La Beauté sur la terre/13

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éditions Mermod (p. 227-275).


XIII


Elles étaient les trois, Madeleine, Marie et Hortense ; elles étaient trois filles avec deux corbeilles.

Elles allaient au-dessus du ravin de la Bourdonnette sous les grands sapins, et, de temps en temps, se mettant à genoux, elles tiraient sur la mousse qui venait par plaques. C’était le vendredi soir. Elles tiraient sur les plaques de mousse, puis les rangeaient à plat dans les corbeilles qu’elles empoignaient ensuite par l’anse ; mais quelquefois les troncs trop rapprochés les forçaient d’aller l’une derrière l’autre, tandis qu’ailleurs au contraire ils poussaient séparés par une grande distance avec leurs énormes colonnes où il y a une poix blanche qui coule comme quand une bougie brûle mal. On fait la cueillette de la mousse pour les guirlandes et on est trois filles et point de garçons, parce qu’ils ont tous été retenus à la Fleur-de-Lys par les clous à planter, les fils de fer à tendre.

Au-dessous d’elles, il y avait le bruit de l’eau. Juste à côté d’elles, commençait la belle pente verte et rouge, avec ses aiguilles en tapis sur les replats, ses petites parois de rocher ; et, par endroits aussi, de la mousse, mais ce n’est pas la bonne, y pend. C’est de la mousse comme de la barbe, quelquefois blanche, d’autres fois jaune, non pas la mousse verte qu’il nous faut. Elles sont donc allées, longeant le bord du ravin sans y descendre, se baissant, puis se relevant, et les trois ensemble et puis séparées, puis elles s’appellent de loin en riant. Brusquement, elles s’étaient tues.

C’est au moment où elles revenaient à leurs corbeilles qui étaient presque pleines ; Marie avait dit :

— Vous avez entendu ?

Dans le fond du ravin, parmi le bruit de l’eau, un autre bruit était venu ; c’était comme quand on marche sur une branche sèche, et la branche casse, puis une pierre se déplace sur une autre pierre en grinçant.

— Vous avez entendu ?

Et on dit que ces bois, à présent, sont pleins de brigands. On raconte l’histoire du Savoyard et de Juliette (vous savez, la nièce à Milliquet, celle qui est chez Rouge pour le moment, parce que Milliquet l’a chassée) ; et il paraît qu’elle doit venir à la fête dimanche…

— Pas possible !

— Si ! elle est invitée…

Puis de nouveau Marie : « Vous avez entendu ? » alors elles avaient vite été toutes les trois en arrière, de façon que le bord de la pente les masquât.

C’était au-dessous d’elles, elles tendent le cou : on voyait bouger les feuilles des vernes poussant en rideau de l’autre côté de la rivière ; et tout à coup Marie : « Regardez ! »

Elle montre du doigt entre les feuilles un chapeau de paille qui est paru, puis se recache ; mais ensuite, changeant de voix :

— Eh ! Monsieur…

Elle s’est avancée tout à fait, elle se penche sur le vide, elle appelle :

— Eh ! Monsieur.

Elle appelle plus fort, les deux autres l’ont suivie :

— Eh ! Monsieur ! Monsieur !

On ne répond rien. Les feuilles des vernes sont immobiles.

On n’aperçoit plus le chapeau.

Elle a ri.

— C’est peut-être un Allemand ?

Pendant que les deux autres la tirent en arrière, mais elle :

— Eh ! mein Herr

Et rien. Et alors :

— C’est un Anglais. Eh ! sir

Parce qu’on parle trois langues quand on veut ; mais il faut croire qu’aucune des trois n’a été comprise. De nouveau on s’en va en se baissant le long des vernes, sous leur couvert ; même le chapeau ne se montre plus ; alors voilà Marie qui se tourne vers nous :

— Vous ne savez pas qui c’est ? non ! Vous ne l’avez pas reconnu ?… Maurice, voyons, Maurice Busset. Il n’y a que lui qui ait…

— Où est-ce qu’il va comme ça ?

— Oh ! où il va !

— Et Émilie ?

— Oh ! Émilie…

Voilà qu’elles se regardent entre elles toutes les trois, puis Marie a haussé les épaules.

Mais le temps presse ; elles ont réempoigné les deux corbeilles. Elles parlaient beaucoup. Elles parlaient assez bas et assez vite toutes les trois.

— Eh bien oui, c’est comme ça… Et Maurice lui a fait dire par Décosterd qu’on l’attendait… C’est le bossu qui doit l’amener… Le petit ouvrier italien, tu sais bien, parce qu’il va souvent chez Rouge et il joue de l’accordéon.

— Pour qui ?

— Pour elle.

— Alors ils viennent ?

— Oui, ils viennent. Ils seront les deux et les garçons se sont entendus.

— Mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils vont faire ?

— On ne sait pas très bien, mais tu n’as qu’à le demander à Maurice ou au grand Alexis.

— Ah ! oui, je serais bien reçue…

— Ah ! je comprends, disait Madeleine.

Elles parlaient beaucoup, elles avaient les dents brillantes. Elles allaient avec leurs corbeilles, qu’elles posaient à terre par moment ; puis elles repartaient avec leurs corbeilles. Et peu à peu on rentrait dans le monde qui venait à vous par une espèce de grande voûte sous laquelle le jour blanc s’avance à votre rencontre avec ses mouches et ses bourdons. On entendait jusqu’ici planter les clous. On arrive dans un taillis. C’est une ancienne clairière. On voyait les hauts poteaux électriques avec leurs anneaux de peinture rouge et l’inscription : Danger de Mort, qui vous fait rire. Un merle est parti à plat devant elles, en battant des ailes avec de grands cris, et elles ont marché un petit moment encore entre deux haies qui empêchaient de rien voir. Puis, tout à coup, c’est là. Tout à coup, ces grands bâtiments se sont présentés de travers sous leurs larges toits rapiécés avec un nom sur le plus important, où on lit, écrit en tuiles neuves : La Fleur de Lys ; et, plus bas, il y a une fleur de lys figurée. Ce bâtiment était celui de l’auberge ; il y avait devant deux grands tilleuls ; sous le tilleul, des bancs, des tables. Elles venaient avec leurs corbeilles. On les a vues venir. Les garçons montés sur des échelles tapaient à coups de marteau sur les clous ; on les appelle, on leur dit : « Ah ! c’est vous. Eh bien, arrivez… » C’est la fête qui commence. On voyait que c’était un peu plus loin que l’auberge elle-même, et un peu en arrière des autres dépendances : c’était un toit tenu en l’air par rien, tandis qu’il y avait tout autour, en guise de murs, le beau vendredi soir et la belle soirée. Un paysage servant de mur est sous les quatre côtés du toit et sur chaque côté est un paysage différent. Les garçons étaient toujours sur leurs échelles, et les filles autour des tables s’occupaient à dérouler des drapeaux, à sortir des écussons en carton et des roses en papier de soie de leurs boîtes. On a vu que Maurice, en effet, n’était pas là ; et qu’Émilie n’était pas là, elle non plus. Et lui maintenant, on sait où il est, mais elle ? Ils continuaient à taper sur leurs clous en haut des échelles, et les trois filles, Marie, Hortense, Madeleine, étaient arrivées avec les corbeilles, puis elles se sont assises autour des corbeilles, c’est-à-dire qu’elles étaient assises sur la table, les jambes pendant dans le vide, bas bruns, bas blancs, et puis il y a aussi les bas à la mode, qui sont couleur chair, — tenant entre leurs doigts de la ficelle, puis on tire à soi les brins de mousse dont on fait des bouquets. La fête qui se prépare. On venait d’allumer les lampes électriques. C’est un travail silencieux qu’on fait, nous autres, du moins, les filles (et s’il n’y avait pas les langues), mais les coups de marteau viennent nous déranger ; c’est pourquoi il faut bien qu’on dérange aussi de temps en temps ceux de là-haut. On les appelait. Les beaux murs faits en paysages sur les quatre côtés du pont de danse étaient partis ; quatre murs noirs étaient venus prendre leur place. Et en dedans des murs on a encore mangé. C’est la Société de Jeunesse qui invite ces demoiselles. On avait apporté du pain, du fromage, du saucisson froid, de la salade et, dans beaucoup de litres en verre blanc, du vin blanc. On avait bu, mangé, trinqué. Ensuite les garçons étaient remontés sur les échelles ; et deux ou trois filles ont haussé vers eux à pleines mains le gros serpent vert sentant bon, frais à tenir, mais lourd encore d’humidité et que son poids faisait descendre jusqu’au plancher de place en place. Les garçons là-haut tiraient sur la corde ; les filles levaient les bras, suivant le mouvement. L’une après l’autre elles s’approchaient et tendaient vers eux la guirlande : alors on voyait, sous l’étoffe mince du corsage en toile blanche ou en mousseline, une poitrine se hausser, une grosse, puis une plus plate et, après des bras ronds, des minces. Ça sentait les branches de sapin, ça sentait amer et mouillé. On a bu encore, on a trinqué. On voyait, dans le gros boyau vert pendant entre les piliers de bois, les petits ronds roses, jaunes, blancs, rouges, des roses en papier, et dessous on levait les verres. On trinquait : « À ta santé ! » « À la tienne ! » Ça faisait un petit bruit, ça faisait comme quand la chèvre en tirant sur une touffe d’herbe fait tinter sa sonnette, puis les rires venaient par-dessus. Et de nouveau on enfonce un clou. Il y en a un qui n’a pas tenu, il faut le remplacer. Une dizaine de garçons, autant de filles. Et jusqu’à onze heures passées. On a entendu sonner onze heures, tellement l’horloge du village les a sonnées lentement ; c’est sa coutume, parce qu’elle est très vieille. Elle sonne les heures avec tant de lenteur qu’elle finit toujours par se faire entendre, et, si continu que soit le bruit, par y trouver une fissure et par venir dedans vous dire : « C’est le moment, » sans en avoir l’air. Pas moyen de ne pas entendre. Il a bien fallu s’en aller.

Ils se donnaient le bras, garçons et filles. Ils sont rentrés en se donnant le bras. Ils ont pris par la route et ont passé la Bourdonnette, puis ont tourné vers le village. Ils chantaient. On chante une chanson, puis on en chante une autre ; on chante toutes les chansons qu’on sait. Seulement, quand l’une est finie, et avant qu’on passe à la suivante, il y a toujours un petit moment de silence, et c’est pendant un de ces moments-là. Un des garçons a dit : « Vous entendez ? » ils se sont tus tous ensemble. On a entendu l’accordéon.

Tout là-bas du côté du lac, derrière les arbres et la nuit, et très faible d’abord parmi le bruit de l’eau, mais qui finissait par percer ; alors ils ont ri :

— C’est le Bossu… C’est Rouge qui le fait venir pour la distraire… Mais, disaient-ils, elle aura mieux chez nous…

— Si le bossu l’amène, il va être volé… On aura la musique Potterat, huit musiciens de premier choix… Et il faudra qu’il s’encourage s’il veut leur faire concurrence.

« N’est-ce pas, disait-on, c’est le syndic lui-même, M. Busset, qui avait téléphoné aux gendarmes, rapport à ces deux coups de feu ; seulement il paraît que Rouge n’avait fait que tirer en l’air. L’homme du youyou était d’ailleurs dans son tort. L’affaire n’avait pas eu de suite. N’empêche que notre syndic commençait à être inquiet ; il nous disait : « Il est grand temps que ce commerce finisse. » Il avait été voir le juge. Le jugement devait être rendu trois jours après la fête. Rouge et Milliquet devaient être entendus contradictoirement (si toutefois ils étaient présents tous les deux, ce qui ne semblait pas probable) — à la suite de quoi, on leur ferait connaître la décision prise. Il semble assez qu’elle ne leur aurait donné raison ni à l’un, ni à l’autre. On ne pensait pas que la fille serait rendue à Milliquet puisqu’aussi bien il l’avait laissée mettre à la porte de chez lui ; on ne pensait pas non plus qu’on permettrait à Rouge de la garder. En conséquence, il ne resterait plus qu’à la placer dans un asile en attendant sa majorité. Seulement, Rouge nous avait avertis : « Si les gendarmes viennent, je fais tout sauter. » C’est ce qui explique l’inquiétude du syndic et que la curiosité du monde ait recommencé à s’échauffer, s’échauffant d’autant plus qu’on se rapprochait davantage du moment où le jugement devait être rendu. Le malheur avait été d’avoir laissé traîner l’affaire à ce point-là, mais c’est que les autorités auraient autant aimé sans doute n’avoir pas à s’en occuper et l’auraient fait si elles avaient pu, ce qui leur aurait épargné des ennuis, des lettres à écrire, des démarches, Dieu sait encore quelles complications par la suite ; — d’ailleurs Rouge n’avait jamais fait de mal à personne, et à elle non plus, au contraire, car que serait-elle devenue sans lui ? et il ne semblait pas que les bruits qui avaient, bien entendu, couru sur leur compte fussent conformes à la vérité ; tout au plus, donc, l’histoire aurait-elle pu faire causer encore un peu et puis elle aurait été oubliée… Mais, qu’est-ce que vous voulez ? Milliquet avait porté plainte… »

On voyait ce café désert, cette terrasse aux tables décidément trop grandes et d’un vert trop voyant ; on voyait Milliquet tourner autour. On voit encore, ce samedi-là, qu’un orage se prépare (il a éclaté dans la soirée). Les hommes ont parlé un peu devant les portes où ils étaient en train de faire aller le balai, comme de coutume, pendant que, s’ils avaient des filles, celles-ci se préparaient, et, s’ils avaient des garçons, les garçons faisaient de même. C’est des fêtes qui durent plus ou moins officiellement du samedi au lundi soir ; alors, pour ce qui est du bétail à soigner, les fils s’arrangent avec leur père ; pour ce qui est du ménage, les filles s’entendent avec la mère. Puis elles peuvent aller dans leur chambre se faire belles, ayant d’abord été chercher à la fontaine un plein seau d’eau pour leur toilette. Et les garçons prennent dans le tiroir leur rasoir avec de la poudre de savon. Le temps lourd faisait trouver bon de quitter son vieux linge pour en mettre du propre, une chemise blanche ; ou une de ces robes de mousseline de rien du tout avec point de chemise (quelquefois, c’est la mode, ou aussi peu de chemise que possible). On met une robe blanche ou rose, une robe de mousseline ou de petite soie légère. Et les filles se préparaient, les garçons se préparaient.

Et voilà que cet autre se préparait aussi, mais sans que personne s’en doutât. Derrière les remises, dans le fond du passage, ayant fermé sa porte à clé, il a fait un premier paquet. C’est le samedi soir ; il prend un sac de toile qu’il bourre jusqu’au bord, puis il le ferme d’un double nœud. Il va le poser dans un coin. L’autre paquet, il le garde près de lui : c’est un paquet qu’on connaît bien, et qu’on reconnaît facilement parce que l’enveloppe de toile cirée qui boutonne sur le côté ne lui ôte rien de sa forme. Celui-ci, il le garde à portée de sa main, pour se le passer le moment venu autour du corps par la courroie, et l’autre est prêt… Il avait reporté à la clientèle les chaussures de toute espèce qu’on lui avait données à réparer : celles qui restaient étaient en ordre sur leur planche. À ce moment, la musique Gavillet avait commencé à se faire entendre. Par-dessus les toits, on voyait le bois assez surélevé par l’autre côté du ravin et c’était justement à la corne du bois où la ligne des sapins s’est mise à trembloter avec ses dents de scie sur une bande de ciel bleu. On n’a pas remarqué que le bossu était sorti avec ses deux paquets. Maintenant il avait trois bosses. On pouvait très bien voir ses trois bosses ; il ne faisait pas assez sombre pour qu’on ne pût pas les voir. Il n’y avait pas eu place pour les trois dans son dos et elles débordaient sur les côtés de sa personne, l’une à droite, l’autre à gauche : la troisième ne pouvait pas se déplacer. Il monta la ruelle, car notre place n’est pas ici. Il a passé près de la gare. On n’a ensuite qu’à longer la voie-ferrée, et suivre pour cela la grande route, qui se met à descendre, ce qui l’oblige à des lacets, mais là le bossu l’a quittée. Il a pris à gauche. On était ici tout près de la musique ; il n’y avait plus rien entre elle et nous que la distance qui va à plat d’un bord à l’autre du ravin : elle lui soulevait l’épaule, cette musique, elle lui tournait derrière ses bosses, elle lui dansait sous les côtes ; ça le faisait aller plus vite, bien qu’il glissât sur le gazon et sur le côté des mottes pleines de sécheresse, où le grillon perce ses trous. On a vu bouger le viaduc comme s’il était en fumée. Lui vise sur le côté du fantôme blanc, là où les arches entrent de plus en plus dans la pente et sont coupées obliquement par elle, devenant de plus en plus basses ; il a été vers la plus basse de ces arches, sous laquelle il y a juste la place pour se glisser. Il y entre, il y est entré. Il en est ressorti. C’est fait.

Car il n’avait plus que deux bosses ; il a été comme il était toujours quand Décosterd venait le chercher ; il n’avait plus son sac, mais seulement ses deux charges ordinaires, comme quand il devait, et il le devait ce soir encore (ce samedi), aller chez Rouge ; seulement il a vu qu’aujourd’hui, il allait être en retard, c’est pourquoi il presse le pas. En effet, Décosterd l’attend. Comme il arrive dans la ruelle, il a vu que Décosterd est là et devait être là depuis un assez long moment, car Décosterd lui a dit : « D’où sortez-vous ? Heureusement que vous arrivez. J’allais m’en retourner tout seul et qu’est-ce que Rouge aurait dit ? » mais enfin le bossu était là. Et il a suivi Décosterd qui s’est mis à parler tout de suite, mais d’autre chose.

Pendant que les deux hommes allaient ensemble, Décosterd disait : « C’est entendu. On détachera le bateau… Et, vous, vous amenez Mlle Juliette. Et, là-bas, les garçons savent ce qu’ils ont à faire. Et vous n’avez rien à craindre, vous savez, parce que vous serez bien gardés en cours de route. Bolomey fera sa tournée… »

Le bossu hochait la tête.

Ils ont assisté à un premier orage, ce soir-là. C’est comme ils s’étaient assis tous les quatre devant la maison, et Rouge disait à Urbain : « Plus fort. »

C’était à cause de la musique de la Fleur-de-Lys qui descendait jusqu’à nous poussée par un peu d’air le long de la Bourdonnette et dans le même sens qu’elle ; elle impatientait Rouge : « Est-ce qu’ils ne vont pas se taire ?… Allons, plus fort, M. Urbain. » Ils étaient assis sur le banc. Tout à coup, il y a eu un brusque changement dans la circulation de l’air, le vent s’est mis à souffler du sud-ouest.

On avait vu toute la cavalerie des vagues sauter en selle. On avait vu venir ces cavaliers qui avaient des panaches blancs.

L’orage pendait en arrière des montagnes de Savoie par une sorte de rideau où les éclairs faisaient des taches roses ; la cavalerie a pris le galop. Nous, dans le fond de notre baie, sur notre banc, on la voyait passer au large par longues files bien alignées et vues en profondeur sous les panaches blancs qu’elle a ; par rangs profonds que l’éclair creuse, puis réabandonne à la nuit.

Le vent soulevait les petites pierres à notre droite et nous les faisait venir contre la joue ; il les faisait venir sur notre côté et de la droite vers la gauche, avec d’autres objets faisant un drôle de bruit comme du papier, ou des branches sèches, une feuille de fer-blanc, on ne savait pas trop, puis c’est le dessus d’une boîte en carton. Il ne pleuvait pas.

Et on criait terriblement sous la falaise, pendant que Rouge disait : « L’orage ne sera pas pour nous. »

On lui voit le visage avec toute la moustache, puis qu’il y porte le tuyau de sa pipe.

On lui a vu toute la figure avec une moustache en ouate vers laquelle il a eu le temps de faire monter le tuyau de sa pipe et elle a eu le temps de monter ; puis sa figure s’en va, il n’a plus de figure ; mais l’orage s’en allait déjà, lui aussi.

Le bossu est parti d’assez bonne heure ; c’est ce samedi soir : Décosterd, comme toujours, l’avait accompagné.

Et Rouge a attendu qu’il fût parti, puis il a dit à Juliette : « Alors, votre paquet ?… Juliette, c’est demain soir… Juliette, vous n’oubliez pas ? »

Il faut dire qu’il était arrivé à la Fleur-de-Lys plusieurs échoppes, dont une où on vendait des pains d’épices, une autre où on vendait des glaces, une troisième, toute espèce de petits souvenirs pour grandes personnes et enfants. On faisait d’abord le tour des échoppes. Celle de la marchande d’épices était drapée d’andrinople rouge. Celle de la marchande de glaces était peinte en faux marbre. Un manège de chevaux de bois était arrivé aussi plusieurs jours auparavant et n’avait été d’abord qu’une voiture verte avec des fenêtres, sous laquelle pleurait un chien, tandis qu’un cheval blanc était attaché à un pieu ; maintenant deux hommes en chemises kaki et à bretelles américaines portaient chacun un cheval dans les bras ou à eux deux une nacelle blanche à cou de cygne ; puis il y avait eu encore ces peintures et sur le devant de l’orchestrion les quatre rangées de pavillons de cuivre superposés. Ça brillait, c’était beau à voir. La jeunesse est arrivée sitôt après midi et même quelques couples dans la matinée déjà. La jeunesse est arrivée de bonne heure le dimanche afin d’être sur place quand le bal commencerait et plus tard devaient venir les personnes d’âge mûr, parce que les hommes ont l’habitude de dormir, ce jour-là, jusqu’à trois heures. Au village, Milliquet avait eu encore quelques clients le matin, et même ils avaient été plus nombreux que de coutume, ce qui l’avait surpris agréablement ; mais hélas ! dès avant midi ils avaient tous vidé les lieux. Bien qu’il fût à présent près de trois heures, la terrasse restait vide, la salle à boire également ; et lui alors, debout sur le pas de la porte, en habits du dimanche avec col et cravate, tantôt on le voyait qui se tournait vers l’eau où il n’y avait pas la plus petite annonce d’une arrivée, tantôt vers le haut de la rue qu’il pouvait voir dans toute sa longueur ; — seulement rien ne s’y montrait qui ne lui tournât le dos aussitôt. C’est quand on sortait des maisons, puis on prenait dans la direction de la musique et du plaisir que le trombone vous promettait, venant de temps en temps par-dessus les toits avec une ou deux de ses notes. Jusqu’à Chauvy qui prend dans cette direction, sa petite canne, son chapeau melon, sa jaquette ; alors Milliquet lui crie : « Et, vous, où allez-vous ? » mais Chauvy lève sa petite canne.

— Voyons, disait Milliquet, voyons, vous, Chauvy !…

Mais Chauvy n’entend plus et Milliquet enfonce plus profondément les mains dans ses poches tout en haussant les épaules, jusqu’à ce que ça ait été le tour de Perrin qui habite la maison d’en face :

— Dites donc, Perrin, je vous conseille de vous dépêcher. Ça ne durera plus que deux ou trois jours, ce commerce…

L’autre le regarde sans comprendre.

— Oui, deux ou trois jours tout au plus… Et alors on verra bien qui aura le dessus, des honnêtes gens ou des coquins.

L’autre a compris, mais n’a rien répondu. Il monte lui aussi la rue. Et pour finir (mais c’est une chose à laquelle Milliquet s’attendait si peu que ce fut à son tour de ne pas comprendre tout de suite) il y a eu la petite Marguerite ; elle arrive, elle s’était fait belle :

— Je viens vous demander la permission d’aller un moment à la fête.

— Hein ?

Milliquet regardait la robe qu’elle avait mise, une robe rose en mousseline de coton avec une ceinture blanche, et elle avait des bottines noires, un chapeau de papier tressé :

— Vous… vous êtes folle…

Il commençait à retrouver ses mots, quand elle l’a interrompu :

— Oh ! a-t-elle dit, c’est qu’il faut que j’aille… Et puis il n’y a rien à faire ici.

— Hein ! il faut… il faut.

À ce moment, on a entendu s’ouvrir une porte ; une voix descend l’escalier :

— Voyons, vieil imbécile, tu ne peux pas l’empoigner par l’épaule. Est-ce que tu vas te faire rouler encore une fois ?… te laisser rouler par cette fille ?… Empoigne-la, je te dis, par le bras. Et puis ferme la porte à clé…

Mais il était trop tard. Marguerite s’était sauvée.

Et Mme Milliquet arrive, ployée en deux, la main sur les reins, le jupon de travers, traînant les pieds dans ses pantoufles ; elle criait :

— Tu vas lui retenir ses gages… tu garderas ses effets… elle ne rentrera pas ici. Tu entends, c’est moi la maîtresse… Toi, tu es saisi, tu es en faillite… Va te coucher, vieil imbécile, c’est ce que tu as de mieux à faire. Ah ! sale voleur…

Un claquement de porte. C’est comme ça que ça va sur la terre.

À une heure, les musiciens étaient arrivés. Ils étaient huit. C’est la musique Gavillet. C’est la plus belle et importante des musiques du pays. Ils avaient des complets gris de fer, des chapeaux de feutre noir, des cravates de soie noire, des chemises blanches à col rabattu ; ils ont d’abord été boire un verre dans la salle à boire. Ils ont bu debout devant le comptoir, étant pressés, et avaient chacun sous le bras son instrument soigneusement frotté au brillant belge. Ils sortent. Le piston a donné le signal par une sonnerie solo comme au service militaire. Et ensuite ça s’était mis à trembler doux jusqu’au village ; ça tremblait doux contre le bois, ça tremblait doux dans les cœurs.

Elle était venue, elle était toute seule ; elle avait pris par des chemins détournés. Il y avait ici trop de monde pour qu’on fît attention à elle, surtout entre les tours de danse. Elle allait le long des échoppes, le cherchant partout sans le trouver. Elle s’arrête, se tourne à droite, à gauche : ce qu’elle voit, c’est seulement une grosse main allant prendre dans une caisse de fer-blanc un personnage ayant sur la tête deux plumes, l’une rouge, l’autre blanche ; puis la main le place debout à côté d’autres personnages ayant comme lui les yeux faits avec du sucre blanc, la bouche faite avec du sucre rouge, ayant un col d’habit brodé, des brandebourgs. Il lui semble qu’on lui parle. Des automobiles arrivaient. Toute la jeunesse d’un village éloigné arrive aussi, en grande toilette et eux sont venus à bicyclette, sur des bicyclettes toutes grises de poussière, mais dont les guidons sont garnis de fleurs et enguirlandés. Et c’est comme ça sur la terre. Et on est seule sur la terre. On lui dit bonjour, elle n’a pas entendu. Le bal vient de recommencer. Elle va se mettre derrière le mur de planches garni de branches de sapin sentant bon ; c’est là que se tiennent les femmes et les enfants, ceux aussi qui sont trop vieux pour danser. On voyait sur la tribune les huit musiciens, assis l’un à côté de l’autre derrière leurs cahiers à musique ; ils gonflaient leurs joues en arrière des cahiers. Elle regardait sans rien voir ou elle ne voyait qu’une chose : c’est qu’il n’était pas là, il n’était toujours pas là. Il y avait un grand ensemble de dos, de têtes, de mains tenues en l’air, de mains posées à plat sur une épaule blanche, sur une épaule rose, de têtes sans chapeau, de têtes à chapeau, de figures à moustache, de figures sans moustache ; — le tour de danse était fini. Émilie a été se placer à côté de la porte de sortie, où les couples, un à un, ont défilé en se donnant le bras. Et Maurice n’est pas là. C’est sur la terre. Les musiciens avaient ôté l’embouchure de leurs instruments ; ils soufflent dedans, puis ils secouent leurs instruments pour en faire tomber la salive, sous les drapeaux, sous les guirlandes. Et vous voyez qu’on s’est fait belles. Vous croyiez peut-être qu’on allait rester en semaine ! C’est une fête, on a changé de robe, on a changé d’yeux, on a changé de figure ; vous voyez, on a des gants blancs : — leurs cavaliers les emmenaient, mais, moi, qu’est-ce que je fais ici ? pendant que leurs cavaliers les emmèneront dans le jardin et là leur feront boire de la limonade autour des tables de fer peintes en vert, sur des chaises pliantes. Moi, où est-ce que je vais aller ? Il se fait un grand obscurcissement du jour sur le chemin blanc qui devient gris, un obscurcissement du soleil dans le ciel qui se voile, sur l’herbe, sur les tables, là où l’on boit, là où on s’amuse, là où on rit. Les chevaux de bois tournaient avec immobilité ; les enfants soufflent dans leurs trompettes de carton avec silence. La foule la poussait de nouveau entre les échoppes où les bonshommes alignés aux yeux de sucre la regardent venir sous leurs plumes. Puis elle voit qu’il y a, posée sur un pliant, une cage, à côté d’une voiture d’infirme. C’est un homme sans jambes qui dit : « Votre avenir, Messieurs, Mesdames ! » Elle voit qu’il y a devant la cage un plateau avec beaucoup de petits carrés de papier de toutes les couleurs, pliés en quatre :

— C’est deux sous, disait l’homme, deux sous par partie.

Ça va ainsi, c’est sur la terre.

— Votre avenir, Messieurs, Mesdames ; deux sous, c’est deux sous seulement…

Sur la terre, une après-midi, ce dernier dimanche ; et, elle, elle n’est qu’une pauvre fille, c’est pourquoi elle donne deux sous.

On voit la cage grandir pour vos deux sous. Elle va à votre rencontre, devient énorme, toutes les choses qui sont autour de vous s’en vont. Rien que la cage et le bout d’une baguette qu’elle regarde, qui frappe trois coups ; puis : « Attention ! Monsieur Je sais tout, êtes-vous prêt ? »

L’oiseau est venu se poser sur le perchoir derrière la porte de la cage, il devient de plus en plus grand, lui aussi. Il ne bouge plus. Trois coups de nouveau. La baguette va en avant, la baguette ouvre la porte. On se pousse derrière Émilie pour tâcher de voir ce qui va se passer et une voix de petite fille : « Tu vois, maman, le petit oiseau, oh ! comme il est drôle, oh ! qu’est-ce qu’il fait, maman ? Pourquoi est-ce qu’il prend comme ça les billets avec son bec ? » Puis une grosse femme : « On dirait tout à fait qu’il a sa connaissance. » Et c’est vrai, parce qu’il regarde encore Émilie, il la regarde de côté avec son petit œil tout rond qui brille, puis, vivement, du bec, il s’est emparé d’un des billets, c’est un rose, mais ce n’est pas le bon sans doute, parce qu’il le jette en l’air d’un brusque coup de tête, puis c’est un blanc. Mais ce n’est pas le bon non plus :

— Est-ce qu’il va se décider ?

— Ah ! c’est malin, ces bêtes-là !

— Ah ! ça y est cette fois ? Non…

Qui est-ce qui parle ? où est-ce qu’on parle ? pendant que l’oiseau, à présent, tient dans son bec un papier gris et on a vu qu’enfin ça y était, parce qu’il est venu en sautillant se poser sur la main de son maître.

— Voyons, Monsieur Je sais tout, c’est bien le bon, cette fois-ci ?

Un signe de tête.

— Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ?

Un signe de tête.

— Eh bien, Monsieur Je sais tout, vous savez maintenant ce que vous avez à faire.

L’oiseau vient à elle, l’oiseau l’a saluée à trois reprises ; et l’homme :

— Mademoiselle, c’est pour vous…

Elle tend la main.

— Mesdames, Messieurs à qui le tour ?

Et il y a autour d’elle une grande curiosité, mais elle enfonce le carré de papier sous son gant de coton, se détourne, s’en va.

11 y a tout plein l’air de musiques, de bruits, de voix, tout plein l’air de choses qui brillent, bougent, tournent ; il y a trop de choses partout, elle sent le papier contre sa peau, elle n’ose pas encore, elle quitte le chemin.

À présent, elle est dans le verger, elle est dans l’herbe, sous les arbres.

Elle voyait aux cerisiers déjà changés de couleur l’absence des cerises, mais elle voyait dans les pommiers et les poiriers une promesse prochaine de beaux fruits. Mon Dieu ! peut-être… Est-ce qu’on sait, est-ce qu’on sait jamais ? Elle a écarté l’ombre sous les branches basses, elle écartait l’ombre d’elle comme un rideau, elle était toute coloriée, elle sentait les angles du papier quand elle fermait la main lui entrer dans la peau. On voyait que l’une des pentes des toits était brillante et comme vernie au blanc d’œuf, l’autre mate, sans couleur. C’est comme nous, c’est comme moi. Ah ! on n’est jamais éclairée que d’un côté, quoi qu’on fasse. Il n’y a jamais qu’un côté de nous qui reçoit la lumière… Il faut oser… Peut-être que…

Et là, derrière un tronc, elle va prendre le papier du bout des doigts dans le gant.

Cœur trop tendre…

On voit qu’il y a quatre lignes imprimées : c’est la première des quatre lignes, elles riment ensemble, c’est des vers. Il y a une majuscule au commencement de chacune d’elles. Elle lit le premier vers.

Et puis les autres sont venus et il est dit sur le papier :

Cœur trop tendre
Ne saurait qu’attendre.
Cœur hardi,
Tout lui réussit.

Le bossu était arrivé chez Rouge vers quatre heures ; Décosterd avait été le chercher comme toujours. Rouge alors avait profité de ce que Décosterd n’était pas là et pas encore de retour pour appeler Juliette. De nouveau, il lui parle à travers de la porte de sa chambre, à travers le panneau de sapin, les veines et les nœuds du bois :

— Juliette, vous avez pensé au paquet ?

On ne lui avait pas répondu tout de suite.

— Urbain va venir, disait Rouge, alors je pensais qu’il faudrait tâcher de bien s’entendre encore une fois avant qu’il vienne… Juliette.

Elle n’a pas répondu davantage, mais elle avait ouvert la porte, et Rouge avait pu voir que tout était prêt.

Il voit qu’il y a sur le lit un paquet enveloppé d’un morceau de toile autour duquel on a passé une courroie ; il le voit, il voit tout, il s’étonne d’abord :

— Ah ! vous ne prenez pas votre valise ? il y aurait eu place pourtant dans le bateau. C’est commode, un bateau, on y logerait tout le mobilier. Enfin peut-être que vous avez raison.

Il recommençait :

— D’ailleurs on trouvera tout ce qu’il faut là-bas… J’y ai des vieux amis. Vous verrez comment on sera reçus… Pas la peine en effet de s’encombrer avec du bagage, surtout si on arrive au milieu de la nuit… J’écrirai tout de suite une carte à Décosterd. Je n’aurai qu’à mettre la clé dans la cachette ; Décosterd la connaît bien, la cachette… Et je lui dirai… Si je lui disais de venir loger ici pendant qu’on est loin ; qu’en pensez-vous ?

Elle continuait à ne pas répondre ; il ne semblait pas s’en apercevoir :

— Enfin, je pourrai toujours lui écrire, disait-il… La seule chose qui m’ennuie…

Il s’est tourné vers la porte d’entrée, il continuait à être très raisonnable :

— La seule chose qui m’ennuie, c’est qu’on va avoir de l’orage. Celui d’hier soir n’a pas donné le tour…

Il s’était avancé jusque sur le pas de la porte :

— Eh ! eh ! dit-il, ça ne va pas tarder. Mais en somme (et il revenait) l’orage… Vous n’avez pas peur de l’orage, hein, Juliette ? Et tu n’as pas peur des vagues non plus ? C’est justement. Alors le reste me regarde. D’ailleurs le bateau est bon. On l’a réparé pour vous, vous vous rappelez ? Et puis il porte votre nom… Trois petites heures, et on y sera… Vous m’aiderez à ramer, hein !… C’est justement… Ah ! Juliette !…

Puis quelque chose s’arrête en lui, se noue dans son arrière-gorge :

— On voit bien… Oui, on voit bien. C’est le sang…

Les mots lui viennent avec peine :

— C’est quand on est du même sang, comme si on était père, Juliette, père et…

Alors on le voit qui va s’avancer, mais au même moment un bruit de pas le fait revenir en arrière ; et vite :

— Fermez votre porte, Juliette. Cachez le paquet…

Il était devant la maison quand Décosterd et le bossu sont arrivés. Au sortir de la maison, on recevait la brûlure du soleil comme si on vous approchait de la figure un fer rouge, comme quand le maréchal-ferrant par plaisanterie, ou pour se débarrasser des gamins qui l’entourent, tend brusquement vers eux le fer qu’il vient de retirer du feu. Si on se retournait, on avait tout de suite la nuque départagée par la ligne du faux-col entre une zone qui restait fraîche et une qui devenait cuisante en changeant de couleur. Décosterd a fait un mouvement de tête par-dessus son épaule, il a fait un mouvement vers le fond du lac avec sa vieille casquette de semaine et, dans l’air immobile, il ferme à demi son œil, sans rien dire ; alors Rouge hoche la tête. Devant l’eau, Décosterd était tout noir, tandis que l’eau est comme du fer-blanc fraîchement étamé.

— Oui, oui, a dit Rouge.

— Ma foi, Monsieur Urbain, reprend-il, je crois qu’il va faire trop chaud pour rester dehors… Du reste, il y a de la concurrence.

Il fait un signe de tête en sens inverse et vers le point opposé de l’horizon :

— Et ils ne vont pas s’arrêter de sitôt, parce que c’est le grand jour aujourd’hui… Ils ont permission de police… Jusqu’à deux heures du matin, ça fait un bout de temps quand même. Et eux, là-bas, ils peuvent se relayer, la musique, je veux dire. Il est arrivé qu’ils en ont eu deux… Il est arrivé qu’ils en ont eu trois, a-t-il dit. Et vous, ma foi…

Il se mit à rire. Urbain avait posé son accordéon sur le banc.

Et, en effet, pendant ce temps, le ciel, du côté de la Bourdonnette, continuait à se soulever doucement, puis retombait par petites secousses ; il semblait qu’on le vît bouger comme de la toile, il était blanc comme de la toile au-dessus de la palissade noire des sapins. Les notes les plus basses étaient les seules qui nous arrivaient distinctement, mais elles nous arrivaient toutes, plus ou moins sourdes et plus ou moins tenues, quelquefois prolongées jusqu’à perte de souffle, quelquefois poussées dehors l’une sur l’autre à coups brefs comme des bulles de savon. Et personne nulle part, personne sur l’eau, personne sur la grève ; personne sous le ciel blanc, ni dans le gravier, ni sur la falaise, ni parmi les galets qui vous faisaient sauter le cuir de vos semelles, ni sur cette eau qu’on ne pouvait pas regarder de face sans avoir les yeux abîmés. Et Rouge :

— Enfin aujourd’hui il y a des chances pour qu’on ne soit pas dérangé. Dites donc, Monsieur Urbain, il vous faut entrer dans la cuisine. On y sera mieux qu’ici… Et j’ai encore deux ou trois bouteilles. C’est bien le cas ou jamais…

On entre. Rouge va prendre les bouteilles. Il va lui-même les coucher dans l’eau sur le sable qu’il creuse de manière que l’eau les recouvre entièrement ; il semblait qu’il n’y eût rien à craindre aujourd’hui pour elles tellement l’eau était morte, sous son revêtement d’étain. Rouge est de bonne humeur. Tant pis si le vin n’est pas tout à fait aussi frais aujourd’hui que du champagne frappé : « Qu’en dis-tu Décosterd ? et vous, M. Urbain ? »

Puis il appelle : « Eh ! Juliette… »

Pendant qu’ils prennent place tous les trois, encore une fois autour de la prise du Bourget dans la cuisine ; et on entend le bal, pendant que le fusilier-marin lève sa hache d’abordage. On entend le bal, un obus éclate faisant un rond blanc cerclé de noir dans un endroit où la toile cirée laisse voir sa trame. Le fond du lac se bouchait toujours plus.

Elle est venue à ce moment ou un peu plus tard ; elle sortit à ce moment, ou un peu plus tard, de sa chambre. Et comme elle venait d’ouvrir sa porte et ne l’avait pas refermée encore, voilà que tout à coup, dans la grande immobilité de l’air, un coup de vent est entré, tenant suspendu à mi-hauteur entre le plancher et le plafond un copeau qui tournait sur lui-même, pendant que la porte battait.

C’était un des copeaux de la Coquette, quand on l’avait rabotée et avant qu’on lui changeât son nom ; un peu de couleur verte se voyait encore dessus, un peu de couleur à l’huile était encore prise dans ses fibres.

— Mes bouteilles !.…

Rouge court dehors. C’était comme elle venait d’entrer. Elle lâche la porte qui se ferme toute seule en claquant ; lui a eu juste le temps d’aller empoigner ses bouteilles par le cou. Le lac s’était mis à brasser (c’est le mot dont on se sert), en même temps qu’il a noirci, et son beau brillant a été comme du métal qui se rouille. Le lac brassait, c’est-à-dire que partout il était soulevé, mais sans direction dans le mouvement de ses vagues, qui montaient et redescendaient sur place, comme quand de l’eau est sur le feu. Rouge empoigne vite ses bouteilles par le cou, il revenait avec ses bouteilles ; il les posa sur la table, mais de nouveau le mouvement de l’air avait pris fin ; Rouge passe sur son front sa manche de chemise. Il avait sorti de sa poche son couteau, et, tout en enfonçant le tire-bouchon, la bouteille entre les genoux, il s’était tourné vers Juliette :

— Eh bien qu’en dites-vous, Juliette ?

Il était de bonne humeur, et gai.

— Il fait presque aussi chaud que dans les pays d’où vous venez.

— Oh ! pas tout à fait.

— Pas encore ? Ça viendra…

Il dit :

— En tout cas, c’est un temps qui donne soif, mais vous voyez que par ici on a de quoi faire passer sa soif, tandis que vous, là-bas, vous n’avez point de vin… On n’a point de vin, dans ces pays-là…

Elle secouait la tête. Et, à présent, c’était dehors comme quand beaucoup de personnes parlent à la fois, comme quand un champ de foire est plein d’hommes qui discutent : on n’entendait plus la musique et à partir de ce moment on ne l’a plus entendue du tout. Il y a eu seulement le bruit du bouchon qui quittait brusquement le cou de la bouteille ; puis Rouge a rempli les verres.

Il disait :

— C’est notre petit vin, du vin à nous… Et il n’est pas si vilain que ça, pas si vilain à voir, pas si vilain non plus…

Disait-il, portant le verre à ses narines :

— Oh ! elle, elle ne s’y connaît pas, mais vous, M. Urbain, parce que, dans votre pays, on n’y connaît…

Il disait :

— Santé ! Santé ! Juliette… Santé M. Urbain… Et toi, mon vieux Décosterd.

On se rappelle qu’à ce moment elle (Juliette) était assise sur la table, et Rouge près d’elle sur le banc.

Le bossu était assis un peu plus loin, contre le mur, sur une chaise.

De nouveau, un coup de vent était entré, et la prise du Bourget soulevée par un de ses coins est allée en arrière, montrant son revers pelucheux. Il s’est passé quelques minutes. Rouge parlait toujours, il devait élever la voix de plus en plus. L’accordéon était resté, cette après-midi-là, dans son étui de toile cirée. Elle, elle tient son genou dans ses mains, de sorte que son petit pied venait en avant et toute sa jambe, la cheville tellement fine qu’on en pouvait faire le tour avec les doigts ; elle avait des bas de soie (c’est des bas qui avaient été trouvés par elle dans le paquet que Rouge avait rapporté de la ville) — et très loin, à ce moment-là du côté du sud-ouest, c’est-à-dire vers le fond du lac, on entend un premier coup de tonnerre. Oh ! cette fois, ça n’allait plus tarder beaucoup (comme on pouvait le voir aussi à un changement complet de lumière) ; alors il faut imaginer que la porte était restée ouverte. Et Décosterd n’était plus là. Il faut imaginer comment Rouge va à cette porte qu’il bouche vers les deux tiers de sa hauteur, et on a vu courir sur les épaules de Rouge les premières crêtes blanches qui allaient d’un mouvement régulier de l’ouest à l’est. Rouge va sur le pas de la porte, puis s’avance un peu plus encore sur la grève ; on le voit qui tourne la tête. Il tourne la tête tout à coup du côté de la falaise, comme si on l’appelait. Il crie alors :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Le bossu avait regardé Juliette ; elle avait sauté à bas de la table.

Elle a été debout sur ses deux pieds, puis s’avance à son tour hors de la maison, et voit Rouge qui s’est mis à aller du côté où on l’appelait. C’était Décosterd qui appelait. Décosterd lève là-bas un bras, puis les deux. Rouge se hâte davantage.

Le bossu n’avait pas bougé de sa place. Elle, elle s’est avancée jusqu’à mi-chemin entre la porte et l’eau ; là, elle fait halte dans le vent qui enroule sa jupe autour de ses jambes comme la ficelle d’un fouet autour de la toupie. Elle voit Rouge qui venait d’aborder Décosterd. De nouveau, Décosterd faisait des gestes. Rouge écoutait. On l’a vu ensuite hausser les épaules. Tout à coup, Rouge s’est retourné, il a aperçu Juliette. Il a eu encore un instant d’hésitation, puis il fait brusquement demi-tour. C’est lui maintenant qui appelle :

— Juliette ! eh ! Juliette !

Alors il est venu droit sur elle, pendant qu’elle va à sa rencontre, parce qu’on ne peut plus s’entendre que de tout près.

— Juliette, il y a un des deux bateaux qui s’est détaché : c’est justement le vôtre… Celui qui devait nous servir…

Elle dit alors :

— Est-ce que je ne pourrais pas aller avec vous ?…

— Oh ! pas question…

Et, comme si la demande le rassurait décidément :

— On va vite lui courir après, Décosterd et moi, avant que les vagues l’aient chassé trop loin… Écoutez, Juliette, on n’en aura pas pour longtemps. Et puis il y a M. Urbain. Vous n’aurez qu’à fermer la porte…

Il lui avait déjà tourné le dos ; il était parti à grands pas, puis, se retournant une dernière fois :

— Juliette ! C’est entendu. Tu fermes la porte à clé.

Les garçons, eux, s’étaient portés aux différentes places d’où on pouvait le mieux la voir venir. Bolomey se tenait dans le haut de la falaise, Maurice était de l’autre côté du ravin sous la gravière, Alexis avait été se placer un peu en aval du pont de danse (et là étaient aussi les deux mortiers). Ils avaient tout combiné à eux trois, puis avaient demandé à quelques-uns de leurs amis de les aider ; et ceux-ci : « Bien sûr qu’il faut qu’elle vienne… Est-ce qu’elle aura son costume ? Ah ! quelle fête ça va faire ! Et entendu pour les mortiers. Voilà longtemps qu’on ne s’en servait plus. C’est une occasion toute trouvée… Entendu, on les cachera dans les buissons et c’est toi qui donnes le signal. » Ils étaient tombés d’accord très vite sur tous les points et on leur avait expliqué qu’on avait trouvé un moyen pour que Rouge fût forcé de la laisser venir et Décosterd s’en occupait… Tout avait été combiné avec le plus grand soin par eux trois, Alexis, Bolomey et Maurice ; maintenant ils étaient à leur poste, pendant que la fête allait son train. On s’y inquiétait peu de l’orage, puisque aussi bien le pont de danse était couvert. Seules les femmes venues avec des enfants, les mères de famille, quelques vieilles, avaient jugé prudent de prendre le chemin du retour. Et pendant ce temps, Bolomey, de la falaise, avait vu Décosterd appeler Rouge, puis que Rouge venait, puis qu’ils étaient montés ensemble dans le second des deux bateaux, l’autre en ce moment même ayant été pris de flanc par les vagues en avant de l’embouchure de la Bourdonnette. Pendant que les femmes sur la route poussaient leurs petites voitures ou donnaient la main à ceux des enfants qui étaient en âge de marcher, Bolomey dégringole la pente du ravin, pour aller rejoindre Maurice sous la gravière. Et Maurice guettait des yeux la place où, entre deux buissons, le chemin débouche du ravin. Tandis que Bolomey venait, puis Bolomey rejoint Maurice, puis à eux deux ils rejoignent Alexis.

C’était un peu en avant du pont de danse, mais en contrebas, et toute une rangée de buissons venait encore nous masquer. Derrière ces buissons étaient les deux mortiers. Ils se sont tenus là, les trois. On faisait face au chemin qui venait à vous en ligne droite, longeant la rivière entre les vernes, puis entre les deux berges largement ouvertes sous le ciel qu’on apercevait dans sa partie sud-ouest. Et, là, il devient d’une autre couleur ; et une couleur bleu foncé comme celle de la terre glaise a fait sur lui comme un talus qui s’élève toujours davantage, puis commence à aller en avant et à surplomber : en même temps le vent se lève, en même temps la lumière change…

Elle a fait changer la lumière, la lumière devient toute blanche. Il y avait ce grand ciel noir, mais autour d’elle tout s’éclaire (ou si c’est elle qui éclairait). Ils la regardaient qui venait, et elle était encore dans le bout du vallon à une assez grande distance ; elle était rouge devant la nuit. Derrière elle venait le bossu, le bossu était déjà dans l’ombre. Il était à la limite de l’obscurité où on voit les sapins pencher d’un grand mouvement de côté tous ensemble. Il tenait son instrument devant lui, penchant la tête, tirant sur le soufflet : puis il presse dessus des deux mains, le faisant se tordre. Il a trois bosses ; on en voit deux, celle qui est devant lui, celle qui est sur son côté. Il est juste sur la ligne que fait la nuit ; à mesure qu’il la quitte, la ligne vient plus en avant. Et plus devant encore, c’est elle ; et là c’est deux fois la lumière parce qu’elle la reçoit, mais y ajoute en même temps ; elle est éclairée et elle éclaire. Et maintenant il semble qu’il n’y ait plus de proportions à rien et qu’elle n’ait plus sa taille ordinaire ; le vent l’a prise, le vent la pousse, elle est soulevée : elle se tient sur un pied, sur l’autre ; elle tourne, elle tourne encore, toute la lumière tourne aussi ; — et eux, les trois, ne savent plus. Ils voient seulement qu’elle approche, ils voient qu’il va être trop tard ; alors Alexis :

— Eh ! vous êtes prêts ?… Feu !

On voit sortir deux flammes longues comme des cannes, deux flammes pâles dans le jour blanc. Feu ! feu ! deux flammes d’un bon mètre de long ; puis les deux pentes à l’herbe courte viennent en bas, claquent l’une contre l’autre.

On voit que le bossu s’est arrêté.

L’accordéon s’est tu, on n’entend plus l’accordéon ; ce qu’on entend, c’est un premier écho dans le ravin faire son bruit comme quand une pièce de toile se tend, comme quand le vent entre brusquement dans la grande voile. Et le bruit du second écho. Puis du troisième. Comme quand la toile s’est mouillée ou comme quand le vent a faibli. La musique de fête s’est tue alors plus en arrière ; les huit musiciens sur la tribune ont ôté leur instrument de leur bouche, les joues encore toutes gonflées d’un air qui n’a pas servi ; et voilà bien où est sa place, à elle, parce que tout le monde arrive. Elle brille encore avec son châle rouge, elle brille avec ses bras nus, elle a brillé avec ses dents, elle a brillé avec son cou ; — tout le monde arrive, Maurice vient, Bolomey vient, Alexis vient, on voit venir Chauvy, on voit la petite Marguerite ; ils tiennent des roses en papier, on fait la haie, on lui tend les roses. Et c’est elle à présent qui s’avance derrière les garçons qui écartent le monde ; elle glisse devant nous, tandis que le bossu la suit. De nouveau il a penché la tête de côté ; ses doigts courent sur les touches…

Là-bas, sur sa falaise, personne n’avait vu le Savoyard. Elle, elle est entrée sur le pont de danse, passant sous l’écriteau qui pend à sa guirlande avec des vers de bienvenue ; — lui, là-bas, Bolomey lui-même n’avait pas su le découvrir. Elle vient d’entrer sur le pont de danse, on s’est écarté de devant elle, on faisait le cercle : — et le Savoyard ricanait là-bas sous son petit chêne aux branches traînantes, s’amusant de voir justement que Bolomey ne l’eût pas vu, bien qu’il ne fût qu’à quelques pas de lui. On a dit à Gavillet qu’il pourrait peut-être faire reposer ses musiciens, parce qu’on disait en même temps au bossu : « Et alors, comme ça, ce serait votre tour… » Et on disait aussi : « Il faudrait allumer, » tellement il faisait sombre. Elle était à présent sous le toit, parmi nous, mais cette nuit venue avant le temps était gênante ; les garçons crient : « Allez dire à l’auberge qu’ils nous donnent l’électricité ; » — lui, sur la falaise, ricane. Il voit droit au-dessous de lui comment la bataille a commencé, les deux qui sont là dans le bateau et le bateau va avec son mouvement à lui contre le mouvement des vagues. Il sent de la main dans sa poche si sa boîte d’allumettes y est, si les deux boîtes d’allumettes, qu’il a prises par précaution, y sont bien toujours ; elles y sont. On a tout le temps. Ils ne vont pas, dans leur bateau, en avoir fini si vite qu’ils ont cru peut-être ; tant mieux. Il regarde comment ils se battent et se débattent contre les vagues. Ravinet voyait Rouge, il voyait Décosterd. Le bateau allait de côté, alors eux vous étaient montrés tout entiers, y compris leurs pieds mis à plat sur les lattes du fond. Ils montaient avec rapidité, tout penchés vers vous, puis ils arrivaient à la crête ; alors tout à coup ils n’avaient plus de jambes, ni de corps, ni de bras ; finalement ils n’avaient plus de tête. Il n’y avait plus rien, le bateau a coulé. Non. On le voit qui monte de nouveau, il monte avec la vague qui monte ; on voit les deux hommes qui se renversent sur les rames de toutes leurs forces cherchant à la prendre en travers. Ah ! il ricane. Ah ! ils auront de quoi faire, s’ils veulent rattraper l’autre bateau. Ils auront de quoi faire pour seulement revenir eux-mêmes, si jamais ils en ont envie. On a le temps, on a tout le temps !… Voilà que les huit musiciens sont alors descendus de la tribune derrière Gavillet qui avait dit : « Ce n’est pas de refus… » bien qu’il fût un peu blessé dans son amour-propre, mais il s’en cache et il disait : « Depuis deux heures qu’on n’a pas arrêté. » On lui a dit : « Il y a du vin qui vous attend. » Les musiciens descendent derrière les roses de papier les marches de l’escalier de la tribune (c’est plutôt une échelle), — et c’est pendant que Ravinet là-bas descendait ces autres marches, plus raides encore et escarpées, les marches de sable aggloméré derrière les touffes de mélilot, les hautes tiges de la saponaire, parmi les buissons bas auxquels il s’accroche de la main dans les passages difficiles ; puis il sent qu’il a encore une boîte d’allumettes dans la poche de sa veste ; ça en fait trois en tout ; on a pris ses précautions. Et à présent on va voir qui je suis. Ravinet… Ravinet, Cyprien, de Saint-Dolloires. Et on verra si on va se moquer de moi plus longtemps. Il trouve la porte de la maison de Rouge grande ouverte. Le vent y entre en liberté, de même que les éclairs et les premiers coups de tonnerre. Il entre. Quand on ne peut pas avoir, on détruit. Du moins ils pourront voir que j’ai passé par là ; je vais signer. Il entre avec le vent, avec les éclairs roses et jaunes, tandis qu’on voit que déjà la toile cirée a été poussée par l’air dans un coin. Le carreau de ciment est tout couvert de débris qui tourbillonnent entre les pieds de la table : copeaux, morceaux de papier, feuilles sèches, flotteurs de liège ; alors ça a encore tourbillonné, pendant qu’il empoigne une chaise et la lance à toute volée dans la lampe à suspension qui dégringole en aspergeant les murs. Ce qui reste du liquide se répand sur la table et de là coule à terre. Lui voit que tout va bien. Il va à l’armoire, il y trouve le bidon à pétrole ; il a constaté que le bidon est plein. Il donne un coup d’épaule dans cette autre porte qui est fermée et rit encore, parce que la porte saute du premier coup. Ici, on est chez elle. Le grand miroir qui l’a eue souvent, ne l’aura plus : autant de gagné. Quand on ne peut pas avoir, on détruit. Il empoigne cette fois une des chaises peintes en blanc et toutes neuves qui sont là ; alors cette lumière dans le mur s’est éteinte, ce qui connaissait ne connaît plus. « Hein ? » dit-il… On disait aux musiciens : « Allez seulement boire… Vous voyez, on a tout préparé pour vous, et il y a aussi de quoi manger, si vous avez faim, il y a du pain et du fromage ; » — mais qu’une étoile se fasse seulement dans le verre et la vue qu’il avait de nous n’existe plus. Pan ! dans le miroir, et pan ! dans la table : c’est construit légèrement ; elle se fend en deux. Il l’a arrosée de pétrole, il arrose le lit ; il jette sur le lit pêle-mêle tout le linge qu’il a trouvé et ses affaires à elle pêle-mêle, puis il va dans la remise. La remise est toute en bois. Elle est pleine de filets qui pendent : ah ! ils sont secs depuis longtemps, ils ont eu tout le temps de sécher depuis quinze jours, trois semaines qu’ils n’ont pas servi : des journaux, du pétrole, une allumette… Ça y est. Heureusement qu’on a trois boîtes d’allumettes. Il retourne dans sa chambre à elle, il met des journaux sous le lit. Il empile les chaises, il frotte une allumette. Il passe dans la cuisine ; là la toile cirée est jetée par lui sur les bancs, et sur les chaises qui sont en paille. Et il a voulu enfin passer dans la chambre de Rouge, mais une grande flamme qui charbonne à sa pointe s’est dressée tout à coup entre la porte et lui : il n’a eu que le temps de faire un saut en arrière.

« Et, pour nous autres, disait-on, n’est-ce pas, cette invitation, avait été surtout l’occasion d’un petit divertissement et d’un peu de variété ; parce qu’on s’était dit : « On demandera au bossu de jouer et, elle, il paraît qu’elle danse ; » on ne savait rien de plus. Gavillet n’était pas très content, mais il ne l’a pas laissé voir. Il descend de la tribune avec ses musiciens. Elle, ils lui ont dérangé les cheveux avec une couronne qu’ils voulaient lui mettre sur la tête. On voit qu’elle a les cheveux pleins de brins de mousse, pendant qu’on rit et ils lui tendent une rose en papier, puis on voit qu’elle perd son châle. Elle était à présent dans le milieu du pont de danse : là il s’était mis à faire nuit avant six heures, en plein mois d’août, comme par la plus sombre nuit d’hiver. On a vu seulement encore ses épaules et ses bras, une fois que le châle avait été tombé, mais on le lui ramasse. Elle prend la rose. « L’électricité ! l’électricité !… Eh ! là-bas, l’électricité, » parce que les commutateurs étaient dans l’auberge… Elle s’était piqué la rose de papier dans les cheveux au-dessus de l’oreille. « L’électricité ! » un coup de tonnerre. On n’y voyait plus, on ne s’entendait plus. On se faisait un porte-voix avec les deux mains. « L’électricité !… Ah !… » Mais, alors, moi, j’ai été pris dans la poussée. On se poussait vers elle ; de tout côté on se poussait. Et c’étaient encore ces coups de tonnerre. Les éclairs perçaient jusqu’à vous malgré l’éclairage ; ils paraissaient tout éteindre par moment pendant qu’on recevait le coup dans la figure, dans le derrière de la tête, sur le côté de l’épaule. On n’a plus bien su où on en était. Et, moi, je suis encore poussé, mais j’étais pris derrière ce premier rang, et entre ce premier rang et un second ; alors on ne pouvait pas voir le bossu, parce qu’il devait être assis. On ne le voyait pas, vu sa petite taille et que, n’étant pas très grand déjà quand il était debout, maintenant il était entièrement caché sur son banc par les personnes qui se trouvaient devant lui. Et elle, c’était seulement entre les têtes. C’est par moment, par apparitions. Elle vous était rendue, elle vous était ôtée. Un éclair ; ensuite il semblait que le toit du pont de danse venait en bas ; elle, elle passe entre les têtes, puis repasse. On a raconté depuis qu’à ce moment le bossu avait ôté son chapeau et l’avait posé à côté de lui ; il l’a montré de la main, il ne jouait pas encore. Il semblait attendre. C’est ceux du premier rang qui ont compris les premiers, ayant pu voir tout le manège. Ils ont compris, ils riaient. Elle, il semblait qu’elle attendît aussi, puis elle montre elle aussi le chapeau {c’est du moins ce qu’on a raconté) ; alors une première pièce y tombe. Mais les gens des autres rangs, ayant compris à leur tour, ont crié : « Et nous ? » Ils avaient préparé leur monnaie, ils ne pouvaient pas arriver au chapeau. Ils tenaient leur pièce dans la main, mais ils avaient beau se hausser sur la pointe des pieds, le chapeau se trouvait être placé trop bas. Alors ils crient : « Passez-le nous. » On s’amusait. On criait : « Passez le chapeau !  » Alors elle l’a pris. L’accordéon s’était mis à jouer, paraît-il ; on ne l’entendait pas. Elle a commencé à faire le tour du cercle, pendant qu’on continuait à se pousser vers elle, et en même temps on s’écartait de devant elle quand elle s’avançait vers vous ; ainsi les uns allaient en avant, les autres allaient en arrière. Elle tendait les bras ; des brins de mousse pendaient toujours à ses cheveux. On lui jetait des pièces d’un franc, de deux francs. Ça craque tout à coup. Ça craque. Tout le monde fouillait dans ses poches. Mais voilà alors l’électricité qui vacille et s’est amaigrie dans les ampoules dont le filament devient visible ; et à présent… À présent c’était du côté du lac, c’est quelqu’un qui se retournait… Et, là-bas, parmi les éclairs, il y en avait un qui durait. Dans le bas du vallon, il y en avait un qui ne voulait plus s’éteindre. Il reste fixé dans le bas du ciel ; il y est, il y est encore ; c’est alors qu’on a entendu la cloche du feu. »

Les uns avaient couru au village chercher la pompe ; d’autres avaient pris par le chemin qui descend le long de la Bourdonnette. Ceux-ci étaient sur le chemin et le voyaient marqué devant eux par l’éclair ; puis le terrain était ôté de devant eux, alors ils mettaient le pied dans le vide. Puis le terrain est refait ; ils en profitent vite, mais ils glissent, ils tombent en avant. Ils ne sentaient plus qu’il pleut qu’à de l’eau qui leur coule le long des reins et, quand ils ouvrent la bouche, ils en avaient plein la bouche. Ils glissent, ils tombent en avant, buttant à la nuit qui est revenue en travers du chemin comme s’il y avait eu un éboulement de la colline, mais ils s’appellent l’un l’autre ou ils se tirent par la main ; et, en même temps, il y avait toujours, derrière les rideaux de l’eau dont elle faisait briller les fils, la même grande lueur vers laquelle ils n’ont eu qu’à tenir les regards tendus et le corps va à leur suite comme le long d’un cordeau. Ils arrivent au ravin, ils dégringolent dans les buissons. Et ils débouchent finalement sur la grève, tandis qu’on entendait toujours la cloche sonner au feu, entre deux coups de tonnerre, deux éclairs. La pompe n’était pas encore là ; ils ont vu que, de toute façon, elle arriverait trop tard.

Et, en effet, quand elle est arrivée, ils ne l’ont même pas mise en batterie, encore que l’eau ne manquât point. Il ne restait déjà rien du hangar ; quant au reste du bâtiment, les quatre murs de brique étaient seuls encore debout, tandis que de l’amas des poutres écroulées à l’intérieur, une fumée noire s’élevait, remplaçant la lueur des flammes. On arrivait maintenant de partout, rien à faire : on ne pouvait que regarder. Et ceux qui venaient du village comme ceux qui étaient venus de la Fleur-de-Lys sont restés là sans plus bouger (le vent avait beaucoup perdu de sa force, les vagues aussi, et le tonnerre s’éloignait).

C’était maintenant dans l’air gris, sur l’eau grise, une fine pluie grise ; et au milieu ça fumait noir. Ils se tenaient là, ils se tenaient autour de ce qui restait des bâtiments ; ils n’ont rien dit d’abord, puis on entend la voix de Milliquet :

— Ça devait finir comme ça !

Il était arrivé derrière la pompe ; il parle tout haut et un des premiers. Il avait les mains dans les poches, il avait sur la tête une toile de sac qui lui faisait un capuchon pointu.

— Et puis, lui, où est-il ? Et elle ?…

C’est alors que Rouge est paru, mais pas elle. Rouge est paru, mais elle n’était pas avec lui.

Il était avec Décosterd ; les deux hommes venaient seulement d’aborder. Ils ruisselaient par tout le corps, les cheveux collés sur le front, sans casquette, le pantalon plaqué aux cuisses ; puis ils sont là dans la petite pluie, et Rouge était allé devant et Décosterd avait suivi. Ils sont venus les deux du côté du levant ; Rouge n’avait pas l’air de comprendre. Rouge ne disait rien, Décosterd non plus. C’est Milliquet qui recommence :

— Ah ! te voilà, toi ; alors quoi ? est-ce que ça t’étonne ?

Tout le monde se taisait.

— Non, je vois que ça ne t’étonne pas ; seulement elle, où l’as-tu mise ?

Rouge n’avait rien répondu.

— Ah ! bien, ça c’est le comble ! Alors quoi ? vieux malin, tu l’as laissée filer ?…

On a vu Rouge baisser la tête. D’abord il regarde Milliquet comme s’il allait se jeter sur lui ; ensuite on voit que les bras lui tombent le long du corps, et toute sa nuque cède. Quelque chose se dénoue dans son cou, la tête lui va en avant.

— Il faut croire qu’elle ne se plaisait guère avec toi, et ça te la coupe…

Parce qu’il se sert de ce mot ; il ricane, il disait :

— Bon, ça va bien, me voilà vengé !…

On avait entouré Rouge, parce qu’on avait eu peur d’abord qu’il ne fît un mauvais coup ; on a eu vite fait de voir qu’il n’y pensait même pas.

On a eu vite fait de voir que, même s’il y avait pensé, il n’en aurait pas eu la force ; et c’est alors que cette autre voix est venue, cette autre voix s’élève sur l’eau, luttant difficilement contre son bruit :

— Eh ! là-bas, le vieux…

On riait sur les vagues ; elles avaient déjà beaucoup diminué de force et de grosseur :

— Eh ! le vieux, tu me reconnais ?

C’était le Savoyard. Il avait attendu que Rouge eût abordé ; il lui avait pris son bateau.

Et on comprend encore quelque chose qui a été crié :

— … Par la poste… On te le renverra par la poste…

Un éclat de rire ; lui ne bouge pas. Il semble qu’il ne va plus bouger jamais et qu’il va rester là jusqu’à la fin du monde, pendant qu’on se taisait, nous autres ; on faisait cercle autour des poutres qui fumaient.

Elles avaient fumé noir ; à présent, elles fumaient blanc…

Alors est-ce bien elle encore qui est ici, un petit moment ? ils n’étaient plus que ceux qui étaient restés sur le pont de danse, Maurice, Alexis, Bolomey, la petite Marguerite, Chauvy, le reste des assistants ayant couru au feu ou ayant été se réfugier à l’auberge. L’électricité s’était éteinte définitivement. Ici, on était dans le vent : ici, on était dans les éclairs. Ici, on était dans le vent, dans les éclairs, dans le tonnerre, et le tonnerre grondait continuellement. C’est tout au plus si, par moment, et à de longs intervalles, une note ou deux ou encore un accord vous arrivent, puis on n’entend plus rien. Lui, on ne le voit plus : elle, on ne la voit plus. La nuit vous tombe sur la tête et autour des épaules comme le drap noir des photographes ; puis elle paraît, elle est rose ; elle est montée sur une table. On la voit, on ne la voit plus. Ils ne sont plus que cinq ou six : elle est toute rose du dos et des jambes : elle a ce côté-ci des bras et les coudes qui sont roses. Elle est rose, elle n’est plus. Et alors Alexis a pensé sans doute que le moment était venu, il se porte vers Maurice, il le manque. Il le cherche de la main devant lui sans le trouver. Puis Maurice est de nouveau là ; Alexis a le temps de viser à son épaule, il lui met la main sur l’épaule, bien que Maurice soit de nouveau disparu : « Écoute, Maurice, il te faut aller lui dire de venir, c’est le bon moment, l’orage va passer. Le bon moment pour l’emmener, Maurice, sans quoi le monde va revenir… » Mais Maurice ne semble pas entendre, il regarde. Elle est là, elle n’est plus là. Elle est toute rose par devant, elle est toute rouge sur la bouche. « Maurice !… » Maurice ne répond pas, il n’a pas bougé. Le vent vient, il claque sous la toiture. La nuit dure, les éclairs s’espacent ; ils sont maintenant au-dessus du toit. Nuit, — non, parce qu’elle est là, elle a de nouveau été là ; elle tient les deux bras levés, la rose lui tombe de l’oreille. « Maurice !… » : Puis on entend quelques petites notes grêles qui sont égrenées, semblent s’éloigner, reviennent, s’éloignent de nouveau ; et où est-ce qu’il est, le bossu ? on ne le voit pas, l’instrument non plus, ni d’où le son sort, parce qu’il a changé de place ; — mais elle a été de nouveau portée en l’air. L’éclair l’y peint, elle lève les bras. Elle lève encore les bras ; puis elle est sans bras, puis elle est sans corps, puis elle n’est plus ; alors un dernier coup de tonnerre a fait un moment que tout cesse d’être ; puis elle cesse d’être aussi, et quand l’éclair revient, elle n’a plus été là…

— Vas-y vite Maurice, personne ne nous verra… Dépêche-toi…

Mais Alexis tout à coup s’arrête.

Une petite lueur grise avait recommencé à se glisser entre les piliers de bois sous les guirlandes ; on voit les guirlandes, et tiens, c’est vrai, on est sur le pont de danse. On voit entre le mur de planches et le toit les choses qui sont en train de revenir s’y mettre : l’herbe mouillée, les arbres, leurs troncs ; vaguement, pas encore bien marqués, comme au commencement du monde. C’est une chose, puis c’est une autre chose : on n’est pas encore très sûr d’elles ; on les regarde longuement. C’est comme si le monde recommençait à être et il n’est plus le même qu’avant. Maurice alors regarde avec lenteur et étonnement autour de lui, puis il la cherche des yeux, elle ; il voit qu’elle n’est plus là. On voit le banc sur lequel le bossu était assis, il n’y est plus. Et on voit la table où elle était (ou bien si c’est un rêve qu’on a fait, parce qu’elle n’est plus sur la table). Ni à côté, ni nulle part. Et Maurice regarde, puis il part en courant. |

— Maurice, où vas-tu, eh ! Maurice…

Il n’entend pas. Il est dans une petite pluie grise qui pend partout entre l’espace et vous. Il y a du brouillard, les arbres s’égouttent. On l’appelle encore, il court plus vite. Il va du côté de la route ; il arrive à la route, il ne la voit pas non plus sur la route. C’est qu’on ne peut rien distinguer à plus de quinze pas devant soi, mais c’est peut-être aussi qu’on s’est trompé de direction, quand maintenant la cloche du feu s’est tue, le vent s’est tu également, le tonnerre au lointain ne s’entend plus qu’à peine, oh ! c’est partout un étrange silence ! Et là dedans l’égouttement des arbres, tandis qu’on ne voit toujours rien nulle part : l’égouttement des arbres, pendant qu’il se retourne, puis c’est comme si on venait derrière lui ; — et, en effet, on vient, mais ce n’est pas celle qu’il cherche…

Il a secoué la tête.

On continue à l’appeler de dessous le pont de danse, où maintenant les garçons sifflent de toutes leurs forces entre leurs doigts, ne pouvant plus l’apercevoir, ne pouvant plus être aperçus de lui ; — et elle, il l’a bien vue, la petite Émilie, il n’a pas pu ne pas la voir, tellement elle s’est rapprochée, sa robe collée aux épaules, son grand chapeau de paille aux ailes qui lui tombent sur les côtés de la figure ; il n’a pas pu ne pas l’entendre :

— Maurice, c’est moi…

Tandis qu’elle baisse la tête, elle se tient là les mains jointes, elle a joint sur sa jupe ses petites mains brunes qui sont toutes mouillées ; mais ce n’est pas elle qu’il cherche.

Et, elle, elle attend, elle attend encore, mais voilà déjà qu’on s’en va.

Elle entend les pas qui s’éloignent ; les pas s’éloignent toujours plus.

FIN