, — momentanément, — le chemin de Paris, mais tout chemin mène à Paris et, si on ne pouvait forcer la barrière que les Français achevaient d’élever de Thann à Arras, on la pourrait sans doute tourner. C’était le but primitif de la manœuvre, et il ‘eût certes suffi à surexciter les courages. Mais depuis qu’ils venaient de balayer de la Belgique le gouvernement et l’armée qui (j’emprunte les termes à vingt articles) « avaient osé leur résister, » les Germains ne connaissaient pas de bornes à leur orgueil. Et, c’était, — peut-être surexcitée encore, — la mentalité monstrueusement outrecuidante que j’ai décrite chez les Allemands courant, — à la fin d’août, — sur l’Ile-de-France et la Champagne [2]. Ils entendaient que la dépossession du roi des Belges fût totale, — et complète l’exemplaire exécution des « coupables. » Pas un coin de terre ne devait rester à Albert Ier et, après Liège, Bruxelles, Anvers, Bruges, Gand, le pays d’Ypres et de Furnes devait être occupé, — dernier lambeau du royaume piétiné. Ce serait le premier acte et le premier résultat de la victoire, — si tant est que les Belges en déroute « osassent » encore lutter sur ce dernier morceau de leur sol national. Même étayés par des Anglais et des Français, — et ils ne pouvaient l’être que faiblement, — ils seraient écrasés entre Nieuport et Dixmude et livreraient le passage.

C’est alors Dunkerque menacé, assiégé, bientôt pris comme l’avaient été Liège, Namur, Maubeuge, Anvers. Et après Dunkerque, c’étaient Calais, Boulogne. Car le grand dessein déjà se trahissait dans la presse officieuse et jusque dans les propos des hommes d’Etat : la Bataille pour Calais, c’est ainsi que l’Allemagne baptisera l’assaut qui, du 16 octobre au 15 novembre, se déchaînera. Se jetant sur le littoral du Pas de Calais, l’Allemagne tout d’abord isolerait, — ou presque, — de son île, le corps expéditionnaire anglais. Mais qui sait même si, maîtresse de la cote, elle ne parviendrait point, — quels projets paraissent fabuleux à la mégalomanie germanique ? — à réaliser cette expédition d’Angleterre que Napoléon a projetée et crue possible, Napoléon dépourvu de sous-marins, d’avions et de canons à longue portée. En tout cas, saisir Dunkerque, Calais, Boulogne, c’est proprement étrangler l’Entente ; c’est, avant même sans doute que l’exécution ait à suivre, faire capituler Albion Rêvant une formidable menace. L’Allemagne marche nach Cales avec autant d’exaltation que naguère elle marchait nach Paris. Car elle entend frapper tout à la fois Paris et Londres, — en achevant, chemin faisant, la Belgique : « Hourrah pour la grande Allemagne, s’écrie un soldat allemand au début de la bataille. Hourrah ! nous allons conquérir le monde [3] ! » Et, à la même date, le Kronprinz de Bavière, commandant de Douai la VIe armée, dit à ses soldats : « Le moment est arrivé où la VIe armée doit amener la décision des rudes combats qui durent depuis des semaines à l’aile droite de l’armée allemande... En avant donc sans arrêt jusqu’à ce que l’ennemi soit complètement abattu ! »

Non seulement des forces importantes seront prélevées sur le front allemand, maintenant stabilisé de la Meuse à la Somme, non seulement l’armée d’Anvers dévalera sans perdre un jour sur l’Yser, mais des corps nouveaux, fiévreusement et secrètement forgés au fond de l’Allemagne, seront soudain jetés, qui achèveront la déroute par le double effet de la surprise et de la masse. Et de fait, sous l’effroyable poussée, d’abord sur le front de l’Yser, ensuite sur le saillant d’Ypres, l’armée alliée paraîtra à plusieurs reprises fléchir : l’Empereur arrivera derrière ses guerriers, prêt à faire dans Ypres, dans Dunkerque, dans Calais, l’entrée solennelle que Paris ni Nancy n’ont vue.

Toujours, cependant, la ligne des alliés se refermera devant lui.

C’est que, précisément, nous avons pour résister là des raisons tout aussi fortes que l’Allemagne peut en avoir pour attaquer. Sans doute, le haut commandement français, d’accord avec l’État-major britannique, entend-il, au début, non seulement achever de clore de la Lys à la mer, ce mur qui déjà des Vosges aux collines d’Artois se dresse devant l’envahisseur, mais aussi s’élancer, par une offensive combinée des armées alliées, à la reconquête de la Belgique. Mais si cette offensive, se heurtant à une poussée allemande, plus forte qu’on n’avait pu l’imaginer, se trouve contrariée, du moins arrêtera-t-elle, au seuil des champs de bataille même, les efforts allemands et brisera-t-elle, avec cet effort, pour de longs mois, la force offensive de l’ennemi. Et si, cependant, les armées alliées ont conservé au roi des Belges fût-ce quelques lieues carrées de son royaume, si elles ont, en faisant échouer les projets sur Dunkerque et Calais, assuré la pleine liberté des communications entre la France et l’Angleterre et, à tout jamais, couvert la Grande-Bretagne, si enfin elles ont, tout en combattant, solidement fermé la barrière défensive derrière laquelle la France se pourra préparer à de nouveaux combats, elles auront remporté tout à la fois sur l’orgueil, la force et la fortune de l’Allemagne la plus grande victoire.

A cette victoire tout sera donc employé. Si, dès les premiers jours, l’intérêt de cette bataille est clairement apparu au haut commandement français, il est certain qu’en se développant, se magnifiant et s’aggravant, elle s’imposera, à la fin d’octobre, à son attention comme la bataille — tout court. Le grand quartier général qui, dès la seconde semaine d’octobre, songe déjà à étayer d’importantes forces les armées belge et anglaise, est peu à peu amené à doubler, tripler bientôt ces forces. Relevant sur les parties stabilisées et relativement calmes du front, régi mens, divisions, bientôt corps d’armée, — on verra tout à l’heure lesquels, — il constituera au général d’Urbal une armée vite si importante, que, nos alliés aidant, l’énorme masse allemande se viendra briser là contre, comme, dix-huit mois plus tard, devant Verdun.

C’est bien plutôt en effet à la célèbre bataille de la Meuse de 191G qu’à celle de la Marne de 1914, qu’il est permis de comparer la bataille des Flandres, premier type de ces grandes mêlées où les corps viennent des deux côtés s’ajouter aux corps, mêlée forcément échevelée, d’apparence désordonnée, remplie de hauts et de bas, de coups de théâtre, de reculs et de rétablissemens, se terminant par la déconfiture allemande, mais au prix de quels efforts surhumains ! C’est ce qui me ferait dire que la bataille de la Marne m’apparaissant comme une belle tragédie classique, celle des Flandres serait plutôt un passionnant drame romantique.

Ce qui ajoute à ce caractère, c’est l’étrange pêle-mêle d’élémens qui, du 15 octobre au 15 novembre, prennent part à cette mêlée. Tandis qu’à la Marne notre armée active et nos divisions de réserve presque seules, — l’armée britannique ne comptant alors que trois corps, — s’affrontent aux Allemands, c’est, en Flandre, un étrange mélange de troupes, d’armes, de races et même de couleurs. Les Anglais, grossis d’éléments coloniaux et d’abord des Hindous, occupent les abords d’Ypres l’Yser est tenu par les Belges, descendans de ces gens des communes de Flandre et de Wallonie qui, dans des siècles passés, tenaient tête aux princes et aux rois ; et tandis que le maréchal French et, sous lui, sir Douglas Haig, veillent à lai « bataille anglaise, » c’est le roi des Belges, Albert Ier, qui, de Furnes, commande les troupes de sa nation. Le général Foch enfin, et bientôt, sous lui, le général d’Urbal, dirigent la bataille française, enchevêtrée d’ailleurs aux batailles anglaise et belge. Mais notre armée elle-même présente un caractère singulièrement plus composite qu’à la Marne : les territoriaux du général Bidon, les fusiliers marins de l’amiral Ronarc’h y jettent une note nouvelle ; on verra des goumiers marocains en pleins polders, des bataillons sénégalais soutenir les marins. Et lorsque les monitors de la flotte britannique et les contre-torpilleurs français seront venus, devant les Dunes, prolonger la bataille, on se fera une idée du caractère étrange et, répétons-le, romantique de ce drame dont un survivant me disait : « C’était, de la Lys à la mer, la tour de Babel, — sauf qu’on s’y entendait fort bien. »

On s’y entendra, — j’y reviendrai lorsque, à la fin de cette étude, je chercherai à dégager les causes du succès et les conséquences de l’action. On s’y entendra parce que tous ces soldats de toutes les races, de toutes les couleurs, de tous les bans, de toutes les armes communient dans une égale résolution : empêcher à tout prix l’Allemand de passer. Des Français qui entendent préserver d’une nouvelle invasion le sol de France, aux Anglais qui ont conscience de couvrir lointainement, avec Calais derrière Ypres, le seuil de leur maison, et aux Belges accrochés au dernier morceau de la leur, tous sentent battre leur cœur à l’unisson en face d’un ennemi abominable, abominé, déjà souillé de mille crimes. Des chefs dont je dirai les réciproques témoignages de cordiale confiance à ces soldats qui s’embrasseront dans les tranchées conservées ou reconquises ensemble, tous, s’entr’aidant et reconnaissant leur entr’aide, devaient vaincre parce que, plus même que les Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, Prussiens des deux princes de Bavière et de Wurtemberg, ils sont résolus à vaincre, et que cette résolution les fait frères d’armes, frères de pensée.

Sur cette large scène, que la mer elle-même ne ferme pas, mais prolonge et complète, dans ce décor glorieux en sa mélancolie et peuplé de tant de souvenirs guerriers, avec ces acteurs tous animés, — des deux princes allemands aux chefs alliés, — de la résolution de vaincre, le drame s’allait jouer, du 11 octobre au 20 novembre, où tenaient tant et de si grands intérêts.

On peut le diviser en quatre actes — sans entr’actes : l’installation des trois armées alliées sur le champ de bataille : Belges sur l’Yser, Anglais autour d’Ypres, Français partout ; l’assaut allemand de Nieuport à Dixmude, ce qu’on a appelé la bataille de l’Yser, au cours de laquelle les Belges et Français confondus, après des fortunes diverses, parviennent finalement à barrer la route à l’Allemand ; puis ce qu’on a coutume de dénommer la première bataille d’Ypres, où Anglais et Français, après un début d’offensive heureuse, menacés d’enfoncement dans les tragiques journées des 30 et 31 octobre, arrachent à l’ennemi les positions un instant conquises par lui ; enfin, cette deuxième bataille d’Ypres, où, après un nouvel assaut marqué par l’intervention de la Garde, échoue, vers le 15 novembre, la dernière tentative de l’ennemi.

Ce sont ces quatre actes dont il s’agit maintenant de tracer les grandes lignes et de retracer les principales péripéties.


IV. — LES BELGES SUR L’YSER
(9 octobre. — 21 octobre.)

Le 9 octobre, un pigeon arrivait à tire d’aile à la place de Paris ; il portait sous son aile la première nouvelle d’un événement bien grave, qui tenait dans ce court message, venant de la grand’ville assiégée : « Anvers envahi. »

La ville tombait trop vite. Depuis que la première ligne des forts avait été forcée, le haut commandement français, d’accord avec le gouvernement anglais, songeait à aller recueillir, sous les murs mêmes de la place assaillie, l’armée belge qui en devait sortir. Tandis que le général Pau courait vers Anvers avec mission de donner au Roi toutes indications de nature à assurer la coopération complète des armées belge et française et d’obtenir particulièrement que les troupes belges, sorties de la place, « continuassent leur effort au Sud-Ouest avec les forces alliées, » 6 000 fusiliers marins, débarqués le 7, de Paris, à Dunkerque, sous le commandement de l’amiral Ronarc’h, étaient immédiatement dirigés sur Anvers où ils recevraient les instructions du général Pau. Par ailleurs, le gouvernement britannique jetait vers la place sa 7e division, sous les ordres dé sir Henry Rawlinson. Brigade Ronarc’h et division Rawlinson n’étaient, dans l’esprit des chefs alliés, que les avant-gardes de l’armée alliée elle-même. Celle-ci, se réunissant, dans les circonstances indiquées au début de cette étude, dans le Sud-Ouest de la Flandre, devait, par une offensive à très large envergure, prévue pour le 12, s’avancer, par Tournai, Courtrai, Thourout et Ostende, vers Bruges et Gand et arriver assez vite dans la Flandre orientale pour menacer, en liaison avec l’armée belge, l’armée allemande assiégeante.

La chute d’Anvers ne déconcertait qu’en partie encore ces projets d’offensive ; le général Joffre insistait, — et le général Pau en son nom, — pour que l’armée belge, qui serait sous peu. secourue, essayât de résister à l’ennemi dans la région de Bruges-Gand. Mais, fatiguées, en partie désorganisées, les six divisions belges sorties d’Anvers se sentaient incapables de tenir tête au vainqueur. « La défense héroïque de Liège, sitôt suivie d’une longue retraite sur Anvers, écrit un de leurs compatriotes qui fut témoin de la retraite, de glorieuses et utiles sorties toutes terminées par un dur mouvement de recul vers la protection des forts, l’énervement d’un long siège, ce départ dramatique par le dernier chemin qui fût libre, la fatigue, la faim, le déchirement d’abandonner à chacun de ses pas un peu de sol natal, tout cela avait fait, semblait-il, des fantômes de nos Soldats. »

Tandis que les Anglais de Rawlinson, les fusiliers marins de Ronarc’h, — arrêtés à Gand par la nouvelle de la chute d’Anvers, — et la cavalerie du général belge Witte protégeaient leur repli, les troupes du roi Albert s’écoulaient vers le Sud-Ouest, sans paraître même penser qu’elles pussent s’arrêter avant d’avoir atteint le territoire français où elles se reconstitueraient. Elles étaient, le 11, parvenues dans la région Thourout-Ostende, et déjà, par sa 6e division, l’armée belge atteignait les environs de Dixmude, mais avec l’évidente intention de continuer la retraite sur Calais. « Nous sommes des morts vivans [4], » disaient-ils.

Il semblait au haut commandement français que l’armée belge serait avantageusement dirigée sur la région Ypres-Poperinghe où elle serait en liaison immédiate avec les forces anglaises et françaises. A cette même heure, répondant au désir de tous, le roi Albert qui, dans ces circonstances, déployait de si rares qualités de cœur et d’intelligence, faisait savoir qu’il « serait heureux de recevoir les instructions du général Joffre au même titre que l’armée anglaise, » et se prêtait ainsi entièrement à la « coordination » que le général Foch avait, on le sait, mission d’établir entre les efforts de tous. Les cinq divisions disponibles seraient réunies « dans la région de Nieuport-Furnes-Dixmude, » cette concentration étant couverte par les élémens anglo-franco-belges qui avaient protégé la retraite : la 7e division de cavalerie française était par surcroît portée à Ypres pour établir une liaison avec les forces belges, la division Rawlinson ralliant, par Roulers et Ypres, l’armée du maréchal French.

L’armée allemande ne s’était pas attardée à Anvers. Les avant-gardes se fussent jetées aux trousses de l’armée belge si elles ne se fussent, dans les environs de Gand, heurtées aux alliés couvrant la retraite. Mais, dès le 14, on signalait que l’armée de siège rendue disponible, — 40 000 à 50 000 hommes, — marchait, en trois colonnes, de Gand par Bruges sur Ostende, de Deynze par Thielt sur Roulers et d’Audenarde par Courtrai sur Menin. Ce jour-là, les Belges atteignaient les bords de l’Yser et s’y arrêtaient.

A peine s’étaient-ils arrêtés qu’il était sensible que « leur moral se relevait. » On était d’ailleurs bien résolu à assurer la droite belge, ce dont l’amiral Ronarc’h se chargerait. D’autre part, et pour protéger leur gauche, on demandait la coopération de l’escadre britannique, en attendant qu’une division française, — ce sera, on le sait, la 42e, — pût être amenée par Dunkerque dans la région de Nieuport.

Le roi Albert, qui venait d’avoir, le 16, la plus émouvante entrevue avec le général Foch, donnait à son armée « ordre de rester sur la ligne de l’Yser et de s’y défendre avec la dernière énergie. » Les chefs avaient compris que « la Belgique jouait son existence. » Quant aux soldats belges, on n’avait qu’à leur demander de tenir bon : on n’entendit pas un murmure ; ils sont les petits-fils des piquiers de Courtrai, et le Roi, comme jadis le grand Flamand Arteweld, leur avait dit : « Notre honneur national est engagé. »

Par ailleurs, on annonçait à la même heure « l’envoi dans le Nord d’une nouvelle division » dès que les transports anglais n’encombreraient plus le réseau. En outre, l’ambassade anglaise, saisie le 15 de la requête qu’on sait, avisait, le 17, le général en chef que « trois monitors, portant chacun deux canons de six pouces et deux de sept, seraient à Dunkerque dans la matinée du 17 pour couvrir l’aile gauche des armées alliées. » Enfin, la brigade Ronarc’h qui, pas un instant, n’avait, depuis Gand, séparé sa fortune de celle de l’armée en retraite, était venue s’arrêter à Dixmude où l’amiral avait trouvé les instructions de Foch : « Vous ne devez songer à évacuer la position que sur un ordre formel de vos supérieurs à la suite de l’enlèvement de toute la position. » Ce solide Breton était, on le sait, homme à l’entendre.

Ainsi l’armée belge était-elle, le 16, assurée d’être soutenue à ses deux ailes.

C’est qu’il était « essentiel de rendre inviolable » la ligne de l’Yser, — moins encore pour la sécurité de Dunkerque (où, dès le 15, le général en chef avait pris soin de prescrire qu’on laissât toute la belle garnison) que pour la protection, contre une désastreuse surprise, du flanc gauche de l’armée anglaise qui, en voie de débarquement, allait, nous le verrons, avoir, dès le 20, à combattre. On comprend donc toutes les précautions prises. L’armée belge, — courageusement, — commençait d’ailleurs l’organisation défensive de la ligne, le 17, n’étant inquiétée, ce jour-là, que « par une canonnade assez molle qui dura une heure environ. » Les Allemands semblaient se concentrer vers Roulers et Menin ; une forte reconnaissance ennemie dirigée sur Dixmude avait été repoussée par nos marins. En outre, « l’arrivée d’une nombreuse cavalerie française avait produit un excellent effet moral » sur l’armée belge. Le Roi parcourait toutes les divisions, u leur rappelant que l’armée belge disputait le dernier lambeau du territoire national et affirmant qu’elle devait mourir plutôt que de céder. » Il était accueilli avec enthousiasme. La défense s’organisait : en première ligne, du Nord au Sud, les 2e, 1er et 4e divisions occupaient la rivière de Lombartzyde à Dixmude, les 3e, 5e et 6e étant en deuxième ligne, cette dernière en liaison au Sud de Dixmude avec la 89e division territoriale française et la cavalerie de Mitry opérant entre Dixmude et Roulers.

L’ennemi, cependant, approchait : si le sérieux bombardement qui, le 18, au matin, se déchaînait sur le front de l’Yser, n’eût pas suffi à l’annoncer, les incendies qui, toute la nuit du 17 au 18, avaient illuminé le ciel, — Hoograde, Vladloo et autres villages étaient en flammes, — indiquaient que les hordes du duc Albrecht de Wurtemberg se déchaînaient. Un prisonnier fait le 17 affirmait que ses compatriotes étaient résolus à forcer à tout prix la ligne de l’Yser. L’ordre courait de Nieuport à Dixmude à travers l’armée frémissante : « Tenir. » Mais si, de Nieuport à Shoorbake et, au Sud, de Klosterhoek à Dixmude, la rivière se prêtait à une défense aisée, la boucle faite par elle en face de Keyem, de Shoorbake à Tervaete, était au contraire difficile à tenir : c’était le souci dès le 17, ce sera le défaut bientôt.

Le 18, l’ennemi attaquait à Lombartzyde en face de Nieuport et, au Sud, devant Dixmude, tandis qu’un assaut concentrique se produisait sur la fameuse boucle : l’ennemi s’installait à Keyem. Au Nord, le combat continua le 19 et le 20 : au claquement du 77 se mêlait le formidable concert des pièces lourdes allemandes maintenant en batterie : on dut abandonner Lombaertzyde, défense avancée de Nieuport. C’est cependant à Dixmude que l’ennemi attaquait le plus violemment : la brigade belge du général Meiser y avait rejoint l’amiral ainsi que quelques goumiers marocains. Le 19, l’ennemi enlevait Beerst, défense avancée de Dixmude, aux Belges : les marins reprirent à midi le village, mais durent, en fin de journée, céder devant des forces supérieures. Le lendemain 20, l’assaut était donné aux abords de Dixmude : la ville, qui est sur la rive droite, est une tête de pont et déjà devenait un redan : la fureur de l’attaque s’explique par là suffisamment et celle des vingt autres assauts qui, vingt jours, allaient venir se briser contre la résolution des « demoiselles au pompon rouge » et de leur amiral. Tandis que derrière eux les marmites venaient tomber sur la malheureuse ville, Belges et Français tenaient bon : les soldats belges de l’héroïque colonel Jacques, commandant le 12e de ligne, se battaient avec plus de flegme que nos marins qui, excités par la lutte, les étonnaient par leurs cris : On va en moudre, répétaient-ils, tandis que les mitrailleuses jetaient par terre des files d’Allemands attaquant à rangs serrés.

Le 21, l’effort allemand redouble, — devant Nieuport, cette fois. Entre Saint-Georges et Shoorbacke, d’autre part, l’ennemi se ruait, ainsi que vers Tervaete. La boucle de l’Yser était très menacée. L’artillerie allemande faisait de cruels ravages. Déjà il fallait engager les réserves belges et on n’était qu’au troisième jour de combat. A Dixmude même, où on tenait si bien, ce n’était pas sans « casse, » pour parler comme les marins : l’artillerie allemande y croisait ses feux de Woumen et de Keyem. Tiendrait-on ? Une vague inquiétude se répandait des Dunes à Dixmude.

Mais ce soir du 21, un bruit courait de Furnes à Nieuport, à Ramscapelle, à Tervaete, à Dixmude : « Les Français arrivent. » C’était Grossetti, la 42e division, et soudain, à la nuit, dans Furnes angoissé, une éclatante fanfare de clairons ébranlait les vieux murs et réveillait les espoirs. C’était le 16e bataillon de chasseurs à pied qui, au son de la Sidi-Brahim, « avec une splendide allure guerrière, » faisait son entrée, avant-garde de Grossetti. Le roi Albert sortit de l’hôtel de ville pour saluer l’arrivée des vainqueurs de Fère-Champenoise qu’assaillait l’enthousiasme « indescriptible » de la foule. Le général Grossetti venait de se présenter au Roi. Et, de Nieuport à Dixmude, l’arrivée de la célèbre division surexcitait tous les courages. Sur la mer, ce soir-là, un sourd grondement se fit entendre. Les monitors de l’amiral Hood et les contre-torpilleurs français donnaient de la voix. La vraie bataille de l’Yser s’engageait.

A cette heure, la bataille française des Flandres commençait aussi, puisque se constituait l’état-major du détachement d’armée de Belgique qui, sous les ordres du général d’Urbal, allait prendre en main la direction des opérations entre la bataille belge et la bataille anglaise.


V. — LES ANGLAIS AU SUD D’YPRES

Il faut, pour l’intelligence du récit, quitter un instant les rives de l’Yser et descendre plus au Sud où l’armée anglaise, qui vient de terminer enfin ses débarquemens, va, de son côté, s’engager, car la création d’une armée française de Belgique se trouvait justifiée par les événemens du Sud autant que par ceux du Nord. Et d’ailleurs, les deux actions, — celle du Nord et celle du Sud, — resteront constamment liées et il importe de ne pas les séparer un moment.

Tandis que la bataille engagée de l’Oise à la Lys faisait rage, courageusement menée par les soldats de Castelnau et de Maud’huy, le maréchal French, installé à Saint-Omer, achevait d’asseoir son armée dans le Nord de l’Artois et le Sud des Flandres, à la gauche de Maud’huy et sous le couvert de nos corps de cavalerie.

Le 12 octobre, l’armée anglaise avait fait sentir son action au Sud de la Lys : son 2e corps, qui avait atteint Cambrin-Lagorgue, avait pu, par sa brigade de droite, appuyer une contre-attaque de nos troupes sur Vermelles, au Sud de la Bassée. Son 3e corps était arrivé au Nord-Ouest d’Hazebrouck et sa cavalerie avait occupé le Mont des Cats, la route de Cassel à Armentières et celle de Cassel à Ypres. Le haut commandement français espérait que, dès le 13, une offensive pourrait être entreprise par nos troupes sur Lille, récemment tombé aux mains de l’ennemi, et Tournai ensuite, tandis que les corps britanniques attaqueraient dans la direction de Courtrai, — ce qui eût reporté la bataille bien à l’Est de la ligne Ypres-Lille. Mais le commandement britannique, manifestement, préférait ne point porter de grands coups avant que les forces anglaises fussent groupées dans le Nord ; or il n’attendait point avant le 20 l’installation sur sa ligne de bataille de son 1er corps et de la division hindoue de Lahore. Le 14, le gros des forces alliées n’atteignait au Nord de la Lys que le front Ypres-Messines-Neuve Église-Merville ; le 16, il s’étendait à la ligne Paschendaele-Zoonebeke-Messines, — abords d’Armentières. A l’Est d’Armentières, les forces allemandes, — élémens des XIIe et XIXe corps d’armée que précédait une nombreuse cavalerie, fermaient la route de Menin. Le maréchal attendait que son 1er corps, en train de rouler vers le Nord, fût au complet et installé à l’Est d’Ypres pour donner le signal d’une offensive générale. Le corps de cavalerie de Mitry allait, lui, de l’avant, — car entre Bixschioote et Woumen, au Nord d’Ypres, il occupait la lisière Ouest de la forêt d’Houthulst, cherchant sa liaison avec les Belges vers Dixmude, et les 87e et 89e divisions territoriales continuant sous son couvert à organiser fort sérieusement de Boesinghe à Vormizele et à Poperinghe la position d’Ypres ; la division Rawlinson, loin de songer à se porter à l’avant, se retirait de Rouliers vers le Sud d’Ypres, en tendant avant toutes choses à rallier le corps Haig. Le 15 enfin, la 1re division du 1er corps anglais débarquait dans la région d’Hazebrouck et, tandis que le 3e corps anglais à sa droite s’emparait d’Armentières, le 16, et que la cavalerie britannique s’avançait entre Messines et Houthem, la division Rawlinson gagnait, en rétrogradant, la région à l’Est de Gheluvelt (Est d’Ypres). Le 18, le 3e corps anglais atteignant le front Radinghem-Premesques-Frelinghemet la 7e division arrêtée vers Gheluve-Dadizeele, le front dessinait autour d’Ypres, de Bixschoote à Armentières par Dadizeelle, un saillant énorme où le 1er corps anglais, ayant terminé ses débarquemens, allait prendre sa place sous le commandement du général Haig. Le 20, celui-ci poussait ses divisions sur Langemark et Boesinghe.

Mais depuis deux jours, le mouvement en avant qu’en attendant la grande offensive tentaient les troupes alliées, — cavalerie française et anglaise (à l’Est de Bixschoote), territoriaux français (poussés jusqu’à Merkem et Paschendaele), division Rawlinson (remise en route vers l’Est), — se heurtait à des colonnes allemandes de plus en plus denses dont l’origine et la composition restaient mystérieuses, mais dont la force semblait importante ; Rawlinson estimait à un corps au moins l’effectif des ennemis débouchant de la ligne Thielt-Courtrai et se repliait de Gheluvelt à Houthem, tandis que le corps de cavalerie Mitry, attaqué dans sa marche vers Rouiers par des forces très supérieures, regagnait la région Nachtigael-Bixschoote, ce qui entraînait le repli des divisions territoriales dans la région proche d’Ypres sur le front d’Hoondschoote-Zillebeke.

Évidemment, des forces considérables allemandes marchaient en masse vers la région d’Ypres, tandis que d’autres assaillaient la ligne de l’Yser. Sur la genèse et la nature de ces forces imprévues, on devait n’être fixé que quelques jours après. C’étaient des corps de constitution récente portant les n° XXII, XXIII, XXVI et XXVII : formés d’engagés, de volontaires d’un an et de landwehriens encadrés d’officiers déjà aguerris, ils avaient été, deux mois, instruits et entraînés dans le fond de l’Allemagne en grand mystère ; ils étaient brusquement jetés sur la Flandre où ils venaient, nous le verrons, avec leurs 120 000 hommes, presque doubler la force allemande.

Pour le moment, on avait simplement l’impression, pour se servir d’un terme employé par bien des chefs qu’un gros nuage noir, aux imprécises limites et à l’épaisseur inconnue, se formait dans notre ciel et que tous les jours se confirmait la résolution des Allemands de passer coûte que coûte, dans le dessein que l’on sait, entre la mer du Nord et la Lys, sur le corps des Anglais et des Belges.

De nouvelles mesures s’imposaient au haut commandement français devant une situation que cette intervention de corps nouveaux aggravait singulièrement.


VI. — UNE ARMÉE FRANÇAISE DE BELGIQUE

Les Belges n’avaient aucune réserve et les Anglais ne comptaient point recevoir, avant des semaines, les renforts que lord Kitchener forgeait au corps expéditionnaire. Le général de Maud’huy qui se battait en Artois pouvait, à la vérité, fortement étayer le 2e corps anglais, mais avait trop à faire sur son front de bataille pour espérer intervenir plus au Nord. Le haut commandement français songeait donc à former une armée importante en Belgique. Relevant sur les différens fronts de nouvelles forces, il les expédierait au Nord de la Lys : unies aux forces françaises éparses et un peu hétérogènes qui se trouvaient déjà en Flandre, elles constitueraient cette armée. Dès le 20 octobre, on savait qu’outre la 42e division qui venait de débarquer à Dunkerque, le général en chef mettait dès ce jour à la disposition du général Foch la 31e division d’infanterie, ainsi que la 9e division de cavalerie ; d’autres forces suivraient ; le 9e corps d’armée d’abord qui, sous le commandement du général Dubois, allait, le 21, commencer ses débarquemens dans la région Doullens-Saint-Pol et les aurait achevés le 24 ; puis on verra le 16e corps d’armée, le 32e corps d’armée (reconstitué avec les 38e et 42e divisions), la 43e division, la 26e division, la brigade Gros, la brigade Castaing et enfin, plus tard, le 20e corps d’armée se joindre à ces troupes au cours de la bataille. Ces forces jointes à celles que nous possédions déjà au Nord de la Lys, — corps de cavalerie Mitry, 87e et 89e divisions territoriales, brigade des fusiliers marins et 42e division, — allaient former une magnifique armée. Dès le 20, il avait paru opportun de grouper les forces existantes ou près de débarquer sous un commandement unique et, à l’heure même où le général Grossetti arrivait avec sa division à Dunkerque et où le général Dubois s’embarquait avec son 9e corps, un détachement d’armée de Belgique était créé sous les ordres d’un des chefs les plus énergiques et les plus brillans de l’armée, le général d’Urbal, alors commandant du 33e corps. Celui-ci, en quelques heures, accourait, constituait son état-major, installait son quartier général à Rousbrugge, au Nord-Ouest d’Ypres, prenait le commandement de toutes les forces françaises au Nord de la Lys et entrait immédiatement en relation avec le général Haig à sa droite, l’état-major belge à sa gauche.

Quatre jours après, le général Foch lui-même s’installait à Cassel d’où il dirigerait de haut la bataille des Flandres.

On suppose bien que cette nouvelle armée, — constituée de remarquables éléments et commandée par un chef entreprenant, n’avait point qu’une mission purement défensive. Au général Foch, comme au général d’Urbal, il apparaissait clairement que le meilleur moyen de déconcerter l’offensive allemande, tous les jours plus menaçante, était de prendre pour son compte l’offensive et très hardiment. D’Urbal reçut mission de la prendre dans trois directions : Roulers, Thourout et Ghistelles avec l’aide de l’armée anglaise à droite, de l’armée belge à gauche : ainsi pourrait-on peut-être percer les forces ennemies et séparer du gros de celles-ci le détachement considérable opérant dans la Flandre maritime, devant l’Yser. Ce premier résultat atteint, l’armée d’Urbal devait laisser à son aile gauche et à l’armée belge le soin d’acculer ce détachement à la mer et de rabattre la majeure partie de ses forces sur Audenarde et Gand, tandis que les Anglais se dirigeraient sur Courtrai et Menin. Ge pendant, l’aile droite de l’armée d’Urbal et les Anglais franchiraient la Lys et attaqueraient de flanc et à revers la droite du gros des forces allemandes.

Mais si cette pensée offensive ne devait pas cesser d’inspirer les opérations et ceux qui à tous les degrés les dirigeaient, le plan allait se trouver dès l’abord contrarié par l’état d’épuisement trop explicable où se trouvait, nous l’avons vu, l’armée belge. Celle-ci déclarait ne pouvoir participer qu’à une tâche défensive et la nécessité de l’étayer allait, dès les premiers jours, détourner les troupes du général d’Urbal de leur mission offensive ; à quoi eût-il servi de s’avancer vers Thourout et Roulers si, au Nord de Dixmude, l’Allemand était parvenu à forcer la barrière ? Par ailleurs, avant que les trois corps français qui allaient successivement venir grossir le détachement d’armée de Belgique fussent débarqués au Nord de la Lys, les Anglais allaient se heurter à des forces si importantes entre Ypres et Menin, que les aider à en soutenir l’assaut et à le briser paraîtra déjà victorieuse besogne.


VII. — LES DISPOSITIFS ET LES FORCES

Le 21, la situation était la suivante.

L’armée anglaise occupait la droite du dispositif allié : prolongeant au Sud de la Lys, par son 2e corps, l’armée Maud’huy, elle était, par son 3e corps, à cheval sur la rivière et occupait, par son 1er corps (Haig), l’Est d’Ypres, la gauche de ce corps étant couverte par la 7e division Rawlinson entre Langemark et l’Yser (cette 7e division étant souvent dénommée « 4e corps » par les ordres du maréchal) : le 1er corps de cavalerie (de Mitry), refoulé à l’Ouest de la forêt d’Houthulst, avait rejoint, vers le coude de l’Yser, les 87e et 89e divisions territoriales qui bordaient le canal jusqu’auprès de Dixmude. C’était la région où le 9e corps français (général Dubois) et la 31e division allaient prendre place, en attendant que vinssent y opérer les différens corps français qui allaient débarquer entre le 25 octobre et le 5 novembre. A Dixmude, point de liaison entre cette armée française d’entre Ypres et l’Yser et l’armée belge, se trouvait, on se le rappelle, la brigade de fusiliers marins Ronarc’h avec la brigade belge Meiser. De Dixmude jusqu’aux environs de Nieuport, les six divisions belges, — 4 en première, 2 en deuxième ligne, — tenaient l’Yser canalisé, fortes totalement d’environ 40 000 fusils à cette date du 21, mais qui, avant huit jours, seront réduites de moitié. Enfin, au Nord, la 42e division du général Grossetti se concentrait à la Clytte et à Nieuport, poussée dès le 21 en avant, dans l’idée de commencer, par la reprise de Lombarizyde, l’offensive projetée. Enfin sur mer, les monitors anglais et les contre-torpilleurs français surveillaient la côte, — prêts à intervenir.

En face, les Allemands déployaient des forces relevant de deux armées : la VIe (kronprinz Ruprecht de Bavière) dont le quartier général était à Douai, et la IVe (duc Albrecht de Wurtemberg) qui avait le sien à Gand, bientôt à Thielt.

C’étaient, du Sud au Nord, le XVIIIe corps au Nord-Est de Lille, des fractions du XIIIe dans les environs du Quesnoy, le IVe corps de cavalerie au Sud de Menin, face à Ypres, deux des nouveaux corps, les XXVIIe et XXVIe corps de réserve, plus haut dans la région de Merkem ; et en face de Dixmude les deux autres : XXIIIe et XXIIe de réserve ; au Nord de Dixmude, le IIIe corps de réserve ; enfin, entre Nieuport et Ostende, la IVe division Ersatz que devait venir appuyer une division de fusiliers marins. A cette masse de troupes allaient, en cours de bataille, s’ajouter le XVe corps, la IVe division de réserve bavaroise, la XLVIIIe division de réserve, la XXVIe division du XIIIe corps, le IIe corps bavarois, le IIe corps, le IIIe corps de réserve, des élémens du XIXe corps et du Ve corps de réserve, enfin une division et demie de la Garde ; et il sera, entre les VIe et IVe Armées, constitué un détachement d’armée confié au général von Fabek, commandant le XIIIe corps, tandis que le général von der Marwitz, commandant les corps de cavalerie, assurera constamment la liaison entre les armées,

La supériorité matérielle de l’armée allemande, — si numériquement considérable, — résidait cependant moins dans ses masses d’infanterie que dans la quantité de ses gros canons : son artillerie lourde, amenée d’Anvers, s’était installée dès le 16 en face des lignes alliées ; les Belges en avaient déjà éprouvé les cruelles rigueurs.

Enfin, il est peu contestable que, maîtresse, — tout au moins de Ghistelles à Menin, — d’une position dominante, elle empruntait par ailleurs aux couverts, — notamment aux bois de Keyem et à la forêt d’Houthulst, — un avantage que n’avaient, en aucun lieu de leur front, les armées alliées.

C’est miracle que dans ces conditions l’armée allemande n’ait pu, par trois semaines de combat acharné, forcer nos lignes. Miracle, non ; mais résultat de la force de résistance des armées alliées, servie par la souplesse du commandement et l’entente des grands chefs.


VII — LA BATAILLE DE L’YSER — LA LUTTE POUR LA RIVIÈRE

Il est peu douteux que, le 20, le principal objectif ne fut pour les Allemands le passage de l’Yser : d’une part, si légers que fussent autour d’Ypres les mouvemens de terrain, ils suffisaient à rendre cette ville moins abordable que Furnes ; d’autre part, avec l’outrecuidant mépris qui si souvent devait préparer leurs déconvenues, les Allemands tenaient pour « inexistante » l’armée belge et hésitaient à croire qu’elle pût être secourue à temps par des forces françaises sérieuses. La ligne droite étant d’ailleurs le plus court chemin d’un point à un autre, il était logique que, visant en ces premiers jours Dunkerque plus encore que Calais, ils tentassent avant tout de passer entre Nieuport et Dixmude, quitte à élargir ensuite leur action ou, si elle échouait à la reporter sur le saillant d’Ypres.

A la vérité, un facteur imprévu, dès l’abord, les assombrissait, gênant leur épaule droite : les bateaux. « Feu sérieux de onze bateaux ennemis, » télégraphiera non sans souci un des grands chefs allemands. Puis ce fut Grossetti.

La 42e division, dès le 21, était à pied d’œuvre entre la mer et Nieuport. C’est de là qu’elle devait partir pour exécuter la partie de l’offensive qui lui était confiée.

Dans la nuit du 22 au 23, en effet, le général d’Urbal, d’accord avec le général Foch, ordonnait l’offensive générale sur tout le front de l’Yser : le général de Mitry, à droite, commandant le 2e corps de cavalerie et les divisions territoriales, attaquerait entre le canal et la forêt d’Houthulst et empêcherait ainsi l’ennemi de franchir l’Yser entre Bixschoote et Dixmude ; l’amiral Ronarc’h continuerait devant Dixmude k tenir le débouché pour permettre ultérieurement à l’offensive sur Thourout de se déclencher, tandis que la 42e division attaquerait sur Slype entre Lombaertzyde et Ghistelles.

Lombartzyde ayant été, le 22, réoccupé, la 42e division Grossetti avait, le 23, passé tout entière l’estuaire de l’Yser, appuyée par la flotte alliée. Un Belge décrit le passage de l’Yser par les soldats français au milieu des marmites, « se lançant


CARTE POUR LA BATAILLE DE L’YSER
sur les passerelles comme à une fête, » et criant aux soldats

belges étonnés : « On va à Ostende, s’pa ? » Ils semblaient aussitôt en prendre le chemin, puisque quelques heures après, ils atteignaient Westende et se trouvaient en mesure de marcher sur Slype.

Le général de Mitry, ayant d’autre part réussi à enlever Bixschoote en faisant 350 prisonniers aux troupes du XXIIIe corps de réserve, recevait l’ordre de marcher sur Merkem, tandis qu’à sa droite, la 17e division (la première débarquée du 9e corps) était poussée vers Paschendaele : encadrée par deux divisions du corps de cavalerie, elle pousserait sur Roulers. A Dixmude, le 22, les Allemands, après une violente attaque, avaient été repoussés, laissant entre nos mains des prisonniers et des mitrailleuses.

Malheureusement, entre Nieuport et Dixmude, se produisait le grave accroc qui devait arrêter une opération si bien commencée. Les Belges avaient perdu la boucle de l’Yser : des troupes du IIIe corps de réserve, soutenues par l’artillerie de la 4e Division Ersatz, avaient passé la rivière, occupé Stuyvekenskerke, Shoorbake et Terwaete et, après avoir pu jeter deux passerelles et fait passer six bataillons, menaçaient Pervyse sur la ligne même du chemin de fer dont ils n’étaient plus qu’à cinq cents mètres. Ce fut toute la journée du 23, une mêlée terrible dans l’intérieur de la boucle : Pervyse pris, c’était la percée, car rien alors n’arrêterait plus le flot allemand. Les Belges se battaient bien, mais cédaient, cédaient encore, quand soudain on vit arriver derrière Pervyse les troupes françaises, — « arrivée qui sembla miraculeuse, » écrit un Belge.

Aussitôt avisé de ce qui se passait, le général d’Urbal avait fort à propos donné ordre au général Grossetti de suspendre son mouvement sur Slype et, ne laissant qu’une brigade à Lombaertzyde, de jeter son gros vers Pervyse. La brigade de Bazelaire (83e), se portant avec une rapidité extrême derrière l’Yser et au Sud, tombait sur les Allemands à Stuyvekenskerke, leur arrachait le village et semblait rétablir la situation, — tandis que, sur le reste du front, les Belges et, autour de Dixmude, les fusiliers-marins tenaient bon sous un bombardement atroce pendant toute cette journée du 23.

« La ligne de l’Yser doit être maintenue ou rétablie à tout prix, » écrivait, le 24, le général d’Urbal au général Grossetti : d’autre part, sur un morceau de papier de fortune, il griffonnait à l’amiral, de Saint-Jacques-Capelle où il s’était porté, l’ordre de ne pas céder d’une semelle. « Il est du plus haut intérêt que l’occupation de la ligne du canal de l’Yser par les armées alliées soit maintenue coûte que coûte... Il y va de notre honneur d’aider les Belges dans cette tâche jusqu’à l’extrême limite de nos moyens. En conséquence, le camp de Dixmude doit être tenu par vous tant qu’il restera un fusilier marin vivant, quoi qu’il puisse arriver à votre droite... Si vous étiez trop pressés, vous vous enterrerez dans des tranchées. Si vous êtes tournés, vous ferez des tranchées du côté tourné. La seule hypothèse qui ne puisse être envisagée, c’est la retraite. » C’était prêcher, — dans un style superbe, — un converti : l’amiral était à son bord et voyait la tempête d’un œil fort calme.

Cependant, on essayait d’aveugler la voie d’eau de Tervaete. Sept batteries de 120 étaient installées à l’Ouest de la boucle pour soutenir la contre-attaque de Grossetti. Mais l’ennemi s’était fortifié dans Tervaete et la ligne de la rivière, du fait de cet accroc, paraissait décidément bien scabreuse à tenir par l’armée belge. Un aviateur signalait que onze ponts déjà avaient été jetés par l’ennemi entre Gepaert et Shoorbake. D’autre part le 25, les fusiliers de Dixmude cruellement malmenés par le canon demandaient des renforts ; on envoya à Dixmude deux bataillons sénégalais. Enfin, on rappela du Nord tout ce qui restait de la 42e division qui, évacuant Lombartzyde et ne laissant à Nieuport que trois bataillons nécessaires pour maintenir la protection des écluses (nous allons voir quelle importance elles prenaient) assumait la défense dans le secteur de Ramscapelle, — du canal de Nieuport au canal de Shoorbake, — pour que tout au moins la chaussée du chemin de fer fût garantie contre toute surprise, notamment à Pervyse.

C’est que cette chaussée du chemin de fer de Nieuport à Dixmude apparaissait comme la suprême ressource ; on envisageait la perspective d’y faire replier les forces alliées ; l’armée belge très éprouvée, n’ayant plus une unité constituée et commençant à manquer de munitions, semblait tout à fait ébranlée, son état-major délibérait d’ordonner une retraite. Même si les élémens français ne s’y associaient pas. Mais comment défendre la ligne de l’Yser maintenant crevée et qui ne tenait bon qu’à ses deux extrémités ? La 42e division, malgré sa vaillance, n’y pouvait suffire.

C’est alors que la même pensée vint aux grands chefs : l’inondation.


VIII. — LA BATAILLE DE L’YSER. L’INONDATION

Il y a à Nieuport, au centre des « Cinq Ponts, » une maison blanche, aujourd’hui crevée d’obus et que le visiteur contemple avec vénération : c’est la maison de l’Éclusier. Il est difficile de décrire le dédale de canaux et rivières canalisées qu’est ce point de Nieuport. Sur le plan de la ville, on croirait voir une gigantesque pieuvre à cinq longs tentacules jetés vers le Sud-Ouest, le Sud, le Sud-Est, l’Est ; la plus forte est l’Yser canalisé. Un jeu énorme d’écluses règle le débit de l’eau dans les canaux ; à l’heure de la marée basse, on laisse l’Yser hier vers la mer ; mais à la marée haute, on ferme les portes, car la mer s’engouffrant dans le bras de l’Yser ferait refluer les eaux et après quatre marées recouvrirait le Shoore qui redeviendrait lagune de cinq, six, sept lieues de long sur une de large.

Puisque la ligne de l’Yser paraissait intenable, la manœuvre s’imposait qui peut-être conjurerait un grand péril : l’eau viendrait s’épandre entre les défenseurs et les assaillans ; dès que le sol commencerait à s’imbiber, l’armée belge retraiterait rapidement derrière la chaussée du chemin de fer qui, haute d’un mètre cinquante environ, peut-être suffirait à faire obstacle à l’eau ; l’important serait alors de tenir aux extrémités de cette corde de l’arc, à Nieuport et à Dixmude, pour réduire, sur cette partie du champ de bataille des Flandres, l’ennemi à l’impuissance. A cet instant, M. Ch. Louis Kogge, garde Wateringe et grand maître des écluses, devient le plus précieux auxiliaire des chefs alliés.

A dire vrai, on hésitait encore le 26 : l’Etat-major belge craignait qu’il « ne fût pas possible de tendre les inondations. » On insista.

La journée du 26 avait été terrible : comme ils pressentaient le coup qui allait, de là, leur être porté, les Allemands avaient dirigé sur Nieuport et Saint-Georges, son faubourg, une furieuse attaque qu’avait repoussée la 42e division, tandis qu’une canonnade « effroyable » se déchaînait de Pervyse à Dixmude. Un instant même, on avait pu craindre que l’amiral se trouvât enlevé : dans la nuit du 25 au 26, des Allemands avaient pu, par un coup de surprise, se jeter dans la ville où, en pleine rue, les mitrailleuses du capitaine Marcotte de Sainte-Marie les avaient arrêtés, puis ils s’étaient rejetés sur Caeskerke à l’Ouest de la ville et de la rivière, et, arrêtés par la ligne du chemin de fer, s’étaient égaillés après avoir lâchement assassiné le commandant Jeanniot et quelques marins faits prisonniers au cours de cette surprise [5].

Grossetti, investi du commandement de tous les élémens français engagés derrière la rivière, — groupement hétéroclite où entraient, avec les troupes de la 42e division, les fusiliers marins, le 8e chasseurs à cheval, le 6e hussards, les deux bataillons de Sénégalais de Dixmude, — faisait organiser défensivement la chaussée du chemin de fer ; sous lui, ses lieutenans les colonels Claudon, Deville et de Bazelaire et l’amiral Ronarc’h, chargés chacun d’un secteur, tenaient la rivière avec ordre d’assurer à tout prix la défense du front Dixmude-Nieuport ; le 6e territorial relevait dans les tranchées au Nord de Pervyse un régiment belge. Mais l’artillerie devenait absolument insuffisante ; l’état des munitions commençait à devenir grave ; il ne restait plus à l’armée belge que 180 canons non encrassés et environ 130 coups par pièce et les effectifs belges engagés n’étaient plus que de 14 500 hommes. La situation devenait angoissante.

Vers le soir de la journée du 27, qui heureusement avait été relativement calme, les défenseurs sentirent un léger frémissement sous leurs pieds : d’innombrables petites flaques se produisaient, de minces filets d’eau couraient, les fossés se remplissaient. On avait ouvert le matin les écluses de Nieuport au flux ; le génie belge travaillait à manœuvrer les crics. Les Allemands ne soupçonnaient pas qu’on allait, en petit, renouveler contre eux la célèbre manœuvre qu’en 1672, grâce aux écluses de Muyden, les Hollandais avaient opposée à Louis XIV. Ayant été repoussés avec de cruelles pertes le 26, ils n’attaquaient pas lorsqu’il en était encore temps. Fatigués, ils étaient en outre attaqués au Sud de Dixmude par Mitry et une brigade du 9e corps ; et il fallait qu’ils s’en préoccupassent.

Le 28, la situation paraissait cependant encore « aggravée : » un rapport d’aviateur signalait que « de nombreuses batteries lourdes s’installaient sur les deux rives de l’Yser, dont le total paraissait supérieur à cent. » Le général d’Urbal. qui entendait faciliter à l’armée belge le retrait prévu, n’en voyait qu’un moyen : intensifier l’attaque au Sud de Dixmude ; le colonel Deville, à la tête d’élémens de la 42e glissant vers cette région, se rendait à Woestern, à la disposition du général de Mitry, dans la direction de Zuydscoote. Le reste continuait à organiser défensivement, dans la journée du 28, la voie ferrée, tandis que les marins de Ronarc’h repoussaient à Dixmude de nouveaux assauts. « La splendide attitude et la résistance des marins, écrit avec émotion un témoin, excitaient dans l’armée belge une généreuse émulation et, si réduite qu’elle fût par des pertes cruelles, celle-ci disputait, avec une nouvelle énergie, le terrain pied à pied. « A la 42e division, la 38e, naguère débarquée, venait par ailleurs s’ajouter et toutes deux, — avec la 89e division territoriale, — constituaient un magnifique corps, le 32e, placé sous les ordres de « l’Africain, » — comme vont l’appeler certaines dépêches, — ce général Humbert, l’homme de Mondement, bien digne de servir sous un d’Urbal, sous un Foch ; sa mission était tout à la fois de défendre le front attaqué et de pousser vivement la diversion au Sud-Est de Dixmude, dans la direction de Clerckem-Zaaren-Thourout.

L’eau s’avançait sournoisement, l’inondation recevant toutes ‘es douze heures un nouvel aliment. Le 28, à la fin de la journée, une légère couche d’eau continue s’étendait entre Nieuport et Ramscapelle et, au rapport du génie belge, passait par-dessus le pavé même du chemin de Ramscapelle ; tous les fossés débordaient d’une eau jaune, et des tranchées allemandes envahies on voyait sortir les ennemis effarés. De notre côté, on suivait avec une impatience inquiète la marche de l’inondation qui, écrit un témoin le 29 au soir, « s’étend bien lentement. »

Cette impatience s’expliquait : dans les journées du 28 et du 29, l’ennemi attaquait furieusement, les pieds dans l’eau et d’autant plus enragé. Le 28, ce fut surtout entre Pervyse et Dixmude ; il se heurta aux soldats de la 42e, à quelques élémens belges et aux marins, tandis que, sous cette couverture, les divisions belges se repliaient en bon ordre derrière la chaussée dont l’eau commençait à lécher le revers. On attendait la quatrième marée après laquelle l’inondation deviendrait sérieuse. Le 29, un brouillard épais enveloppait choses et gens : il favorisait l’ennemi qui, après une canonnade violente de dix heures à treize heures cinquante, attaqua en rangs serrés de Pervyse à Dixmude : nos tirailleurs le rejetèrent cependant au Nord-Est de la station de Pervyse ainsi que sur Klosterhoek et Vicogne, tandis que l’amiral repoussait, en avant de Dixmude, le dixième assaut. Mais l’ennemi poussait fiévreusement son artillerie dans la boucle et sur la rive gauche.

Maintenant, l’inondation était si incommode que l’État-major allemand devait s’en préoccuper. Sa proie allait lui échapper. Il fallait dans les vingt-quatre heures et quand, au risque d’enfoncer dans l’eau parfois jusqu’à la ceinture, on le pouvait encore, pousser jusqu’à la voie ferrée, en saisir, à tout prix, un point et, en franchissant ce faible rempart, rendre vaine l’inondation. Le 30, ce fut une ruée sur Ramscapelle tenue par les Belges. Ceux-ci furent balayés à cinq heures du matin et déjà les Allemands, maîtres de la voie, poussaient leurs hourras de victoire : ils dépassaient la station, le village, couraient vers l’Ouest ; ils étaient hideux, mouillés jusqu’à mi-corps, crottés jusqu’aux cheveux, mais d’autant plus excités à élargir la trouée, ne fût-ce que pour échapper à la plaine inondée. À midi, de Dixmude à Nieuport courut la consternante nouvelle : le nouveau front était percé et l’inondation déjouée par l’ennemi.


IX. — LA BATAILLE DE L’YSER : LE COMBAT POUR RAMSCAPELLE

« L’incident de Ramscapelle, écrivait à quatorze heures le général d’Urbal au général Humbert, ne modifie pas mes intentions (d’offensive sur le Sud). Grossetti rétablira certainement la situation. Donnez-lui un bataillon et un groupe, si vous le jugez nécessaire ; mais ne vous laissez pas influencer par ce qui se passe de son côté : vous vous habituerez comme moi, ajoutait-il presque plaisamment, à avoir mal à l’épaule gauche. »

Et, en effet, tandis que la 38e division attaquait au Sud sur le front Merkem-Luyghem en liaison avec le groupe Mitry, Grossetti jetait, dès le 30, à quatorze heures, sur Ramscapelle, avec mission de reprendre à tout prix village et chaussée, un bataillon du 151e, un du 8e tirailleurs, un du 4e zouaves et le 16e chasseurs à pied, le 7e de ligne belge devant déborder, cependant, le village au Sud et au Nord.

L’attaque fut d’abord brisée par des mitrailleuses placées à la lisière Ouest du village. On fit appel à l’artillerie pour une nouvelle préparation. Pendant qu’entre Pervyse et Dixmude, une attaque allemande était enrayée, on donnait à Ramscapelle un nouvel assaut. Les grosses pièces allemandes faisaient rage sur toute la ligne, mais les abords de Ramscapelle surtout semblaient un enfer. Sans se laisser intimider, aux cris de « Vive la France ! » nos troupes, zouaves, tirailleurs, chasseurs, fantassins, et les Belges aux cris de « Louvain, Louvain ! » se ruèrent... Moment critique : si le village reste une nuit de plus, avec la chaussée, aux mains de l’ennemi, la bataille de l’Yser peut tourner en irréparable défaite. Avec des pertes cruelles nos gens avançaient : les lisières Ouest et Nord du village sont prises, on se bat maintenant maison par maison : on se prend à la gorge, mais les Allemands reculent. A la chute du jour, on a le village et, dans la nuit, une attaque à la baïonnette permet de reprendre la chaussée d’où les ennemis sont rejetés dans l’eau, — maintenant haute, 400 prisonniers restant entre nos mains. Des reconnaissances aussitôt poussées au delà de la voie ferrée peuvent constater avec quelles forces l’ennemi a opéré. Dans les flots bourbeux de la nouvelle lagune, on voit se débattre un monde de blessés. L’ennemi en fuite a maintenant regagné la rive droite de la rivière qui, sur le terrain inondé, se distingue à peine.

Le 31, l’inondation a gagné Pervyse : déjà, les environs de Dixmude s’imbibent. Le 16e chasseurs achève de nettoyer d’Allemands quelques maisons au Nord de Ramscapelle où ils se sont défendus avec grand courage et « vide les caves. » L’ennemi ne réattaque pas, ne manifestant sa rage que par un bombardement plus violent que jamais. Cruellement déçu, (les prisonniers avouent que deux divisions ont attaqué et que l’Empereur est arrivé,) plus cruellement éprouvé, (ses pertes semblent énormes,) [6] il soufflait, tandis qu’attaqué vers Luyghem et Merkem, il est obligé d’y renforcer sa défense. « L’ennemi, écrit un sous-officier allemand du 24e d’infanterie de réserve, occupe une position colossale, » et la surprise autant que la déception allemande se révèle dans le mot du sous-officier Seipel : « Nous avons affaire à trop de Français. »

Le 1er novembre au matin, une nappe d’eau continue d’où émergeaient des îlots de verdure, s’étendait de Nieuport aux environs de Dixmude. Deux canons lourds et quelques pièces de campagne s’apercevaient, enlisés, battus par le flot sur lequel flottaient mille débris hideux.

L’ennemi avait reculé derrière la rivière. Un rapport d’agent anglais signalait qu’il « devait retirer des troupes du Nord pour renforcer l’attaque sur Ypres. » Et, de fait, les Allemands semblent abandonner tout espoir sur le Bas-Yser ; le 3, les Belges leur reprennent Lombartzyde. Nos ennemis sentaient bien que, sur l’Yser, la partie était perdue. « Notre empire est sur l’eau, » avait dit un jour leur Empereur, on se répétait le mot avec une ironie légitime. Cette mer dont les incursions, jadis, faisaient pour les gens du Noordland une ennemie, on l’avait appelée en alliée contre un fléau mille fois pire. Maintenant, elle s’étendait, teinte de sang allemand, entre l’armée belge échelonnée derrière la chaussée, — pour combien de mois, d’années, — et les ennemis déçus, furieux.

Cependant, sur la rive droite même, comme une presqu’île, le redan de Dixmude tenait bon. Un fier marin maintenait les drapeaux des deux nations, comme au-dessus d’un cuirassé battu par le flot. Les fusiliers, qui parfois s’étaient étonnés du sort qui les faisaient terriens, souriaient de voir la mer revenir à eux, vieille connaissance qui maintenant les aidait à braver « le Boche. »

C’est contre ce redan insolemment avancé que l’Allemand allait s’acharner, tandis qu’il s’efforcerait, nous l’allons voir, de chercher plus au Sud l’accès des ports de la Manche. Il le fallait bien ; il n’était plus permis, ricanaient en 1672, après l’ouverture des écluses, les soldats de Guillaume d’Orange, il n’était plus permis au grand Roi Louis « que de faire les sièges que les eaux et les marées permettraient. » On en pouvait dire autant de Guillaume II le 1er novembre 1914. Ypres après Dixmude allait subir ses assauts. Mais Dixmude, hier droite de la bataille de l’Yser, devient gauche de la bataille d’Ypres. Celle-ci bat déjà son plein. Et il nous faut, avec les deux armées, glisser vers le Sud.

Le premier acte du drame était clos. L’Allemand n’avait pu saisir sa première proie.


LOUIS MADELIN.

  1. Copyright by Louis Madelin, 1911.
  2. La victoire de la Marne, dans la Revue du 15 septembre 1916.
  3. Deutsche Krieg in Feldpostbrief, I, p. 235 citée par M. Albert Pingaud dans la Revue du 1er décembre 1916.
  4. Pierre Nothomb, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1916.
  5. Cf. à ce sujet et sur les épisodes de la défense de Dixmude les articles, — depuis longtemps célèbres, — de M. Charles Le Goffic, dans la Revue des 1er et 15 mars 1915.
  6. Un rapport trouvé le 2 novembre sur un mort à Bixchoote révélera que le lendemain de Ramscapelle un régiment n’avait plus à mettre en ligne que 350 hommes. Le sous-officier Seipel, de son côté, dit dans son carnet que la 6e division a subi « des pertes considérables. » Un officier prisonnier dira, le 3 novembre, que la seule bataille du Bas-Yser a coûté aux Allemands 30 000 hommes, dont 10 000 morts.