La Bataille des Flandres/02

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La Bataille des Flandres
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 506-539).
LA
BATAILLE DES FLANDRES [1]
L’YSER ET YPRES

II [2]
LA BATAILLE D’YPRES


X. — L’OFFENSIVE ALLIÉE 20-27 octobre 1914

Les Allemands n’avaient pas attendu la ruine totale de leurs espérances sur l’Yser, pour essayer d’enfoncer, plus au Sud, le front allié. A l’heure même où, dans un effort désespéré et finalement malheureux, ils tentaient, en perçant la ligne belge à Ramscapelle, de déjouer la manœuvre de l’inondation, un effroyable assaut était par eux donné au saillant d’Ypres où, deux jours, — les 30 et 31 octobre, — ils purent penser avoir ébranlé le front anglais et crurent un instant l’avoir rompu. C’est à cette « première bataille d’Ypres » qu’il faut maintenant revenir, dont nous avons vu les prodromes et qu’il s’agit de reprendre à la date du 20 octobre où nous l’avons vue s’allumer.

Les Allemands étaient incités à tenter sur le saillant un assaut qu’ils entendaient rendre formidable, et par le désir de prendre leur revanche de leur échec sur l’Yser, et par la nécessité d’arrêter par une contre-offensive les progrès des Alliés à l’est d’Ypres. C’est que l’offensive des Alliés, arrêtée au Nord par l’attaque des Allemands sur l’Yser et la parade qu’il y fallait opposer, n’avait pas cessé de se développer au Sud, et les constans progrès des Anglais du 20 au 26 n’avaient pas été sans inquiéter très vivement nos ennemis. Ceux-ci verront avec inquiétude se prolonger une bataille où, leurs aveux nous le révéleront, s’épuisent leurs munitions et se lasse le moral de leurs troupes. Ils voudront en finir les 30 et 31 octobre.

Le général Foch, nous le savons, n’avait à aucun moment renoncé à l’offensive primitivement projetée, et le maréchal French, maintenant que toutes ses forces se trouvaient en ligne, était d’accord avec lui pour l’entreprendre. Le général d’Urbal, d’accord avec eux, ne voyait dans les événemens de l’Yser qu’un motif de plus, en poursuivant l’offensive entre Dixmude et Langemarck, de forcer l’ennemi à la défensive ; le général Haig, maintenant installé à Ypres, était disposé à le seconder.

Nous avons vu que, le 20, l’armée anglaise, tout entière en ligne, occupait, des environs de Lens à ceux d’Ypres, un front séparé en deux par la Lys. Le 2e corps, rappelons-le, étant tout entier en Artois, le 3e était à cheval sur la Lys et le 1er autour d’Ypres, tandis qu’à sa gauche la 7e division (Rawlinson), encore indépendante, couvrait le Nord-Est de cette ville. Prolongeant l’armée anglaise, face à la ligne Langemarck (Nord-Est d’Ypres)-Woumen (Sud de Dixmude), le 2e corps de cavalerie français du général de Mitry et les deux divisions territoriales, en attendant la prochaine entrée en scène sur ce théâtre du 9e corps français et le glissement vers le Sud de la 42e division, constituaient une liaison d’abord un peu précaire, ensuite très solide, entre Anglais et Belges.

Dans la soirée du 19, French avait eu, rapporte-t-il, avec sir Douglas Haig une conférence où il lui avait défini son rôle : le commandant du 1er corps devait appuyer à gauche, de façon à diriger son offensive sur Thourout en passant par Ypres. Le maréchal ne dissimule pas qu’il soumit à son lieutenant un plus vaste dessein qui ne visait à rien de moins que de « s’emparer de Bruges et ensuite, si possible, de chasser l’ennemi de Gand. » « Dans le cas où une situation imprévue viendrait à se produire, ou si l’ennemi était plus fort qu’on ne l’avait cru (ce fut le cas), le général Haig devait décider, suivant la situation, après avoir passé Ypres, d’attaquer, ou bien l’ennemi qui se trouvait au Nord, ou bien les forces allemandes venant de l’Est. « La cavalerie


PLAN DE LA BATAILLE D’YPRE8
anglaise opérerait à gauche du 1écorps, sauf la 3e division de cavalerie du général Bing qui serait à sa droite. Le

général Rawlinson, commandant la 7e division, entre le général Haig et les forces françaises, ferait tous ses efforts pour se conformer, d’une façon générale, au mouvement du corps Haig.

Le 21, ordre fut cependant donné par le maréchal d’attaquer, sans plus tarder, et de chercher à s’emparer de la première ligne Poelcappelle-Passchendaele (au Sud-Est de la forêt d’Houthulst).

« Bien que menacée par le mouvement ennemi venant de la forêt d’Houthulst, notre avance, écrit le maréchal, fut couronnée de succès jusqu’à deux heures après-midi, lorsque le corps de cavalerie français (Mitry) reçut l’ordre de se retirer à l’Ouest du canal. Etant donné cette circonstance et la demande d’appui que lui fit le 4e corps (la division Rawlinson), sir Douglas Haig se trouva dans l’impossibilité de dépasser la ligne Zonnebeke-Saint-Julien-Langemarck-Bixschoote. »

En fait, la situation était plus complexe que ne le dit le maréchal. A la droite du général Haig, le 3e corps anglais avait, le 21, subi un assez gros échec dans la direction de Comines, — au point de jonction de la Lys et du canal d’Ypres : il avait perdu du terrain et près de 2 000 hommes, — ce qui n’était pas sans paralyser quelque peu le commandant du 1er corps. Il est certain d’ailleurs que, à la gauche de Rawlinson, les divisions territoriales françaises, qui paraissaient un peu hasardées, avaient été légèrement repliées, ainsi que le corps Mitry. On attendait le 9e corps, et le haut commandement français allait faire remonter vers le Nord d’Ypres un autre corps que suivraient de nouvelles forces : le général en chef préférait attendre que toutes ces forces fussent en ligne pour entamer enfin, d’accord avec les Anglais, l’offensive dans la direction Thourout-Roulers. Cette offensive ne pouvait être prise que le 24. Instruit d’autre part que des forces allemandes plus considérables qu’on ne l’avait pensé (nous savons lesquelles) étaient entrées en ligne, le maréchal estimait qu’il ne pouvait, sans l’appui de la nouvelle armée française en formation, poursuivre l’offensive : les troupes reçurent comme instructions de fortifier autant que possible leurs positions et de se tenir prêtes pendant deux ou trois jours, jusqu’à ce que le mouvement d’offensive pût se développer dans le Nord.

En attendant l’arrivée du 9e corps, le groupe territorial tenait solidement la ligne Pilkem-Zillebeke, avec une avancée sur Langemarck ; le 21 au soir, la ligne alliée du Sud passait donc de Dixmude par Bixschoote (où était Mitry), Zonnebeke, Gheluvelt, Zandvoorde, Messines, Frelinghien. Les renseignemens commençaient à se préciser sur l’adversaire que nous y affrontions : c’étaient, du Nord au Sud, le IIIe, le XXIIe le XXVIIe corps sur le seul front Dixmude-Gheluvelt, et c’étaient, au Sud de Gheluvelt, le XIXe relié au XXVIIe par des divisions de cavalerie. Sur le front Zandvoorde-Houthem se trouvaient quatre divisions de cavalerie (2e, 3e, 7e et une bavaroise), au Nord du bois de Ploegsteers le Ier corps de cavalerie (4e division de cavalerie et cavalerie de la Garde) ; le XXIIIe corps de réserve s’avançait de Thielt sur Roulers.

L’ennemi attaquait donc avec des forces énormes le 22, jour où le 1er corps anglais eut à repousser plusieurs assauts : les Allemands pénétrèrent dans la ligne au Nord de Pilkem, tenue par le régiment Cameron Highlanders ; mais, le 23, une contre-attaque, exécutée par le régiment de la Reine, le régiment de Northampton et le régiment de King Royal Rifles, aboutissait, après une journée laborieuse, à la reprise des positions perdues. Ce même jour (23), une attaque allemande, qui paraissait « déterminée », vint, devant Langemarck, se briser contre la résistance anglaise, avec des pertes assez cruelles, puisque plus de 1 500 cadavres furent trouvés sur le terrain.

C’est à ce moment que paraissaient sur le champ de bataille les premières troupes du 9e corps français (général Dubois), venant relover sur ses positions la 2e division du général Haig. La veille au soir, Foch avait fait savoir au maréchal qu’il allait faire attaquer par le général d’Urbal sur Roulers, Thourout et Ghistelles : il semblait grandement désirable que toute l’armée anglaise appuyât cette offensive en agissant offensivement sur tout son front, sa gauche marchant sur Courtrai.

Cette reprise d’offensive était opportune : à cette heure, en effet, les Allemands montraient une certaine inquiétude, les munitions manquaient. « Dernières munitions canon 900 Lille pour toutes les divisions de cavalerie, télégraphiait-on de la VIe armée à la cavalerie de la Garde. Epargner ! » Et à Marvitz ; le prince Ruprecht adressait un autre message inspiré de la même inquiétude : « Les corps d’armée n’avancent que lentement. »

On sait déjà que le général d’Urbal avait, aussitôt installé à Rousbrugge, pris l’offensive de la mer à Bixschoote et que, Grossetti s’étant avancé sur Slype, Miiry marchait de Bixschoote sur Merckem ; le 23, la 17e division (du 9e corps) avait, dès le matin, été poussée sur Paschendaele, que la 18e renforcerait dès le lendemain. On sait également comment les incidens malheureux du 23 sur le front de l’Yser avaient amené Grossetti à arrêter son mouvement offensif. Par ailleurs, la 17e division se trouva retardée du fait d’un malentendu : les Anglais, craignant d’être découverts à leur gauche par les divisions territoriales, avaient maintenu des troupes à Langemarck ; la 17e division française vint se jeter dans leurs lignes ainsi allongées : elle les traversa, mais non sans retard, pour marcher sur Roulers. Elle put néanmoins reprendre Zonnebeke, tandis que Mitry reconquérait Bixschoote, perdu la veille. On espérait poursuivre, car l’armée d’Urbal s’étant, les 25, 26 et 27, encore grossie de la 18e division (du 9e corps) et de la 31e division (du 16e corps), son chef n’en était que plus excité à poursuivre son plan offensif. Après avoir songé à faire attaquer par la 31e division au Nord-Ouest de la forêt d’Houthulst, vraie « chassie dans son œil, » il avait reçu des instructions conformément auxquelles il se contenta de renforcer l’attaque du 9e corps vers Roulers. Mais celui-ci rencontrait une assez vive résistance sur la ligne Gravenstafel-Broodsinde. Si la gauche repoussait à Poelcappelle une violente contre-attaque, le 90e d’infanterie ne pouvait, à son centre, franchir le ruisseau de Stroombeek. La 7e division anglaise, qui opérait en liaison avec la 17e division, rencontrait de son côté la même résistance. Celle-ci coûtait, à la vérité, fort cher à l’ennemi. L’Etat-Major allemand éprouvait, à cette heure, de très graves inquiétudes que devaient nous révéler un jour des renseignemens de source bien sûre : de corps d’armée à corps d’armée, on se demandait des secours ; l’artillerie paraissait sans efficacité ; un échec du XXVIIe corps de réserve sur Kruiseck mécontentait ; le soutien du XXVIIe pour le lendemain était la mission la plus importante ; mais le IIe corps de cavalerie récriminait à son tour contre le XXVIIe qui ne le soutenait point : une coopération énergique de ce corps et de la cavalerie de l’armée était demandée avec insistance. Les munitions se faisaient de plus en plus rares : il n’y avait plus que 500 coups à Lille, le XXVIIe avait perdu un grand nombre d’hommes et deux canons, le XXVIe dix mitrailleuses et de nombreux prisonniers. Où allait-on ? Il semblait bien que l’Allemand, déconcerté par l’entrée en ligne imprévue de forces françaises, fût déjà forcé d’engager ses réserves.

Le général Foch, qui, déployant une rare activité, courait d’un quartier général à l’autre, s’en alla conférer avec le maréchal ; il le trouva enchanté, plein d’ardeur et décidé à poursuivre l’attaque. En fait, le 24, French avait lancé un ordre de reprise d’offensive. Le 9e corps français opérant dans la direction de Roulers en coopération avec le 1er corps britannique, disait en substance l’ordre du maréchal, celui-ci avancerait dans la direction de l’Est, sa droite au Nord de la route d’Ypres-Menin, sa gauche sur la route Zonnebeke-Moorslede. La division Rawlinson se conformerait aux mouvemens du corps Haig et marcherait de façon à avoir sa gauche sur la route d’Ypres-Menin dans la direction générale Gheluwe-Werwick. Le corps de cavalerie, ayant sous ses ordre la 3e division de cavalerie et la 7e brigade indienne et conservant le contact avec la droite de Rawlinson, s’avancerait sur la ligne Le Touqumet-Werwick. La relève de la 1re division par la 2e retarda le mouvement, mais, par ailleurs, la vue de 1 500 cadavres allemands gisant devant son front était faite pour encourager les Anglais ; ils avancèrent, en dépit de la résistance allemande, vers Becelaere, tandis que notre 9e corps arrivait, par sa gauche, à 600 mètres de Poelcappelle et, par sa droite, à 800 mètres du carrefour de Broodsinde, à l’Est de Zonnebeke.

L’inquiétude de l’état-major allemand était au comble : tandis que, sur l’Yser, l’inondation commençait à contrecarrer ses projets, devant Ypres, loin d’avancer, ses troupes reculaient. Le général de Falkenhayn, le nouveau chef d’état-major général (car la bataille avait provoqué une crise grave dans le haut commandement), prescrivait l’intervention énergique du corps de cavalerie et de la brigade de landwehr : il s’agissait de dégager l’aile gauche de l’armée. La VIe armée se sentait « pressée par l’ennemi, sans appui du XXVlIIe corps de réserve » et devant une violente attaque des Anglais au Nord de Gomines, von der Marwitz « engageait sa dernière réserve. »

Le général Foch, communiquant, le 26, ces nouvelles au général d’Urbal, ajoutait qu’u il convenait de profiter sans aucun retard de cette situation. il les communiquait de même aux Anglais. Anglais et Français encouragés attaquaient vivement, mais les Allemands inquiets n’en étaient que plus acharnés à se défendre, car ils frisaient le désastre. Le 1er corps anglais, après avoir encore avancé de 800 mètres, ne put vaincre leur résistance devant Becelaere ; le 9e corps français, de son côté, marchait très lentement et, le soir du 26, il tenait le front Broodsinde-Poelcappelle sans pouvoir enlever ce dernier village. Néanmoins, on avait l’impression nette que l’ennemi cédait lentement, mais continûment. Le soir du 26, le général Joffre pouvait donc très légitimement féliciter et remercier le maréchal French de son concours. Les renseignemens réunis par nous après la bataille justifient ces félicitations ; la droite et le centre de l’armée allemande n’accusaient aucun recul, mais il fallait bien y enregistrer des pertes cruelles ; à la gauche c’était encore un concert de récriminations : l’attaque décidée la veille au soir sur Zandvoorde n’avait pas réussi ; les minnenwerfer réclamés n’étaient pas arrivés ; à dix heures trente, le XXVIIe corps de réserve, — qui décidément ne donnait que des déceptions, — n’avait pu attaquer. La IVe armée, violemment attaquée à Passchendaele, était en mauvais arroi. La 6e division de réserve bavaroise était en toute hâte appelée de Lille. L’artillerie allemande confessait son impuissance à réduire l’organisation établie par les Français à Onde Kruiseik. Quant au corps de cavalerie qui, dans la nuit, avait trop vite cru que l’ennemi se retirait devant sa 2e division, il lui fallait renoncer à cette flatteuse illusion, et il savait que le malheureux XXVIIe corps de réserve, incapable d’agir, arrêtait son attaque sur Zandvoorde.

La journée du 21 n’avait été, en fait, marquée que par des succès du côté des Alliés. Durant la nuit du 26 au 27, le 66e d’infanterie (du 9e corps) avait enlevé des tranchées aux Allemands au Nord de Langemarck à gauche, et, à droite, la 17e division avait brillamment emporté le moulin de Gravenstafel. Au jour, la 7e division de cavalerie devait concentrer ses efforts sur Poelcappelle, puis progresser au Nord de cette localité dans la direction de Staden, tandis qu’à sa droite, la 31e division, mise à la disposition du 9e corps, déboucherait du ruisseau de Strombeke, les deux divisions prenant pour objectifs, la première Passchendaele, la seconde Pottegemsgood ; enfin, à leur droite, la 6e division de cavalerie couvrant le flanc de la 18e division se dirigeait sur Moorslede. Si aucun de ces objectifs, à la vérité, n’était atteint, tous étaient, le 27, approchés, tandis qu’à la gauche du 9e corps, le général de Mitry s’emparait de la ferme de Grundwalt, à 500 mètres au Nord de Langemarck.

De son côté, le maréchal French, qui s’était rendu au quartier général de sir Douglas Haig sous les ordres de qui il mettait la division Rawlinson, réglait la marche de la façon suivante : cette division du château de Zandvoorde à la route de Menin, la 1re division de cette route à l’Ouest de Reutel, la 2e près de la route Moorslede-Zonnebeke. Les Anglais progressaient d’un kilomètre dans la direction de Becelaere et occupaient le bois au Nord de cette localité, mais la division Rawlinson soudain se trouva arrêtée, refoulée ; elle perdait Kruiseik.

Et on allait voir s’arrêter partout notre progression, puis l’armée anglaise brusquement attaquée fléchir un instant.

Les Allemands exaspérés venaient de prendre de grandes résolutions.


XI — L’ASSAUT ALLEMAND. 27 OCTOBRE-31 OCTOBRE

« Soldats, le monde entier a les yeux fixés sur vous. Il s’agit maintenant de ne pas laisser le combat contre notre ennemi le plus détesté et de rompre définitivement son orgueil... Le coup décisif reste à frapper... » C’est du quartier général de Douai que, le 26, le prince Ruprecht adresse à ses troupes ces grandiloquentes paroles. Le général von Deimling, cependant, croyait devoir, par des argumens moins élevés, mais plus violens encore, relever le courage des hommes du XVe corps : « La percée d’Ypres serait d’une importance décisive, » mais en outre, elle serait facile, car on n’avait à attaquer que « des Anglais, des Hindous, des Canadiens, des Marocains et autres racailles de cette sorte » (le Français étant prudemment passé sous silence). Ces ennemis étaient « mous » (il y paraissait peu) et se « rendaient en grande quantité partout où ils étaient attaqués avec vigueur. » Ainsi le soldat allemand était excité à « étonner le monde » et rassuré sur le peu de résistance que lui offrirait la « racaille » ennemie. Et partout courait la nouvelle que, la prise d’Ypres étant certaine. Sa Majesté viendrait en personne assister à l’opération.

Il fallait ces coups de fouet. « Voilà trois jours que nous nous battons, écrivait, le 26, un chasseur du 24e bataillon, il y a 200 de nos chasseurs morts ou blessés. » Un officier du 209e se lamente : « Voilà dix jours et dix nuits que nous sommes sous un terrible feu d’artillerie... Nos heures sont comptées... Pas moyen de trouver des vivres... Ainsi, vous pensez bien que nous n’avons plus d’espoir... » « On est mort de fatigue, » écrit un autre soldat. La lassitude était extrême : la démoralisation menaçait.

C’est pourquoi, ne se fiant pas aux phrases ronflantes du prince Ruprecht pour conquérir Ypres, l’état-major allemand avait pris toutes ses mesures. Aux corps qui déjà étaient en face d’Ypres (XXIIIe, XXVIe, XXVIIe, XVe) s’en ajoutèrent d’autres : le général von Fabek, groupant en un détachement d’armée les XIIIe et XIXe » corps, était jeté dans la lice ; le XXIe corps arrivait du Sud ; une division d’Ersatz était glissée entre les XXVe et XXVIIe corps de réserve, venue de Bruxelles par Gand ; sur le seul front Gheluvelt-Hollebeke (à peine 4 kilomètres) où, à la vérité, la percée a été décidée, on a accumulé la 6e division bavaroise, le XVe corps, la 38e division de réserve, le IIe corps bavarois, d’autres troupes encore, dit-on. « Toutes ces forces, diront les prisonniers, avaient Ypres comme objectif, et ils livreront une proclamation du 29, disant que la prise de cette ville devait être considérée comme d’une importance capitale. L’Empereur était attendu à Thielt, — quartier général du duc de Wurtemberg, — le 30. Le souverain assisterait de là au double assaut de l’Yser et d’Ypres et pourrait, après quelques jours de combats, entrer derrière ses braves troupes dans la dernière ville de la Belgique conquise.

Le maréchal French écrira : « L’attaque dans le voisinage d’Ypres (du 30 et 31) fut peut-être la plus importante et la plus décisive. » Seulement, après avoir paru l’être au profit des Allemands, elle allait tourner contre eux.

Le champ de bataille était cependant bien peu favorable aux Alliés. Le saillant d’Ypres offrait une des positions les plus scabreuses depuis que des forces importantes s’y accumulaient : les assaillans pouvant de toutes parts y croiser leurs feux, les défenseurs devaient faire passer leurs ravitaillemens et leurs renforts par Ypres et de rares points de passage, copieusement et facilement bombardés. A tout instant, les convois s’enchevêtraient : il en résultait quelque lenteur dans leur marche. En cas de repli force, ces inconvéniens prendraient une gravité particulière : ils nous exposaient à un désastre.

C’est bien pourquoi le général Foch et le maréchal French avaient désiré porter la bataille plus avant, et on sait qu’ils s’y essayaient lorsque l’assaut allemand se produisit. La bataille d’Ypres est ainsi une véritable bataille de rencontre : deux offensives s’y allaient heurter et presque neutraliser. Le 28, le général d’Urbal avait prescrit à tous ses corps d’imprimer à l’offensive une activité plus grande. À gauche, Humbert, maintenant, de concert avec les Belges, l’intégrité du front Nieuport-Dixmude, attaquerait, par ailleurs, avec son 38e corps, dans la direction générale Clerkem-Zarren-Thourout. Au centre, Mitry ayant sous ses ordres ses deux divisions de cavalerie et la 87e division territoriale, partant du front Woumen-Langemarck, les jetterait sur Mangelaere et Bultehock pour refouler l’ennemi vers la forêt d’Houthulst. À droite, Dubois, disposant non seulement de tout son 9e corps, mais de la 31e division et des 6e et 7e divisions de cavalerie, devait poursuivre l’offensive sur Staden et Roulers dans les mêmes conditions que précédemment. À notre droite, l’armée anglaise conservait sa mission offensive sur Courtrai par Menin.

Les Allemands, cependant, poussaient. Les deux masses allaient se précipiter l’une sur l’autre ; mais ce sont les Anglais qui, particulièrement assaillis, supporteront le choc dont les Allemands attendent la percée. La nécessité de secourir nos alliés ébranlés forcera le commandement français à prélever sur ses forces les troupes qui permettront de rétablir la situation et, de ce fait, il devra arrêter en partie sa propre offensive. Ce sera le mérite des grands chefs français d’avoir su sacrifier à l’intérêt général des succès qui, l’armée anglaise enfoncée, eussent été d’ailleurs sans lendemain.

L’action commence dans la matinée du 29 par l’attaque de la 1re brigade de dragons sur Bixschoote et le cabaret de Korteker que l’ennemi abandonne en laissant 400 morts et blessés. Les troupes du général Dubois, plus à droite, arrivent près de Walmoden et, à gauche, la 38e division (du corps Humbert), franchissant l’Yser à Steenstraete et Nordschoote, atteint par sa gauche les abords de Luyghem. Tout va bien.

Mais, à l’aube, le 1er corps anglais a été attaqué avec une violence insolite à son centre, le point principal de l’engagement étant à la croisée des routes, à un mille à l’Est de Gheluvelt. L’Anglais tient d’abord bon. Devant une deuxième attaque, la ligne anglaise doit ensuite reculer sur Reutel-Gheluvelt, perdant 400 prisonniers et cinq mitrailleuses. Avec cette magnifique ténacité, qualité maîtresse de l’Anglais, le général Haig fait contre-attaquer et regagne le terrain perdu, mais au prix de pertes cruelles. Le soir, la ligne passait à un kilomètre de Zonnebeke et à deux au Sud-Est de Gheluvelt et Kruiseik.

Au début de la matinée du 30, les Anglais, assaillis dans la direction de Zandvoorde par le détachement d’armée Fabek, furent refoulés au Nord-Est de Becelaere, tandis qu’à leur droite leur corps de cavalerie, sous la forte pression du 11e corps bavarois, cédait du terrain au Sud-Ouest d’Hollebeke et vers Saint-Éloi. Le général Haig était donc menacé d’être débordé sur ses deux ailes. La division Rawlinson, découverte par la retraite de la 3e division de cavalerie, livrait aux Allemands la crête de Zandvoorde et la situation paraissait au général Haig fort « sérieuse. »

Cependant, les troupes françaises rencontraient dans la poursuite de leur offensive la plus vive résistance.

Le général Humbert n’en progressait pas moins vers Merkem à gauche, mais, ayant franchi le canal, il était arrêté sans pouvoir en déboucher. Mitry, au centre, engagé dans un dur combat, n’avançait pas : vers treize heures, une forte attaque allemande sur Bixschoote-Steenstraete ramenait les cavaliers de la 5e division qui, d’ailleurs, une heure après, reprenait le terrain perdu. Quant au 9e corps (Dubois), il était, lui aussi, en butte aux plus violentes attaques : la 18e division en repoussait une, particulièrement forte, à Drogenogkart, progressait difficilement sur Kreiberg et, par ses 77e et 139e régimens d’infanterie, brisait un nouvel assaut à la baïonnette des troupes allemandes. La 17e division, arrêtée toute la journée par de durs combats, s’emparait cependant, vers la fin du jour, de la ferme Walemolen.

C’est alors que le général Dubois, avisé de la situation scabreuse des Anglais qui venaient de perdre Hollebeke, prit sur lui de leur envoyer incontinent trois bataillons de zouaves de sa réserve qui furent dirigés sur Hooge et Hollebeke. Le général Haig, à chaque heure plus pressé, opposait d’ailleurs à ces coups un front impassible. Il donnait l’ordre de faire l’impossible pour reprendre, avec l’appui des bataillons français, le terrain abandonné.

On fut instruit, ce 30, à dix-sept heures, au quartier général du général Foch, que la ligne anglaise avait fléchi au Sud-Est d’Ypres.

Le général courut à Saint-Omer, — quartier général de French, — et spontanément offrit au maréchal de nouvelles forces ; il fut entendu que tous les élémens débarqués de la 32e division seraient portés dans la région menacée ; en outre, le général Dubois dirigerait, dans la matinée du 31, une partie de la brigade Bernard (de la 35e division) sur Becelaere et, vers Hollebeke, cinq bataillons, trois batteries et six escadrons sous les ordres du général Moussy. Ces deux détachemens, contre-attaquant ainsi sur les deux ailes du corps Haig, celui-ci pourrait reprendre l’offensive. D’autre part, la 32e division attaquerait Wytschaete et Houthem, le 9e corps faisant son principal effort sur sa droite.

Les Anglais, ainsi encadrés par les groupes français, devaient engager le combat sans nous attendre. Par un malentendu, ils restèrent inactifs. Le résultat est que l’attaque de la 32e division fut arrêtée par une violente contre-offensive entre Oosttaverne et Hollebeke, que le général Bernard, à gauche du 1er corps anglais, fut empêché de progresser, et que le général Moussy ne put que couvrir l’extrême-droite du général Haig. Le 1er corps anglais, assailli avec plus de violence encore que la veille, perdait définitivement Hollebeke et Zandvoorde, puis Gheluvelt à sa gauche, Messines à sa droite. Dans la matinée du 31, le corps Haig était rejeté à un kilomètre Est de Hooge et de Klein-Zillebeke. « Après plusieurs attaques et contre-attaques dans le cours de la matinée, écrit French, le long de la route Menin-Ypres, une nouvelle attaque fut menée très vigoureusement par l’ennemi et la ligne de la 1re division fut brisée. » Le pis était que le brusque arrêt de celle-ci exposant la gauche de la 7e division (Rawlinson), un régiment entier, le Royal Scott Fusiliers, était cerné. Le bombardement se faisait effroyable non seulement sur la ligne, mais en arrière : le général commandant la 1re division était ainsi blessé, et cinq de ses officiers tués dans son quartier général ; le général commandant la 2e division était également atteint.

Le maréchal s’était porté à Hooge vers deux heures de l’après-midi avec le général Haig. C’était, écrit-il, « le moment le plus critique de tous ceux que nous eûmes à traverser pendant cette grande bataille. » Anxieux, tourmenté, il songeait à abandonner Ypres et, sachant Foch à Vlamertinghe, s’y rendit.


XII — LE RÉTABLISSEMENT

Le maréchal French envisageait nettement la perspective d’un repli à l’Ouest d’Ypres. L’attaque allemande, non seulement dénotait le dessein arrêté de percer, mais décelait la présence de forces très supérieures du côté de l’ennemi. Il était peu douteux que celui-ci poursuivrait le lendemain ses avantages. Or, au cours des deux jours précédens, l’armée anglaise avait fait des pertes cruelles : on pouvait craindre qu’elle ne fût plus capable de tenir sa ligne maintenant bien démantelée. La situation du saillant d’Ypres, que je résumais tout à l’heure, apparaissait clairement au maréchal avec tous ses inconvéniens. Attaqué à droite et à gauche, le général Haig était exposé à un désastre. Dans ces conjonctures et instruit formellement que l’ennemi se renforçait, le maréchal était résolu au repli lorsqu’il arriva à Vlamertinghe, poste de commandement du général d’Urbal, où Foch venait de se rendre.

Celui-ci restait dans son rôle de coordinateur de la bataille. En suivant de son œil si vif les péripéties, il ne perdait jamais cette belle humeur un peu ironique qu’on lui avait vu, — sur les hauteurs de la Marne, — opposer à la fortune un instant adverse. Car déjà il était autorisé à dire qu’il en avait vu bien d’autres. Plein d’un sang-froid qui s’alimentait d’optimisme, il ne prenait rien au tragique, prenant d’ailleurs tout au sérieux. De son quartier général de Cassel, il surveillait, des dunes de Nieuport aux rives de la Somme, une énorme bataille qui, en raison même de cette énormité, lui permettait de planer, partant, de donner à chaque incident sa valeur exacte, d’en apercevoir les répercussions, d’en tirer les conclusions. Actif comme un jeune colonel, on le voyait courir, depuis trois semaines, les quartiers généraux, — de celui de Castelnau à celui du roi Albert et « chez French, » ainsi qu’il disait comme « chez Maud’huy, » ou (c chez d’Urbal, » souriant d’une façon un peu énigmatique sous sa grosse moustache grise, tout en mâchonnant son éternel cigare, écoutant parler, l’œil vif, brillant, malin, parlant à son tour par formules brèves, pittoresques, saisissantes, sachant en quatre phrases faire éclater la vérité et faisant accepter toutes les vérités, — même les désagréables, au besoin par un amical coup de coude et surtout par une si évidente, si sincère, si communicative cordialité que, du jeune roi des Belges au vieux maréchal anglais, personne ne lui avait pu résister.

Lui jugeait, le 31 au soir, la situation sérieuse ; il ne la jugeait pas du tout désespérée. On était à Ypres : du diable s’il savait comment on avait été amené à faire de cette ville un de ces lieux sacrés qu’il faut, même en y engouffrant bataillons, régimens, divisions, sauver et garder. Ypres était cela cependant, comme plus tard sera Verdun. On ne devait à aucun prix abandonner Ypres, sans quoi les Allemands enivrés ne connaîtraient plus d’obstacles. D’ailleurs, si les inconvéniens du saillant lui apparaissaient aussi clairement qu’à French, il lui apparaissait aussi que, opéré sous la pression ennemie, le repli pourrait précisément y tourner au désastre.

Iil était allé voir d’Urbal à son poste de commandement de Vlamertinghe et le général Dubois l’y avait rejoint, venant d’Ypres, confirmer la perte de Gheluvelt qui achevait de briser le front anglais. Le maréchal French y arriva à son tour, plein de sa résolution de repli. Il y eut un débat émouvant dans sa cordialité. Comme enfin le maréchal, après avoir exprimé les plus nobles sentimens, paraissait disposé à se rendre aux instances de Foch, celui-ci, sur sa requête, griffonna sur un morceau de papier une note qui, je l’espère, sera un jour publiée, — recto et verso. — Car le maréchal la saisissant et l’ayant lue rapidement, se contenta de la contresigner au verso et, avec un beau mépris des mesquins amours-propres, l’envoya telle quelle au général Haig avec ordre d’exécuter.

Le général Haig était homme à comprendre toute résolution énergique ; aussi bien, avant même qu’il en eût reçu l’ordre formel, il avait commencé à réagir très fortement. Ordonnant de tenir à tout prix sur la ligne Fregenberg-Westhoek, il faisait canonner sévèrement l’ennemi et, soudain, jetait des bataillons à l’assaut de Gheluvelt. Le 2e régiment Worcestershire fut magnifique à cet assaut. Nos troupes ne le furent pas moins. Dans une lettre qui lui fait grand honneur, le général Haig signalait l’aide efficace que lui avait prêtée le 32e régiment d’infanterie, — comme un peu plus tard le 4e zouaves : « Les troupes anglaises et françaises, écrit-il, combattirent côte à côte sous le commandement de l’officier le plus élevé en grade, en union si étroite qu’elles ne tardèrent pas à se trouver complètement mélangées. » Onze bataillons français prenaient part à la contre-attaque anglaise sur tout le front en cause. A trois heures, Gheluvelt était repris à la baïonnette, puis Messines.

Rentré à Cassel, le général Foch y avait reçu la visite du général Wilson, chef d’état-major de l’armée britannique. De cette conférence était sortie une série de décisions que le général Foch avait condensées en une note empreinte de la plus grande énergie. Le 1er corps et la division Rawlinson s’organiseraient solidement depuis la droite du 9e corps (croisée du chemin à un kilomètre Est du carrefour de la route de Passchendaele-Becelaere et le chemin de Zonnebeke-Moorslede), jusqu’à Klein-Zillebeke. A sa gauche, le 9e corps attaquerait en prenant sa direction sur Becelaere et à l’Est, et, à sa ‘droite, les troupes françaises prélevées sur l’armée d’Urbal prendraient l’offensive sur le front Saint-Eloi-Wytschaete sur Hollebeke. Des troupes françaises nouvelles (quatre bataillons et plusieurs autres bataillons et batteries) arriveraient dans la matinée en renfort.

Et satisfait, probablement, et rassuré plus encore par la bonne entente qu’il avait constatée entre les chefs alliés, le général Foch écrivait : « La situation parait très favorable, le gros effort fait par l’ennemi depuis deux jours n’ayant produit aucun résultat. »


XIII. — L’EMPEREUR ATTEND

Il fallait l’imperturbable optimisme du général Foch pour envisager ainsi la situation.

La volonté de l’adversaire de percer à tout prix s’était manifestée nettement, et il continuait à accumuler troupes sur troupes pour y arriver. Il avait amené successivement sur le champ de bataille la XXVe division hessoise, la XXVIe division wurtembergeoise, la VIe division de réserve bavaroise, les Ve et XVe corps, la 1re division de la Garde et le IIe corps bavarois, soit sur le seul front d’Ypres la valeur de cinq corps d’armée, et il se préparait, avec cette masse de magnifiques troupes fraîches, à mener, de Becelaere à la Douve, un nouvel assaut.

Le général Foch, à la vérité, se rassurait à la pensée des renforts que venait de lui envoyer le général en chef Joffre. Celui-ci ne perdait pas un instant de vue le champ de bataille des Flandres, dégarnissant, sans hésiter, les fronts moins menacés pour nourrir la bataille du Nord. C’était, le jour du 31, la belle division Lanquetot — la 43e (du 21e corps) — et particulièrement cette brigade Olleris, formée de quatre bataillons de chasseurs des Vosges 1er, 3e, 10e et 31e, la fameuse brigade bleue qui, aussitôt débarquée, était mise à la disposition du détachement Woillemont à la droite du général Haig, le reste de la division restant à Vlamertinghe, en réserve. Mais Foch compte encore voir sous peu débarquer la 39e division, puis la 11e les deux divisions de ce 20e corps que naguère lui-même commandait devant Nancy. Cet afflux de solides soldats des deux corps lorrains est bien fait, en effet, pour rassurer l’ancien chef du corps de fer. Il attend donc de pied ferme l’ennemi, ce matin du 1er novembre, et sa confiance est partagée par tous les chefs français et anglais.

Mais la confiance et la résolution ne sont certainement pas moindres de l’autre côté. Tandis que Bavarois, Hessois, Wurtembergex)is, Prussiens, — et la Garde même, — s’apprêtent à de nouveaux assauts, un hôte illustre est apparu en Flandre : l’Empereur arrive à Thielt le 1er novembre, vers trois heures de l’après-midi. Très logiquement, le grand quartier général français, instruit assez vite de cette présence auguste sur le front adverse, en induit qu’il va se passer quelque chose de sérieux. De Thielt, Guillaume II se rend au IVe corps de cavalerie à Œlbeke, et, pendant cinq jours, l’Empereur attendra le moment de faire, derrière ses « incomparables troupes, » son entrée à Ypres, — en attendant Calais.

Il faut ce cordial aux « incomparables troupes. » Elles ont fait, dans les deux jours précédens, des pertes considérables. « Voilà, écrit un soldat du 237e en son carnet, voilà notre compagnie (250 hommes alors) réduite à 87 hommes : tous les autres sont blessés ou morts... Mais si cela dure huit jours, plus un seul homme ne restera. » Un rapport d’officier dit : « Le régiment n’a pu mettre en ligne ce jour (1er novembre) que 350 hommes... Les deux seuls officiers présens n’ont pu se mettre en liaison à cause du feu des ennemis... Il est très problématique que je puisse tenir à cause du manque de chefs. »

Foch se doute bien que, « s’il pleut dans son camp, il pleut dans l’autre. » Il entend qu’on ne se laisse pas de nouveau « pincer à la taille. » Il a ordonné derechef l’offensive, et d’Urbal, de la mer à la Douve, l’a organisée. « La bataille décisive est engagée sur tout notre front, écrit le commandant de l’armée de Belgique ; il importe de la mener à bien en agissant partout avec la plus extrême vigueur ; » et il assigne de nouveau à chacun sa tâche : le général Taverna, avec sa 32e division, attaquera sur Houthem pour agir sur le flanc de l’ennemi qui attaque Klein-Zillebeke ; à sa gauche, le général Humbert continuera à agir sur Klerkem-Zarren et fera déboucher une nouvelle attaque dans la direction de Woumen, et, à sa droite, le groupement Dubois agira offensivement sur tout son front, en lançant une forte attaque dans la région de Zonnebeke, dans la direction de Becelaere, — les autres groupes français restant au Sud-Est d’Ypres à la disposition du général Haig.

Pendant la nuit du 31 octobre au 1er novembre, les Anglais avaient essuyé de nouvelles attaques. Au matin, la cavalerie anglaise, fatiguée par cette terrible nuit, recula fortement, perdant Wytschaele et derechef Messines. C’était la crête entre les mains de l’ennemi. En même temps, le 1er corps abandonnait les débouchés du bois du Polygone et de Klein-Zillebeke, à leur gauche.

Il fut décidé que les troupes du 9e corps interviendraient. La 32e division se jette sur Wytschaete qu’elle reconquiert, Messines restant aux mains de l’ennemi. Le front passe alors par les abords Ouest de Gheluvelt, Est de Klein-Zillebeke, par Wytschaete reconquis et les abords Ouest de Messines perdus. Le 9e corps relève complètement sur un secteur de 1 500 mètres de ce front les troupes anglaises. Les troupes françaises s’étaient, pendant cette journée, partout maintenues sur leurs positions, — sans plus.

La bataille restait indécise ; elle avait atteint dans la journée, sur dix points, un degré de violence inouïe. Tout était encore en suspens, maison pouvait craindre un renforcement de l’ennemi. Car, complètement déçu à cette heure par l’inondation de la région de l’Yser, il faisait glisser vers le Sud une partie des troupes de cette région. D’autre part, l’enchevêtrement des troupes alliées qui était extrême faisait redouter quelque confusion. Et peut-être est-il nécessaire, pour notre propre intelligence, de jeter un coup d’œil rapide sur le front tel que l’avaient fait les derniers combats, au matin du 2 novembre.

Le général Conneau, — commandant le 1er corps de cavalerie français, — qui se relie à sa droite au 3e corps anglais, est entre la Douve et Messines, où il doit attaquer. À sa gauche, c’est la 39e division, qui, elle, a pour mission d’attaquer sui l’axe moulin de Spanbrok-Messines. Puis vient le détachement Ferrand, qui doit s’emparer de la croupe de l’Enfer, entre Messines et Wytschaete. Le groupement du général Bouchez suit, qui a ordre de reprendre la route de Saint-Eloi à Messines. Puis vient, toujours de droite à gauche, le détachement Moussy, qui a attaqué Hollebeke et le château à l’Ouest. Là commence le secteur de combat du 1er eorps anglais. À la gauche de celui-ci, le détachement du général Bernard, qui, grossi, passe sous les ordres du général Vidal, le 9e corps, ayant à sa droite le détachement Vidal, à sa gauche la 7e division de cavalerie, puis le groupe Mitry. Le général Humbert tient toujours la gauche de l’armée avec le même objectif ; la 42e division, n’ayant plus à défendre, — sauf à Nieuport et à Dixmude, — la ligne de l’Yser couverte par l’inondation, a glissé tout entière, sauf le détachement de Nieuport, vers le Sud et lie son action à celle de la 38e, sous les ordres supérieurs du général Humbert. Le mot d’ordre général continue à être : Offensive.

Le corps Conneau parut d’abord refouler l’ennemi : il gagnait du terrain dans la vallée de la Douve, lorsqu’il fut arrêté au Sud-Est de Messines. La 39e division l’était, de son côté, devant le moulin de Spanbrok, par l’artillerie allemande installée sur la croupe de l’Enfer. Le général Bouchez était, cependant, attaqué très violemment par des colonnes venant du Nord de Wytschaete. Le groupe de chasseurs du général Olleris, sous cette attaque, dut céder du terrain jusqu’à Kappellerie. Le général Moussy, plus heureux, dégageait les abords du parc du château d’Hollebeke ; mais le 1er corps anglais était refoulé de ses positions au Nord de Gheluvelt. La Garde prussienne donnait, — attaquant furieusement, — et la situation devenait de nouveau critique.

Heureusement, à gauche du champ de bataille, notre offensive progressait sur tous les points. La 42e division avait atteint les abords du château de Woumen, la 89e division territoriale occupé le bois de la Canardière, la 38e division abordé Luyghem et Merkem, et une mêlée très vive s’était engagée devant Bixschoote où l’ennemi avait fortifié sa situation. Bataille acharnée, sanglante, mais nécessaire, car elle relient au Sud-Est de Dixmude les forces allemandes qui pourraient, sans cette diversion, se porter au Sud-Est d’Ypres et y consommer la défaite.

C’est qu’au Sud-Est d’Ypres, les choses ne semblaient guère s’arranger pour nous : vers midi, les Alliés perdaient Wytschaete, derechef, et, les Anglais cédant du terrain à l’Est de Gheluvelt, Ypres semblait de nouveau très menacé. Le général Vidal renforcé accentuait, à la vérité, son offensive, à la droite du 9e corps, et s’emparait de Veldhok et l’ennemi u donnait des signes de lassitude : » « Courage ! Confiance ! » c’étaient les mots qui couraient. « Ne lui laisser ni trêve, ni merci, » écrivait le soir du 2 le général d’Urbal à ses lieutenans.

On reprend donc l’offensive le 3 au matin, en engageant le reste de la 43e division (Lanquetot), dernière réserve d’infanterie.

On pousse en avant, dès l’aube du 3, Moussy sur Hollebeke qu’il atteint, Olleris sur le château d’Hollebeke, Bouchez sur la route de Saint-Eloi à Messines. On ne progresse guère, mais le choc arrête l’Allemand. Et au Nord, sur le front du 32e corps (Humbert), l’ennemi, solidement accroché, ne peut détacher vers le Sud une seule de ses unités.

Il est d’autant plus accroché qu’il s’est juré de prendre Dixmude et n’y parvient pas, car l’amiral y reste embossé ; c’est un roc de son pays de Bretagne que ce marin. Le 1er, on a surpris la dépêche de la VIe armée à la IVe : « Attaque VIe armée avec toutes forces sur Dixmude demandée, » et Dixmude prévenu a, une fois de plus, le 2, rejeté l’assaillant. Bien plus, l’amiral a attaqué, le 3, en avant de sa place, avec ses u pompons rouges » en liaison avec la 42e division et infligé de fortes pertes à l’ennemi. Des prisonniers paraissent découragés. L’Empereur est toujours, disent-ils, sur le front : il attend. Mais l’Yser commence à devenir aussi exécrable aux yeux de ses troupes que le sera un jour Verdun, et les Belges ont montré aux Allemands qu’ils étaient reconstitués, en leur reprenant tout à fait au Nord Lombaerlzyde, tandis que le général Humbert immobilise dans la région de Clerkem-Woumen des corps allemands qui seraient bien utiles au Sud. On aimerait retracer avec plus de détails cette bataille acharnée d’entre Yser et Ypres où, avec une opiniâtreté inlassable, Humbert continue, recommence, s’entête : la 42e division en particulier y conquérait une gloire qu’elle n’a fait qu’augmenter depuis. Ses soldats trouvaient des émules dans les fusiliers marins qui, au dernier degré de la fatigue, tiendront bon avec leurs « moricauds » (les Sénégalais) jusqu’au 10, jour où se jetant sur Dixmude avec des forces dix fois supérieures, les Allemands repousseront enfin sur la rive gauche ces marins épiques et leur chef qui, tout frémissant encore, mais plein de sang-froid, ne se retirera qu’en coupant derrière lui les ponts et en transportant sur l’autre rive la même défense, fortifiée de la même vertu.

Du 5 au 10, de ce Dixmude, désormais immortel, amas de ruines lorsque les Allemands s’en emparent, au château de Woumen contre lequel s’acharne la 42e et aux abords de Bixschoote où Mitry mène sa bataille, les troupes du Nord remplissent leur mission : elles occupent l’ennemi.

Cependant, au Sud, la première bataille d’Ypres se terminait.

Le 3, c’était, à l’aile droite de la bataille, le général Mazel, à la tête d’un nouveau détachement (1re brigade de. cavalerie, de l’artillerie et les cyclistes des 1re et 2e divisions de cavalerie) qui se battait avec acharnement à droite du 16e corps dans la direction de Garde-Dieu-Comines et sur la croupe de l’Enfer, — combats d’une âpreté singulière, — attaques, contre-attaques autour de Wytschaete, que reprend enfin la 13e division. Sur le front anglais, on cède, on reprend du terrain, mais, dans l’un ou l’autre cas, on inflige à l’Allemand des pertes dont on voit bientôt les effets. Car, même en engageant toutes ses réserves l’adversaire montre une fatigue croissante. La bataille, en quelque sorte, s’affaisse. Sur certains points, il y a encore de violens corps à corps, mais il semble bien que le grand coup lente sur Ypres a échoué.

Le 5, l’empereur Guillaume II, déçu, quitte les Flandres, et la presse allemande affirme que jamais on n’a pensé aller à Calais.

Le général Joffre est donc autorisé à envoyer au général Foch de chaudes félicitations : « Les opérations entreprises sous votre direction ont complètement déjoue la manœuvre de l’ennemi et enrayé son mouvement offensif sur Ypres, malgré les forces accumulées par lui dans cette région. »

À la vérité, les troupes alliées étaient elles-mêmes à bout de forces. Il fallait qu’elles se reconstituassent. Il leur était difficile pour l’heure de reprendre une offensive sérieuse. L’ennemi lui aussi soufflait : il était fort déconfit. En vain écrivait-on aux officiers : « Il faudra répéter aux soldats que les Français sont lassés du combat et que nous n’avons pas à regretter nos pertes si nous atteignons le but indiqué. » C’était presque un aveu de défaite. Les soldats allemands à qui il fallait « répéter » que l’ennemi est las, sont donc eux-mêmes bien las. En tout cas, l’Empereur est déjà loin.

Le 6 novembre, le général d’Urbal adressait aux troupes de son armée l’ordre suivant :

« Soldats, la lutte qui se poursuit, opiniâtre, depuis quinze jours, a brisé l’offensive d’un ennemi qui se flattait d’avoir raison de votre vaillance. Il sait maintenant ce qu’il en coûte de se mesurer avec vous et ne lutte plus que pour masquer l’échec définitif de ses plans.

« Je connais vos fatigues. Vous avez, au cours de ces rudes journées, fourni des efforts considérables. Je vous en demanderai d’autres pour achever ce que nous avons entrepris. Ils ne seront pas au-dessus de votre courage et de votre amour du pays. »


XIV. — L’EFFORT SUPRÊME DES ALLEMANDS 6-15 novembre.

La bataille des Flandres semblait perdre de son importance. D’une part, il paraissait — le départ de l’Empereur en était une preuve — que la fameuse « bataille pour Calais » si imprudemment célébrée par la presse allemande, était au moins ajournée. D’autre part, nous avions pu, de notre côté, constater que l’ennemi — depuis trois semaines maintenant installé en Flandre — y avait organisé une ligne défensive telle que l’espoir d’une offensive sur Courtrai, Gand et Bruges nous était momentanément interdit. Par ailleurs, la petite avance faite par les Allemands à l’Est d’Ypres suffisait à rendre plus difficile même une simple attaque sur Roulers. Il ne paraissait plus possible de réaliser dans cette région la supériorité de moyens suffisante pour assurer le succès de l’offensive projetée. Or certains embarquemens et prélèvemens opérés par l’ennemi semblaient présager un nouvel effort sur une autre partie du front. Il y avait donc lieu de reconstituer les réserves d’armée qui avaient été dirigées vers le Nord de manière à pouvoir enrayer, si possible, dès qu’elle se produiraient, les tentatives ennemies jusqu’au jour prochain où la situation des munitions nous permettrait de prendre énergiquement l’offensive dans des régions convenablement choisies. Foch se devait donc désormais contenter de maintenir l’inviolabilité de son front.

Mais pour la maintenir, il paraissait à Foch qu’il ne pouvait suffire de coucher sur ses positions. Il importait, si nous devions nous installer sur le saillant d’Ypres, que celui-ci « prit de l’air, » suivant la formule consacrée, au Nord et au Sud, pour qu’on ne fût plus « pincé à la taille, » selon la pittoresque expression du chef. « Porter les deux ailes en avant, tout en attaquant au centre, écrit un témoin autorisé, telle fut l’idée directrice de la seconde bataille d’Ypres. »

De son côté, l’ennemi, s’il avait renoncé aux grands espoirs, n’entendait point se résigner à nous laisser nous installer, à plus forte raison nous arrondir, sur ce morceau de Flandre arraché à sa convoitise. Les forces jadis accumulées, mais bien affaiblies par les terribles combats de la fin d’octobre et du début de novembre, étaient de nouveau grossies. La Garde qui n’avait été jusque-là engagée que par une de ses brigades au Nord de la Lys, y envoie d’autres unités et le général von Plettenberg, son commandant, s’installe le 9 en Flandre. Arrêté à une lieue seulement d’Ypres, à moitié maître de la crête Zillebeke-Wytschaete-Messines qui domine la ville au Sud-Est, il espère encore, sans attaque de grande envergure, faire tomber l’une après l’autre les positions si vaillamment défendues. Enfin, pour nous empêcher de nous installer, une formidable canonnade, presque continue, marquera jusqu’au 10 que la bataille n’est point finie. Le 10, elle se réveillera.

Un Foch, un d’Urbal, ne se résignent point à attendre, pour agir, que l’ennemi les provoque. Dès le 6, des instructions sont données aux commandans de corps en vue d’une reprise d’attaques sur différens points. L’aile droite de l’armée de Belgique, maintenant constituée par le 1er corps de cavalerie et le 16e corps, opérera dans la direction générale Houthem. L’aile gauche qui reste formée par le 32e corps (Humbert) et par les élémens qui y sont rattachés, attaquera, sans se lasser, dans la direction de Clerkem. Dès le 6, la 77e brigade du 16e corps se jetait sur le moulin de Spanbrock et le carrefour de Kruistraat. Mais l’ennemi ayant pu pénétrer par infiltration entre Saint-Eloi et Vormizeele, le général Moussy dut se replier jusqu’à la crête au Sud de Zillebeke : le 32e corps, opérant du côté de la forêt d’HouthuIst, avança peu. En revanche, deux attaques allemandes dans la région de Bixschoote étaient repoussées avec des pertes cruelles que révélait, quelques jours après, un document trouvé sur un lieutenant du 2e d’infanterie.

Le 7, dès le matin, le général Moussy réoccupait la rive Nord du canal au Sud de Zillebeke ; le général Bouchez progressait vers Wystchaete, le général Lanquetot sur Kruistraat, et le 9e corps repoussait une violente attaque au Sud de Poelcappelle. Le 8, le général Taverna assaillait l’hospice de Wystchaete et le carrefour de Kruistraat ; le général Moussy perdait et reprenait le château d’Hollebeke sous une pluie de gros obus. Les Allemands essayent le lendemain de le ressaisir ; ils sont arrêtés devant la ferme Eickhoff ; il se livre autour de cette ferme un combat acharné ; elle est, par le groupe Olleris, prise, perdue, reprise, reperdue, — et encore reprise par le 160e. Ce sont de ces mêlées, — au sens exact du mot, — où on se dispute un amas de pierres, vingt mètres de terrain, un mamelon, un chemin de terre, les débris d’une ferme : ce sera la fin des grandes batailles de cette guerre lorsqu’elles n’auront pas permis au vainqueur de marcher plus avant.

Le 9, cependant, on a l’impression très nette que la bataille va, pour un jour du moins, se réveiller. L’ennemi parait avoir repris du mordant. L’artillerie semble renforcée dans la région d’HouthuIst : elle ne cesse de canonner. D’autre part, dans la région de Zillebeke, Sud-Est d’Ypres, tout proche, la brigade Olleris est attaquée avec une grande violence et doit céder sous menace d’enveloppement ; il faut lui envoyer des renforts pris au détachement Vidal ; on contre-attaque, on arrête l’offensive commençante. Le général Lanquetot progresse vers le moulin de Spanbroke ; mais vers Passchendaele, en revanche, sur le front du 9e corps, l’ennemi semble faire des travaux d’approche. Partout les assauts se font plus violens. Les fusiliers marins ont dû abandonner Dixmude et le 32e corps reculer devant des forces supérieures, derrière le canal. Langemarck, Poelcappelle sont également attaqués.

Sans se déconcerter, Foch poursuit son idée de rectification de son front : il compte engager la 11e division (du 20e corps) au Sud-Est d’Ypres pour progresser sur la ligne Hollebeke-Messines. Mais il n’en a pas le temps : l’attaque allemande, — la suprême attaque, — se déclenche.

Une nouvelle division de la Garde a été, secrètement et très rapidement, transportée de la région d’Arras. On escompte ainsi un effet décisif ; l’Empereur a fait savoir — d’un peu loin — à ses fidèles soldats qu’il compte sur eux pour réussir là où les autres ont échoué. On espère enfoncer le front anglais.

L’assaut parut cependant se produire, très violent, surtout à notre gauche. Le canal, tenu par la 38e division, est attaqué par des forces supérieures : l’ennemi le franchit devant Poesele. La bataille continue le 11 sur Drie Grachten ; l’ennemi s’insinue sur la digue entre Poesele et Drie.

Mais ce n’est qu’une diversion : la véritable offensive est — toujours — sur le front tout voisin d’Ypres. Le général Lanquetot, très violemment assailli le 10, entre Hollebeke et Saint-Eloi, a dû céder du terrain. On cède devant Wytschaete, on cède devant la ferme Hollande. On constate à ces fléchissemens combien nos troupes sont maintenant fatiguées.

L’attaque se produisait plus violente encore peut-être sur la ligne anglaise où « le général Haig tenait son front avec une merveilleuse opiniâtreté. » Ce front cependant fléchit encore le 12 à Broodsinde et au Nord-Ouest de Kapellerie. Mais Foch obtenait de nouveaux renforts du grand quartier général : il en étayait les Anglais. « Le général Foch, écrira le maréchal, a fait les plus extraordinaires efforts pour apporter tout le soutien qu’il lui était possible d’apporter.

Ce furent d’âpres luttes, où l’ennemi — particulièrement la Garde — dut être durement éprouvé. Si on avait cédé, ç’avait été après de tels combats qu’ils brisaient le grand effort adverse. Les régimens de la Garde engagés — 1er et 2e régiments à pied, le régiment Kaiser Franz, le régiment Königin Augusta — avaient été, au Nord de Gheluvelt et entre Zonnebekeet Passchendaele, si étrillés, qu’ils en restaient pantelans. Par ailleurs, tel régiment — le 19e de réserve, du Ve corps de réserve — avait été, dans la région de Poelcappelle, presque complètement anéanti : « Le 10, écrivait un des soldats, nous avons lancé un assaut où presque tout le bataillon a été nettoyé. Dans ma compagnie, en une heure, tout est tombé, sauf un officier et 50 hommes. »

Le 13, la pluie se mit à tomber ; les tranchées se remplissaient d’eau. De part et d’autre, on éprouvait le sentiment, exprimé par un soldat, — cependant bien courageux, — de notre 66e d’infanterie : « Quel enfer ! quel cauchemar ! écrit-il le 14. Nous sommes prêts à sacrifier notre vie, mais les balles et les obus ne sont rien à côté de l’eau. »

Le temps, à la vérité, se gâtait de jour en jour et le coup de surprise tenté par les Allemands était manqué : la Garde s’y était crevée. Il n’est donc pas étonnant que, le 13, tout parût se calmer. Le 12 avait été pour l’ennemi une mauvaise journée. Le 32e corps renforcé de régimens belges (10 bataillons) avait repoussé toutes les tentatives faites par les Allemands pour franchir l’Yser à Dixmude. Par ailleurs, l’ennemi était, le même jour, rejeté de l’autre côté du canal ; il ne gardait sur la rive gauche que cette Maison du Passeur, autour de laquelle, les semailles suivantes, les deux partis allaient s’acharner. Le 13, encore, la 18e division reprenait le carrefour de Broodsinde ; le 14,1e 15, on repoussait deux attaques faites pour le reprendre, — et on les repoussait « facilement. » L’ennemi manifestement défaillait : le général Olleris faisait, le 14, prisonnier tout ce qui restait d’un bataillon de 1 000 hommes.

On ne songeait plus qu’à s’organiser sur les positions maintenues ou reconquises. On organisait les secteurs, les Anglais abandonnant le front d’Ypres à l’armée de Belgique devenue 8e armée. L’ennemi semblait abandonner l’idée d’enlever la ville et, par là, renoncer à son plan de déborder notre aile gauche. Le 17, certains prisonniers affirmaient bien encore qu’avant de s’avouer vaincus, leurs compatriotes tenteraient un grand coup. Ces gens retardaient ; la seule opération — coup de queue du requin saigné — était l’effroyable bombardement de la charmante cité. N’ayant pu crever nos lignes, l’ennemi, suivant la barbare et inepte coutume inaugurée à Reims après la défaite de la Marne, crevait les monumens précieux au regard tout ensemble de la foi, de l’art et de l’histoire. Les Allemands, n’ayant pu entrer à Ypres, l’incendiaient. Et c’était bien le plus formel aveu de défaite. La cathédrale Saint-Martin, les maisons des corporations, les magnifiques Halles en flammes où une compagnie de notre glorieux 3e chasseurs se jetait courageusement pour en sauver les trésors, payaient pour dix corps allemands déconfits, une partie de la Garde décimée, l’Empereur humilié, et la ruine d’une ville exquise pour celle des plus ambitieuses espérances.


LES RÉSULTATS

Sans doute, la bataille des Flandres se terminait-elle — apparemment — en bataille indécise. Chacun — ou à peu près — couchait sur ses positions, situation très différente de celle qui, après la Marne, ne s’entrevoyait point seulement, mais nettement s’accusait par la retraite générale et précipitée du vaincu. Évidemment nous avions primitivement pensé, si nous ne nous heurtions à des forces très supérieures, entrer en Flandre, y secourir, s’il en était temps, l’armée belge et, si elle n’avait pu nous attendre entre Anvers et Gand, l’y ramener. Pourquoi ne pas proclamer des espérances qui, à la vérité, furent déçues, mais qui dénotent chez les chefs militaires de l’Entente tout ensemble une initiative hardie et une loyauté parfaite vis-à-vis des Belges attaqués ?

Anvers tomba trop tôt et l’armée belge quitta la place dans un tel état qu’on ne pouvait se contenter de l’appuyer. On ne pouvait même pas à ce moment se jeter en avant pour la recueillir. Il y fallait de bien autres forces que celles qui — dans la première quinzaine d’octobre — se trouvaient au Nord de la Lys. Le transport des trois corps anglais, puis des premières divisions françaises, l’établissement de la ligne de bataille de l’armée britannique, la constitution d’une armée française de Belgique demandaient quelque temps et, pendant ce temps, l’adversaire avait eu celui de porter en avant, avec les forces qui avaient fait tomber Anvers, les nouveaux corps destinés à écraser la résistance que les armées alliées lui pouvaient opposer de la Lys à la mer.

Dès lors, l’offensive préparée par Foch, en attendant qu’on la put reprendre, devait, suivant l’expression même du général, se changer en « parade. » Une masse nous assaillait dont il fallait repousser l’assaut, multiple, énorme, enragé, depuis Nieuport jusqu’au Sud d’Ypres. Nul n’ignorait que, dans cette seconde quinzaine d’octobre, toute l’espérance de l’Allemagne reposait sur ces corps, — vieux ou neufs, — qui, balayant les armées alliées, en rouleraient les débris épars sur Dunkerque et Calais. Cet assaut, il le fallait supporter dans les pires conditions. Au Nord, une rivière insignifiante, sans vallée profonde, facile à franchir, si elle n’était pas défendue par des troupes résolues, aguerries, nombreuses ; au Sud, un saillant dont j’ai dit assez les inconvéniens ; entre le champ de bataille du Nord et celui du Sud, entre le coude de l’Yser au Sud de Dixmude et les quelques crêtes boisées à l’Est d’Ypres, un large défaut mal fermé par le canal de Furnes à Ypres — et en face de ce défaut, une véritable place d’armes ennemie, cette forêt d’Houthulst, tout à la fois écran pour l’attaque, refuge aux replis de l’adversaire, forteresse boisée, constant souci pour notre état-major.

Derrière cette ligne sans consistance dont Foch avait bien vu, en voulant l’offensive, qu’il la fallait, cette ligne, à toute force laisser loin derrière nous, pour que, — entre Ghistelles et Courtrai, — la bataille se déployât à l’aise, des troupes hétéroclites, unies certes par une cordiale entente et une commune résolution, mais obéissant néanmoins à trois chefs : le roi des Belges de son grand quartier général de Furnes, le maréchal French de son grand quartier général de Saint-Omer, le général Foch de son quartier général de Doullens, puis de Cassel, troupes inégales, sinon par la valeur morale, du moins par l’entraînement guerrier, troupes déjà fatiguées, s’il s’agissait des Belges, troupes encore novices, s’il s’agissait des Anglais, troupes bien peu nombreuses, s’il s’agissait des Français, lorsque s’engagea la bataille entre le 17 et le 20 octobre.

Et cependant, cette ligne, il ne fallait, à aucun prix, y renoncer : à tous les degrés du commandement, un Joffre, un Foch, un d’Urbal, — et jusqu’à leur plus petit soldat, — tous sont d’accord sur ce point : ces cantons de Flandre ne peuvent être abandonnés, aucun repli n’est admissible. Car, livrant à l’ennemi le dernier morceau de Belgique, ce repli vaudrait à l’Allemand une immense victoire morale, — si l’on peut appliquer le mot à cette scandaleuse conquête. Tant qu’il restera au roi Albert un mètre carré où planter, en sol belge, le drapeau national, le crime restera impuissant à se couronner d’un triomphe complet. Cette suprême barrière qui, de Nieuport à Ypres, lui est opposée, elle ne défend pas seulement une terre, des champs, des villages, des cités : elle arrête la scélératesse en marche et, en la faisant butter, on empêche l’envahisseur de proclamer la victoire totale de son banditisme. Que cette barrière fragile tombe, c’est, par ailleurs, un nouveau morceau de France menacé d’invasion et, de Dunkerque à Calais, notre littoral directement en cause : gros aléa, car ce littoral, c’est la région où se noue matériellement le lien entre France et Angleterre. Que durera la guerre ? Peu importe ! Pour des mois, des années peut-être, les relations seraient étrangement gênées entre les Alliés et une base livrée à l’Allemagne, d’où elle menacerait directement l’Angleterre. Enfin ce serait notre front français tourné vers sa gauche et la course à la mer, — cette prodigieuse opération stratégique, — aboutissant à un échec humiliant.

Tout cela, le haut commandement français l’a pensé et le général en chef est bientôt résolu à fournir à son haut lieutenant, le général Foch, toutes les troupes que celui-ci réclamera. On renoncera momentanément aux opérations projetées : on stabilisera volontairement, de Belfort à Arras, le front reconquis, pour que, dans les Flandres, nos meilleures troupes viennent étayer et au besoin relever nos alliés et les trop faibles unités françaises du début de la bataille.

Foch, de son quartier général, a envisagé la situation avec ce bon sens, base de toute science militaire. Ce professeur d’hier, ce directeur des études militaires, s’est déjà révélé au feu, — des combats de Nancy à ceux de la Marne, — le grand chef que nous venons de voir agir. Rien ne semble ni l’étonner, ni l’émouvoir. Placé en face de cette arène, d’abord vide de soldats, qu’est la Flandre, puis de ce chaos militaire qu’est ensuite le champ de bataille, il supplée d’abord aux forces par les combinaisons et, ne s’enfermant dans aucune formule absolue, tire cependant un monde de ce chaos. Sa belle humeur cordiale et communicative le fait accepter, sinon comme le chef suprême (la chose eût été préférable, certes), du moins comme un conseiller, et, j’ai déjà dit le mot, un « ordonnateur » de la bataille par les chefs alliés. Son cœur se fait ici le meilleur auxiliaire de son esprit. L’Histoire fera connaître les entrevues au cours desquelles, de Fumes à Saint-Omer, du grand quartier général belge au grand quartier général anglais, se forgea cette entente dans l’Entente qui fait un égal honneur à celui qui dicta des conseils et à ceux qui les surent écouler. Les conseils du général français — la veille simple commandant de corps — devenaient vite des ordres sous la plume d’un Roi plein de cœur et d’un vieux soldat, maréchal d’Angleterre.

Ce qu’il a conçu ? Ceci :

Le meilleur moyen de briser l’offensive allemande, c’est de ne jamais renoncer à l’offensive alliée. Aux premiers jours d’octobre, il l’a, cette offensive, conçue très belle, très large, très puissante, qui, allant chercher jusque dans la Belgique conquise l’ennemi qui l’a envahie, s’efforcerait de lui arracher sa proie. Lorsque la chute d’Anvers et quelque lenteur dans l’installation des Anglais en Flandre l’ont obligé à y renoncer, il saisit les morceaux de ses plans, en refait un plan. Le chemin n’est plus libre vers Anvers et Bruxelles, plus libre bientôt vers Bruges et Gand, mais ne pourra-t-on recueillir l’armée belge, la rejeter à la reconquête, soutenue, flanquée, encadrée par les troupes anglo-françaises ? Et le jour où ce second projet parait encore impraticable, il maintient cependant son idée d’offensive. Elle se fera, pour le début, plus modeste, se contentant de déborder par Westende dans la direction de Ghistelles, par Woumen, dans la direction de Thourout, par Roulers dans la direction de Thielt, l’ennemi qui s’avance. Et même quand celui-ci se révélera trois fois plus nombreux qu’on ne l’avait pu penser, le général français entend garder l’arme, la pointe en avant, vers Roulers, car si de Dixmude à Langemarck, nous avons notre défaut, l’Allemand peut être, en avant de ce défaut, lui aussi coupé en deux. Au pire, et l’offensive serait-elle sans cesse arrêtée, qu’on la devrait toujours reprendre, car grâce à elle le flanc droit des Belges, le flanc gauche des Anglais seront préservés des pires surprises.

Pour cette bataille française au milieu de la bataille générale, il lui faut des troupes et un homme. Il trouve l’homme avant même que les troupes soient là. L’homme doit être avant tout un énergique, beau soldat, qui, payant de sa personne, ait aussi le droit de parler ferme à ses lieutenans, chef incapable d’une défaillance même dans l’optimisme, confiant dans la fortune, entêté dans l’infortune, estimant possible toute entreprise, réparable tout échec, — et le soldat français capable de tout miracle. Cet homme sera le général d’Urbal. Dans cette main musclée qui, pas un instant, ne sentira la fatigue, Joffre mettra des chefs dignes de le comprendre, et par conséquent prêts à le seconder : un Grossetti d’abord, un Dubois, un Humbert, un Lanquetot, un Conneau, un Milry, et, sous eux, la pléiade des hauts officiers qui, dans les Flandres, fondèrent leur fortune et leur réputation militaires. Et cette armée française constituée peu à peu, par morceaux, par bribes, si elle ne réalisa pas le plan initial, en remplit un mille fois plus difficile. Jetées au feu parfois une heure après leur débarquement, ces troupes furent promenées de la mer à la Lys avec une incomparable aisance, au gré des nécessités de la bataille, ici, revenant brusquement des Dunes où elles avançaient, vers tel point de l’Yser où l’ennemi a percé la ligne alliée, là portées en quelques heures derrière telle crête que, en avant d’Ypres, l’Allemand escalade. Avant même que l’ordre vienne de haut, on verra tel général français renoncer avec une abnégation faite d’esprit autant que de cœur, à un succès offensif certain, — Grossetti ici et Dubois là, — pour secourir l’allié menacé. Hier, sur la Marne, c’était, je l’ai jadis montré, parmi les chefs français, Gallieni, Maunoury, d’Esperey, Foch, Langle de Cary, Sarrail que la solidarité entraînait la victoire ; aujourd’hui c’est de chef allié à chef allié qu’elle s’exerce. Et une incroyable souplesse au service d’une belle énergie permet ces rétablissemens de situation dont, après coup, l’heureux effet se manifestera au profit de tous.

Les chefs alliés le reconnaissaient. Il serait impertinent de leur en faire un honneur. Mais comment ne pas rappeler après les témoignages touchans de la reconnaissance émue du roi Albert, ces lettres que les grands chefs anglais adressaient, le lendemain de la bataille, aux grands chefs français, du général Haig écrivant : « J’ai constaté et désire signaler le concours rapide et efficace que les soldats français de tous grades, combattans avec le 1er corps, ont apporté aux troupes anglaises pour coopérer avec elles à la défaite de l’ennemi commun », au maréchal French qui, transmettant cette lettre, ajoutait : « Pendant tout le temps de cette campagne, si différente à tout point de vue de celles que l’Histoire a enregistrées, il y a un facteur qui a été le gage le plus constant de nos succès, c’est le sentiment d’amitié et de coopération loyale qui existe entre nos deux armées. »

Ce fut, après les grands résultats de cette bataille : l’arrêt définitif de l’ennemi à notre gauche, la conservation au roi des Belges du territoire arrosé du sang des trois armées, la barrière élevée entre l’Allemand et les ports du Nord, l’Angleterre couverte contre toute entreprise, un résultat inappréciable encore : l’amitié confirmée entre les trois armées alliées, cimentée par les services réciproques, le compagnonnage des armes, le loyal concours, les communes ardeurs et les communs succès. De ce champ de bataille des Flandres, l’Entente sort affermie : les trois drapeaux ont flotté sur le même sol inondé des trois sangs. Hier encore, visitant les cimetières où, côte à côte, dorment, sous les cocardes confondues, les vainqueurs des Flandres tombés en les défendant, j’ai senti mon cœur s’émouvoir et j’ai mieux compris la cordiale affection qui, au cours de cet inoubliable pèlerinage, m’apparaissait dans les yeux et la forte poignée de main de nos alliés.

Chacune de ces armées, par surcroît, avait appris à se connaître elle-même. « Jamais les soldats anglais, écrivait le maréchal French, n’ont eu à remplir une tâche aussi dure et, de toute leur splendide histoire, ils n’ont jamais répondu d’une plus belle façon à l’appel désespéré qui leur a été fait. » La campagne de France, jusque là, ne leur avait point, à ces soldats britanniques, donné conscience de leur valeur, — cette ténacité qui, devant Ypres, trouva sa plus belle expression, — de ce Douglas Haig dont French disait : « Merveilleuse opiniâtreté et courage indomptable, » à ces soldats du régiment Worcestershire au souvenir desquels le vieux maréchal semble près de s’attendrir.

Les Belges sortaient de ces combats avec une autre fierté : leur Roi leur avait dit : « Notre honneur national est engagé. Envisagez l’avenir avec confiance, luttez avec courage. » En lisant l’article admirable que l’un de leurs compatriotes, Pierre Nothomb, consacrait à l’Yser, en étudiant les péripéties de la lutte dans les rapports des témoins, je ne pouvais qu’admirer leur bravoure survivant à leurs forces. Ils étaient fatigués, meurtris, comme écrasés déjà en arrivant sur l’Yser. Lorsqu’ils fléchirent, c’est que la résistance physique a des limites ; lorsqu’ils tinrent, c’est que la résistance morale peut n’en pas connaître. On peut examiner l’hypothèse d’une retraite au-dessus d’eux ; eux ne la désiraient pas et se battaient bravement où on les fixait et où on les jetait. Ce fut aux cris de : Louvain ! Termonde ! qu’un jour très critique, ils chargèrent les bourreaux de la Belgique, ils vengeaient leurs frères torturés, leurs foyers souillés, leurs cités détruites et se montraient dignes de leurs pères, ces gens des Flandres et de Wallonie qui toujours avaient fait échec aux tyrans. Consentant par surcroit à livrer leurs terres à la mer, ils s’égalèrent à ces fiers Hollandais qui, au XVIIe siècle, avaient sauvé leur pays par un grand sacrifice. Et leur Roi qui s’était couvert d’honneur un jour, en se jetant au travers de la trahison, se couvrit de gloire en mettant dans la main d’un Foch une main loyale qu’une infortune magnifique ne fit jamais trembler.

Que dire de nos soldats ? La Marne — après d’autres combats — avait derechef fait éclater leur valeur. Mais, dans cette grande bataille stratégique, aux vastes mouvemens, s’ils s’étaient certes sentis des vainqueurs, le corps à corps y avait été rare avec l’ennemi abhorré. En Flandre, — au cours de cette mêlée sans précédent et que seule la bataille de Verdun devait dépasser, — ils saisirent l’Allemand à la gorge. Ce furent des combats épiques, fabuleux. Des fusiliers marins de l’amiral Ronarc’h et des soldats de Grossetti à ceux qui vinrent ensuite, tous sortirent de là si pleins d’orgueil que leur valeur en était doublée. « Nous avons eu à Poelcappelle cinq régimens de la Garde prussienne qui, les uns après les autres, sont venus se briser contre le 66e, » écrit fièrement un soldat. — « Le 9e corps a tenu en échec pendant vingt jours 350 000 Allemands. » Ce jeune soldat peut exagérer les chiffres : qu’importe ! Tous comme lui sentent qu’ils ont, par un magnifique ensemble de vertus, gagné une grande partie.

Ils l’avaient gagnée. Le 30 octobre, quand de Ramscapelle, où l’Allemand semble rompre la dernière défense au Nord, à la crête d’Ypres, que 300 000 Allemands assaillent, tout semble céder, l’Empereur parait. L’horizon s’ouvre devant lui. La Marne va avoir sa revanche. Il attend à Thielt les nouvelles. Ypres où il entrera demain sera la première étape ; Calais marquera la seconde, Calais que toute l’Allemagne dit menacé. Le 5 novembre, l’Empereur rentre en Allemagne. C’est la seconde déception, — cruelle, — et il n’en éprouvera pas de plus grande jusqu’à l’heure où, derrière Douaumont, il verra Verdun échapper à son étreinte.

Les pertes ennemies étaient, cependant, immenses. Un officier allemand avouait, dès le 2 novembre, que le bruit courait que la bataille coûtait près de 300 000 hommes à leur armée. Le même jour, un agent signalait que neuf trains passaient à Bruxelles ; sinistre convoi qui véhiculait 30 000 morts, tandis que dans les usines de Louvain, Seraing et Charleroi, « les installations crématoires fonctionnaient depuis des jours continuellement. » Au Nord, l’eau glauque couvrait le shoore, sur lequel flottaient de sinistres épaves. Au Sud, les pentes des crêtes étaient couvertes d’un tapis de cadavres allemands. Les Russes pouvaient continuer à fouler la Prusse orientale et marcher, par ailleurs, sur Przemysl bientôt investi. Trois cent mille Allemands manqueraient au rendez-vous que, sur le front d’Orient, leur donnait Hindenburg.

Et, un dernier morceau de royaume étant conservé au Roi des Belges à la confusion du crime arrêté, Dunkerque et Calais continuaient à faire la liaison, tous les jours plus précieuse, entre l’Angleterre et la France. Enfin, le mur était fermé, derrière lequel nous allions forger nos armes. « Au total, ajoutait Foch le 19 novembre, avec la plus grande simplicité, les Allemands, après trois mois de campagne, aboutissent à une douloureuse impuissance à l’Ouest. »

C’était le dernier mot de la bataille des Flandres.


LOUIS MADELIN.

  1. Copyright by Louis Madelin, 1917
  2. Voyez la Revue du 15 juillet.