La Becquée/01

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 5-14).

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Adèle accrocha l’anse de son seau à la boucle humide du puits mitoyen, et sollicita d’une main la chaîne qui se dévida rapidement en faisant grincer la poulie. À ces cris d’oiseau, il était rare que la servante du capitaine Chevreau ne se montrât pas de l’autre côté ; et les deux femmes causaient pendant que le seau buvait. Quelquefois, on apercevait le vieil officier retraité fumant la pipe ou sciant du bois dans sa cour.

La domestique voisine entre-bâilla en effet la porte du puits. Elle avait l’œil émerillonné ; elle nouait les brides d’un bonnet propre :

— Ils sont partis du bout de la ville, dit-elle. Dans cinq minutes, ils vont passer sous les fenêtres !… C’est monsieur qui les commande tous !… Une, deusse ! une, deusse ! faut voir !… et de la musique, et des rataplans !…

— Montez vite, me dit Adèle.

La malade était assise près d’une fenêtre. Elle portait un peignoir de laine rayé de blanc et de bleu. Elle avait une figure régulière et douce ; elle se plaignait du poids de ses cheveux ; ses yeux semblaient toujours vous regarder de loin ; on n’osait pas toucher ses tempes, en l’embrassant, tant la peau était mince sur les fins ruisseaux des veines.

Elle m’attira et me tint longtemps près de sa joue, tandis que Marguerite Pergelin et sa sœur Georgette, les mains posées en araignées sur les vitres, épiaient le passage de la garde nationale.

Les deux jeunes filles sautèrent. On entendait le roulement du tambour et le filet de voix bravache du clairon tournant la rue. Les fenêtres s’ouvrirent, malgré le froid. L’horloger Rabillaud, que l’on voyait, derrière la buée, travailler entre deux globes de pendule, quitta sa loupe, et vint, en boitant, se ranger devant sa boutique ; les murs se garnirent de femmes, l’enfant au bras, de vieux bonshommes, la goutte au nez ; on se bousculait contre la grille de la boucherie ; le maître clerc de mon père, long garçon malingre, nous souriait, niché à demi dans le ventre ouvert d’un bœuf à l’étal.

— Les voilà ! les voilà !

Une écume de gamins coiffés de chapeaux de gendarme en papier, brandissant des sabres de fer-blanc, des lattes, des manches à balais, était poussée par le couple tonitruant du tambour et du clairon.

Un éclat : un déchirement de l’atmosphère, une pétarade de notes martiales, cassa toutes les figures et les laissa un moment grimaçantes. Suivait une lourde masse d’espèces de soldats sans couleur, qui pilait le sol, avec des jambes de plomb. Le capitaine Chevreau, l’épée fulgurante, bedonnait, en tête.

— Comme c’est beau ! dit Georgette.

— Oh ! oui, dit Marguerite.

Elles nommaient un à un ces messieurs, qu’elles reconnaissaient.

— Madame Nadaud, voilà votre mari !… Riquet, mais regarde donc ton papa !

Il nous favorisait d’un coup d’œil oblique, et inclinait courtoisement vers nous la pointe de son sabre. Il portait un képi à galon blanc, d’un effet curieux au-dessus de ses favoris de notaire. Je réfléchissais de toutes mes forces :

— Alors, c’est ça, la guerre ?

— La guerre, dit Georgette, c’est bien autre chose que ça ! Tu n’as donc jamais vu Paul en uniforme ?

Sa sœur aînée fit signe de se taire devant la malade. On essayait de lui cacher les progrès de l’invasion, dont chaque étape nouvelle l’étouffait.

En quittant la fenêtre, nous la trouvâmes retombée dans son fauteuil. Elle grelottait et pleurait. On me renvoya comme toutes les fois que les choses tournaient au sérieux :

— Allons, va jouer, mon petit bonhomme, et sois sage.

Derrière mon dos, Marguerite disait :

— De quoi vous tourmentez-vous ? il faut bien qu’on apprenne à ces messieurs le maniement du fusil : ce n’est pas une raison pour qu’ils s’en servent.

Et Georgette :

— Rassurez-vous, madame, on affirme que l’obus de Tours sera le dernier tiré…

Dans l’escalier, je criais à la bonne :

— Adèle ! tu sais que Georgette a dit ce que tu lui avais défendu !…

Adèle traversait le corridor en coup de vent :

— Monsieur Henri ! voilà la calèche de Courance, àvec votre grand’tante Planté ! Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/15 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/16 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/17 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/18 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/19 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/20 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/21 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/22