La Bataille navale du 31 mai

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La Bataille navale du 31 mai
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 79-96).
LA BATAILLE NAVALE
DU 31 MAI

La bataille navale du 31 mai 1916 offre ce caractère particulier qu’elle n’est pas l’aboutissement tactique d’une opération stratégique qui se déroule normalement. Elle ne résulte pas non plus d’une rencontre fortuite d’adversaires opérant sur le même théâtre, mais qui ne se recherchaient pas expressément. Non ; cette bataille qui, après vingt-deux mois d’attente, a mis aux prises les armées navales d’Allemagne et d’Angleterre, a été parfaitement voulue par les deux partis, sans autre préoccupation, — quoi qu’on ait pu dire des prétendus objectifs stratégiques des Allemands, — que de mesurer leurs forces dans les meilleures conditions de leur emploi.

Mais, avant d’entreprendre mon étude, je dois dire au lecteur qu’il ne saurait être question, en ce moment, de fixer avec exactitude les traits d’un événement maritime sur lequel nous n’avons pas encore de relations officielles. Ces relations, d’ailleurs, si elles étaient livrées au public, ne resteraient-elles pas volontairement imprécises, à supposer qu’elles ne fussent pas nettement tendancieuses ? Au cours d’une guerre, tout est sacrifié, dans cet ordre d’idées, à l’effet que l’on veut produire sur l’opinion. De part et d’autre, avec plus ou moins d’habileté et d’opportunité, on cherche à pratiquer ce que le colonel Feyler, l’éminent critique militaire suisse, appelle si justement la « manœuvre morale. »

Bornons donc notre ambition à tracer une simple esquisse, à ébaucher une physionomie incertaine, Gardons-nous surtout des conclusions hâtives. Celles que l’on a voulu tirer déjà de détails d’une authenticité douteuse ou de faits mal interprétés sentaient par trop le parti pris et nous ramenaient au beau temps des polémiques qui suivirent la bataille de Tsou-Shima.

Oserai-je ajouter qu’au moment même où j’écris ces lignes, (on veut bien m’avertir qu’il existe déjà une vérité officielle au sujet de la bataille du 31 mai et qu’il serait vain de prétendre s’en écarter d’une manière sensible ? Malheureusement, cette vérité n’a pas encore jugé convenable de sortir de son puits. On ne s’étonnera pas si je tâtonne un peu, privé de ses rayons.

« Après vingt-deux mois d’attente… » disais-je tout à l’heure. Je ne pense pas, en effet, que jamais bataille navale ait été plus attendue que celle-ci, plus désirée des uns et avec une passion que l’on comprend quand on songe que le plus bel et le plus juste orgueil militaire était en jeu, plus désirée des autres aussi, mais point de la même façon ni avec la même unanimité ; car, s’il s’agissait de la satisfaction de haines furieuses en même temps que d’ambitions désordonnées, on n’était pas complètement d’accord, dans ce camp-là, sur les moyens les plus expédions d’arriver au but que l’on se proposait. D’ailleurs, les moins clairvoyans des marins allemands, — c’est d’eux que je parle, n’est-ce pas ? — ne pouvaient se faire illusion sur l’étendue des risques que leur faisait courir une rencontre avec la flotte anglaise, quelque habileté qu’ils pussent mettre à en limiter les conséquences tactiques ; et si une appréhension parfaitement justifiée ne diminuait ni leur courage, ni leur résolution, c’est peut-être que le danger porte en lui-même une sorte d’attirance à laquelle les tempéramens énergiques résistent difficilement.

Il faut tenir aussi un large compte, dans l’appréciation de la mentalité des marins de Guillaume II au sujet de cette grave affaire de la bataille navale, de l’inévitable réaction que produisait sur eux la violence des sentimens populaires qu’ils avaient eux-mêmes provoqués, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire ici[1]. Je ne sais pas si les cris de triomphe qui éclatent autour d’eux peuvent les persuader de leur victoire. J’en doute. Ils ont tous vu de trop près la déroute de la nuit du 31 mai au 1er juin. Mais il est très possible que la confiance aveugle, exaltée, de la nation allemande ait singulièrement fortifié la leur. A force de s’entendre louer de cette supériorité technique qui devait balancer la supériorité numérique des Anglais, sans doute ils ont fini par y croire.

Enfin, et puisque je parle du peuple d’Allemagne, comment oublier que ce peuple souffre et qu’il souffre du blocus anglais ? Ses cris de détresse se faisaient entendre dans tous les ports et jusqu’à cet îlot d’Helgoland, poste avancé du camp retranché maritime de la Hoch see flotte. Et l’on avait beau se dire que même une bataille indécise, — on ne pouvait prétendre à plus que cela, — ne desserrerait pas l’étreinte britannique d’une manière appréciable, il ne semblait pas possible de se refuser du moins à une tentative…

Ainsi, — psychologiquement, — cette bataille allait résulter du consensus omnium, les alliés des deux partis et les neutres compris. Dirai-je, en toute sincérité, que les alliés de l’Angleterre, nous en tête, souhaitaient depuis longtemps que cette supériorité de la magnifique flotte britannique, dont personne ne pouvait douter, s’affirmât toutefois par des actes éclatans et non pas seulement par la vertu, un peu mystérieuse et voilée aux yeux des simples, d’un blocus trop lointain ? Les alliés de l’Allemagne, — l’Autriche, du moins, — désiraient une « sortie » de la flotte allemande, ou de la partie la plus mobile de cette flotte, qui pût se lier avec certaines opérations sur le théâtre méridional de la guerre. J’en ai parlé discrètement, ici, il y a quelques semaines, et je n’y reviens pas[2]. Rappelons-nous seulement que la visite à Berlin et à Kiel de l’archiduc Karl. Stephan, chef de la flotte autrichienne, fut bientôt suivie de la retraite de l’amiral von Tirpitz, très opposé, comme on le sait, à l’idée de faire jouer un rôle actif, mais très dangereux, aux belles escadres qu’il avait créées.

Quant aux neutres, — mais d’abord y a-t-il vraiment des neutres dans l’extraordinaire conflit où presque toute l’Europe est engagée ?… — quant aux neutres, dis-je, les uns étaient directement intéressés, mais en sens divers, à la solution de la question du blocus effectif, les autres attendaient avec impatience un événement qui pouvait, en rompant l’équilibre, jusqu’ici trop exact, des deux plateaux de la balance, rapprocher la date de la fin de la guerre. Je ne prétendrai pas que l’une de ces Puissances, pourvue, elle aussi, d’une belle flotte, fût en droit de considérer comme un avantage d’une réelle valeur politique l’affaiblissement éventuel de la force navale anglaise après une grande bataille, même victorieuse. On l’a dit. On l’a écrit presque officiellement, et non sans quelque imprudence. Je crois avoir montré[3] ce que les craintes exprimées à ce sujet avaient d’irraisonné. Laissons donc cela de côté. La victoire, fût-elle chèrement payée, est toujours la meilleure des polices d’assurance contre les coalitions.


Quand deux armées modernes résolues à combattre marchent l’une contre l’autre, il est aisé de prévoir à peu de chose près où et quand se produira la rencontre. Elles ont un théâtre d’opérations nettement délimité et surtout des chemins, — voies ferrées ou routes carrossables, — tracés d’une manière invariable et au réseau desquels tous leurs mouvemens restent liés.

Il n’en va pas tout à fait de même pour les flottes. Les limites de leurs théâtres d’opérations sont généralement beaucoup plus élastiques, et à la mer tout est chemin. Ajoutons, — et ceci est capital, — que ces armées ont aujourd’hui une surprenante mobilité, une mobilité qui ne cesse de croître en même temps que la vitesse absolue des élémens qui les composent, alors que celle des armées de terre à effectifs considérables, alourdies par un énorme matériel, décroît de plus en plus, dans tous les cas du moins où la faiblesse relative des distances à parcourir supprime le bénéfice des transports par voies ferrées.

Allemands et Anglais eussent donc pu se chercher quelque temps sans en venir aux mains, si leurs bases, — leurs points de départ respectifs, par conséquent, — n’eussent été aussi rapprochées. Mais qu’est-ce que 400 ou 450 milles, au maximum, pour des escadres qui, en vue d’une opération de durée limitée, comme c’était le cas, peuvent parcourir 200 ou 225 milles en moins d’une demi-journée ?

En fait, les choses ne se passèrent point ainsi, et les Anglais, parfaitement décidés à offrir le combat à leurs adversaires, allaient leur épargner la moitié du chemin en marchant, non pas tout droit de leurs ports d’Ecosse, ou de l’Humber, sur Helgoland, car il eût fallu traverser la région du Doggerbank qui passe pour être minée, mais vers la courbe de la côte de Norvège, à peu près sur le parallèle moyen du Skager-Rack, quitte à revenir au Sud quand ils seraient arrivés à la hauteur du méridien Lindesnœs-Borkum.

Il y a tout lieu de croire que l’Etat-major naval de Berlin fut averti aussitôt après le départ des escadres britanniques. On sait assez quelle est la perfection des moyens d’investigation et de renseignemens de nos ennemis. A ceux de ces moyens qui paraissent les plus illicites et aux observations qu’ont pu faire à leur profit certains navires « neutres » munis de la télégraphie sans fil, ont-ils joint les reconnaissances directes de leurs zeppelins ? C’est un point sur lequel je reviendrai au sujet des engins nouveaux employés par les Allemands. Toujours est-il que la Hoch see flotte appareillait de son camp retranché maritime d’HelgoIand-Cüxhaven-Wangeroog[4] au moment voulu pour prendre le contact avec l’avant-garde anglaise dans l’après-midi du 31 mai, au large de la côte occidentale du Jutland et, semble-t-il, au Nord-Ouest du plateau de roches du Horn’s Reef, entre les parallèles d’Esbjerg et de Ringkiöping.

À ce moment, un peu après trois heures du soir, la situation des deux armées était fort différente. Tandis que le « groupe d’éclairage » allemand de l’amiral Hipper, qui allait heurter si violemment l’escadre Beatty, était suivi à peu de distance, — 15 ou 20 milles, peut-être ? — par le gros de la Hoch see flotte, sous l’amiral Scheer, cette escadre Beatty qui jouait, en somme, le rôle d’avant-garde comme le groupe d’éclairage, était séparée du corps de bataille de l’amiral Jellicoë par un intervalle beaucoup plus considérable, — 60, 70 milles ? — tel, en tout cas, qu’il fallait plusieurs heures au commandant en chef pour apparaître sur le champ de bataille, si son subordonné ne manœuvrait pas pour se rapprocher de lui en n’acceptant qu’un combat en retraite.

Pouvait-on attendre une conduite aussi « prudente » de la part de cette brillante escadre des croiseurs de combat anglais qui avait vu fuir les Allemands devant elle au combat du Doggerbank, le 24 janvier 1915 ? Certainement non ; et l’événement l’a prouvé.

Le vice-amiral Beatty se trouvait en face d’un problème des plus délicats, celui de l’application du principe général de guerre qu’il faut « mordre » dans l’adversaire pour le retenir, si l’on a des raisons de croire qu’il veuille se dérober. Or les Anglais s’estimaient assez fondés par les précédens à croire que telle était en effet l’intention de leurs ennemis. D’ailleurs le gros de la Hoch see flotte n’apparaissait pas encore au moment où l’amiral anglais fonçait sur le groupe d’éclairage et l’on sait que nos alliés n’ont pas de zeppelins de découverte. Enfin leur escadre de croiseurs de combat avait été renforcée de quatre dreadnoughts tout récens et assez rapides pour suivre à quelque distance le Lion, le Tiger et les autres croiseurs. Sir David Beatty avait donc ou allait avoir en mains de sérieux élémens de résistance en cas d’intervention des escadres cuirassées allemandes. Il n’hésita pas un instant à s’engager à fond, parfaitement résolu, comme il l’a dit lui-même, à aller jusqu’au bout. J’avoue qu’à supposer que je puisse me le permettre, je ne me sentirais pas le courage de lui reprocher une audace que d’aucuns ont déjà taxée d’imprudence et où je ne puis voir que la manifestation inévitable d’un beau tempérament militaire.

Mais il est bon, au moment où nous sommes arrivés, d’essayer de nous rendre compte, — très approximativement, — des effectifs des forces navales en présence.

L’escadre Beatty, — escadre rapide d’avant-garde, d’exploration ou de couverture de la « grande flotte » anglaise[5], — se composait fondamentalement de :

4 croiseurs de combat[6] du dernier type, — le Lion, — bâtimens de 27 000 à 30 000 tonnes, de 28 à 30 nœuds de vitesse maxima, armés tous de 8 canons de 343 et de 16 canons de 102 millimètres ; c’étaient, par ordre de date de lancement : le Lion (1910), la Princess Royal (1911), la Queen Mary (1912) et le Tiger (1913) ;

4 croiseurs de combat plus anciens, du type Invincible (1907-1909), bâtimens de 18 000 tonnes, filant 26 nœuds, armés de 8 pièces de 305 millimètres et de 16 pièces de 102 millimètres ;

8 croiseurs cuirassés des types Black Prince (1904), Warrior (1905) et Defence (1906-1907), bâtimens de 13 500 à 14 000 tonnes, filant de 22 à 23 nœuds et armés de canons de 234 millimètres avec, les uns, des 190 millimètres, et les autres, des 152 millimètres en nombre variable.

Quant aux bâtimens légers, light armoured cruisers[7], light cruisers et destroyers, nous n’en connaissons pas le nombre, qui était certainement considérable.

Enfin je viens de dire que l’escadre des croiseurs avait reçu un appoint tout à fait précieux par l’adjonction des quatre dreadnoughts tout récens du type Warspite ou Queen Elisabeth (1913). C’étaient le Warspite, le Valiant, le Barham et le Malaya, bâtimens de 27 000 tonnes, filant 25 nœuds, point capital et qui les rapproche singulièrement des croiseurs de combat, brûlant d’ailleurs exclusivement du pétrole, dont ils portent 4 000 tonnes, armés de 8 canons de 381 millimètres et 16 pièces de 152.

Le « groupe d’éclairage » de la flotte allemande, sous le vice-amiral Hipper, ne semble pas avoir pu disposer d’un renfort aussi sérieux et si les quatre Warspite eussent pu se présenter au combat en même temps que les Lion et les Invincible, il est fort probable que le sort de l’escadre Hipper eût été réglé avant l’arrivée, si prompte qu’elle pût être, de la flotte de l’amiral Scheer.

Quoi qu’il en soit, voici, — à peu près, — la composition de ce « groupe d’éclairage » :

7 croiseurs de combat de valeur assez diverse, échelonnés de 1909 à 1915, déplaçant de 20 000 à 26 000 tonnes, armés, les quatre premiers, de 8 et 10 canons de 280 millimètres, avec 10 ou 12 canons de 150 millimètres, deux autres de pièces de 305, deux autres de canons de 356 ou 380 millimètres. Vitesse à peu près uniforme de 27 à 28 nœuds.

2 dreadnoughts rapides, tout neufs, sur le type, ou plutôt sur la catégorie desquels on n’est pas très fixé. Etaient-ce des cuirassés d’escadre ou des croiseurs de combat qui, j’en fais de nouveau la remarque, semblent se rapprocher singulièrement aujourd’hui les uns des autres ?

S’il est vrai que l’un d’eux était l’ancien Salamis, que la Grèce faisait construire à Stettin, chez Vulkan, en 1913-1914, et que l’Allemagne a réquisitionné, il s’agissait d’un cuirassé d’escadre de 20 000 tonnes, protégé à 250 millimètres, ce qui est un peu faible, mais donnant 23 nœuds de vitesse et armé de 8 canons de 356 millimètres avec 12 pièces de 150. L’autre était-il le Hindenburg, où l’on reconnaît tantôt le cuirassé Ersatz Brandenburg, tantôt le croiseur de combat Ersatz Victoria-Luise[8] ? Mais voici qu’aux dernières nouvelles, on affirme que le Hindenburg n’a pu, pour une cause inconnue, prendre part à la bataille…

8 Kleine Kreuzer (petits croiseurs), les plus récens, depuis le Rostock, le Graudenz, le Wiesbaden, jusqu’aux Ersatz Hela, Ersatz Gefion, Ersatz Irene, etc., bâtimens de 5 000 tonnes, de 27 à 28 nœuds de vitesse, ceinturés de 101 millimètres d’acier, armés de 12 pièces de 105 millimètres ou de 10 canons de 150 millimètres (de 50 calibres) ;

i flottilles de 10 « destroyers, » que les Allemands appellent plutôt grands torpilleurs (grosse Torpedoboote)[9] et dont le déplacement va de 570 à 650 tonnes, avec 4 tubes lance-torpilles et deux canons de 88 millimètres ;

Quelques sous-marins, en nombre inconnu.

Quant au corps de bataille des deux armées, c’est, aussi bien pour les Allemands que pour les Anglais, une question de savoir s’il n’y figurait absolument que les cuirassés qualifiés de dreadnoughts, c’est-à-dire ceux qui, postérieurs au prototype, l’anglais Dreadnought, datant de 1906, portent au moins 8 pièces de gros calibre, à partir du 280 millimètres allemand et du 305 millimètres des autres Puissances.

J’inclinerais à croire que, pour constituer 3 escadres de 8 unités, — non compris le bâtiment hors rang du commandant en chef, — les Allemands avaient dû faire état des quatre derniers pré-dreadnoughts, ceux du type Deutschland (1904-1906), au nombre desquels figurait le Pommern. En effet, même en supposant qu’ils aient pu achever en temps utile les cuirassés prévus au programme de 1914, on ne trouve sur leur liste que 21 dreadnoughts. Or, il semble, d’après des renseignemens concordans, qu’ils se soient présentés au combat avec 24 unités au moins.

Pour mettre en ligne un même nombre de puissans dreadnoughts, l’Angleterre n’avait pas besoin de faire appel aux beaux cuirassés de 1906-1907-1908-1909, qui n’ont que des pièces de 305, au nombre de 10. Elle pouvait se contenter des bâtimens qui, depuis 1910, sont armés de 10 canons de 343 et, depuis 1913, de 8 canons de 381 millimètres. Ayant cédé quatre de ces derniers à l’amiral Beatty (les quatre Warspite), l’amiral Jellicoë était encore en état d’amener sur le champ de bataille 18 ou 20 cuirassés appartenant à la classe des superdreadnoughts et tels qu’il n’y en a dans les autres marines de premier ordre qu’en nombre très restreint. Toutefois, comme nos alliés connaissent fort bien la valeur du facteur nombre, dès qu’on en arrive aux mains, je suppose que le commandant en chef anglais avait avec lui quelques Neptune et quelques Saint-Vincent. Un doute subsiste néanmoins pour qui remarque que l’amirauté britannique parle toujours de nombre inférieur dans les récits succincts de la bataille.

Il importe assez peu, d’ailleurs, puisque l’intention du commandant en chef allemand n’était certainement pas de s’engager à fond. Ecraser l’escadre Beatty, isolée pendant plusieurs heures, suffisait parfaitement à sa gloire. Et cette gloire, un peu vaine, car même un succès complet sur les croiseurs de combat britanniques n’eût pas modifié sensiblement le rapport des forces navales, lui aurait pourtant été acquise, s’il avait pu se retirer du combat assez tôt et n’éprouver point lui-même des pertes très sérieuses.


On distingue assez volontiers cinq phases dans cette action confuse qui se déroula depuis trois heures et demie de l’après-midi du 31 mai jusqu’aux premières lueurs de l’aube du 1er juin.

Dans la première de ces phases, les deux avant-gardes seules sont aux prises avec des forces qui se balancent. Pour la seconde, un point fort important reste douteux : comme le vice-amiral Beatty avait devancé, avec ses rapides croiseurs de combat et ses croiseurs cuirassés, les quatre Warspite, l’intervention de ceux-ci s’est-elle produite avant ou après celle du gros de la flotte allemande ?

Celle-ci suivait son « groupe d’éclairage » à 18 ou 20 milles de distance ou, en temps, à une heure environ d’intervalle. A cet égard, le témoignage du capitaine Van Peel du chalutier à vapeur hollandais Anna Josina[10] est très positif. J’avais d’abord penché à croire que les quatre dreadnoughts anglais n’étaient pas à une distance aussi grande de leur chef et qu’ils avaient par conséquent pu l’aider, d’abord à combattre le groupe d’éclairage allemand, ensuite et surtout à soutenir une lutte devenue extrêmement inégale à partir de l’arrivée sur le champ de l’action du corps de bataille ennemi. Mais il semble bien qu’il n’en ait pas été ainsi et qu’en effet, dans la deuxième phase, l’escadre Beatty primitive, où ne figuraient que les croiseurs de combat et les croiseurs cuirassés, — je ne parle pas des bâtimens légers, — ait dû supporter l’effort de la presque totalité de la Hoch see flotte. Et c’est très naturellement ainsi que s’expliquent les graves pertes subies par nos alliés, pertes qui ne portent, on le remarquera, que sur les croiseurs.

Dans la troisième phase, qui s’ouvre sans doute un peu plus d’une heure après le début de l’action, l’intervention des quatre Warspite rétablit déjà le combat. Certains récits anglais témoignent de l’impression profonde que produit l’entrée en ligne de ces quatre magnifiques unités dont, à plusieurs milles de distance déjà, les 32 canons de 381 millimètres font sentir leur puissance aux cuirassés allemands. Le Lion, le Tiger, la Princess Royal, sont aussitôt dégagés de l’étreinte de leurs plus dangereux adversaires qui se jettent sur la nouvelle division anglaise.

Ce qui reste de la primitive escadre Beatty revient bientôt à la rescousse. A ce moment-là, sans doute, le groupe d’éclairage du vice-amiral Hipper doit être, lui aussi, fort diminué : le Lützow est sans doute déjà coulé, le Derfflinger ne vaut guère mieux et le Seydlitz a subi les avaries majeures que constatait récemment le correspondant d’un journal neutre. Le vaillant amiral anglais peut donc se retourner du côté des dreadnoughts qui accourent à son aide et que le gros des Allemands cherche à envelopper. Sir David Beatty a d’ailleurs, dès le début de la deuxième phase, lancé un croiseur léger à la recherche de la Great fleet, car ses radio-télégrammes peuvent avoir été brouillés par ceux qu’émettent continuellement, avec intention, ses trop nombreux adversaires. En fait, l’amiral Jellicoë a reçu les appels de son subordonné, et tous ses bâtimens s’élancent en faisant donner à leurs chaudières la pression maxima.

Mais on est loin, trop loin ! S’astreindra-t-on à naviguer en ordre, les plus rapides enchaînés aux plus lents ? Non pas ! on sent trop bien l’urgence de secourir les vaillans camarades que l’ennemi va accabler ; aux nouveaux dreadnoughts, donc, aux Marlborough et aux Royal Sovereign de prendre les devans et de dépasser, si possible, les 22 nœuds de leurs vitesses d’essais pour tomber sur la flotte allemande ; et en effet, à la chute du jour, les voici qui apparaissent à l’horizon déjà embrumé par les vapeurs et les fumées de la bataille[11]. La quatrième phase commence.

Quelle en a été la durée ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de dire. Ce que l’on sait, ce que l’on croit savoir, du moins, c’est que le commandant en chef allemand donna avant dix heures du soir le signal de la retraite, probablement quand il eut acquis la certitude que le nombre de ses adversaires allait enfin dépasser celui de ses propres unités.

Était-il trop tôt ? Était-il trop tard ?… Évidemment, ce point sera fort discuté. J’incline à croire qu’il était déjà trop tard, et cela parce que la retraite allemande prit tout de suite une allure précipitée, une physionomie de déroute ; parce que les diverses unités tactiques de la flotte impériale étaient déjà confondues, quoique dispersées sur un très vaste espace de mer, à ce point que bon nombre de bâtimens, au lieu de suivre l’amiral Scheer vers Helgoland, trouvèrent plus court, — et plus sage, — de se dérober aux Anglais en passant dans la Baltique le Skager Rack et le Cattégat : parce qu’enfin, en principe, un chef d’armée qui sait bien qu’il ne peut pas compter sur une pleine victoire contre un ennemi très supérieur en nombre ne doit s’engager que dans la mesure exacte où ses pertes resteront nettement inférieures à celles qu’il aura infligées aux corps isolés qu’il lui a été donné de surprendre. Or, outre que déjà, fort probablement, dans les trois premières phases de la lutte, les pertes allemandes étaient égales aux pertes anglaises, les avaries subies par les unités qui se maintenaient à flot étaient d’une telle gravité qu’il y avait imprudence à les exposer, dans le désordre qui suit un engagement long et acharné, désordre que la nuit favorisait encore, aux coups d’un adversaire arrivant sur le champ de bataille en pleine possession de tous ses moyens.

Nous ne saurons que plus tard si la cinquième phase, celle de la poursuite jusqu’aux abords du camp retranché maritime d’HelgoIand-Cüxhaven, n’a pas en effet coûté plus cher à la Hoch see flotte que ses six heures de combat à peu près en ordre. Nous saurons peut-être aussi pourquoi, exactement, cette poursuite fut arrêtée à bonne distance de l’îlot fortifié qui défend le centre du front de ce camp retranché.

Le gros de la Hoch see flotte put ainsi mouiller avec quelque sécurité à l’ancrage classique, à l’Est du Sand Insel, là même où l’escadre française de 1870 venait prendre un peu de repos et refaire le plein de ses soutes. Et sans doute, pour atteindre ce mouillage, elle avait dû franchir par des « portières » ménagées à cet effet et connues des seuls Allemands, un certain nombre de lignes de mines ; mais justement, en serrant de près les grandes unités qui se dérobaient à la lutte décisive, n’était-il pas possible de profiter des mêmes passages ? Remarquons qu’il ne peut être question, dans ce cas, d’ouvertures de faible largeur, — 40 ou 50 mètres, — qui ne conviennent qu’aux entrées de port parfaitement balisées[12] et où séjournent toujours des pilotes spéciaux ou des bâtimens guides. Non, s’il y a des « champs de mines » aux abords d’Helgoland, ce que je considère comme douteux en ce qui touche le secteur du Nord-Est au Sud-Est de l’îlot, ces champs de mines doivent être séparés par des intervalles qui assurent une sécurité suffisante aux navires allemands désireux de se rapprocher du Sand Insel, la nuit ou par « temps bouché, » sinon par temps de brume.

En somme, la poursuite à fond à laquelle je fais allusion n’eût pas dépassé en hardiesse tels coups d’audace que nos alliés connaissent bien, par exemple, celui du Goliath, capitaine Foley, passant à l’Ouest de la ligne d’embossage française à Aboukir, c’est-à-dire du côté de la terre et au grand risque de s’échouer, si nos vaisseaux avaient été bien mouillés ; ou encore celui de Nelson lui-même s’entêtant, devant Copenhague, à remonter le Konge Dyb sous le feu écrasant des pontons et des forts danois.

Mais les temps ne sont peut-être plus à ces brillantes et décisives témérités. La responsabilité est trop grande ! Un dreadnought coûte trop cher et porte trop de marins !…

Il y a autre chose : outre les mines fixes des lignes préparées à l’avance, les vainqueurs lancés à la poursuite des vaincus n’avaient-ils pas à craindre les mines libres, abandonnées dans le sillage des navires en retraite, comme lors du premier « raid » sur la côte d’Angleterre, le 3 novembre 1914 ? Et n’était-ce pas une raison tout à fait suffisante de les empêcher de se tenir exactement dans les eaux de leurs adversaires, précaution indispensable pour bénéficier des « portières » dont je parlais tout à l’heure ?

Cela se peut. En fait, nous ignorons si les Allemands ont fait un usage de ce genre d’engin dans la nuit du 31 mai au 1er juin. Peut-être les circonstances ne s’y prêtaient-elles pas. Savait-on bien, dans cette obscurité, cette demi-brume, ce désordre de l’armée, si les mines ne heurteraient pas une carène amie aussi bien qu’une ennemie ? Il est vrai que les Allemands ne s’embarrassent pas beaucoup de ce genre de considérations et que, chez eux, tout cède au désir de nuire à l’adversaire.


Il faut attendre, au demeurant, attendre longtemps encore, sans doute, pour pouvoir répondre avec quelque certitude à la question qui a été posée aussitôt après la bataille : l’ennemi a-t-il vraiment, comme on le craignait, fait usage d’engins nouveaux d’armes inconnues jusque-là ?…

D’armes vraiment inconnues, dirai-je (sans vouloir rien affirmer de positif), je ne le pense pas. D’armes nouvelles, ou du moins peu employées, c’est possible et même certain, il me semble. Seulement, là, déjà, le parti pris apparaît dans les affirmations contradictoires des chroniqueurs maritimes. Exemple : « les zeppelins n’ont été d’aucune utilité aux Allemands, » tranchent quelques-uns. Or, non seulement il existe de fortes raisons de penser que l’amiral Scheer s’est servi de ses dirigeables pour s’éclairer au loin et reconnaître le dispositif d’ensemble de ses adversaires, mais les marins anglais reconnaissent que ces appareils aériens ont été employés tactiquement, qu’ils ont pris part à la lutte et que l’un d’eux, avant d’être abattu, « laissait tomber bombes sur bombes sur la Queen Mary, tandis que celle-ci était engagée à courte portée avec un dreadnought allemand[13]. »

Remarquons qu’il est fort possible que les services rendus par les « super zeppelins » navals ne répondent ni aux espérances de nos adversaires, ni à leur prix de revient, fort élevé, je crois. Mais cela, c’est affaire d’appréciation et d’appréciation fort délicate, en ce moment. Bornons-nous à dire que si, à l’égard de ce genre d’appareils, les Allemands sont en avance d’une guerre, il vaut mieux, d’une manière générale, être en avance qu’en retard.

Que faut-il penser, d’autre part, des obus asphyxians que mentionnent beaucoup de relations anglaises ?

Il serait bien étonnant que nos ennemis consentissent à se passer dans une bataille navale des moyens d’action dont ils ont été les premiers à se servir, — avec grand avantage, pensent-ils, — dans la guerre à terre. Ils doivent donc avoir des obus aphyxians comme il semble qu’ils aient des obus dont les propriétés incendiaires sont particulièrement développées, celles-ci pouvant d’ailleurs se confondre avec les propriétés asphyxiantes. On se rappelle que le Good Hope et le Mammouth prirent feu très rapidement au combat de Coronel, déjà, le 1er novembre 1914.

Mais si nous parlons d’obus à facultés spéciales, il convient de dire un mot — discret — d’un projectile que nous connaissons fort bien, puisqu’il a été inventé par un officier français, il y a déjà une vingtaine d’années. C’est celui qui jouit de la propriété, tombant dans l’eau en avant du navire visé, — coup court, — de continuer sa course en ligne droite dans l’élément liquide, au lieu de ricocher, et d’atteindre la carène au-dessous de la flottaison, au-dessous même de la ceinture cuirassée, à la façon d’une torpille automobile. Je dis là les choses fort en gros ; mais cela suffit sans doute pour qu’on se rende compte de la supériorité de ce genre d’obus, dans les circonstances favorables à son emploi. C’est, je le répète, le véritable obus-torpille, nom que l’on a donné fort improprement à un projectile aérien de la guerre de tranchée.

Après le combat du Doggerbank, du 24 janvier 1915, on avait admis dans les cercles maritimes que les avaries assez graves et assez particulières subies par le croiseur de combat Lion (qui portait alors, comme au 31 mai 1916, le pavillon de l’amiral Beatty), pouvaient avoir été causées par un obus de ce genre. J’ignore si cette opinion s’est trouvée confirmée. Ce que je puis dire, c’est que j’ai l’impression très nette que la Queen-Mary, sinon les autres croiseurs de combat, a été définitivement mise à mal par des engins sous-marins. Comme on le voit, il n’est pas nécessaire qu’un engin sous-marin soit une torpille automobile ou une mine automatique, et rien n’empêche désormais le canon d’ajouter cette palme à celles qu’il a méritées depuis longtemps déjà. Voilà qui fera plaisir à bien des gens…

Et les torpilleurs ? Et les sous-marins eux-mêmes ? Quel rôle ont-ils joué ? En ce qui concerne les torpilleurs, ou plutôt les « destroyers, » nul doute sur l’importance du concours qu’ils ont prêté aux grands bâtimens. Dans beaucoup de relations, il n’est question que d’eux, des Allemands, — que l’on savait d’ailleurs très bien entraînés, — comme des Anglais, toujours très audacieux, très « allans. » Il y aurait, au point de vue de la tactique de combat des escadres, d’intéressantes remarques à faire sur ce trait particulier du récit d’un officier de la flotte britannique : « Au début de l’engagement, nous tirions par-dessus notre rideau de « destroyers. » Les Allemands lancèrent alors les leurs en avant, de sorte que deux batailles se livrèrent simultanément, l’une centrale entre les « destroyers, » l’autre périphérique entre les grands bâtimens. » Attendons la confirmation des rapports officiels. En tout cas, on a signalé déjà les charges exécutées par les flottilles allemandes à la fin de la bataille, quand il a fallu couvrir la retraite de la Hoch see flotte. Les pertes subies par ces divisions de grands torpilleurs prouvent assez qu’elles n’ont pas marchandé leur dévouement.

Est-ce à un torpilleur, est-ce à un sous-marin allemand, qu’il faut faire honneur de la grave avarie qui paralysa le dreadnought Marlborough ? Je ne crois pas qu’on le sache exactement. D’une manière générale, les conditions de l’engagement ne paraissent pas avoir été favorables à l’action des submersibles. Il ne faut pas se représenter la lutte si complexe du 31 mai comme une bataille rangée, type de combat où les théoriciens jugeaient à peu près certaine l’intervention efficace des « sous-marins d’escadre, » lançant à point nommé leurs torpilles dans le tas. J’imagine que les élémens qu’engageaient successivement les Anglais ne se présentaient pas en ordre rigide. Ajoutons qu’ils devaient marcher à la vitesse maxima. Enfin, des témoins oculaires affirment que la surface de la mer était fouettée par une telle trombe de projectiles qu’aucun périscope n’eût pu s’y risquer. Il y a un peu d’exagération dans ces dires. On soupçonne aisément que, de trois heures et demie de l’après-midi à dix heures du soir, il a dû se produire quelques accalmies dans la canonnade…

Attendons, encore une fois.

Un capitaine de petit navire marchand rapporte qu’il vit, en pleine nuit, des torpilleurs et des sous-marins anglais qui se dirigeaient du côté d’Helgoland. Si le fait est exact, c’était évidemment dans l’intention de torpiller les grandes unités qui venaient de mouiller derrière le « Sand Insel. » Et l’intention était excellente : voilà un judicieux emploi du sous-marin. Mais le fait est-il exact ? Et, s’il est exact, quel a été le résultat de cette attaque ? Nous l’ignorons pour le moment.


Tout ceci nous conduirait à la question des pertes subies par les deux flottes, si je pouvais, à cet égard, fournir aux lecteurs de la Revue d’autres et de plus exactes indications que celles qui ont été données à profusion par les journaux quotidiens. Ne parlons pas des pertes anglaises, qui sont bien connues, et qui ont été immédiatement déclarées avec une belle franchise, avec, même, une sorte d’abandon. On sait aussi que le gouvernement allemand s’est fort piteusement décidé, quelques jours après son triomphant « radio, » à reconnaître qu’il fallait ajouter la destruction du Lutzow et du Rostock, — croiseur de combat dreadnought et croiseur léger du type dit « des villes d’Allemagne, » — à celles du Pommern[14], du Wiesbaden et du Frauenlob.

Il semble que, depuis, la liste des pertes se soit sensiblement allongée[15], malgré le soin apporté par l’amirauté de Berlin à faire le silence, « en faveur de considérations d’ordre militaire, » sur les suites de la prétendue victoire de la Hoch see flotte. En tout état de cause, il y a lieu de considérer comme disparus définitivement une vingtaine de torpilleurs de haute mer dont on n’avait pas de nouvelles immédiatement après la bataille. Peut-être quelques-uns de ces petits bâtimens se retrouveraient-ils, — internés jusqu’à la fin de la guerre, — dans certains ports danois où leurs avaries les retinrent plus de vingt-quatre heures après la terrible nuit du 1er juin.

Mais le plus certain, par les aveux faits au Reichstag même, c’est que la flotte allemande a énormément souffert. Tous les chantiers, tous les arsenaux de la mer du Nord et ceux de la Baltique, au moins jusqu’à Dantzig, sont employés à la réparation des avaries subies par les unités de tout rang ; et alors que la plus grande partie, de beaucoup, de la Great fleet était prête à combattre, après avoir fait le plein de ses soutes, le surlendemain de la bataille, les cuirassés de l’empereur Guillaume restaient amarrés aux quais des ports, où ils recevaient d’ailleurs la visite et les félicitations de leur souverain, justement empressé à relever les courages d’officiers et de marins qui ne s’abusaient pas, eux, sur leur triomphe…


Quelles seront les conséquences de ce triomphe, ou plutôt de ce triomphe de la « manœuvre morale ? »

Il me sera sans doute plus facile de dire ce qu’elles pourraient être, à condition de le dire avec une grande prudence.

Après la bataille d’Eylau, et comme Bennigsen et Lestocq, stupéfaits de n’avoir pas été détruits, remplissaient de cris de victoire, tout en battant en retraite, les gazettes du continent, Napoléon se contenta de dire : « La suite des opérations montrera bien quel est le vainqueur. » Et en effet !…

C’est sous la protection de cette haute autorité que je me hasarde à rappeler que la seule sanction profitable de la victoire, c’est l’offensive.

De cette offensive qui, pour être énergique, n’en doit pas moins s’entourer de précautions et se fonder sur des plans bien mûris, — des plans déjà tracés, j’en suis sûr, — de cette offensive, dis-je, je ne puis exposer ici les modalités diverses. Ce n’est pas le lieu ; ce ne serait plus le moment, puisque ce moment, — fugitif, ne l’oublions pas ! — doit être tout à l’action.

Ne laissons pas à ces arsenaux, à ces chantiers d’Allemagne dont je parlais tout à l’heure le temps d’achever les réparations qu’ils poursuivent avec une hâte fébrile, car l’Etat-major de Berlin sait quelle est la gravité des risques que lui ferait courir une vigoureuse intervention des Alliés sur le front septentrional de l’immense théâtre d’opérations, alors que la plus grande partie de la flotte allemande est paralysée par ses blessures.

Le petit combat qui a été livré dans la Baltique, le 14 juin, montre bien à quelle extrémité on est réduit en ce moment chez nos ennemis, puisque, pour convoyer un groupe important de paquebots qui leur apportaient de Suède les plus précieux approvisionnemens, ils n’ont trouvé, — si près des Russes ! — qu’un croiseur auxiliaire, faible vapeur de commerce armé tant bien que mal, des chalutiers et deux ou trois vieux torpilleurs de faible tonnage.

Tout cela a été détruit ou dispersé par nos alliés, dans un combat fort bien conduit, du reste, en pleine nuit.

Mais, n’est-ce pas ? je ne suis pas trop téméraire en supposant que ce n’est pas là tout le fruit que nous pouvons tirer de la belle victoire anglaise du 31 mai et qu’à la grande offensive de nos armées qui se prépare correspondra celle des flottes alliées du Nord, la flotte britannique, la flotte russe, la flotte française, combinant d’abord et bientôt unissant leurs efforts.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 mai 1916 : « La sortie de la flotte allemande, » page 383.
  2. Revue du 15 mai 1916 : article déjà cité.
  3. Revue des Deux Mondes du 15 février 1916 : « Le nouveau blocus, » page 855.
  4. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er août 1913 : « Les progrès de la défense des côtes de l’Allemagne. »
  5. The Great fleet, expression qui a remplacé celle de Home fleet.
  6. Les croiseurs de combat ne sont autres que des dreadnoughts rapides, un peu moins cuirassés, un peu moins armés, à déplacement égal, que les dreadnoughts d’escadre, sensiblement plus lents.
  7. Ce sont de petits croiseurs cuirassés, assez faiblement armés, mais très rapides, dont les Anglais sont très satisfaits.
  8. Ersatz veut dire remplacement. L’Ersatz Victoria-Luise est le bâtiment, non encore baptisé, qui doit remplacer numériquement l’ancien croiseur Victoria Luise.
  9. On les nomme aussi Hoch see torpedoboote, torpilleurs de haute mer.
  10. Ce petit bâtiment s’est trouvé toute la journée et une partie de la nuit du 31 mai « dans les eaux » de la bataille. Son récit est très intéressant à divers points de vue.
  11. Les relations anglaises parlent volontiers du défaut de visibilité ; mais les navires marchands ou les pêcheurs qui se tenaient dans les parages de l’action ne mentionnent pas de brume.
  12. Balisage spécial du temps de guerre, bien entendu.
  13. Journal le Scottsman, d’Edimbourg, du 5 juin (cité par le Pelit Parisien du 6). C’est le récit d’un des officiers du Lion.
  14. Il s’agit très probablement d’un dreadnought neuf, qui a pris le nom du cuirassé assez ancien coulé par un sous-marin anglais dans le golfe de Dantzig, le 1er juillet 1915. À moins cependant que celui-ci ait pu être remplacé.
  15. On cite les cuirassés Ost-Friesland, Westphalen, le croiseur de combat Derfflinger, frère jumeau du Lützow, etc. Mais les Allemands bénéficient du doute.