La Beauté sur la terre/07

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éditions Mermod (p. 88-105).


VII


Le lendemain matin, comme Décosterd arrivait, il a vu Rouge venir à sa rencontre, chose qui ne s’était jamais produite encore, depuis dix ans que les deux hommes travaillaient ensemble.

Décosterd logeait au village ; et, chaque matin, depuis dix ans, au petit jour, il trouvait Rouge en train de faire le café que les deux hommes buvaient en mangeant un morceau, après quoi ils partaient pour la pêche.

Ils se mettaient dans le bateau sur une eau comme une eau de lessive. Il fallait souvent amener ses mains tout près de sa figure pour les voir. Souvent, ils ne s’apercevaient pas l’un l’autre, ni même les feux des bouées marquant l’emplacement des filets. Tantôt ils allaient vers l’ouest, tantôt vers les grandes montagnes, là où le soleil se lève, là où est Jérusalem. Dans le brouillard ou dans un air gris, qui devenait jaune, puis rose, dans du printemps, dans de l’été, dans de l’automne, dans de l’hiver, depuis dix ans, chacun à sa paire de rames, — et toujours, le matin, quand Décosterd arrivait, il trouvait Rouge devant le réchaud à deux feux qui est une grande simplification dans un ménage privé de femme, parce que ça s’allume du premier coup, et on n’a qu’à donner un tour de robinet et ça s’éteint.

Or, ce matin-là, Décosterd avait vu Rouge qui venait à sa rencontre et de loin Rouge lui avait fait signe de s’arrêter.

Décosterd pensa d’abord à un accident : il a eu vite fait de voir que sa supposition ne valait rien.

Rouge cherchait ses mots, l’air gêné ; lui laisse Rouge trouver ses mots, ce qui ne s’est pas fait tout de suite, ni sans peine ; les deux hommes marchaient maintenant l’un à côté de l’autre, les mains dans les poches, sur la grève ; Rouge n’allait pas vite, il allait toujours moins vite ; finalement, il s’est arrêté :

— Écoute, Décosterd, je voulais te dire… On ne va pas pouvoir aller pêcher pour le moment… On ne peut pas… On ne peut pas la laisser seule…

Il s’était arrêté tout à fait et Décosterd pareillement, sur le bord même de la grève qui se terminait du côté de l’eau par une marge de sable dur sur laquelle on peut marcher sans que les pas y laissent de traces ; et, bien qu’on fût encore à une bonne centaine de mètres de la maison, il parlait bas.

— C’est Juliette, la nièce à Milliquet. Elle est arrivée cette nuit.

— Ah !

— Oui, c’est la mère Milliquet qui l’a chassée. Elle va loger ici.

— Ah !

Silence.

Et il y a eu encore un grand moment de silence, après quoi Rouge a recommencé (et il était toujours plus gêné et hésitant) :

— Dis donc, Décosterd, tu ne sais pas si la boulangerie ne serait peut-être pas déjà ouverte ; ils cuisent de bonne heure… Et puis tu pourrais toujours essayer de passer par derrière… Parce qu’il faudrait du pain frais…

— Oui.

— Et à la laiterie, si tu pouvais y passer ; tu y prendrais une demi-livre de beurre… On n’en a point…

— Oui.

— Pendant ce temps, je ferais le café.

— Alors du pain et du beurre ? a dit Décosterd.

— Du pain et du beurre.

Alors voilà que toute la figure de Rouge s’éclaire ; et Décosterd :

— Un pain et du beurre et c’est tout ?

— Du pain et du beurre et c’est tout…

Puis se reprenant :

— Attends ; j’oubliais de te donner de l’argent…

Il avait ouvert son porte-monnaie, et toute sa grosse figure rouge continuait à être éclairée bien qu’il tournât le dos au soleil qui n’était d’ailleurs pas encore sorti de derrière la grande chaîne, où il faut d’abord qu’il grimpe longtemps sur les mains et les genoux.

Décosterd s’en allait déjà, dans son gilet à manches et à dos de lustrine qui se mettent à briller, tout penché en avant, avec ses bras trop longs et ses longues jambes maigres ; Rouge, lui, revenait sur la pointe des pieds. Il avait beau être en pantoufles, son poids seul était suffisant pour faire basculer avec bruit les galets, comme il le savait d’expérience, c’est pourquoi il n’avançait un pied que lorsqu’il était sûr que l’autre avait trouvé la bonne position. Il entre dans la cuisine ; il écoute, on n’entendait rien.

Il se disait : « Faut-il que je fasse le café tout de suite ou bien que j’attende qu’elle soit levée ?… » Il calculait ; il se disait : « Décosterd sera rentré dans vingt minutes, une demi-heure tout au plus, est-ce qu’il faut que j’attende qu’il soit rentré ?… »

Il n’avait pas osé s’asseoir, craignant de faire du bruit en tirant le banc de dessous la table. Il restait debout. Il frotte une allumette pour allumer le réchaud, puis l’a éteinte sans avoir mis le feu à la mèche.

Il sort de nouveau.

Il sort afin de voir si Décosterd ne serait peut-être pas en vue, bien qu’il eût été tout à fait impossible que Décosterd fût déjà de retour ; il s’est avancé jusqu’à l’eau, la tête tournée vers le village ; les petites vagues venaient, l’une après l’autre, se coucher à ses pieds comme quand le chien reconnaît son maître. Il regardait du côté d’où Décosterd devait venir, mais n’avait pas osé regarder du côté de l’unique fenêtre sans contrevents et où chaque soir il tendait, au moyen d’un anneau et d’un clou planté dans le mur, une espèce de rideau en grosse toile. Il tournait le dos à la fenêtre, il est demeuré là, pendant que devant lui et entre ses pieds les petites vagues s’allongeaient, les pattes en avant, et leurs griffes blanches s’ouvraient sur le sable. Il était gros et court ; il était tout peint d’un côté du corps, dans son maillot bleu-marine et son pantalon, en beau jaune, et sur un côté de la figure de même et sur l’épaule. Il regardait par moment du côté du village : alors c’est sa nuque et le bas de ses cheveux qui devenaient d’une autre couleur sous la casquette, pendant qu’il n’avait même pas pensé à allumer sa pipe. Et, de nouveau, au-dessus de lui, il y avait dans l’air deux parties ; une moitié de ciel était dans le silence, mais l’autre faisait un grand bruit : c’était vers le levant, c’était au-dessus de la falaise, parce que les oiseaux ne voulaient toujours pas se taire : les pinsons, les mésanges, les chardonnerets, les fauvettes, le merle, et ils se taisaient moins que jamais, ce matin-là, bien que la saison fût déjà avancée. Rouge pensait : « Qu’est-ce qu’ils ont ? » il était ennuyé. Nous autres, ils ne nous gênent pas, parce qu’on est levé en même temps qu’eux et bien souvent avant eux dans le métier, mais il se disait : « Elle va être réveillée. » Il aurait voulu les faire taire. Et Rouge était frappé par le bruit en même temps que par la lumière et du même côté que par la lumière, pendant qu’il semble qu’on sente l’air trembler à petits coups sous le choc autour de notre tête comme quand une chaudière siffle, comme quand on secoue une pile d’assiettes : — puis tout à coup le merle avait été seul à chanter.

Et c’est pendant que le merle chantait. Il se retourne :

— Comment ?… c’est vous, Mademoiselle…

Il s’arrête. Elle rit plus fort. Et de qui est-ce qu’elle riait ainsi ou de quoi ? tandis qu’il était resté à demi tourné vers elle, il n’avait tourné vers elle que la tête avec le haut de son gros corps, aux bras trop courts qui pendaient.

Et alors il avait voulu parler, mais il ne pouvait plus parler. Il la regarde, c’est tout ce qu’on peut faire. Il regardait ses cheveux ; elle avait comme des lames de poignard dans les cheveux, tellement ils étaient brillants. On ne pouvait voir qu’une partie d’elle à la fois, tellement chacune brillait et elles venaient l’une après l’autre : c’étaient son cou, ses yeux, ses joues ; ça n’en finissait pas, parce qu’il y avait encore la bouche, le front… Il faut qu’il fasse un grand effort, et il s’arrache ses paroles à lui-même :

— Vous avez… vous avez bien dormi ?…

Mais il a vu qu’elle ne l’écoutait plus. Il a fait deux ou trois pas dans sa direction : elle ne semblait même pas voir qu’il était là. Elle se tenait tournée vers le levant, là où sont les grandes montagnes ; il y avait, entre deux pointes, une échancrure qui faisait comme un nid ; c’est là que le soleil venait de se montrer et on aurait dit qu’il battait des ailes. Une espèce de duvet rose, beaucoup de tout petits nuages se sont mis à monter dans les airs au-dessus de lui. C’était là-haut comme quand le coq se dresse sur ses ergots, ouvrant ses ailes qu’il fait briller, puis il les ramène à soi, alors toute sorte de petites plumes s’envolent, — qui étaient roses et en grand nombre, glissant mollement dans le ciel, pendant que sur les derniers champs de neige la lumière s’est allumée comme sur ces feuilles de papier d’étain que les enfants lissent du doigt. Elle n’a pas vu Rouge approcher ; on lui parle, elle n’entend pas qu’on lui parle :

— Mademoiselle, excusez-moi… Il faut que j’aille faire le déjeuner…

Mais elle n’a pas entendu, parce qu’il y a encore, en haut de la falaise, ces cris qui ne veulent toujours pas se taire : tous ces oiseaux ensemble et puis le merle ; alors aussi une vague plus haute que les autres s’est levée, vient plus avant. Rouge est rentré dans la cuisine ; on entend le bruit de la casserole, où il vient de verser le contenu du pot de lait. Elle a regardé par-dessus son épaule, elle regarde de nouveau vers le lac ; une deuxième vague est née, une deuxième vague se tend encore vers elle avant de se laisser tomber en avant sur les pattes, comme un chat. Rouge verse à présent le lait dans son récipient, ayant pris par l’anse le pot brun avec un bouquet de fleurs peint dessus ; c’est le matin, elle gonfle sa poitrine, elle respire lentement, tant c’est bon, l’air qui est comme de l’eau fraîche ; — voilà alors Décosterd qui arrive.

Rouge venait de mettre l’allumette sous le lait.

C’est à présent Décosterd qui arrive et regarde Juliette en passant sans rien dire, ayant sous un des bras la miche, tenant dans l’autre main comme un livre la demi-livre de beurre enveloppée de papier blanc.

— Ah ! c’est toi… Il te faut té dépêcher. Prends toujours les tasses…

Rouge a oublié qu’elle peut entendre :

— Ah ! mon Dieu, c’est qu’on n’a point de nappe !

— Bien sûr que non.

— Il faudra en acheter une… Et tâche de trouver une assiette propre pour le beurre.

Le même jour, il avait été chez Perrin pour lui demander de venir l’aider à poser le toit ; il avait été à la tuilerie commander les tuiles ; enfin, et en troisième lieu, il est allé chez Milliquet, tenant à régler sans plus de retard la situation de Juliette, ce qui n’allait peut-être pas être si facile.

Car est-ce qu’on sait que faire de la beauté parmi les hommes ?

Déjà le matin, quand Décosterd était arrivé à la laiterie, et c’est l’heure où les domestiques dans les fermes se relèvent de dessus le tabouret à un pied qu’ils s’attachent avec une courroie autour du corps, pour traire ; puis ils détachent la courroie et ils se mettent sur le dos la lourde hotte de fer-blanc ; — déjà voilà qu’ils avaient ri beaucoup en voyant venir Décosterd, tandis qu’ils se tenaient avec leur carnet autour de la balance.

— Alors, c’est toi qui fais la bonne, Décosterd ?

La pièce sentait acide à vous faire pleurer les yeux ; les ustensiles en cuivre rouge ou en cuivre jaune vous partaient selon vos déplacements l’un après l’autre dans la figure avec la barre de leurs reflets, à cause du soleil qui entrait par la porte ; et on voyait qu’ils savaient tout, c’est pourquoi ils étaient amusés. Décosterd n’ouvrait pas la bouche.

Il demanda sa demi-livre de beurre, ce fut tout ; seulement le patron avait fait exprès de ne pas le servir tout de suite, et Décosterd avait été forcé d’attendre un bon moment parmi les plaisanteries et la fumée des cigarettes que fumaient les jeunes, ou celle des pipes que fumaient les vieux.

— Il n’est pas si bête que ça, ton patron.

— Bigre non.

— Et alors, à présent, tu vas être chargé des courses ?

Bien que Décosterd eût continué à ne rien répondre, mais l’affaire en effet n’allait pas être si simple, ni si claire qu’on pouvait penser.

Il n’y avait personne dans la salle à boire quand Rouge est arrivé ; c’était vers les trois heures. Les écriteaux avec des vignerons, et ceux avec un tonneau et des médailles d’or et d’argent (celles de bronze sont rarement représentées), s’ennuyaient sur le papier du mur dans leur cadre ou à leurs ficelles passées dans des œillets de laiton.

Ce fut la petite bonne qui reçut Rouge ; tout de suite elle lui avait dit :

— Oh ! est-ce vrai ce qu’on raconte ? Est-ce vrai qu’elle est chez vous ? Tant mieux !

Et Rouge n’avait pas été très content de la question, et il eût autant aimé ne pas avoir à y répondre, s’étant assis à sa place ordinaire ; mais elle :

— Et puis dites-lui bien, s’il vous plait, que je n’ai pas pu l’aider hier soir, comme j’aurais voulu ; j’aurais tellement aimé pouvoir descendre, il n’y avait pas moyen.

— Est-ce que Milliquet est ici ?

— Et j’aurais eu beau essayer de l’appeler par la fenêtre, elle n’aurait pas pu entendre…

Mais Rouge reprend : « Et Milliquet ? »

— Oh ! il vient de rentrer… Et, oh ! vous n’avez pas vu dans la valise, les belles choses ?…

— Il vient de rentrer d’où ?

— Il a été chercher le médecin pour sa femme.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Je ne sais pas. Je crois que c’est le cœur qui ne va plus…

— Vous ne pourriez pas aller lui dire que je suis là.

À ce même moment, Milliquet était arrivé.

Il est resté debout devant la porte avec sa mauvaise figure, les mains croisées derrière le dos, puis, ayant fait signe à Marguerite de déguerpir, il s’avance :

— Eh bien, tu as du courage, toi !

— Du courage ?

— Et pour le cas où il y aurait jamais un deuil ici, tu te rappelleras ce que je t’ai dit et ce que je te répète : « C’est ta faute… » Oui, ta faute. Qui est-ce qui l’a fait venir ? Qui est-ce qui me disait : « Un frère, c’est un frère ? » Un frère que je n’avais pas vu depuis trente ans ! un frère ? ça ! Ah ! mon Dieu, et, elle, une nièce !… Mais tu l’as voulu, oui, c’est toi ; tu l’as voulu, Rouge, tu m’entends. Et voilà à présent ma pauvre femme qui est malade…

— Voyons ! voyons ! dit Rouge.

Il parlait rond et doux, assis de l’autre côté de la table :

— Je ne te reconnais plus. Tu as changé de camp… Tu as changé de camp depuis hier ou depuis avant-hier, mais justement on pourrait voir ça. Parce que tu sais, elle est chez moi, et elle va rester chez moi…

— Oh ! garde-la ! dit Milliquet.

C’est ce qu’il a dit d’abord ; il a continué :

— Dix à douze francs de casse hier soir, sans compter les histoires que j’aurais pu avoir avec la justice. Oh ! garde-la si ça peut te faire plaisir. Pour l’espèce de clientèle qu’elle m’amenait…

Il se fâchait.

Mais en même temps il a regardé autour de lui ; alors c’est cette salle à boire : et personne dans la salle à boire où un grand silence s’était fait ; — il change tout à coup, il change toujours plus…

— Moi, n’est-ce pas ? l’affaire ne me regarde pas. C’est ma femme qui a mis cette fille dehors. Pour moi, c’est comme si elle s’était sauvée…

Il a repris :

— Et comme je suis son tuteur de droit et qu’elle ne sera majeure que l’année prochaine…

— Voyons, voyons, Milliquet.

Parce que Rouge commençait à avoir peur.

— Tu venais justement de dire que tu étais content d’être débarrassé d’elle ; tu te contredis. Mais, écoute, on pourrait s’entendre. J’ai soixante-deux ans, je serais en âge d’être son grand-père. Et je la garde, mais toi, de ton côté, en ta qualité de tuteur, il serait entendu que tu l’as mise en place chez moi, veux-tu ? Tu me ferais un mot d’écrit.

Mais l’autre n’avait rien voulu entendre.

— On verra ça, avait-il dit ; pour le moment, j’ai autre chose à faire… C’est cette pauvre femme ; elle a le cœur qui ne va plus. Quant à la fille, en cas de besoin, on pourra toujours la mettre dans un asile…

— Tu es fou, disait Rouge… Écoute… Bien entendu, je lui donnerais des gages. Et, comme elle est mineure, c’est toi qui les toucherais. Combien veux-tu ? Trente francs, quarante francs ?

— Rien, dit Milliquet…

Et les choses tournent encore une fois, parce que Milliquet avait dit : « D’ailleurs, j’ai ses papiers. Elle ne pourra rien faire sans moi… Et puis crois-tu que je vais prendre de l’argent à un vieux client comme toi ? De quoi est-ce que ça aurait l’air ? Et puisque je te la laisse pour le moment. Je ne peux pourtant pas mieux dire. »

N’étant toujours que les deux dans la salle à boire, de sorte que Rouge n’avait pas eu de témoin sur qui s’appuyer en cas de besoin ; il n’avait eu ni témoin, ni papier, comme il n’a pas pu ne pas voir, une fois la conversation finie ; « mais, moi je suis là, se disait-il, et j’ai ma langue… »

Pour se rassurer et se rassurant : « Et puis, tant que personne ne bouge, ni Milliquet, ni les autorités. Et Milliquet je le surveille… Quant aux autorités, elles savent assez à quoi s’en tenir sur son compte. »

Il s’était rassuré à présent tout à fait, pendant qu’il s’en retournait chez lui ; il était pressé d’arriver.

Les galets devenaient brûlants sous vos semelles. Il passe le long du bois.

Il marche vite. Il arrive au tournant.

Il voyait, dans le bas du mur de la construction neuve, Perrin lever les chevrons couleur de beurre frais vers Décosterd debout parmi les poutres déjà en place ; des tessons de vaisselle, des morceaux de verre étaient plus en avant, avec leurs petites flammes comme des bougies allumées ; le sable dans le bord de l’eau avait une couleur, parce qu’il était mouillé, puis avait une autre couleur.

Rouge venait tout en regardant et voyait tout ça, puis se met à chercher des yeux comme s’il y avait une autre chose qu’il ne voyait pas ; alors il a marché plus vite encore ; et de loin, à Décosterd :

— Et… Et… Et Mademoiselle Juliette ?

Décosterd, du haut de son toit pas fini, où il se redressait en écartant les jambes pour garder l’équilibre :

— Oh ! il y a longtemps qu’elle est partie !

— Comment dis-tu ?

— Oui, elle est partie avec le bateau ; je lui a donné les rames…

On rentrait en effet les rames des deux bateaux par précaution, chaque fois qu’on s’en était servi, à cause des promeneurs peu délicats à qui une partie sur l’eau aurait pu faire envie :

— Elle m’a demandé les rames, j’ai cru bien faire de les lui donner…

On a vu Rouge passer près des deux hommes. Le soleil éclairait de face la falaise. Le soleil tourne dans le ciel et y descendait, sa lampe pendant déjà assez bas à sa suspension sur la paroi d’ouest, d’où elle venait frapper la gravière aux agglomérations pareilles à des éponges. Celles-ci faisaient ventre au-dessus de vous entre les buissons épineux ou non, quelques chênes bas, les plantes à la verdure grêle et aux hautes tiges des terrains secs, le mélilot, la saponaire, ou encore c’étaient des prèles. Ça pendait au-dessus de Rouge comme une espèce de grand réflecteur, pendant qu’il écartait vivement les roseaux, et il se disait : « Elle perd la tête ! » Il voyait qu’elle avait justement choisi le plus petit et le plus vieux des deux bateaux (comme l’autre fois déjà) : cette Coquette peinte en vert et au-dedans jaune : « Un bateau qui coule comme une passoire… » Tout de suite alors il porte ses regards vers le large ; puis on le voit qui a ôté sa casquette et il faisait avec sa casquette de grands mouvements en rond au-dessus de sa tête…

Elle n’avait pas été bien loin. Elle n’a pourtant pas aperçu Rouge tout de suite. Elle regardait par-dessus le bord du bateau dans la profondeur. Là, des poissons longs comme le bras étaient posés à plat dans l’immobilité de l’eau ; on les voyait ouvrir la bouche. Par moment ils bougeaient un peu, ils tournaient un peu, comme sur un axe ; puis on les voyait ouvrir la bouche et une belle grappe de bulles d’air comme gommées montait à travers l’épaisseur, d’étage en étage, vers vous. Comme si un marchand lâchait ses ballons, seulement ils n’étaient pas rouges, — comme elle se disait ; puis se penche davantage encore…

— Mademoiselle, Mademoiselle Juliette !

Elle voit une tête, puis une casquette au-dessus des roseaux, puis Rouge tout entier qui s’avance de son côté ; — mais elle n’a eu qu’à donner un coup de rame.

Un seul coup de la rame droite, puis à se renverser des deux épaules et de tout le corps une fois, puis une autre fois, pour qu’elle fût portée par l’élan jusqu’où il fallait.

Lui, se tient là ; il vient sur la passerelle et lui tend la main pour l’aider à débarquer (il y avait ces deux passerelles faites de quelques pieux et de planches à claire-voie) ; il lui tend la main, mais en même temps il a baissé les yeux.

Et très vite il a commencé :

— Vous ne voyez pas ? un moment de plus…

— Et puis après ? a-t-elle dit ; comme si je ne savais pas nager !

Il tirait sur la corde du bateau, il disait :

— Ça ne fait rien. Vous ne vous en servirez plus avant qu’on l’ait réparé. On va s’y mettre tout de suite. Il y a justement Perrin qui est là, il nous donnera un coup de main. À trois, ce sera plus facile…

Il lui tournait le dos tout en parlant, ayant l’air très occupé d’amener le bateau à lui ; elle, elle avait levé les bras à ses cheveux et il y avait à ses bras comme une mousse de soleil sur leur contour et à son cou ; son corsage trop étroit avait fait sauter ses agrafes…

Lui ne la regarde pas. Il a mis ses mains autour de sa bouche, il a fait avec ses mains un porte-voix :

— Eh ! là-bas…

Par dessus les roseaux :

— Eh ! là-bas, Décosterd…

On entend une voix qui vient :

— Oh !

— Dis donc, arrive avec Perrin.

Il disait :

— C’est que ça n’est pas du tout commode à manœuvrer, ces bateaux, mais du moment que la chose doit se faire…

Les deux hommes arrivent ; il disait :

— Il vous faut me donner un coup de main…

Ils étaient bien un peu étonnés, pourtant ils ont tiré le bateau à eux trois jusque devant la maison.

On voyait que tout se faisait à la fois : les tuiles étaient arrivées. On a couché la Coquette, la quille en l’air, sur deux chevalets. Et tout se faisait à la fois parce que voilà qu’un peu plus tard Rouge a dit : « La Coquette, c’est un nom qui ne veut rien dire, c’est un nom qui se voit partout… »

Il était maintenant en train de râcler avec un couteau la vieille couleur du bateau et cette couleur s’en allait, laissant voir le bois tout déshabillé : il a repris : « Et puis, du moment qu’on y est, on pourrait le rebaptiser… Si toutefois vous êtes d’accord, Mademoiselle Juliette, a-t-il dit ; et, dans ce cas, vous seriez la marraine… On l’appellerait la Juliette. C’est oui ?… Eh bien, c’est ça, on va lui donner votre nom. C’est un joli nom. »

Tout se faisait à la fois. C’était toujours ce même soir ; la poussière du beau temps flottait partout à l’horizon. Comme quand c’est un soir de moisson et une même poussière brune monte sur les routes et devant les granges. Le soleil était tout rouge ; il semblait avoir été découpé avec des ciseaux dans du carton tellement ses bords étaient nets, tellement aussi il était rond (il était parfaitement rond). On pouvait le regarder.

Rouge râclait son bateau. Un petit feu était allumé sur la grève.