La Bavolette/02

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LA BAVOLETTE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]


V.

En reprenant ses esprits, Claudine, que nous avons laissée évanouie entre les bras des estafiers, se trouva sur un grand lit orné de rideaux d’une étoffe riche, mais râpée, dans une chambre basse, où le luxe et la malpropreté se disputaient visiblement la place. Des fauteuils de velours montraient en maints endroits leurs entrailles de crin. Sur une console en bois de rose était une caisse contenant un arbuste mort depuis long-temps, et dont-les fils d’araignée unissaient ensemble les rameaux gris de poussière. Des ustensiles ébréchés reposaient sur une vieille toilette que surmontait une glace de Venise étoilée et fendue. Sur un guéridon bancal étaient un plat de viande, un pain et des assiettes, la plupart écornées. À côté du lit se tenait assise une grosse femme, dont le nez rouge, les traits durs et le front balafré semblaient en harmonie avec le mobilier. Elle attendait paisiblement qu’il plût à la malade de revenir à la vie. L’aspect de ce visage brutal produisit une impression si pénible sur la pauvre bavolet te, qu’elle referma les yeux pour se plonger encore dans les ténèbres et l’insensibilité. Cependant ses souvenirs lui rappelant une scène de violence, elle se souleva sur un coude et demanda où elle était.

— Vous êtes en lieu sûr, dit la vieille à la balafre ; vous n’y manquerez de rien. J’ai reçu trois pistoles d’avance. Vous plait-il manger ou boire ? Nous avons du vin clairet. Vous ferez chère-lie et dormirez à votre aise. On ne vous gênera point, à moins que vous n’ayez fantaisie de sortir.

La balafrée ne comprit pas que sa voix rauque et ses paroles augmentaient l’effroi de la jeune fille, au lieu de la rassurer. Elle reprit le tricot qu’elle avait posé sur ses genoux, et haussa les épaules d’un air de pitié. Claudine ne répondait que par des larmes. Après un moment de silence, la vieille poursuivit son discours :

— Quelle idée avez-vous eue, ma mignonne, dit-elle, en repoussant les galanteries de M. de Bue ? Ce gentilhomme n’est-il pas bien fait et de bonne mine ? Appartient-il à une bavolet te, tout joli qu’est son minois, de faire ainsi la mijaurée, lorsqu’elle s’est déjà vendue ?

— C’est une lâche calomnie ! s’écria Claudine impétueusement.

— Allons, reprit la balafrée, laissons les grimaces. Une laitière en pou-de-soie rose avec collet de dentelles, cela parle clair. Vous avez mérité une leçon ; mais vous n’en mourrez point. Montrez-vous humaine, et l’on vous pardonnera le verre en main. Votre amoureux est un cœur d’or.

Au milieu de ses pleurs, Claudine écoutait avec attention ces discours, dont chaque mot contenait quelque trait de lumière. Ce monde si poli et si charmant, que son imagination avait embelli à plaisir, elle le voyait enfin tel qu’il était, avec l’apparence des vertus, mais au fond pervers et livré à ses passions. Deux nobles figures surnageaient encore dans ce naufrage : celles du héros de Rocroy et de la princesse inconnue. Claudine baisa le bracelet qu’elle avait à son bras en s’écriant avec transport :

— Ah ! chère princesse, que ne puis-je vous confier la défense de mon honneur !

— Vous moquez-vous des gens, interrompit la vieille, avec votre princesse ? M. de Bue m’a raconté cette histoire. L’on vous aura sans doute appelée à quelque partie de plaisir où il manquait une femme.

— Que voulez-vous dire ? demanda Claudine.

— Ne savez-vous donc pas encore, reprit la balafrée, chez qui vous êtes allée chercher ces bijoux et ces robes ?

— Chez une princesse appelée Marie.

— Oh ! l’excellente affaire ! dit la vieille en éclatant de rire. On se sera bien diverti de votre sottise, pauvre innocente. La princesse qui vous a donné ce bracelet et à qui M. de Bue vous a menée sous les arbres de la place Royale, c’est la plus folle et la plus étourdie des libertines, M’e de L’Orme.

Le nom de cette célèbre courtisane était connu, même des paysans de Saint-Mandé. À cette découverte, la bavolet te demeura comme anéantie. Le personnage de Marion de L’Orme, substitué dans son esprit à une créature angélique, y mit une confusion épouvantable. Si, dans ce moment, on eût dit à Claudine qu’elle avait pris quelque filou pour le prince de Condé, elle l’aurait cru volontiers. Le résultat de ses réflexions fut aussi prompt que déterminé. Ne comptant plus que sur elle-même, elle appela toute son énergie pour lutter contre les méchans, et son cœur s’ouvrant, comme le temple de Janus au signal de la guerre, les sentimens amers y pénétrèrent, ayant à leur tête la défiance, le mépris et l’orgueil offensé. Ses larmes s’arrêtèrent. Elle se leva, et, quittant les attitudes mélancoliques, elle mangea le repas qu’on lui servit. Pour la première fois, elle employa la ruse, en laissant croire à la vieille balafrée qu’elle se rendait à ses avis. Cette feinte résignation lui servit à connaître les intentions de l’ennemi. Elle apprit que M. de Bue, empêché par ses devoirs militaires, avait remis au soir l’accomplissement de ses projets ; c’est pourquoi elle résolut de s’évader avant la fin du jour, à quelque prix que ce fût. L’œil aux aguets et l’oreille attentive, elle étudia les localités et les bruits du dehors, afin d’en tirer les inductions qui lui pouvaient être utiles. Des voix d’hommes qu’elle entendit lui donnèrent à penser qu’un barbier ou un étuviste habitait l’étage inférieur. Une enseigne qu’elle reconnut par la fenêtre la confirma dans cette idée. Les boutiques de ces gens-là étaient alors des tripots. Le lieu avait été merveilleusement choisi pour y commettre un acte de violence avec impunité ; mais aussi le grand concours dé monde offrait quelque espoir d’y trouver du secours. Sur la table à manger était un méchant couteau mal aiguisé, mais capable encore de faire une blessure. Claudine s’en empara. Elle prit incontinent un parti extrême, et, se jetant sur la vieille, qui ne songeait à rien :

— Vous êtes morte, lui dit-elle, si vous ne me laissez sortir d’ici.

— Sainte Vierge ! répondit la balafrée. Vous voulez rire sans doute. Ne jouons pas avec les couteaux, ma mignonne. Comment pourrais-je vous laisser sortir ? nous sommes enfermées.

— Vous mentez, reprit Claudine. Vous avez les clés ; ouvrez cette porte, ou je vous tue.

— Sur le corps du divin Sauveur ! s’écria la balafrée, je vous jure que je n’ai point les clés.

— Eh bien ! vous allez mourir, dit Claudine.

Dans les yeux de la bavolet te brillait une lueur où perçait l’exaltation de son ame.

— Un moment ! dit la vieille. Que votre volonté soit faite ; mais c’est grand dommage.

Elle tira une clé de sa poche, et se dirigea vers la porte, suivie de Claudine l’arme haute. La serrure s’ouvrit, la porte tourna sur ses gonds, et la bavolets, franchissant les degrés de bois, se trouva dans la boutique du barbier. La compagnie, qui menait un bruit d’enfer, se tut subitement à l’apparition d’une dame. Les cornets de dés restèrent en l’air, et le cavalier sur la sellette écarta le bras qui peignait ses cheveux pour regarder cette personne intrépide qui bravait les regards des curieux. Aussitôt le barbier se jeta devant la porte.

— On ne passe point, mademoiselle, dit-il ; vous êtes sous ma garde, je réponds de vous, et d’ailleurs je ne sais qui vous êtes. Vous pourriez emporter de chez moi quelque objet.

— En effet, répondit Claudine, j’emporte ce couteau, que je vais te rendre en te le plongeant dans la gorge. Je t’apprendrai à quoi l’on s’expose en prêtant sa maison à des ravisseurs.

— J’ai vu quelque part cette belle irritée, dit un jeune homme contrefait, mais vêtu fort richement.

— Monsieur de Boutteville, reprit Claudine, vous ici, dans ce lieu infâme, et de moitié peut-être dans le complot contre mon honneur !

— Non, mademoiselle, répondit Boutteville ; j’ignorais que vous fussiez ici, et je vous prêterai main-forte pour en sortir, si l’on vous y retient malgré vous.

— Ah ! monsieur, poursuivit Claudine, que les temps sont changés depuis le jour où je m’assis à table auprès de vous ! Votre mère et votre aimable sœur m’avaient enseigné à chérir la vertu ; d’autres ont pris soin de me faire détester en eux le vice et la perfidie. Adieu, monsieur ; nous nous reverrons, j’espère, en meilleure compagnie.

Et, se tournant vers le barbier avec un geste de mépris : — Misérable, lui dit-elle, ôte-toi de mon chemin.

VI.

Dans l’exécution de son rapt, M. de Bue n’avait pas si bien pris ses mesures que des soupçons ne se fussent éveillés dans le village. Au bruit de son carrosse, des paysans s’étaient mis aux fenêtres. La précipitation et les airs agités qui accompagnent d’ordinaire une action coupable avaient été remarqués. On reconnut tout-à-fait les signes d’un enlèvement, lorsqu’on se fut communiqué ses observations entre voisins. On savait le retour de Claudine, et, en ne la retrouvant plus chez elle, on comprit ce qui était arrivé. Dame Simonne, sortie de sa prison, fut abordée à l’entrée du village par des commères pressées d’éclaircir ce mystère. Maître Simon rentra bientôt et se joignit au conciliabule. Comme il n’était qu’entre deux vins, et que sa raison ne paraissait pas trop endommagée, on lui conseilla de faire quelque démarche. L’occasion était belle d’employer le crédit qu’il prétendait avoir sur le prince deCondé. Il mit sans tarder son habit des dimanches, et partit pour Saint-Maur, où demeurait son altesse.

La nouvelle fronde succédait alors à l’ancienne, et M. le prince en était lame. Autour de lui se remuait la cabale nombreuse et turbulente des petits-maîtres, qui avait remplacé celle des importons, menée par M. de Beaufort. Quelques procédés maladroits de M. le cardinal, des paroles hautaines de la régente, avaient séparé le héros de Rocroy du parti de la cour, et il s’apprêtait à donner de la tablature au ministre. Quatre cents gentilshommes, jeunes, actifs, pourvus d’armes et de chevaux et ne demandant qu’à s’en servir, trouvaient table ouverte à Saint-Maur et à l’hôtel de Condé. Jamais prince, hormis le feu cardinal de Richelieu, n’avait eu un état de maison si considérable. Les propos insolens contre la reine se débitaient ouvertement, et, comme ils étaient rapportés au Louvre par des espions, les choses s’envenimaient davantage de jour en jour.

Malgré les recommandations de sa femme et des commères, maître Simon ne laissa pas de prendre des rafraîchisse mens sur la route. Il arriva vers le soir à Saint-Maur, la tête un peu échauffée. Un grand mouvement régnait dans l’intérieur du château. On voyait partout des lumières. Des feux infernaux sortaient par les fenêtres basses des cuisines : c’étaient les apprêts du souper. Le suisse se mit à rire lorsqu’un paysan lui vint demander à parler à M. le prince. Cependant, comme on ne savait point s’il n’apportait pas quelque avis des émissaires de la cabale, les circonstances étant graves, le consigne crut devoir interroger maître Simon avant de lui fermer la porte. Dans ses efforts pour dissimuler son ivresse, le paysan eut précisément l’air d’un homme qui ne veut point dire toute sa pensée. Il parla d’une fille enlevée à laquelle son altesse s’intéressait, ce qui prit aux yeux du consigne l’apparence d’une commission politique habilement déguisée. Tandis que M. le prince et ses quatre cents petits-maîtres se promenaient dans une galerie et changeaient en paroles non seulement le gouvernement de la France, mais la face de l’Europe entière, la demande d’audience de maître Simon passait de bouche en bouche, et montait par degrés depuis la loge du suisse jusqu’au cabinet du secrétaire. M. de Gourville, confident intime de M. le prince, sortit de la galerie et revint bientôt après, riant aux éclats, raconter à ses amis qu’on avait pris un ivrogne pour un agent secret de la cabale. La requête du paysan n’aurait pas pénétré plus loirf, si la duchesse de Longueville n’en eût plaisanté avec son frère. Les noms de Simon et du village de Saint-Mandé, les mots de fille enlevée, frappèrent M. le prince, qui avait une mémoire prodigieuse. Au grand étonnement de Gourville, son altesse donna l’ordre de faire entrer le paysan dans un petit salon. Maître Simon, tout ébahi, regardait un lustre orné de vingt chandelles et ne savait en quel endroit marcher, avec ses souliers ferrés, pour ne point gâter les tapis. Une porte dérobée s’ouvrit en face de lui, et il vit paraître un jeune homme blond et petit, mais d’un port tout-à-fait héroïque et d’un visage singulièrement fier.

— Êtes-vous le père de Claudine Simon ? demanda le prince.

— Oui, monseigneur, répondit le paysan ; je m’appelle Simon, nourrisseur à Saint-Mandé.

— Qu’est-il donc arrivé à votre fille ?

— Je ne saurais vous le dire au juste, monseigneur.

— Alors, que diable me voulez-vous ?

— Voici ce que c’est, monseigneur. J’étais sorti dès le matin pour aller chez une personne à qui ma femme fournit du lait depuis vingt quatre ans. Cela commence à compter, vingt-quatre ans ! Aussi j’espère obtenir une avance d’argent, car les temps sont durs, et la guerre nous a ruinés.

— Supprimez ces détails inutiles et allez au fait, interrompit M. le prince.

— Le fait, monseigneur, reprit Simon, le fait important n’est pas qu’un nourrisseur de plus ou de moins soit ruiné, pourvu que monseigneur et le roi notre maître se portent bien. J’étais hors du logis, voilà le fait. Je rentrais à la brune, et non pas ivre, comme le disent mes ennemis. Que m’apprend-on ? Que ma fille Claudine, mon seul bien, a été vue en habits de soie magnifiques, avec un bracelet d’or et de pierreries à son bras ; qu’un carrosse gris, comme sont ceux de louage, s’est arrêté devant ma pauvre maison, s’en est allé tout aussitôt, et que depuis on n’a plus revu ma fille.

— Eh bien ! mon ami, je ne puis rien à cela. Claudine a manqué à ses devoirs ; on l’aura séduite. Je ne doute point que sa vertu n’ait beaucoup résisté. L’amour l’aura emporté dans son cœur sur les scrupules. Il faut de l’indulgence pour les faiblesses des filles. Si la vôtre revient, pardonnez-lui. Je l’excuse et je vous plains, mais je ne puis me mêler de cette affaire.

— Si votre altesse s’en veut mêler, reprit le paysan, je ne la trouverai point indiscrète.

— J’entends bien, répondit M. le prince en riant. C’est moi qui ne veux point m’en occuper, non pas par indifférence, car j’aimais Claudine, et j’apprends avec chagrin qu’elle n’est plus sage.

— Pour sage, monseigneur, je n’ai point dit qu’elle ne l’était plus.

— Maudit homme ! ne peux-tu parler catégoriquement ? Ta fille a-t-elle été débauchée, oui ou non ? Ne viens-tu pas de me raconter qu’elle avait quitté volontairement ton logis ?

— Oh ! que nenni, monseigneur. Les commères assurent qu’ont, Ta prise, qui par les pieds, qui par la tête. Est-ce là quitter volontairement un logis ?

— C’est différent. Explique-toi donc. On l’a enlevée de force, et qui est le ravisseur ?

— Je n’accuse personne.

— Parle sans crainte. Sais-tu qui a enlevé ta fille ?

— Plût au ciel, monseigneur ! je saurais où l’aller chercher.

— Je m’en charge. Retourne chez toi, et tâche d’être sobre, car tes ennemis ont raison de dire que tu bois. Je m’enquerrai de Claudine, et, si on l’a détournée par la violence, je ferai poursuivre le ravisseur ; mais je t’avoue que je n’ai guère d’espoir qu’elle soit innocente. Ces robes de soie et ce bracelet d’or ne paraissent pas de bon augure pour sa vertu.

— Cela me tracasse en effet, monseigneur. Est-il juste qu’une fille ait des bijoux, quand son père va vêtu comme me voilà ? Je suis un honnête homme ; mais, quand on m’aura rendu ma fille, en serai-je plus riche ?

— Tu te consolerais donc de sa perte pour de l’argent ?

— Je voudrais ma fille d’abord, et puis de l’argent pour me consoler.

— Maître Simon, dit le prince avec un regard foudroyant, tu es un coquin. Écoute-moi : si tu te joues de ma crédulité, si j’apprends que tu sais où est ta fille et que tu n’as d’autre envie que d’obtenir le prix de son déshonneur, je te ferai rouer de coups de bâton.

Le paysan, au lieu de protester contre un soupçon si horrible, se mit à pleurer et balbutier, en sorte que son altesse, perdant patience, lui tourna le dos et sortit par la porte dérobée. De retour dans la galerie, le prince raconta en peu de mots à ses amis le sujet de sa conférence avec maître Simon. Parmi ses auditeurs était le président de Bellièvre, l’un des esprits éminens du parlement, qui prit note du nom de Claudine Simon, et promit de la faire chercher par le lieutenant de police. Un gentilhomme qui prêtait l’oreille à la conversation quitta le groupe où il était, et s’approcha du président de Bellièvre.

— Prenez garde, monsieur, lui dit-il ; vous allez découvrir deux gibiers au lieu d’un.

— De Bue, dit le prince, vous êtes un mauvais sujet. Je gage que vous avez des nouvelles de ma bavolet te enlevée.

— Il est vrai, répondit M. de Bue, j’en ai de toutes fraîches. La bavolet te a pris goût au beau monde ; elle fait aujourd’hui amitié avec Mlle de L’Orme, qui lui a enseigné le moyen de bien vivre et de subjuguer les cœurs. Je les ai vues ensemble, ce matin, aussi parées l’une que l’autre, sans doute à la suite de quelque partie de plaisir.

— Aïe ! s’écria le prince, voilà ma bavolet te à bonne école ! Elle n’a plus que faire de ma protection, et je n’irai point la déranger. J’en suis fâché, j’avais de l’estime pour cette fille : n’y pensons plus ; mais voyons l’autre gibier de Bellièvre.

— L’autre gibier, reprit de Bue, c’est un ancien péché du feu président de Chevry. Mlle de L’Orme avait reçu de ce magistrat un bracelet en perles fines d’une valeur considérable, et ce bracelet figure à présent au joli bras de Claudine.

— Assez 1 dit M. de Bellièvre ; tirons un voile sur les erreurs de la cour des comptes. Oubliez votre bavolet te, monseigneur, et prions M. de Bue de ne point écrire ses mémoires.

Maître Simon cheminait sur la route de Saint-Mandé, tandis qu’on s’égayait ainsi aux dépens de sa fille. Pour supporter les reproches sévères du prince, il voulut puiser des forces au cabaret, et laissa le reste de sa raison au fond du verre. Claudine, de retour au logis, attendait son père avec impatience. Lorsqu’il arriva, le maudit homme fit cent rodomontades au sujet de son ambassade. Il se vanta d’avoir parlé vertement et captivé l’admiration de tous les petits-maîtres ; mais, à travers les fumées du vin, Claudine, à force d’interrogations, finit par obtenir un récit moins embelli de l’entrevue, et, devinant tout à coup les odieux soupçons du prince :

— Malheureux ! dit-elle à son père, vous m’avez perdue par cette fatale ambassade. J’avais sauvé mon honneur, vous venez de détruire ma réputation.

L’ivrogne ne manqua pas de se mettre en colère, et puis il pleura et se coucha en maugréant contre tout le genre humain. Claudine passa la nuit entière à réfléchir aux moyens de réparer les fautes de son père, mais la réflexion ne fit qu’augmenter ses angoisses. Le mal dont elle n’avait point la mesure lui semblait grandir à chaque effort de son esprit. Un abîme s’ouvrait devant elle, dont ses regards ne pouvaient percer les ténèbres. Dès les premières lueurs du matin, elle fut chassée hors du lit par des pensées intolérables. Dame Simonne, qui l’entendit marcher dans sa chambrette, la vint trouver. Claudine avait repris ses habits de bavolet te.

— Ma mère, dit-elle d’un air sombre et résolu, je vais partir. Il faut que je sache où en est ma réputation. Je ne rentrerai ici qu’après l’avoir reconquise, et, si elle doit périr, je succomberai avec elle. N’essayez point de me détourner d’un dessein inébranlable. Je ne vous laisserai pas ignorer le sort de votre fille. Prenez la moitié de cette somme d’argent, achetez ce qui vous est nécessaire ; vivez paisiblement, loin de ce monde brillant et trompeur où je me suis follement jetée.

En parlant ainsi, Claudine tirait de leur cachette les louis d’or de MIIe de L’Orme, en faisant deux parts, l’une pour sa mère et l’autre pour elle, et, après avoir plié un petit paquet de linge, qu’elle mit sous son bras, elle se tourna vers dame Simonne par un mouvement brusque.

— Adieu, dit-elle d’une voix ferme, adieu ! Évitons un attendrissement qui m’enlèverait mon courage. Je retourne là-bas, sur le champ de bataille, et je jure d’en rapporter mon honneur, qui est tombé dans la mêlée comme le bâton de M. le prince à Rocroy.

Dame Simonne, subjuguée par l’accent passionné qui accompagnait ces paroles, demeura muette et immobile. Elle se mit à la fenêtre pour suivre du regard sa fille, qui marchait à grands pas dans la direction de Saint-Maur. Au moment d’entrer sous les premiers arbres du bois de Vincennes, Claudine s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil en arrière. Elle porta une main à ses lèvres, agita son mouchoir et disparut.

VII.

La cour du château de Saint-Maur était pleine de chevaux et de valets d’écurie. Les petits-maîtres s’apprêtaient à enfourcher leurs montures pour aller braver en face la reine et le cardinal. M. le prince, qui ne se doutait point de ce qui l’attendait au Louvre, souriait en voyant les airs conquérans de ses gentilshommes. Il descendait les degrés du perron avec M. de La Rochefoucauld, lorsqu’une jeune fille, qui s’était glissée dans la foule, se présenta devant lui.

— Monseigneur, dit-elle, excusez mon indiscrétion. Vous êtes couvert de gloire ; moi, je n’ai que ma petite réputation d’honnête fille. Ne souffrez point qu’elle me soit lâchement ravie par un de vos amis !

— Ma belle, répondit le prince, c’est ici un conseil de guerre et non point une cour d’amour. Nous jugerons votre procès plus tard. Il s’agit d’une affaire galante avec M. de Bue, n’est-ce pas ? Cela ne presse point. Revenez demain. Je vous promets toute l’attention et toute l’indulgence que vous pourrez souhaiter ; mais, si j’en crois les apparences, votre conscience n’est pas nette. Vous ne citerez pas à mon tribunal MUE de L’Orme, et vous n’exhiberez point certain bracelet dont l’origine paraît enveloppée de nuages. Votre père m’a tenu des propos de coquin, et mieux vaudrait vous taire que d’ajouter l’effronterie à des péchés d’alcôve pour lesquels, après tout, on ne vous pendra point.

— 11 ne s’agit pas de galanterie, reprit Claudine avec énergie, mais d’un crime que les lois condamnent. Écoutez-moi de grâce, et je confondrai le traître qui me ravit l’honneur par un mensonge, après avoir voulu me l’ôter par des violences contre ma personne. Votre altesse, d’ailleurs, se trompe en disant que je ne citerai point M"’de L’Orme. J’appellerai, au contraire, son témoignage, et, quant au bracelet qu’elle

% m’a donné, j’en ferai connaître l’origine.

— Oh ! voilà qui est grave, dit le prince. Monsieur de Bue, préparez votre défense, car nous vous ferons votre procès en règle. Aujourd’hui nous allons à la guerre, et j’ai besoin de tout mon monde. À demain donc, Claudine, et compte sur moi, mon enfant. — Messieurs, au Hazarin !

Le prince sauta sur son cheval, et toute la bande des petits-maîtres partit à franc étrier. Les dernières paroles du héros de Rocroy et son air bienveillant rendirent quelque espérance à la pauvre bavolet le. Celui-là du moins, parmi tant de gens sans foi et sans scrupule, ne manquait point à la grandeur de son caractère, et ne faisait pas bon marché de l’honneur d’une fille. Pour employer à la confusion de son ennemi le délai d’un jour qu’elle devait supporter, Claudine voulut s’assurer le témoignage favorable de M’e de L’Orme. Elle prit donc le chemin de Paris et marcha résolument, soutenue par l’exaltation de son esprit. Une pluie fine et glacée tombait ; la route était mauvaise, et la distance fort grande. Notre héroïne, accablée de fatigue, se perdit vingt fois dans les rues du Marais avant de trouver l’hôtel qu’elle cherchait. Marion de L’Orme, qui était en belle humeur, se mit à rire en la voyant.

— Comme te voilà faite, ma fille ! lui dit-elle, il n’y a que la vertu pour aller ainsi mouillée, transie et couverte de boue. Quel nouveau malheur me viens-tu confier ? Te veut-on faire passer encore pour une voleuse ?

Claudine raconta en peu de mots son aventure, le piège que lui avait tendu M. de Bue, son enlèvement, son séjour dans une maison malhonnête, l’ambassade déplorable de son père et la promesse du prince de lui rendre justice. Afin de ne point blesser la personne qui l’écoutait, elle eut soin d’exprimer avec modération son horreur pour les soupçons qui pesaient sur elle, et implora en termes simples et mesurés le témoignage d’une amie qui savait la pureté de sa conduite. Marion, qui eût bravé avec un front d’airain les regards d’une reine, baissa les yeux devant cette bavolet te que la défense de sa réputation menait si loin, à travers tant de fatigues et d’obstacles.

— Hélas ! dit-elle en soupirant, il n’est donc pas en mon pouvoir de faire un peu de bien ? J’avais pourtant usé de précaution. J’avais renoncé au plaisir si doux de contempler mon ouvrage et d’entendre l’expression de la reconnaissance. Il se trouve au bout de tout cela que mes présens sont funestes, et qu’en voulant secourir cette pauvre fille je l’ai poussée dans un abîme.

M’e de L’Orme passa la main sur son front comme pour en écarter des pensées pénibles :

— Rassure-toi, ma fille, reprit-elle d’un ton plus animé ; je ne souffrirai point que mes bienfaits te portent malheur. Je ne veux pas même souffrir que tu te prives d’un seul de mes présens. Il ne sera pas au pouvoir de quelques écervelés de me fermer les mains quand je les ouvre, ni de te remettre le bavolet sur la tête, s’il me convient d’y poser des fleurs ou des perles. Nous leur montrerons qu’une brave fille peut avoir à la fois bonne renommée et ceinture dorée. Commence donc par ôter ces jupes mouillées. Je te vais parer comme une princesse. Nous passerons cette journée ensemble. Demain, je te mènerai dans mon carrosse, ton bracelet au bras, par devant le tribunal imposant de Saint-Maur. Juges et accusateurs, je les veux tous voir à tes genoux.

Un cœur de dix-huit ans s’ouvre aisément à l’espoir et à la confiance. Claudine, rassurée par ces discours, se laissa parer des atours que Marion lui voulut donner. Elle quitta son bavolet et se transforma encore en personne de qualité. Sa toilette était achevée lorsqu’on entendit dans la rue un tumulte extraordinaire. Des cavaliers couraient au galop portant leurs chapeaux au bout de leurs épées en signe d’allégresse. MUE de L’Orme se mit à son balcon, et, comme les gens qui so réjouissaient ainsi étaient des officiers du cardinal, elle pensa que la nouvelle fronde avait mal débuté. Parmi les passans, Harion reconnut un gentilhomme mazarin et lui demanda les nouvelles.

— C’est, lui répondit-on, que les princes de Condé, de Conti et de Longueville sont arrêtés. M. de Miossens les a conduits à Vincennes. Leurs amis les attendaient à la porte Saint-Antoine pour les délivrer ; mais on les a fait sortir par la porte Richelieu, et à cette heure ils sont au donjon.

Peu d’instans après, une bande de cavaliers du parti des princes traversa la rue en grand désordre, poursuivie par un détachement de mousquetaires qui la serrait de près. Deux ou trois coups d’arquebuse résonnèrent au loin, et puis le bruit s’éteignit.

— Ma pauvre enfant, dit Mlle de L’Orme, voilà ton procès ajourné.

— Il est perdu, répondit Claudine en pleurant.

Tandis que Marion tâchait de consoler la bavolet te, on entendit des voix d’hommes dans l’escalier : c’était la compagnie ordinaire qui fréquentait chez les personnes galantes. Mlle de L’Orme proposait à Claudine de la présenter à ce beau monde ; mais la jeune fille ne le voulut point et se cacha dans un boudoir d’où elle pouvait suivre la conversation. La plupart de ces gentilshommes étaient de petits cerveaux qui se ruinaient dans la dissipation. Une sorte d’émulation existait entre eux, qui leur faisait dire cent sottises. Non contens de parler phébus, ils grasseyaient horriblement et prononçaient quantité de mots d’une façon particulière qu’on appelait le dernier goût. Au lieu de dire foi eu, par exemple, ils disaient foi éhu. Ils ne prononçaient point bonheur, malheur, mais bonhur, malhur, et juraient sur leur honnur[2].

Du fond de sa cachette, Claudine ne fit pas d’abord grande attention aux façons de ces étourdis. Cependant sa curiosité s’éveilla peu à peu. Elle s’aperçut avec étonnement que M1" de L’Orme parlait tout à coup leur phébus et laissait son naturel, qui était le plus charmant du monde, pour plaire à ces jeunes fous, en imitant leurs grimaces à la mode. On supplia la maîtresse du logis de chanter. On admira fort les attitudes gracieuses qu’elle avait en accordant son luth ; on n’écouta presque point sa chanson, mais on applaudit avec transport lorsqu’elle eut fini. On la consultait sur la comédie en vogue, sur le génie de l’auteur, sur le mérite des comédiens, et ses avis étaient accueillis comme les décrets d’une souveraine.

Claudine se prit à réfléchir en observant cette scène, dont les plus petites nuances la frappaient à cause de leur nouveauté.

— Il n’est point difficile, se disait-elle, de se faire adorer de ces jeunes gens, et, si je fusse née parmi ce monde-là, je n’aurais pas grand’peine à y briller.

Ce fut bien autre chose quand l’un de ces petits messieurs s’avisa de vouloir montrer de l’érudition et de parler d’histoire avec Marion. Claudine reconnut qu’ils faisaient tous deux quantité de bévues et d’anachronismes, dont le curé de Saint-Mandé se serait fort diverti, s’il eût été présent. La bavolet te ne revenait point de sa surprise.

— Est-il possible, pensait-elle, que des gentilshommes ne sachent point ce que mon curé m’a enseigné ?

Dans le boudoir de Mlle de L’Orme, les murs étaient ornés de glaces de Venise ; Claudine, assise sur un sofa, voyait son image répétée plusieurs fois par tous ces miroirs. Elle éprouvait un plaisir infini à contempler sa magnifique toilette, ses dentelles, son riche bracelet et l’ensemble charmant que présentait sa personne ainsi accommodée. Il lui semblait admirer une étrangère, tant la transformation était complète ; mais bientôt, en songeant que cette image si séduisante était la sienne, un éclair soudain lui pénétra dans l’esprit :

— Je suis belle aussi ! s’écria-t-elle avec joie. Il ne tiendrait qu’à moi de plaire, de régner de par ces yeux bleus, cette bouche de rose, cette taille de nymphe et cette jeunesse en fleur. Qui m’empêche de grasseyer comme une fauvette, d’apprendre, en écoutant les autres, à mal prononcer quelques mots, de faire comme si je jouais du luth pour choisir des poses gracieuses en accordant cet instrument, de chanter une chanson afin qu’on me trouve une voix délicieuse ? Ne saurais-je pas aussi regarder les gens en dessous d’un air hypocrite pour feindre la tendresse et donner à entendre au premier venu que je le distingue entre mille ? Tout cela est-il donc impossible à une fille de ma condition ? Mais je n’aurais pas même besoin de m’abaisser à ces manèges. Il suffit de vouloir plaire pour y réussir. On ne croit point à la vertu d’une bavolet te. Eh bien ! faisons-nous grande dame, et celui dont je repousserai l’amour se tiendra pour bien repoussé, celui que j’accablerai de mépris se tiendra pour bien accablé, bien méprisé. Je donnerai) à celui-ci un brevet de galant homme, à celui-là un certificat de sottise ; et, si quelqu’un s’avisait de se vanter de mes bonnes grâces, un mot suffirait à le couvrir de ridicule. Je n’aurai plus besoin des arrêts de M. le prince. Ce n’est point assez d’échapper à la calomnie ; je prétends me venger des calomniateurs. Me disculper, me défendre, quand je suis innocente et outragée ! Fi donc ! c’est à moi de juger, de condamner les coupables, de les forcer à demander grâce et de les punir, s’il me plaît d’être sans pitié.

VIII.

De tous temps il y eut trois moyens d’être femme à la mode : la beauté, la fortune et l’esprit. Mlle de L’Orme en employait un quatrième dont notre héroïne ne voulait point se servir. Claudine, privée de fortune, n’avait, à proprement parler, que la beauté ; mais, pour y ajouter l’esprit, il ne lui manquait qu’un peu de culture. Avec l’argent que lui avait donné Marion, elle prit un logement modeste, mais commode, dans la rue Saint-Côme[3], et s’y enferma durant quatre mois pour y refaire son éducation. Un maître à danser lui enseigna plus de manières qu’elle n’en voulait avoir, en conservant le naturel, qu’elle estimait avant toutes choses. Un joueur de luth lui apprit en un jour à tourner avec grâce les chevilles de cet instrument ; mais elle ne s’en tint pas là, et elle sut bientôt assez de musique pour accompagner sa voix. Quant au maître de langue et de bel esprit, elle lui donna la plus grosse part de son temps, et profita de ses leçons avec une ardeur incroyable.

Une fois assurée de pouvoir se montrer avec avantage, Claudine sortit de sa retraite et se rendit un matin chez M"6 de L’Orme, suivie d’une prude-femme, selon l’a coutume des jeunes filles de la bourgeoisie. Elle n’eut pas fait cent pas dans la rue qu’elle put lire dans les yeux des passans l’effet de sa bonne mine et de sa beauté. Quelques jeunes gens, la voyant en équipage de demoiselle, la saluèrent pour feindre de la connaître. Son maître à danser lui avait appris l’inclination de tête par laquelle on répondait à ces hommages avec la modestie et la civilité de rigueur. Claudine connut le fruit qu’elle avait tiré de ces leçons au respect qu’inspiraient la simplicité de sa parure et sa démarche décente, relevée par la contenance austère de sa prude» femme.

Elle arriva ainsi devant le petit hôtel de Mlle de L’Orme. Un appareil funéraire en couvrait la façade ; des tentures noires pendaient le long des murs. Les passans entraient comme en un lieu public et sortaient avec des airs consternés. Toutes les portes étaient ouvertes. Claudine pénétra jusque dans la chambre à coucher, illuminée par des cierges. Sur un lit de parade, elle aperçut le corps de Marion couvert d’habits magnifiques. La mort n’avait point altéré son beau visage. Elle semblait dormir. Quelques personnes priaient autour du lit, mais Claudine ne remarqua parmi elles aucun des adorateurs frivoles de la femme à la mode. Un sanglot déchirant lui fit tourner la tête vers un homme prosterné à côté d’elle, et qui portait le petit collet. La douleur de cet homme paraissait si profonde que Claudine en eut les larmes aux yeux. Dans ce moment, l’abbé se releva, et, voyant l’émotion de sa voisine, il lui dit en lui prenant la main :

— Si vous l’avez connue, vous l’avez aimée, mademoiselle, et vous partagez mes regrets.

— C’était ma seule amie, répondit Claudine.

— Ah ! mademoiselle, reprit l’homme au petit collet, que n’ai-je pu donner dix ans de ma vie pour prolonger la sienne ! Elle ne m’aimait point. Elle m’a mis cent fois au désespoir par ses mépris et son indifférence. Jamais le dévouement le plus tendre n’a pu trouver grâce pour ma laideur dans cet esprit léger ; mais que ne suis-je encore en butte à ses railleries ? Qui me rendra ses dédains, ses cruautés avec sa présence ? J’aurais fini par toucher quelque jour ce cœur ouvert à tant d’autres et fermé pour moi ; et quand elle n’eût jamais dû s’attendrir en ma faveur, je trouverais plus doux de mourir à ses genoux que de vivre sans elle, comme je vais le faire.

Celui qui regrettait ainsi Mlle de L’Orme était un garçon de trente-six ans, petit, mal fait, avec de gros sourcils fort mobiles qui lui donnaient un masque de comédie. Cependant la passion prétait à son visage quelque chose de touchant qui n’était pas sans agrément. Il demanda humblement à Claudine la permission d’aller la voir pour l’entretenir de la défunte et chercher des consolations près d’une personne qui partageait son chagrin. À cet effet, il déclina ses noms et qualités :

— Je suis, dit-il avec vivacité, Claude Quillet, abbé, médecin, poète, secrétaire de M. le maréchal d’Estrées. admirateur exalté de tout ce qui est beau, et par conséquent votre serviteur, mademoiselle.

Claudine dit à M. Quillet son nom et sa demeure, lui fit une révérence, et se retira suivie de sa prude-femme. Dès le lendemain, l’abbé accourut à Saint-Côme. Il revenait du convoi de MUE de L’Orme, dont il raconta les détails avec tant de larmes, que son rabat en était baigné[4]. L’intérêt que lui témoignait Claudine, en partageant sa douleur, bien qu’avec moins d’emportement, fut un grand soulagement à ses peines. À force de vanter les mérites de la défunte, il épuisa son sujet et se vit naturellement amené à en traiter un autre. Il parla de ses démêlés avec le cardinal de Richelieu, qui l’avait voulu mettre en jugement pour avoir appelé jonglerie la possession des nonnes de Loudun. Il raconta sa fuite, ses voyages en Italie, son séjour à Rome, les services qu’il y avait rendus à l’ambassadeur de France et son retour dans sa patrie après la mort du cardinal. Les poètes discourent volontiers de leurs ouvrages. Sous le prétexte de consulter MUE Simon. (Juillet l’entretint longuement d’un poème qu’il voulait entreprendre en latin, et dont il exposa la matière, le plan et divers épisodes. Toutes ces choses avaient pour Claudine l’attrait de la nouveauté ; elle y prenait plaisir, et prouvait à l’auteur par ses réponses qu’elle le comprenait à merveille. Elle lui donna même quelques avis dont il reconnut le bon sens et qu’il se promit de suivre dans son travail[5]. La complaisance de l’oreille est pour moitié dans l’esprit d’une femme. Personne n’avait encore si bien écouté Quillet. Aussi, lorsqu’il eut longuement parlé, il se récria sur l’intelligence et les vues profondes de Mlle Simon. L’admiration le prit à la gorge, et il en eut une crise si soudaine, qu’il posa le genou en terre devant Claudine en lui disant avec feu :

— Souffrez que je vous le déclare, ô mademoiselle ! j’aurais porté ma tête sur l’échafaud pour Marion ; je me ferais saigner aux quatre membres pour vous. Je retrouve en vous une Marion plus jeune, plus pitoyable peut-être, et assurément aussi digne de ma passion.

— Relevez-vous, monsieur l’abbé, répondit Claudine. Vous êtes m peu prompt à vous enflammer. Il faut prendre garde à cela. Je n’ai pas autant de ressemblance avec la pauvre Marion que votre imagination le veut bien supposer. Je vis d’autre manière qu’elle…

— Il est vrai, interrompit Quillet. J’aimais sa folie, j’adorerai votre sagesse. Rien ne pourrait m’en empêcher. Agréez seulement mes respects, car je ne suis pas si téméraire que de prétendre davantage. Daignez m’admettre souvent comme aujourd’hui aux délices de votre conversation, et je m’estimerai le plus favorisé des mortels.

— Mon bon monsieur Quillet, répondit Claudine, revenez me voir aussi souvent qu’il vous plaira. Il n’est point nécessaire de vous jeter à mes pieds pour obtenir cette permission.

L’abbé se releva, et, comme s’il eût été seul, il se mit à parcourir la chambre en se disant à lui-même avec des élans de joie :

— Quillet, mon ami, tu es un heureux homme. Tu allais infailliblement mourir de chagrin, et voilà que le ciel a placé sur ton chemin la seule personne qui te pût consoler, un astre pour la beauté, un ange pour la douceur, une enchanteresse pour les grâces. Remercie Dieu de cette rencontre, Quillet. Ne sois point ingrat.

Quand il eut achevé son monologue, l’abbé prit congé de Claudine et courut parler d’elle à tous ses amis. Il en entretint particulièrement M. d’Estrées avec des hyperboles incroyables. Le maréchal avait l’esprit court, mais il recherchait volontiers les gens qui l’avaient plus long que lui. Il voulut voir cette beauté dont M. Quillet vantait si haut les grâces. Un personnage de son âge et de sa qualité n’était point de ceux qui trouvaient les portes fermées. Claudine le reçut avec les honneurs qu’il méritait. Elle écouta les radotages du maréchal, ses rodomontades militaires, ses anecdotes souvent insipides touchant son ambassade àRome, avec autant de complaisance que les récits de M. Quillet, et, comme elle parla peu, le vieillard fut enchanté d’elle. M. d’Estrées, frère de la belle Gabrielle, était d’amoureuses manières. Il se croyait tout permis avec les femmes, en sorte que, dès la seconde visite à Mu* Simon, il commença sans préambule par lui déclarer sa flamme. Au premier mot, il se vit couper la parole.

— Monsieur le maréchal, lui dit Claudine, vous êtes un brave militaire, et je vous répondrai avec la franchise des gens de votre profession. Je suis trop loyale et je vous veux trop de bien pour vous laisser perdre votre temps. Sachez donc que je suis déterminée à vivre honnêtement et à n’écouter personne plus favorablement que vous. Si vous daignez accepter mon amitié, vous pourrez vous convaincre de la vérité de mes paroles et de la fermeté de mes résolutions en observant ma conduite à venir. N’allez pas plus loin, je vous prie, dans votre déclaration, et causons, s’il vous plaît, d’autre chose.

— Par ma foi ! dit le vieux maréchal, voilà une explication comme je les aime. Je crois à votre sincérité aussi bien qu’à votre vertu. Touchez là, mademoiselle ; soyons amis, et je me divertirai à voir de plus jeunes que moi se brûler à la chandelle.

Depuis ce moment, M. d’Estrées ne s’avisa plus de prendre des libertés avec Claudine, et lui témoigna plus d’estime qu’à personne au monde. Quillet allait partout célébrant les charmes de son amie. En sa qualité de poète, il voyait les auteurs à la mode, l’abbé Conrart, Colletet et l’illustre Chapelain, dont la gloire atteignait à son apogée, car la Pucelle n’avait point encore paru. Ces divers personnages, toujours en quête d’applaudissemens, souhaitèrent les suffrages de Mlle’ Simon avec d’autant plus d’appétit, que la jeunesse et la beauté n’étaient point l’apanage de leurs admirateurs ordinaires. Ils arrivèrent tous à la fois dans le nouveau temple ouvert au bel esprit. De son côté, le maréchal d’Estrées amenait avec lui des gens de cour et des militaires. En peu de jours, le petit salon de Claudine devint un pays de conversation aussi peuplé que l’hôtel Rambouillet, mais plus diversement. On y voyait de tout : des habits brodés, des baudriers, des ordres royaux, des rabats et des perruques dont le mauvais état témoignait la science et la célébrité. Arthénice et ses amis en conçurent de l’inquiétude. La petite académie de la vicomtesse d’Auchy n’en dormit point de trois ou quatre nuits. M"° Scudéry, chez qui l’on se réunissait chaque samedi, fit preuve d’habileté en ne montrant point de jalousie. La bonne demoiselle demanda son antique carrosse, et se rendit tout droit à la rue Saint-Côme pour embrasser sa rivale. Sa visite était annoncée. Claudine vint recevoir l’illustre Sapho (c’était le nom poétique qu’on donnait à la sœur du grand Scudéry) jusque sur les degrés de sa maison. Elle lui accorda la droite, la porte, le tapis de pied, le fauteuil de cérémonie, comme à une duchesse, en sorte que Sapho ne se sentit pas d’aise de tant d’honneurs. Boileau, qui était au collège en ce temps-là, n’avait point encore dit de M"0 Scudéry qu’elle tenoit boutique de verbiage. Elle jouissait d’un immense renom, et d’ailleurs Claudine n’était pas d’humeur à marchander avec les réputations établies. Sapho débuta par lui donner un baiser de comédie avec de grandes démonstrations d’amitié.

— Ma toute belle, dit-elle en s’asseyant, je me viens lamenter avec vous dans le tête-à-tête du malheur d’avoir de l’esprit. Je sais que vous êtes une des lumières de ce siècle, que vous avez un génie vaste et capable de tout ; partant, vous êtes, ainsi que moi, l’une des personnes les plus à plaindre du monde. Que de soins ne faut-il point pour obliger les gens à converser d’autre chose que de frivolités ! J’y passe ma vie, et je m’y consume. Dieu soit loué ! vous m’aiderez à cette besogne dont Hercule ne fût point venu à bout. De quoi parle-t-on chez vous ? Contez-moi vos subterfuges et les efforts de votre autorité ; je vous dirai à mon tour comment je gouverne mon peuple chaque samedi.

— Mon Dieu ! mademoiselle, répondit Claudine, je n’ai point de peuple. On se gouverne à son gré chez.moi. Le hasard décide du tour de la conversation, et, comme je ne suis ni une lumière de ce siècle, ni un génie vaste, j’échappe aux tourmens et aux fatigues qui accablent une femme de votre savoir et de votre mérite.

Mlle Scudéry avait l’ame noble et incapable d’envie. Elle sourit avec bonté à l’inexpérience de Claudine, et lui donna force conseils. Cependant, sous le prétexte d’une conférence entre généraux d’armée, elle voulait par curiosité procéder à une sorte d’examen. Mlle Simon ne l’esquiva point ; Sapho changea ses batteries, et tourna la conversation sur les matières abstraites, sur la philosophie, la politique et les lettres. Ses étalages d’érudition, ses longues phrases et ses expressions académiques formaient un contraste plaisant avec la simplicité, le naturel et le langage tout impromptu de son interlocuteur. Ce naturel était rare alors dans le pays du bel esprit, et Mlle Scudéry n’en sentait point l’avantage ; mais, en demeurant persuadée de sa supériorité, comme son âge et sa gloire l’y autorisaient, elle apprécia les connaissances, la mémoire, la facilité à tout saisir de M"0 Simon.

— Ce n’est point, lui dit-elle en prenant congé, ce n’est point une rivale que je vois en vous, ma toute belle ; c’est un compagnon d’armes. Nous siégeons toutes deux sur la colline du Parnasse. Ainsi que des officiers vigilans, nous écarterons les mauvais soldats et distribuerons à la véritable valeur nos sourires et nos applaudissemens.

— Je n’ai point la prétention d’occuper un grade dans cette illustre armée, répondit Claudine. Vous y avez le bâton de maréchal, mademoiselle, et la distribution des récompenses vous appartient. Pour moi, je me contenterai de m’asseoir sur l’herbe de la colline et d’encourager tous les combattons qui monteront à l’assaut, qu’ils soient valeureux ou faibles, bons soldats ou maraudeurs.

Ce n’était pas une petite épreuve qu’un entretien avec Sapho. Claudine n’en soupçonnait point le danger, et n’en eut que plus de succès. M1" Scudéry, de retour chez elle, employa son exagération et ses plus beaux effets d’éloquence à louer la modestie et les qualités de Mlle Simon. Elle raconta les détails de sa visite à Saint-Côme avec plus de frais qu’un voyage aux Grandes-Indes. À l’instant même, la réputation de Claudine grandit de vingt coudées. M. de Scudéry en personne voulut connaître cette nouvelle merveille, et lui répéter la description qu’il aimait à faire de son gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde. Il ennuya fort Mlle Simon ; mais il ajouta par sa présence un lustre incomparable aux réunions de la rue Saint-Côme.

On devine aisément que, parmi tant de gens empressés, Claudine eut à supporter bien des déclarations d’amour. Tous les plus jeunes, les plus riches, les plus galans ou les plus célèbres s’émancipaient à peindre les feux dont ils brûlaient. C’était comme une procession de pèlerins à l’entour d’une madone inexorable. Lorsque M. d’Estrées voyait quelque joli garçon se pencher d’un certain air sur le bras de son fauteuil et souffler un mot tendre à travers les moustaches blondes de Claudine[6], il s’approchait d’elle et lui demandait si ce dernier galant serait plus heureux que les autres.

— Pas davantage, répondait M’e Simon.

— Mais, reprenait le maréchal, à quel prétendant votre cœur réserve-t-il donc la couronner ? Serait-ce au pauvre roi Charles II que nous voyons errer loin de son trône ?

— Mon cœur, répondait Claudine, est plus indépendant que l’An gleterre et la Hollande elle-même ; il ne veut ni lord Protecteur, ni grand Pensionnaire. Tout souverain demande des impôts, et je n’ai point dessein d’en payer.

— Prenez garde de tomber dans l’anarchie comme Mlle de L’Orme ou Ninon de Lenclos.

— Ne craignez rien, j’ai un gouvernement à mon usage ; vous le connaîtrez quelque jour.

M. d’Estrées se frottait les mains et regardait les jeunes gens d’un air de pitié, en répétant : — La plaisante fille que cette petite Simon !

Le maréchal eut ainsi le passe-temps de voir repousser une kyrielle de soupir ans de toutes conditions. Parmi les plus notables, on peut citer les suivans : M. Luillier, vieux maître des comptes, perdu de débauche, mais riche, qui parut fort surpris de son échec, et se fit mettre à la porte pour avoir poussé l’aventure jusqu’à des offres d’argent ; son fils Chapelle, alors âgé de vingt-cinq ans, et l’un des plus agréables esprits de ce temps-là ; M. Lecamus, fils du conseiller d’état, jeune homme bien fait et capable de plaire ; Saint-Hierry, espèce d’homme à bonnes fortunes, qui ne se vantait point de toutes ses mésaventures : voilà pour la robe. Dans l’épée, il y eut un nombre plus considérable d’amoureux éconduits : le plus remarquable de ceux-ci était Ruvigny, l’ancien amant de Mlle de Rohan, et dont la disgrâce étonna si fort les habitués de la rue Saint-Côme, que la vertu de Claudine en fut réputée imprenable comme la citadelle de Lérida. On verra tout à l’heure quel était le dessein secret de notre héroïne, quelle idée fixe la soutenait inébranlable au milieu de ces écueils, et par où ses rigueurs devaient finir.

IX.

Les femmes pouvaient alors recevoir de la compagnie à peu de frais, car elles ne donnaient point à manger. Quelques rafraîchisse mens suffisaient. La plus grosse dépense était en chandelles, encore ne tenait-on pas à un grand luxe de lumières, et, pourvu qu’on trouvât les plaisirs de l’esprit, on ne regardait point au reste. Si pourtant le lecteur se demandait comment Claudine pouvait subvenir à l’état de maison qu’exige un salon toujours ouvert, il faudrait lui rappeler que l’orfèvre du pont aux Changeurs avait promis de racheter à bon compte le magnifique bracelet du feu président de Chevry. Lorsqu’elle eut atteint le bout de son argent, Claudine porta en cachette ce bracelet à maître Labrosse, qui lui en donna une grosse somme. Les gens du monde ne s’inquiètent point des affaires d’une maîtresse de maison, pourvu qu’elle leur fasse bon visage. Ceux qui fréquentaient l’académie de Saint-Côme, comme on disait moitié sérieusement, moitié par plaisanterie, ne songeaient pas à s’enquérir si le directeur de cette académie avait du comptant, des rentes ou des dettes. Ils ne se doutaient point de l’économie qu’entretenait avec soin M’s Simon dans son logis pour allonger la courroie et gagner du temps. Sous les dehors de l’aisance, elle déguisait souvent les expédiens d’une personne nécessiteuse, sans qu’on en eût le moindre soupçon.

Tout cela durait depuis six mois, et les ressources de Claudine tiraient à leur fin, lorsqu’un événement politique, qu’elle attendait avec impatience, vint changer la face des choses. Le 13 février 1G51, les princes quittèrent le donjon de Vincennes. Leur accommodement avec la cour se fit aux dépens du cardinal Mazarin, qui sortit du royaume le 4 mars suivant. M. le prince reparut aussi fier qu’auparavant, et le prit si haut avec la reine, qu’il ressemblait plus à un vainqueur dictant ses conditions qu’à un prisonnier obtenant sa grâce. Entre sa sortie de Vincennes et son départ pour la Guienne, il passa un certain temps à Paris, où il tint avec ses petits-maîtres une conduite et un langage à mériter cent fois une nouvelle punition, s’il n’eût été le plus fort. Dans ce moment, la cabale des princes, introuvable depuis un an, se montra partout et se répandit dans les salons et les lieux publics.

Au rebours des autres dames qui tenaient académie, M1" Simon n’avait point d’officieux chargés de courir après les gens de réputation. Elle ne refusait l’entrée à personne, mais elle n’envoyait pas davantage ses amis faire des recrues. Cette fois, elle risqua une infraction à sa règle de conduite, en témoignant une grande curiosité de connaître ces petits-maîtres dont on parlait tant. Aussitôt les courtisans de la rue Saint-Côme s’évertuèrent à rechercher les heureux mortels que leur souveraine désirait voir. Ce fut à qui en amènerait le plus. En moins d’une semaine, il vint trente gentilshommes de la cabale, les uns obscurs, les autres fameux. M. de Bue, sans soupçonner que la demoiselle pût être sa bavolet te de Saint-Mandé, arriva un soir, introduit par l’abbé Quillet, à qui Claudine avait donné le mot. De Bue demeura ébahi en face de la maîtresse de maison, et la regarda d’un air si troublé, que le maréchal d’Estrées le crut blessé au cœur d’un trait empoisonné.

— Nous sommes, dit Claudine avec un dégagement parfait, de fort anciens amis, M. de Bue et moi. Il y a bien sept ans que nous nous connaissons. Je n’étais en ce temps-là qu’une pauvre petite fille ; mais, le lendemain du jour où j’eus l’honneur de rencontrer M. de Bue, je fis aussi connaissance avec des personnes qui passent pour être de qualité, comme M. de Boutteville, son aimable sœur et son excellente mère.

— Quoi ! s’écria le maréchal d’Estrées, vous aviez des amis de cette volée, et vous n’en disiez rien ! Allez, vous êtes une fille originale, et de la plus piquante espèce. Non, en vérité, on ne vit jamais de femme comme vous, adorable Claudine !

L’engouement du vieux maréchal et le chorus dont les assistons l’assaisonnèrent ûrent comprendre à M. de Bue que le terrain n’était pas bon pour la guerre, c’est pourquoi il se confondit en respects et en civilités pour la souveraine de ce pays. Le lendemain, il revint chez Mlle Simon, et, tandis qu’il balbutiait un compliment, le maréchal d’Estrées parut, conduisant par la main M. de Boutteville.

— Je vous avais promis, monsieur le duc, dit Claudine, que nous nous reverrions un jour en meilleure compagnie que celle d’un barbier des halles.

— En effet, répondit M. de Boutteville, la compagnie est fort différente, mademoiselle, et ressemble si peu à l’autre, que je voudrais savoir le mot de cette double énigme.

C’est une étrange histoire, reprit Claudine. Je vous la raconterai un jour que je serai de loisir.

M. de Bue rougissait et pâlissait tour à tour à l’aspect de l’orage qu’un mot de plus lui pouvait faire crever sur la tète. Mlle Simon eut pitié de son air défait et malheureux. Elle s’approcha de lui en souriant, et lui dit tout bas :

— Vous êtes puni, n’est-ce pas ? Revenez me voir en signe de votre repentir, et n’oubliez point que je suis élève de votre maître le grand Condé.

— Ah ! répondit de Bue, vous me faites sentir combien je suis loin de ce prince, qui est aussi mon modèle.

Le jour suivant, Quillet, qui avait reçu des instructions secrètes, amena un capitaine des mousquetaires, qui faillit tomber à la renverse en saluant Mlle Simon.

— Monsieur Thomas des Riviez, dit Claudine, soyez le bienvenu. Vous aimez la compagnie des personnes de qualité. J’ai pensé, en effet, qu’il serait bon à un jeune homme de se faire des amis au-dessus de lui. Je vous recommanderai à M. le maréchal d’Estrées.

Thomas eût voulu se cacher au centre de la terre. Il regardait par quelle issue il pourrait s’enfuir ; mais M’e Simon le conduisit dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Monsieur, lui dit-elle, ne me jugez point d’après-vous-même ; je mérite qu’on ait de moi une meilleure opinion. Je vous ai beaucoup aimé. Les erreurs d’une fille de la campagne trouveront grâce à vos yeux. Ne songeons plus à nos fautes passées. Je ne plaisante point en, vous promettant la protection de M. d’Estrées. Votre fortune m’occupe, , et j’ai à cœur de vous laisser un heureux souvenir. Quittez donc cet air de désespoir, et attendez sans effroi la vengeance de votre amie d’enfance.

En sortant de la rue Saint-Côme, le duc de Boutteville se rendit chez sa sœur, qui avait épousé M. de Chàtillon. Le grand Condé s’y trouvait. Quand son cousin vint à dire en quel état il avait vu la bavolet te de Saint-Handé, M. le prince poussa un cri de surprise et de joie.

— La bonne histoire ! dit-il en riant. Claudine ayant maison ! Claudine courtisée par la fleur de nos gentilshommes, encensée par les poètes et tenant académie ! Par Dieu ! j’en suis ravi. Elle doit être charmante et bien demoiselle dans ses airs et son maintien, car je l’ai toujours considérée fort au-dessus du bavolet. Savez-vous que nos précieuses en doivent enrager ? Pour mettre le comble à leur dépit, je veux aller chez ma protégée en grand équipage, et je crierai par-dessus les toits que le salon d’Arthénice est un cabaret auprès du délicieux séjour de Saint-Côme.

Un saisissement profond parcourut les rangs des habitués à l’entrée du premier prince du sang dans la maison de MUE Simon. L’émoi gagna jusqu’à M. d’Estrées lui-même. Claudine marcha au-devant du héros de Rocroy avec autant d’assurance que de gravité.

— Monseigneur, lui dit-elle, ce que vous voyez ici est votre ouvrage. C’est pour avoir contemplé de près le soleil de votre gloire et de votre génie, c’est pour avoir recueilli de votre bouche un mot d’encouragement, comme une rosée bienfaisante, que l’émulation a poussé dans mon pauvre cœur. Je vous dois tout, mon amour du bien, mon envie de plaire, mon goût pour les jouissances de l’esprit et l’estime des personnes qui m’entourent.

Le prince baisa la main de Claudine de la meilleure grâce du monde.

— J’admire donc mon ouvrage avec un plaisir infini, mademoiselle, répondit-il ; mais vous attribuez au soleil de ma gloire plus de fécondité qu’il n’en a. L’amour du bien avait été semé dans votre cœur de la main de Dieu. J’ai rendu mes devoirs à des tètes couronnées, et j’ai baisé des mains royales, jamais pourtant avec plus de respect que celui dont je suis pénétré en ce moment. C’est devant la vertu, la constance dans le bon chemin, le courage et l’envie de bien faire que je m’incline. La beauté, car la vôtre est éblouissante, les grâces et l’esprit ne viennent qu’à la suite. Messieurs, j’étais le premier en date dans l’amitié de Mlle Simon. Ne soyez donc point jaloux de mes libertés. Après avoir été son protecteur, je me déclare avec vous son admirateur, l’un de ses courtisans, et membre de son académie.

— Celui-là aussi ! murmura M. d’Estrées ; celui-là aussi était de ses amis avant moi ! Vous verrez qu’elle connaîtra le foi un de ces matins. Quant au respect de M. le prince pour notre amie, il n’a pas grand’peine à surpasser celui dont ce héros refuse obstinément le tribut à la reine.

Le prince passa deux grandes heures chez Mlle Simon. Il causa gaiement avec toute la compagnie, et ne demanda son carrosse qu’à minuit, en promettant de revenir souvent à Saint-Côme. M. de Bue et Thomas des Riviez avaient été sur des épines pendant cette soirée solennelle. Si Claudine eût voulu abuser de ses avantages, elle aurait pu se venger de leurs médians procédés de façon à les accabler pour la vie et les ruiner dans l’esprit des honnêtes gens. La générosité du vainqueur fit succéder à la crainte une émotion plus douce dans leur ame. Tous deux se reprirent incontinent de passion pour la bavolet te transformée. De Bue n’hésita point à exprimer son repentir d’abord, et ensuite ses tendres sentimens. La première partie de son discours fut écoutée avec bonté.

— J’y songerai, dit Mlle Simon, et je vous donnerai une réponse avant huit jours.

Cette parole peu sévère semblait permettre quelque espoir, en sorte que l’amour de M. de Bue en augmenta de moitié.

Thomas des Riviez vint, à son tour, solliciter son pardon, et, comme il l’obtint sans difficulté, il risqua un mot de tendresse. Claudine en fut émue. L’agitation de sa gorgerette allait trahir le feu qu’elle pensait éteint et qui se réveillait dans son cœur. Un effort prodigieux de sa volonté étouffa subitement l’incendie.

— J’y songerai, répondit-elle, et je vous donnerai réponse avant huit jours.

Le petit capitaine de mousquetaires proposait à son ancienne amie un mariage en bonne forme ; il est donc à croire que ses offres étaient plus sérieusement pesées que celles de son rival. M. de Bue n’avait pas grandes chances de réussir ; mais il n’en savait rien. Selon toute apparence, Claudine songea beaucoup à Thomas des Riviez durant ce délai d’une semaine. On s’aperçut, à la pâleur de son visage, qu’elle avait le sommeil troublé. L’abbé Quillet, qui l’aimait plus véritablement que les autres, en conçut de l’inquiétude et pressa de questions celle qui faisait ou sa joie ou ses peines, selon l’humeur où elle était. Il paraît que l’abbé reçut la confidence qu’il souhaitait. On le vit tenir conseil avec sa souveraine, changer de visage comme elle, pousser des soupirs, veiller jusqu’à l’aurore et parler en termes obscurs de ses craintes et de sa perplexité. La semaine était presque écoulée, lorsqu’un matin Quillet prit un carrosse de louage et courut d’un bout à l’autre de la ville pour inviter diverses personnes à souper chez Mlle Simon. M. le prince ayant accepté le premier, et M. de Boutteville après lui, le reste n’eut garde de refuser. M. d’Estrées prêta ses valets, son cuisinier, sa vaisselle et tout le nécessaire. Un mouvement inusité anima la maison de Claudine, et, vers dix heures du soir, un fort beau souper se trouva servi dans la modeste académie de Saint-Côme.

Le suisse de M. le maréchal, en grand uniforme devant la porte de Mlle Simon, répondait aux visiteurs ordinaires que la maîtresse du logis ne recevait point ce soir-là. Chaque personne ainsi repoussée jetait un regard d’étonnement sur les fenêtres plus éclairées que d’habitude et se retirait en naissant la tête. M. de Bue et Thomas des Riviez, guidés par un égal empressement, se rencontrèrent nez à nez en présence du suisse, qui les pria de monter après leur avoir demandé leurs noms. Sans se douter qu’ils fussent rivaux, ils se toisèrent d’un air peu courtois le long des degrés ; mais en arrivant dans le salon, où ils trouvèrent M. Cuillet chargé de les recevoir, tandis que mademoiselle achevait sa toilette, ils se mirent tous deux à regarder de travers ce personnage si familièrement installé. Bientôt après entra M. Chapelain, l’illustre poète ; ensuite vint le vieux maréchal d’Estrées, et puis M. de Boutteville ; trois ou quatre seigneurs de la cabale des petits-maîtres, et que Claudine avait vus à Saint-Maur, arrivèrent, précédant M. le prince. Le secrétaire Gourville était du nombre. Le grand Condé parut enfin. Quillet courut avertir M’e Simon que ses convives étaient réunis ; la porte du petit appartement s’ouvrit, et l’on vit entrer dans le salon une jeune paysanne en habits de fête portant les jupons courts, le bavolet de toile bise, la croix d’or au cou et les bras nus comme pour une danse de village.

— Monseigneur, dit Claudine en allant vers M. le prince, nous fêtons aujourd’hui le jour où j’eus l’honneur de vous connaître sur la grand route de Saint-Mandé. J’ai repris, à cette occasion, mon humeur des dimanches et le sans-façon de la campagne. Vous souperez avec une bavolet te bien élevée.

— Vous êtes à croquer dans ce costume, répondit M. le prince. Je veux manger, boire et chanter comme un paysan.

On se récria sur la gentillesse de la bavolet te. M. d’Estrées s’extasiait ; Quillet avait les larmes aux yeux ; de Bue et des Riviez ne disaient mot, mais leurs regards enflammés parlaient à défaut de leurs lèvres. Le maître d’hôtel du maréchal annonça qu’on avait servi, et la compagnie se mit à table. M. le prince tint si bien parole, qu’il mangea de tout, ne laissa jamais son verre plein, eut une pointe de vin et fit assaut de folie avec qui voulut lui tenir tête, ce dont Claudine s’acquitta le mieux du monde. Le repas dura une heure, pendant laquelle régna une liberté de bon ton qui ne se rencontrait en aucune académie de bel esprit. M. Chapelain lui-même perdit un peu de sa raideur ; il lui échappa des phrases d’une brièveté inattendue et des pensées qui n’eussent point trouvé leur place dans un poème épique, tant elles approchaient de la plaisanterie. Au dessert, tout le monde parlait à la fois. Sur un signe que lui fit Mlle Simon, Quillet se leva et demanda un moment de silence, en disant que la reine des bavolet tes avait un petit discours à prononcer. Chacun prêta l’oreille, et Claudine, s’adressant à ses convives d’une voix haute et ferme :

— Messieurs, dit-elle, nous avons bu tout à l’heure à la sortie de M. le prince du donjon de Vincennes ; mais vous ne savez point que l’emprisonnement de son altesse, le 18 janvier de l’année dernière, m’a fait plus de chagrin et m’a porté un coup plus funeste qu’à personne en France. Monseigneur lui-même a peut-être oublié que le lendemain de cette fatale journée il devait juger un procès d’où dépendait la réputation de Claudine Simon.

— Non, interrompit M. le prince, je ne l’ai point oublié ; l’accusation est abandonnée. Il n’y a plus sujet à procès.

— Votre altesse se trompe, reprit Claudine. Les rôles sont changés aujourd’hui ; c’est moi qui suis l’accusateur, et nous trouverons peut-être l’accusé sans chercher bien loin.

— De Bue, s’écria le prince, voilà une pierre dans ton jardin. Tu es sur la sellette. Vive Dieu ! je te veux juger. Prenons que nous sommes ici en plein Châtelet : je serai le prévôt de Paris ; MM. de Boutteville et d’Estrées seront les conseillers. Quillet fera l’huissier audiencier, et M. Chapelain, la plume fichée dans sa perruque, représentera le greffier le plus imposant du monde. Mlle Simon sera partie civile, avocat, procureur et tout ce qu’il lui plaira. Fiez-vous à moi, je vais débrouiller cette affaire avec le bon sens et la justice de maître Sancho Pança dans son gouvernement. La parole est à la partie plaignante.

— La plaignante, dit Claudine, accuse ledit seigneur de Bue de l’avoir fait enlever le 12 janvier 1650, par trois estafiers, de son domicile sis au village de Saint-Mandé ; de l’avoir arrachée par la violence et soustraite à la surveillance de ses père et mère ; de l’avoir transportée dans un carrosse au quartier des halles à Paris, où il l’a enfermée chez un barbier étuviste dont la maison était réputée infâme, dans le dessein de se livrer, sur la personne de ladite Claudine Simon, à des actes criminels, dont l’accomplissement n’a été déjoué que par des circonstances indépendantes de sa volonté.

— Qu’as-tu à répondre à cela, de Bue ? dit M. le prince.

— Ce n’est pas tout, reprit Claudine : ledit de Bue, n’ayant point réussi dans ses coupables projets, à cause de l’heureuse évasion de sa victime, a, par des propos faux et perfides, donné à entendre que ladite Claudine Simon se serait volontairement livrée à lui, après s’être vendue à d’autres. Ces propos ont été tenus à Saint-Maur chez son altesse M. le premier prince du sang, en présence des amis dudit prince, ce qui a dû faire un tort à la réputation de Claudine Simon, dont elle ne peut apprécier exactement toute l’étendue et la gravité.

— Qu’as-tu à répondre ? dit le prince d’un ton plus sévère.

De Bue, consterné, cacha son visage entre ses mains.

— Morbleu ! s’écria le héros de Rocroy, ceci passe la plaisanterie. Cette conduite est tout simplement indigne d’un gentilhomme. Je ne ris plus, messieurs. De Bue, tu n’es plus à moi ; je te chasse.

— Un moment ! interrompit Claudine. Pour tous dommages-intérêts, je ne voulais obtenir que l’aveu complet et ingénu du crime. Le silence de l’accusé équivaut à cet aveu qui répare publiquement le tort fait à ma réputation. Je me déclare satisfaite. Je pardonne à mon ennemi, et je supplie monseigneur de laisser à mon oubli des injures son faible mérite en usant de clémence à l’égard du coupable. Sortons maintenant du Châtelet et constituez-vous, messieurs, en cour d’amour pour juger une autre affaire. Parmi les convives ici présens, j’ai plusieurs adorateurs qui se disent fort épris de ma personne très indigne. Les uns m’ont offert leur nom et leur fortune avec leur main, et ces ouvertures honnêtes méritent ma reconnaissance ; les autres se sont expliqués moins clairement et n’ont pas été au-delà de la peinture plus ou moins vraie de leur flamme amoureuse. Je ne trahirai point leur secret ; mais je prierai monseigneur et ses conseillers de me donner leur avis sur la conduite que je dois tenir.

— Il n’y a point à balancer, dit M. le prince. Choisissez un bon mari dans la première catégorie. Ne consultez que votre cœur, ma chère Claudine. Je vous ferai un cadeau de noces qui lèvera les difficultés, s’il s’en présente. Et plus tard, dans la seconde catégorie, je vous autorise à prendre un amant, si le mari vous donne des sujets de mécontentement, car je vous crois une femme incomparable, un trésor de vertu. Tel est mon avis et celui de mes conseillers. N’est-il pas vrai, messieurs ?

Les conseillers se rangèrent unanimement à l’opinion de M. le prince.

— Eh bien ! reprit Claudine, voici le moment de vous ouvrir le fond de ma pensée : l’aventure du 12 janvier, les procédés insolens et cruels de mon ravisseur, le coup porté à mon honneur, ne m’ont inspiré, depuis un an, qu’un ardent désir, celui d’arriver où je suis ici à cette heure, de tirer vengeance noblement du mal qu’on m’avait fait, de forcer les gens à me reconnaître pour une honnête fille calomniée. Afin d’atteindre ce but difficile, j’ai travaillé, étudié, invoqué le secours et les leçons des maîtres de langue, de musique et de bel esprit ; j’ai acquis des manières et ce qu’on appelle du monde. Je le confesse à ma honte : les hommages, les respects, les adorations, les flatteries et même les déclarations d’amour ne m’ont presque point touchée. Ma fierté rancunière, l’épée à la main, montait la garde aux portes de mon cœur, et n’y laissait rien pénétrer, comme disent les dames qui cultivent le phébus. Un seul de mes amoureux, meilleur que les autres, méritait assurément d’être choisi, mais il porte le petit collet.

— Nous lui ferons donner dispense, s’écria le prince. Quillet, tu es préféré ; tu épouseras ma protégée.

— Non, monseigneur, poursuivit Claudine. Je me reprocherais amèrement de répondre à l’amour de M. Quillet, à son exaltation, à sa tendresse profonde, dévouée et délicate par une simple et froide amitié. Ce mariage est impossible. Je ne suis, vous dis-je, qu’une honnête fille, et non pas un trésor, ni une femme incomparable. Reprenez ces titres élogieux dont je suis indigne. Ma rancune ne retombe pas seulement sur M. de Bue, mais sur le monde entier. Elle n’est point assouvie encore, et je ne dormirai bien qu’après avoir rompu avec ce monde brillant et trompeur dont les dehors charmans, les faux semblans de vertu m’avaient séduite et attirée. Je suis partie de SaintMandé, mon petit paquet sous le bras, à la recherche de mon honneur. Je le tiens aujourd’hui, ej. je m’en vais avec ce bagage précieux dans mon village pour n’en plus sortir. Ce souper est un repas d’adieu. Mon voyage est achevé. Bavolette je l’ai entrepris, et bavolet te je m’en retourne.

— Cela n’est pas sérieux ? dit M. de Boutteville.

— Vous n’aurez point cette barbarie ! s’écrièrent Quillet et le maréchal d’Estrées.

— J’ai grand’peur qu’elle n’en démorde point, dit le prince.

— Rien n’est plus sérieux, reprit Claudine. Monseigneur, j’ai voué à votre caractère une admiration extrême : vous êtes le modèle que j’aurais suivi si le ciel m’eût faite homme ; mais il y a dans vos grandes qualités des points que l’ame d’une femme peut comprendre et imiter. Descendez en vous-même. Essayez de vous mettre à ma place en imagination, et dites ce que vous feriez.

— Je ferais comme, toi, mon enfant, dit M. le prince, car l’orgueil est ma passion dominante. Je lui devrai sans doute mes erreurs ; mais le peu de bien que j’ai fait, la gloire que j’ai acquise, c’est de lui qu’ils me viennent. Je t’approuve à regret. Va, ma fille. Retourne à ton village. Jouis de ton triomphe ; dors avec la satisfaction de la fierté vengée. Et s’il te plaît quelque jour de revenir dans ce monde qui te perd avec tant de chagrin, parmi ces amis qui te pleureront, je t’en donnerai les moyens. Tu seras bien reçue chez moi. Messieurs, buvons à la sagesse de cette jeune fille.

On versa rasade ; tous les convives burent avec des vivais, après quoi on passa dans le salon. Une paysanne s’y trouvait, plus simplement vêtue que la maîtresse du logis : c’était dame Simonne, qui saisit sa fille entre ses bras et la couvrit de baisers.

— Vous le voyez, messieurs, dit Claudine, mon projet est sérieux.

Voici ma mère qui vient me chercher, et nous allons retourner ensemble à notre village.

En effet, Mlle" Simon s’enveloppa d’un capuchon de grosse laine et s’équipa en voyageuse. M. le prince réclama le plaisir de lui baiser les joues, les autres lui baisèrent les mains, et elle partit avec sa mère pour Saint-Mandé dans le carrosse de M. d’Estrées, laissant à Quillet le soin de veiller à ses petits intérêts. L’abbé se chargea de vendre son mobilier, et lui en porta le prix, qu’elle remit à dame Simonne. Les Parisiens parlèrent pendant un mois de l’étrange fin de l’académie de Saint-Côme, et puis ils s’occupèrent d’autre chose. M. le prince alla faire la guerre civile en Guienne. M. d’Estrées fut d’un autre parti’, et il emmena Quillet avec lui. De Bue reçut un coup de feu, dont il mourut sous les murs de Bordeaux. Thomas des Riviez servit la reine en bon soldat, et devint commandant au régiment de Royal-Italien. Quant à M. de Boutteville, on sait qu’il devint le célèbre maréchal de Luxembourg.

Lors du combat du faubourg Saint-Antoine, par où se termina la fronde rie, Claudine pria pour le succès de son héros favori. Le ciel n’exauça qu’imparfaitement ses prières. M. le prince quitta la France, et ne rentra en grâce qu’au bout d’un long temps. À son retour dans sa patrie, ce grand capitaine habita le château de Chantilly pendant les loisirs que lui laissa la victoire.

La chronique dit bien que Claudine Simon ne se maria point, et que la constance du pauvre Quillet ne réussit pas à l’ébranler dans sa résolution de rester fille ; mais cette chronique n’ajoute point que le cœur de la bavolet te soit demeuré toujours insensible. Mlle Simon quitta son village pour aller vivre dans une jolie chaumière, située dans les bois, sur les confins du parc de Chantilly. Elle n’entra jamais au château, mais on vit souvent M. le prince prendre tout seul le chemin de la chaumière. Depuis ce moment, les bonnes gens de Saint-Mandé ont perdu les traces de leur bavolet te, et ceux de Chantilly ne recueillirent sur elle aucun renseignement, d’où l’on pourrait conclure qu’elle enveloppa de mystère le reste de sa vie. Peut-être cette jeune fille avait-elle au fond pour le vainqueur de Rocroy un sentiment plus tendre que l’admiration. L’abbé Quillet eut en sa possession des lettres du prince de Condé qui venaient de Mlle Simon. Ces autographes se retrouveront quelque jour dans une des collections que font les curieux, et on pourra sans doute connaître, en les lisant avec attention, en quels termes était M. le prince avec l’héroïne de cette histoire.

Paul De Musset.
  1. Voyez la livraison du 1er février.
  2. Cette affectation de langage des petits-maîtres de 1630 rappelle celle des incroyables. Leur manière de prononcer certains mots est restée en usage chez les paysans.
  3. Aujourd’hui rue de La Harpe.
  4. Marion de L’Orme fut enterrée le 1er juillet 1650, selon les gazettes du temps.
  5. Le poème latin de Claude Quillet, Callipadia, parut en 1655.
  6. On appelait moustaches les longues boucles frisées des femmes.