La Beauté sur la terre/09

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éditions Mermod (p. 131-155).


IX


C’est vers ce même temps qu’on a commencé à venir chez Milliquet avec des sourires en dessous ; on lui disait :

— Et votre nièce ?

Il se tenait debout devant vous, s’appuyant des deux mains sur le bord de la table ; on s’amusait à lui faire lâcher le bord de la table.

Les gens se disaient entre eux :

— Tu vas voir qu’on va lui faire lâcher le bord de la table… Et votre nièce, alors, il paraît qu’elle va bien ?

En effet, il faisait un ou deux pas en arrière, il haussait les épaules, il se croisait les mains derrière le dos ; mais à présent qu’on le tenait, on ne le laissait pas s’échapper si vite :

— Oui, disait-on, et est-ce vrai ce qu’on raconte ? vous devez savoir. Il paraît que Rouge l’a mise dans ses meubles… Il paraît qu’il lui a acheté ce qu’il y a de mieux en fait de mobilier…

Lui alors faisait de nouveau quelques pas en arrière, puis au moment de passer la porte :

— Oh ! disait-il, n’ayez pas peur, ça ne va plus durer longtemps.

— Comment feras-tu ?

Mais il était déjà sorti, et on était obligé de remettre la question à un autre jour.

Ce certain lundi, l’histoire du radeau nous en a fourni l’occasion. Elle avait fait du bruit dans le village. Les mères des deux gamins avaient commencé par les fourrer au lit sans avoir soupé, l’un et l’autre ; puis elles avaient été tout raconter à leurs voisines. Ils sont venus, cette fois-ci, en bande :

— Eh bien, on ne s’embête pas chez Rouge, disaient-ils… Il paraît à présent qu’on s’y baigne en famille.

Milliquet leur versait justement à boire ; il a bien été obligé de finir de remplir les verres : mais ensuite il repose violemment la chopine sur la table :

— Laissez-moi tranquille à la fin ! Comme si je ne savais pas ce que j’ai à faire…

Et il allait de nouveau en arrière, seulement on l’a arrêté :

— Que vas-tu faire ? voyons, Milliquet, explique-nous ça ?

— Moi ! Vous croyez que ça m’embarrasse, seulement j’ai le temps pour moi.

— Enfin quoi ? Tu n’es pas pressé.

On se mit à rire, on lui disait :

— Et après ? Une fois que tu seras décidé ?…

— Moi, c’est bien simple. Je porte plainte.

— Puisque c’est toi qui l’as chassée.

— Je l’ai chassée ?

— Ta femme, si tu aimes mieux… Ta femme et toi, pour la loi, c’est tout un…

— Faudrait voir d’abord…

— C’est tout vu, tu es responsable… Mais enfin quoi ? tu portes plainte et puis ensuite… Ensuite, tu la reprends chez toi ?…

Et des rires de nouveau, parce que justement c’était là le point, et on disait à Milliquet : « En somme, tu vois que tu as fait une mauvaise affaire… » ce qui était vrai, car le café baissait de jour en jour et reprenait rapidement sa pente ancienne vers la faillite.

La petite servante tricotait des heures entières toute seule dans un coin. Les moineaux se sentaient tout à fait chez eux dans les platanes de la terrasse qu’ils remplissaient de leurs criailleries, tachant de blanc les tables dont ils brûlaient la couleur. Et Milliquet, pendant ce temps, dans sa chemise sale et ses vieilles pantoufles, allait traînant les pieds jusque sur le pas de porte, attendant les quelques clients qui lui restaient, tout en appréhendant de les voir venir comme des ennemis qu’il aurait eus ; tandis qu’il lui fallait encore éviter sa femme, qui n’avait pas été alitée longtemps, malheureusement pour lui.

Rouge n’était pas revenu.

Elle, elle continuait à pêcher avec nous. Elle continuait à avoir sa place parmi nous, quand elle montait dans le bateau, partant tous les matins avec nous pour aller lever les filets. Elle tenait le gouvernail ; Rouge lui disait : « À droite… À gauche… droit devant vous… » elle tirait tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre des ficelles, assise sur le banc d’arrière. Dans le beau temps qu’il a fait toute cette fin de mois-ci et toute une grande partie du mois suivant, ils se mettent en route les trois et la partie du monde où elle est, c’est la nôtre. Elle y était tout à fait à sa place, semblait-il : regardez bien, sous les montagnes, regardez bien, parmi les pierres et dans le sable (comme Rouge s’en rendait compte), ou sur cette eau grise d’abord, puis jaune citron, puis jaune orange ; ensuite il semble qu’on navigue dans un champ de trèfles dont on dérange les tiges avec les rames. Elle a été tout à fait chez elle ici, peut-être, pendant quelque temps, parce qu’il n’y avait personne, c’est-à-dire qu’il n’y avait qu’elle et nous ; elle et nous, et les choses et nous. Quelques mouettes et aussi quelquefois les cygnes qui venaient nous faire visite, gonflant leurs plumes de colère pour peu qu’on passât trop près d’eux ; à part quoi rien et pas un être en vie (maintenant que dans la forêt les oiseaux avaient commencé à se taire) ; — si bien qu’il n’y avait que l’eau et les belles couleurs de l’eau, il n’y avait que le sable, les pierres. Une ride est à côté d’une autre ride dont elle s’écarte. On était avec le bateau à la pointe d’un angle fait de deux plis, dont les côtés allaient s’élargissant avec douceur comme dans une étoffe de soie. Elle tirait encore un peu sur la corde de gauche, on allait droit sur la bouée. Rouge et Décosterd laissaient retomber leurs rames et Décosterd courait à l’avant, juste quand on allait heurter le demi-tonneau peint en rouge et blanc (les couleurs qui se voient le mieux et le plus loin) sur lequel le falot était encore allumé, mais n’éclairait plus. Elle lâchait le gouvernail. On voyait Décosterd empoigner le falot ; il le levait devant lui avec son verre bombé et sa petite flamme pâle qui était seulement un peu de couleur dans l’air rose ; puis les deux hommes ont été roses sur tout le devant de leur personne, de la tête aux genoux, dans leur moustache, sur leur tablier. On passait le falot à Juliette, elle le posait à côté d’elle sur le caisson d’arrière. Et, elle aussi, était rose, mais sur son côté et sur son épaule, sur son bras, sur sa jambe gauche, tandis qu’elle se tenait là, les jambes relevées, pour ne pas gêner la manœuvre et elle passait les bras autour de ses genoux. Elle, c’était une de ses joues, une de ses jambes, un de ses pieds nus. Et eux, pendant ce temps, tiraient sur le filet ; roses par devant, ils allaient vers en bas des deux bras, et ils se penchent, puis se redressent. Ils tiraient à eux ; ça venait. Ils tiraient de bas en haut, ça venait de bas en haut. Ils tiraient sur ce palissage et cet espalier à mailles qui venait avec ses fruits qu’ils cueillaient. Penchés, puis à demi debout l’un à côté de l’autre, tout peints en rose, ils allaient avec leurs mains roses, allant à ces fruits qu’ils laissent tomber ensuite entre leurs pieds. Puis, de nouveau, il y avait un changement de couleur : c’était quand le soleil pour finir sortait de derrière la montagne et eux étaient repeints, rééclairés, refaits. Alors une flamme se tord à leurs mains et entre leurs doigts, puis en tombant elle s’éteint, mais une autre vient déjà, tandis qu’il y en a encore autour de vous tant qu’on en veut, il y en a partout : à la cassure du moindre pli, à la crête de chaque petite vague…

Ah ! comme elle est pourtant bien à sa place, ici, pendant qu’elle était là et regardait. Maintenant elle ne pouvait plus s’aider, mais elle regarde. Ce soleil n’a point fait de distinction entre elle et eux, quand il est venu. Le soleil l’aime autant que nous, ses vieux habitués, ses compagnons de chaque jour. Elle est frappée sur une joue, à une tempe ; elle est frappée sur une partie de ses cheveux où il y a des mèches plates qui brillent comme des lames d’acier. Le grain de sa peau sur son cou, sur le côté de son cou, et par devant, à la naissance de la gorge, se marque. Elle allait bien dans la lumière où ce qui est rond s’arrondit et avec le contour légèrement doré de son bras. Elle avait les mains autour de ses jambes. Elle se tournait en arrière vers le soleil montant tout rond au-dessus de la montagne qu’il quittait par secousses comme si la montagne le retenait et il lui disait : « Lâche-moi ! » Déjà l’air tiédit et déjà, à cause de cette tiédeur, la grande odeur du poisson se fait sentir, pendant qu’elle a sur le côté de la jambe cette poussière de lumière et il y a des taches de lumière sur son épaule, le long de son corps. Alors voilà que Rouge, sans lâcher son filet : « Eh bien, Mademoiselle Juliette, ça va bien ? vous ne vous ennuyez pas trop ? »

Déjà le filet, poignée à poignée venait pendre contre le bordage où il faisait une guirlande avec ses lièges et ses plombs ; elle sourit, elle secoue la tête.

Elle était avec nous, elle était comme une parure qu’on aurait eue à notre vie. Maintenant on avait les pieds pris jusqu’à la cheville dans ces paquets enchevétrés et encore mouvants, comme des entrailles fraîchement sorties ; une grande odeur forte et sucrée s’en élevait. « On a bientôt fini, » disait Rouge, et encore une fois il la regardait ; alors pourquoi à ce moment est-ce qu’elle avait penché la tête ? c’est quand on arrivait à la seconde des deux bouées, puis on heurtait ce second demi-tonneau, parce qu’on touchait à la fin de son travail ; ― mais ce n’était qu’ensuite qu’elle paraissait se réveiller comme si son esprit avait dormi pendant tout ce temps.

— Eh bien, ça y est, disait Rouge… Allons, Mademoiselle Juliette, à la manœuvre ; on a de nouveau besoin de vous…

Elle se secouait, regardant à droite et à gauche. On s’en retournait vers la rive. C’est ces matins de pêche de cinq à sept heures ou à huit. Maintenant les deux hommes en ramant tournaient le dos à la terre : ils faisaient face au soleil. On venait du levant et de là où est Jérusalem, pour aller vers le couchant, et ces roseaux de l’embouchure de la Bourdonnette qu’elle voyait grandir, faisait un mur, tandis qu’en avant de ce mur et jusqu’assez loin vers le large il y avait dans l’eau une tache jaune. On s’avançait vers la haute falaise, puis on tournait un peu, et de là on découvrait la maison sur la grève avec son toit de trois couleurs. Personne nulle part ; ce n’est pas encore l’heure des baignades ; le village ne faisait entendre que des bruits confus, sous les vignes silencieuses. Elle, elle faisait la manœuvre, eux ramaient : et ils entrent juste dans le milieu de l’espace qu’il y a entre les deux murs de roseaux, comme il fallait, vu les bas-fonds. Ils abordent.

C’est un de ces matins de pêche ; Rouge, de nouveau, la regarde. Décosterd venait de partir avec la brouette ; lui était venu tendre le filet. Il la regarde dans son contentement. Il avait bourré sa pipe, il tirait en creusant les joues sur sa courte pipe de bois. La fumée lui est sortie par toute sorte de petits trous dans la broussaille de sa moustache, il était venu se mettre à côté d’elle.

— Eh bien ? a-t-il dit tout à coup.

Tout était en ordre ; on voyait le filet bien tendu pendre avec son mur transparent qui est comme un petit brouillard qui monterait tout droit du sol ; on voyait qu’il faisait beau temps :

— Eh bien, ça ne va pas trop mal dans le métier, dans votre nouveau métier, ou quoi ?

Il tire encore sur sa pipe, il fait encore monter une bouffée blanche dans sa moustache :

— C’est que c’est un beau métier.

Il montre le filet, l’eau, le ciel, la maison :

— Un beau métier pour tout le monde, un beau métier pour vous comme pour moi, un métier d’homme et un métier de femme, un métier fait de deux moitiés… Comme ça se trouve pourtant !

Parce qu’il reprenait sa vieille même idée où il y avait de l’étonnement :

— Il semblait qu’on vous attendait, c’est ce qu’il a dit, vous nous manquiez, c’est drôle, et puis ça vous…

Il a hésité :

— Ça vous… ça vous manquait peut-être aussi, parce qu’ici on est tranquille et c’est ce qu’il nous faut, à nous, et c’est ce qu’il vous fallait… Comme ça s’arrange pourtant !

Il disait ces choses, elle écoutait sans rien dire ; il lève la main :

— La tranquillité et la liberté… Regardez-moi ces autres, j’entends ceux de la terre, parce que nous on est de l’eau, et ça fait une grande différence… Ces autres… Vous avez pu voir ce que c’est, vous avez pu vous rendre compte… Ces gens de boutique, ces Milliquet, hein ? ces attachés par la semelle ; oui, tous ces vignerons ou ces gens qui fauchent et râtellent, ces propriétaires d’un coin de pré, d’un bout de champ, d’un tout petit morceau de terre, un ici, l’autre là-bas… Vous les voyez qui sont forcés de suivre un chemin et toujours le même, entre deux murs, entre deux haies, et ici c’est chez eux et à côté pas. C’est plein de règlements partout là-bas, plein de défenses de passer… Ils ne peuvent aller ni à gauche, ni à droite… Moi… Nous, dit-il, on va où on veut. On a tout, parce qu’on n’a rien…

Il avait commencé un discours qui lui était parti malgré lui de la bouche, mais à présent il était bien forcé de suivre, allant derrière, faisant des gestes derrière son discours.

— On n’est empêché par rien, nous ; on va où on veut, on fait ce qu’on veut… Regardez-moi s’il y a seulement quelqu’un, même à cette heure, où que ce soit, pour nous empêcher de faire ce qui nous plaît et est-ce grand ? tandis qu’eux ils vivent dans le petit, dans cinquante mètres carrés, juste de quoi se retourner…

Il dit :

— Mademoiselle Juliette ?

Il s’était interrompu tout à coup dans ses grandes phrases, il venait maintenant avec des phrases simples et courtes :

— Il me semble qu’on va pouvoir s’arranger… Qu’on va pouvoir arranger tout ça…

Il est reparti :

— Ici, voyez-vous, on va devant soi tant qu’on veut et où on veut ; point de voisins, point de barrières, point de bornes, point d’empêchements, ni de règlements… Alors, dites, ça vous irait-il ?… Si on s’arrangeait tout de même…

Il n’achève pas ce jour-là ; et, elle, elle a écouté, puis hoche la tête deux ou trois fois comme pour dire oui. C’était un de ces matins de pêche…

Cette même après-midi, il s’est trouvé que Rouge et Décosterd étaient en train de travailler aux filets ; elle, elle était dans sa chambre. Eux dehors et dans la chaleur, sur le côté de la remise, entre les perches ; elle qui avait été dormir un moment, du moins on supposait qu’elle devait dormir, comme c’est la mode au milieu du jour dans les pays d’où elle venait. Les deux hommes avaient l’un et l’autre la tête penchée sous leur casquette quand il y a eu un petit bruit comme si des cailloux avaient roulé. Rouge lève la tête. C’était Marguerite, la petite Marguerite de chez Milliquet. Elle se tenait dans le haut du talus bordant la grève ; elle était là en pleins buissons et on ne pouvait y arriver, du village, qu’en prenant à travers les prés. C’était pourtant bien elle, avec sa robe noire à col montant et à petits bouquets de fleurs blanches ; les joues rouges, pour la première fois, d’avoir couru, les cheveux plus crépus et plus ébouriffés encore que d’ordinaire ; et elle était en train de relever sa robe cherchant une place où passer quand elle a aperçu Rouge ; alors elle lui a fait signe du doigt sans plus bouger d’où elle était : « Venez, venez vite ; » puis, regardant encore autour d’elle avec de brusques mouvements d’oiseau :

— C’est à cause de Mademoiselle Juliette…

Elle jette encore vite ses yeux de tout côté pour s’assurer qu’on ne peut pas la voir, mais des arbres, les buissons, la situation même du talus la dérobent à tout regard ; alors voilà qu’elle reprend, parlant bas :

— Il y a eu une terrible scène entre M. Milliquet et sa femme… Moi, n’est-ce pas ? j’avais une course à faire au village, alors je suis vite venue pour que vous sachiez… Parce que, dit-elle, il va venir… Oui, M. Milliquet, dit-elle. Il a dit qu’il allait venir la chercher lui-même, et il a dit que c’était son droit… Il va venir chercher Mlle Juliette, et il a dit que, si vous ne la laissiez pas partir, il porterait plainte… Sa femme lui réclamait vingt mille francs… vingt mille francs ! imaginez-vous ça ?… Je crois qu’il est arrivé des papiers, parce qu’il doit de l’argent sur la maison. Et sa femme criait qu’il l’avait ruinée. Je pense que c’est de l’argent à elle qui avait été placé sur la maison. Elle lui a dit : « Et mes vingt mille francs, canaille, mes vingt mille francs où sont-ils ? qu’en as-tu fait ? » Il a dit : « Tes vingt mille francs, tu les veux, tes vingt mille francs ? eh bien, tu les auras, je te promets, seulement tu vas me laisser faire… Maintenant silence ! Ah ! tu es ruinée, eh bien, attends… Tu sais pourquoi tu es ruinée… » Il a dit : « Pas plus tard que cette après-midi… Et on verra bien… Rouge m’entendra… Il y a la justice ; il y aura, s’il le faut, les gendarmes… » Alors il va venir, il va venir, M. Rouge.

— Il ne viendra pas, dit Rouge.

— Que si, parce qu’il a encore dit à sa femme : « Toi tu vas monter dans ta chambre et puis restes-y, ne te montre plus… » Oh ! il viendra ; ça, sûrement…

— C’est ce qu’on va voir.

— Et, elle, comment est-ce qu’elle va ?

— Elle va très bien.

— Tant mieux, mais à présent il faut que je me sauve. Alors dites-lui n’est-ce pas ? dites-lui bien à elle aussi…

— Pas la peine. C’est moi qui vais y aller, chez Milliquet, dit Rouge.

Il a voulu continuer, mais déjà la petite Marguerite s’était échappée, se coulant d’un arbre à l’autre dans l’herbe haute du verger. Et lui est demeuré là un moment ; il a secoué deux ou trois fois la tête ; puis il lève le bras, appelant Décosterd.

Il a dit à Décosterd :

— En somme c’est tant mieux. Il faut liquider cette affaire… J’y vais tout de suite. Et il saura du moins de quoi il en retournerait s’il venait jamais m’embêter… Toi, tu m’attends ici. Je serai de retour dans une demi-heure…

Puis il a paru hésiter, s’étant alors tourné à demi vers la maison et ce fut comme si d’abord il allait céder à ce mouvement ; mais, brusquement, il cède au mouvement contraire.

Il a ramené en avant sa casquette, et, tel qu’il était là, rien que son pantalon et sa chemise sur le corps, il se met en route à grands pas.

— Toi tu ne bouges pas, avait-il dit encore à Décosterd. Et tu surveilles ce qui se passe.

Est-ce qu’elle avait entendu ? Est-ce qu’elle s’était doutée de ce qui venait de se passer ? Ou bien si c’est seulement qu’on s’ennuie ?

Si c’est qu’on est trop enfermée : — alors des images vous viennent et on finit par y céder ?

Elle avait dû entendre du moins que Rouge venait de s’en aller, comme il lui arrivait parfois de faire l’après-midi ; elle avait dû se dire aussi que Décosterd ne comptait guère et puis la place où il était, de l’autre côté de la remise, vous permettait de vous glisser dehors sans qu’il pût vous apercevoir ; — elle a été prendre dans un coin son vieux manteau couleur de poussière, le même qu’elle portait le jour de son arrivée à la gare ; elle était ainsi toute cachée de nouveau, elle n’a plus été. Elle se glisse le long du mur de la maison ; elle n’est plus sur les cailloux gris qu’une tache grise, elle n’est plus dans le sable qu’une tache couleur de sable. Entre elle et Décosterd, il y avait maintenant la maison, elle n’a pas été vue ; elle arrive ensuite aux roseaux et au chemin dans les roseaux. Parvenue au bord de la Bourdonnette, elle a pris à gauche. Là était le sentier du garde-pêche ; en le remontant jusqu’à la grande route, on pouvait tourner le village, et elle devait le savoir, mais ne pas bien connaître le chemin. Elle allait dans le bas de la berge qui devenait toujours plus haute ; c’est pourquoi elle avait beau lever la tête : toute vue lui était cachée du côté du village, à sa gauche, par cette berge et par les arbres, et encore bien plus à sa droite où la haute falaise se dressait tout d’un coup avec son manteau de sapins. Toute vue lui était cachée et elle hâte alors le pas plus encore, comme inquiète et pressée de mieux pouvoir s’y reconnaître ; puis peut-être qu’elle se rendait compte que le chemin allait être plus long qu’elle n’avait cru. Elle venait ainsi d’entrer dans la partie la plus étroite du défilé où on se trouve en plein taillis et au-dessous de vous la Bourdonnette fait un grand bruit de voix, comme quand, chez Milliquet, la salle à boire était pleine, avec des discussions partout et des coups de poing donnés sur les tables. Elle n’a pas entendu tout de suite qu’on marchait un peu au-dessus d’elle dans les buissons. Il est sorti du milieu du bruit, comme une fois déjà, chez Milliquet, sur la terrasse ; il a été tout à coup devant elle, elle reconnaît le Savoyard. Elle n’a pas poussé le moindre cri ; lui non plus ne disait rien, ayant sous sa moustache un rire silencieux qui faisait voir ses dents. Il venait sur elle les bras tendus, elle fait un saut en arrière. Elle a vu promptement que, si elle prenait par le chemin pour revenir sur ses pas, il y avait grand’chance qu’il lui fût coupé et son mouvement naturel la porte à s’écarter de lui le plus possible, parce qu’il venait de haut en bas ; puis c’est aussi peut-être la confiance qu’on a dans la jeunesse de son sang, la solidité de son souffle ; alors elle se jette en plein taillis, en pleine pente, empêchée, mais défendue par la résistance de l’épais branchage qu’il faut faire céder d’abord, mais qui ensuite va en arrière avec force, et lui le reçoit en pleine figure. Il a été arrêté une seconde ; ce peu de temps lui a suffi, à elle, pour se laisser tomber dans le bas du talus ; là, elle se débarrasse de son manteau, on l’entend qui éclate de rire. Une haie de vernes poussant drû sur le bord de l’eau s’était présentée, en même temps qu’il y avait là un dernier escarpement ; elle s’y jette, les pieds lui manquent, mais elle a eu le temps de lever les mains dans les branches et les avait prises à pleine poignée, de sorte qu’elle s’y retient et y reste un instant suspendue, puis son poids l’a portée vers en bas, tandis que le Savoyard est arrêté de nouveau. Elle l’entend jurer, elle va en avant, elle tombe dans l’eau, elle s’y avance, troussant sa jupe ; elle entend, parmi le bruit qu’elle fait dans les pierres et qui s’ajoute à celui du courant, qu’il doit l’avoir appelée, qu’il lui a crié quelque chose, mais, lui ayant jeté un regard par-dessus l’épaule, la voilà de nouveau qui éclate de rire, parce qu’elle a vu qu’il venait de perdre sa casquette et le rouleau défait de ses cheveux lui pend jusque dans les yeux. Elle hausse les épaules au-dessus de sa gorge qui se renfle, toute pleine de rires et d’air ; elle est comme quand on joue à un jeu, tout en levant les bras et les tenant écartés pour ne pas perdre l’équilibre, tandis que lui derrière elle glisse et tombe. Elle rit, elle se porte en avant, et lui, dans ce même moment, se jette vers elle d’un mouvement furieux, mais déjà tout le lit de la Bourdonnette les séparait où il glisse et va de côté, les bras dans l’eau jusqu’aux épaules. Elle, elle était déjà arrivée sur l’autre rive ; là, elle s’était mise tout de suite à grimper. Là le terrain aussi changeait complètement de nature. C’était sous les sapins tout un étagement de bancs de pierre tendre, que des paliers en pente raide, couverts d’une mousse épaisse, séparaient ; le tout s’élevant jusqu’à une très grande hauteur et à la hauteur de midi dans une ombre où il y avait, au-dessus de vous, des ouvertures comme celles d’un tunnel avec des puits de soleil, pointus du bas. Ils faisaient des ronds sur la mousse. Elle a été dans un de ces ronds de soleil, un instant ; elle grimpait à la pente en s’aidant des pieds et des mains. Elle n’a plus été dans le soleil ; elle grimpait à la terre noire, une terre comme du marc de café dont les grains vous entrent dans la peau. La mousse par touffes entières et larges plaques sans épaisseur venait entre ses doigts ; elle mordait avec ses doigts comme avec des dents dans cette mousse. On a pu voir qui elle était. Oh ! on peut voir de nouveau qui elle est, tandis qu’elle s’élève ainsi dans sa jeunesse et sa force, contournant un de ces bancs de roche ou bien s’y attaquant de face en s’accrochant aux racines qui pendent dans leurs fentes comme des barbes ou des cheveux. De temps en temps, elle se retournait. On le voyait qui ne pouvait pas suivre. Il avait été distancé. Il était tête nue, les cheveux en désordre, hors de souffle ; sa ceinture rouge s’est défaite, elle se met à traîner derrière lui ; d’où l’obligation pour lui de s’arrêter et de nouveau il perd du temps. Elle gagne du terrain, elle met entre eux deux toujours plus de distance. Et voilà qu’elle arrive dans le haut du ravin. Devant elle, à présent, était ce dessous de forêt allant à plat, avec ses hauts troncs espacés, qui laissaient entre eux toute la place qu’il fallait pour qu’on y pût circuler librement. Elle pouvait prendre aussi bien à droite qu’à gauche ou devant elle, pouvant être ramenée facilement à la grève si elle prenait à droite, pouvant gagner rapidement la route et les lieux habités, si elle prenait à gauche. Elle aurait eu toute l’avance qu’il fallait si elle n’avait pas été celle qu’elle était. Mais, tout à coup, on la voit qui s’arrête, puis elle revient en arrière, elle se penche sur le bord du ravin : « Est-ce que vous venez ? disait-elle… On vous attend… » Elle se tenait tout à fait sur le bord de l’escarpement d’où elle se penche vers le Savoyard : « Oh ! le lâche ! le lâche ! il n’ose pas ! » car il n’était pas reparti encore, mais le mot l’a atteint, alors il se jette en avant.

— Ah ! enfin vous voilà ! disait-elle.

Elle n’avait toujours pas bougé, tandis qu’il se tirait vers en haut de nouveau ; elle n’avait pas bougé, s’étant penchée au contraire davantage pour mieux le suivre des yeux, mais il se trouve que le devant de la ravine est en surplomb ; il y a un avancement de terre meuble portant à faux qui brusquement cède sous elle ; la pente presque verticale la reçoit aussitôt et la maintient droite par ses deux épaules ; elle glisse de haut en bas, elle glisse droit au Savoyard dans la mousse et la terre noire où ses talons ont fait deux raies ; elle le voit droit au-dessous d’elle montant à elle rapidement (ou il semble monter à elle), sans plus avoir besoin de faire aucun mouvement ; elle voit ses dents qui se montrent sous la moustache, il n’a eu qu’à ouvrir les bras ; seulement le choc a été si fort qu’il tombe à son tour, pendant qu’il l’a prise et il lui a passé les bras autour du corps et serre de toutes ses forces ; il fait demi-tour sur lui-même ; l’élan qu’elle a lui fait faire demi-tour sur lui-même et il est amené du côté de la pente, tandis qu’elle, elle est du côté du vide où elle penche, puis elle est entraînée, et lui y est entraîné avec elle ; ils roulent l’un par-dessus l’autre ; pourtant il ne l’a pas lâchée, elle sent par moment tout son corps contre le sien, son souffle dans son cou et la chaleur de sa figure vient sur la sienne parce qu’il avance la bouche ; ils tournent, ils tournent plusieurs fois ; tantôt on a la terre, tantôt toute la hauteur de l’air sous les yeux par un renversement du monde ; il y a une grande odeur forte ; ça sent âcre, ça sent mouillé, ça sent le pourri et la feuille morte ; puis elle sent aussi cette odeur plus menaçante et de plus en plus proche, parce qu’il y a tout à coup arrêt, ils viennent de heurter un tronc qui les retient ; il est sur les genoux, elle, elle est couchée sur le dos, elle voit des yeux qui s’avancent, s’avancent encore, grandissent, prennent toute la place devant elle en venant à elle ; il ne l’a toujours pas lâchée, il a toujours les bras passés autour de son corps ; mais c’est qu’on ne la connaît pas encore ou pas encore tout entière ; d’un brusque mouvement, elle fait que les yeux la quittent, elle leur ravit son visage qu’elle détourne et tord offrant sa nuque qui se soulève et son corsage s’ouvre alors de haut en bas ; on entend le soupir qu’il pousse, puis le soupir n’est pas fini qu’une espèce de cri étouffé prend sa place, il ramène à lui sa main gauche, elle est debout et il est debout, mais moins vite qu’elle ; il secoue par deux fois son poignet à cause du sang qui y coule ; il a couru, elle court devant, il la rattrape par la manche, la manche cède ; voilà comment on est traitée, ah ! qu’est-ce qu’on nous veut parmi les hommes ? où faut-il fuir ? que faut-il faire ? mais ses belles épaules brillent alors dans le soleil qui tombe de nouveau sur elles, et c’est de nouveau la rivière ; il a perdu du temps ; on voit sur sa main gauche les minces petits traits entrecroisés qu’y fait le sang, et cette fois la colère chez lui est la plus forte, c’est pourquoi il mesure mal ses gestes ; elle a encore le temps de prendre à droite dans le lit même de la rivière, craignant sans doute d’être arrêtée sur l’autre bord ; elle remonte le courant, elle est dans l’eau jusqu’aux genoux, mais les cailloux glissants du fond sont venus à son secours, car lui a des souliers ferrés et elle des espadrilles, c’est pourquoi elle persévère ; de nouveau, elle peut tourner la tête, elle le voit qui glisse à chaque pas tout aveuglé par les éclaboussures de l’eau, tombant parfois sur les genoux et sur les mains, elle pousse son rire clair, qui l’éperonne, lui, qui l’excite quand même ; de plus en plus, la Bourdonnette s’élargit, de plus en plus quittée par l’escarpement du ravin qui laisse place au vallon qui commence ; sur la gauche, on voit les gravières ; le courant devient plus lent, l’eau moins profonde…

Elle est belle dans le soleil. Il voit encore cette beauté.

Mais il a vu en même temps que cette beauté va lui échapper, parce que la petite maison de Bolomey est parue avec son toit bas qui touche par derrière la pente d’herbe où elle est à moitié enterrée : et, de la petite maison de Bolomey, Bolomey sort.

Il se tient un moment sur le pas de sa porte sans comprendre, puis rentre chez lui.

Elle avait quitté le lit de la rivière ; le Savoyard lui aussi l’avait quitté, tâchant de prendre en travers de la pente pour lui couper le chemin.

Bolomey reparaît, une carabine à la main.

L’autre voit briller encore une fois devant lui les belles épaules, et un court instant la beauté luit encore à ses yeux ; puis il n’y a plus eu, pour lui, même cette possession. Ça s’en va. La beauté s’en va, elle s’est éteinte.

Il n’y a plus eu que ce petit homme à la peau jaune et à la moustache tombante, lequel s’est avancé tranquillement, fait encore tranquillement deux ou trois pas ; puis, comme le Savoyard ne s’était toujours pas arrêté, on le voit qui fait basculer les canons de son fusil et y glisse les cartouches…

Elle respire profond. Son souffle lui est descendu sous les côtes ; il lui monte jusque dans ses épaules qui se haussent, faisant un grand pli dans la peau de l’un et de l’autre côté de son cou.

Elle s’est laissée aller du dos contre le montant de la porte. Il fait bon. Elle respire profond, sa tête va de côté. Il fait bon et beau dans le monde. Le ciel est de nouveau d’une seule pièce au-dessus de vous il est de nouveau dans l’immobilité. Elle respire encore une fois profond, elle respire le bon air comme une chose bien gagnée. Elle va avoir la liberté, — elle avait oublié qu’il y avait quelqu’un là…

C’est Bolomey, il a sa carabine sous le bras, il a dit :

— Il vous faut entrer, Mademoiselle…

Il baisse les yeux en parlant, alors voilà qu’elle les baisse aussi :

— On va tâcher de vous trouver des habits, quand même on n’est pas riche, surtout en habits de femme…

Il est entré le premier.

Et il vient de passer dans la chambre voisine ; c’est de là qu’il a appelé Juliette :

— Écoutez, je vous ai trouvé une veste, Mademoiselle. C’est une de mes vestes de chasse. Si vous voulez venir, il y a du fil et des aiguilles sur la commode.

Le grand ciel est parti. Le beau paysage sous le ciel est resté derrière la porte. C’était une petite chambre sans beaucoup d’air, et où, malgré le grand jour, il fait sombre. Il est sorti, il l’a laissée seule. Docilement, elle a fait ce qu’il lui a dit de faire. Elle a mis sur ses belles épaules la veste de toile gris vert avec une large poche derrière et où des boutons de métal figurent des têtes de sanglier. Elle se regarde dans une petite glace tachée de noir. Elle recoud sa jupe dont les larges lambeaux lui pendent sur les pieds, découvrant le genou…

Rouge était rentré depuis un moment déjà ; son entretien avec Milliquet n’avait pas duré longtemps. Il n’y avait pas plus d’une demi-heure qu’il avait quitté Décosterd que Décosterd l’a vu qui revenait ; il marchait la tête en avant, comme si sa tête avait été trop lourde ; sa casquette mise en arrière comme si sa tête avait enflé. Son teint était encore plus noir de sang que d’ordinaire autour et au-dessus de sa moustache qui semble être devenue plus claire et avoir blanchi davantage, tandis qu’une grosse veine à sa tempe se gonfle, une autre grosse veine est tendue sur le côté de son cou.

Il est venu, il n’a rien dit.

Il s’arrête devant Décosterd qui travaillait toujours à ses filets et continuait à aller avec la navette dans les mailles ; Décosterd l’a regardé de son seul œil, mais qui voyait aussi clair que deux, le regarde vite une fois, mais ne lui a rien demandé. Et Rouge n’a rien dit. On ne lui a rien demandé, parce qu’il n’y en avait pas besoin ; on voit Décosterd qui prend son couteau, coupe le fil, ferme la lame de son couteau.

Rouge fait encore un mouvement avec les épaules. Son maillot de coton s’était déboutonné.

En avant de l’embouchure de la Bourdonnette, là où l’eau a une couleur jaune, une colonie de mouettes faisait des points blancs, étant éclairées de ce côté-ci (et elles font des points noirs quand elles sont éclairées de l’autre côté).

Et Rouge tout à coup :

— Tu n’as pas vu Juliette ?

On voit que la maison est extraordinairement tranquille, sans rien qui bouge sur la grève, ni aux alentours, ni sur le toit, ni aux fenêtres : nulle fumée, nul reflet dans ses vitres, et nul oiseau, poule ou canard, ni même nul moineau attiré par les miettes ; et Rouge :

— Juliette ? Tu ne l’as pas vue ?

— Non.

— Elle n’est pas sortie ?

— Je ne sais pas ; je n’ai pas bougé d’ici.

L’inquiétude pousse Rouge en avant. Il va jusque sur le devant de la maison ; il écoute, debout sur le pas de porte. Il écoute, on n’entend rien. Il est entré dans la cuisine, il fait crier exprès le banc, parce que peut-être qu’elle dort. Rien. Il appelle : « Juliette ! » il élève la voix : « Juliette ! »

Il voit cette porte neuve avec sa peinture toute fraîche et se tient devant un instant, comme si elle allait s’ouvrir ; elle ne s’ouvre pas, il heurte…

Ah ! comment est-ce que le cœur est ainsi renseigné d’avance ? il savait bien qu’on ne répondrait pas.

Il sort, il crie à Décosterd :

— Tu n’as pas vu si elle a pris les rames ?

Et Décosterd répond quelque chose, mais lui est déjà dans la remise parce qu’il est facile d’y aller voir : d’ailleurs il savait d’avance que les rames seraient là.

Elles y sont ; il le savait bien. Il faisait sombre sur les pierres plates. Les pierres ont pris une couleur mouillée, toute la grève autour de lui est comme quand il a plu ; les roseaux plus loin sont devenus gris, ayant perdu leur belle couleur blanche et verte. Ils sont blancs en bas, verts en haut, mais pas pour lui, quand il entre dedans, ayant voulu quand même aller voir aux bateaux, parce qu’on ne savait jamais avec elle : c’est capable de partir sans rames, comme il se dit encore sur le sentier entre les deux murs de roseaux ; mais en même temps il n’y croit pas, et, en effet, les deux bateaux sont là. La Juliette est là, bien repeinte, le dehors vert, le dedans jaune ; elle attend sagement qu’on vienne, au bout de sa chaîne, et on n’est pas venu, et on ne vient pas. Ah ! il n’y a personne, et il fait mouillé, noir, dans l’air ; il fait noir sur la falaise où il lève maintenant les yeux, et où il n’y a personne entre les buissons épineux, les petits chênes, les touffes de saponaire à fleurs violettes, et aux hautes tiges ; personne non plus là-haut sur ce bord frangé de mousse, dans cette mousse dont on voit pendre les franges entre deux troncs penchés dont le branchage est dans le ciel.

Il a regardé encore partout, longtemps.

Et c’est longtemps après, comme il s’en revenait, mais il n’a pas deviné d’abord que c’était elle.

Il a vu Bolomey, il a vu seulement qu’il y avait quelqu’un avec Bolomey.

Bolomey va à la rencontre de Rouge ; elle, elle attendait plus loin dans la veste trop large pour elle et qui avait des boutons de métal sur lesquels on voyait des têtes de sanglier.

Elle attendait, lui ne l’avait pas reconnue ; puis on voit que Bolomey l’a abordé ; alors tout à coup Rouge lève la tête.

On l’entend qui a dit à Bolomey :

— Combien en as-tu, de ces fusils ?

Il avait regardé à terre longuement, puis brusquement avait levé la tête ; il pose la question.

Il recommence :

— Il te faut m’en prêter un. On pourrait en avoir besoin.