La Begom Sombre

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LA


BEGOM SOMBRE.




SOUVENIRS D'UN VOYAGEUR DANS L'INDE.




I.

C’était le 1er mai de l’année 1777, une chaleur dévorante pesait sur la nature muette et assoupie. Les plaines qui bordent la Djoumna semblaient nager dans une atmosphère lumineuse. L’air était chargé de molécules brûlantes, et de légères bouffées, soufflant à intervalles inégaux, commençaient déjà à enlever en petites spirales la poussière que le vent du désert allait bientôt chasser d’un mouvement rapide et continu. À cette heure accablante pour le voyageur, on aurait pu voir dans ces plaines arides deux cavalcades qui se suivaient à environ un mille de distance et se dirigeaient vers une rangée de tentes que l’on apercevait à l’horizon. Le premier de ces groupes se composait de quatre voyageurs, qui touchaient évidemment au terme d’une marche longue et pénible ; deux seulement étaient montés ; les deux autres les suivaient à pied, portant, outre les couvertures et les cordes nécessaires au campement, un fusil et une hallebarde. Le chef de la petite caravane était un homme d’environ trente-cinq ans, monté sur un coursier turcoman d’une race très estimée des frontières du Khorassan. Une selle fort élégante de velours cramoisi, une housse en cachemire et des étriers turcs en argent massif annonçaient un personnage de quelque importance. Le turban de mousseline rose, avec le liseré et le gland d’or, aurait pu le faire prendre pour un musulman ; mais la blancheur de la peau, l’expression de la physionomie, trop vive et trop gaie pour un islamite, trahissaient un Européen. Des pistolets incrustés d’argent laissaient voir leurs pommeaux massifs en avant de la selle, et la main droite du voyageur reposait nonchalamment sur le bois d’une lance appuyée et contenue dans un fourreau mobile, suspendu aux arçons. L’autre cavalier, qu’à son front cuivré, peint de trois couleurs, rouge, blanche et jaune, on reconnaissait pour un adorateur de Vischnou, se tenait à quelque distance de l’Européen ; il paraissait être son serviteur privilégié, son confident. Tous deux se retournaient souvent pour interroger du regard le nuage de poussière qui s’élevait sur la route qu’ils venaient de suivre, et qui gagnait rapidement sur eux.

— Raja-Rata, dit enfin l’Européen, qui s’exprimait en français avec un accent alsacien très prononcé, le sawarrie (cavalcade) qui semble nous poursuivre depuis plus d’une heure est trop brillant pour une simple caravane ; un pareil cortége, défilant en vue des tentes de la princesse de Sardannah, ne peut appartenir qu’à sa majestés Retirons-nous un peu à l’ombre de ces arbres ; nous pourrons l’examiner en passant, et peut-être y apercevrons-nous la jeune souveraine elle-même.

Ateha-saheb ! comme il vous plaira, maître. Aussi bien nos chevaux ne seront pas fâchés de ce répit, car voilà trente lieues au moins que nous faisons sans tirer bride. Les pauvres bêtes trébuchent à chaque pas.

— Et tu pourrais ajouter, sans mentir, que tu ne seras pas fâché toi-même de reprendre haleine après une pareille course. C’est qu’il n’en fallait pas moins pour nous mettre hors de l’atteinte de ces coquins de Pindaries.

— Mais avez-vous bien réfléchi, maître, au danger que nous pouvons courir en nous présentant à la begom de Sardannah ? Il y a à peine un an que nous nous battions contre elle et que vous lui faisiez perdre une province en conduisant la dernière invasion du nabab-vizir[1]. Croyez-vous qu’elle aura oublié celui qui tua son cheval à la bataille de Mirat, et qui l’aurait saisie elle-même, si une troupe de ses plus fidèles serviteurs ne s’était précipitée pour la délivrer ? Un cachot ou un supplice accompagné de tortures pourraient fort bien être le caravansérail et la bienvenue qui nous attendent.

— Eh quoi ! mon brave Raja-Ram, douterais-tu ainsi de tes compatriotes ? J’ai meilleure idée de la grandeur d’ame de cette petite reine. Je l’ai vue chargeant de trop bon cœur à la tête de ses escadrons et au milieu de la mitraille pour lui supposer des sentimens aussi bas. Capable d’un grand crime, elle peut l’être, mais d’un lâche assassinat, jamais, j’en répondrais sur ma tète, et sur ma tête j’en veux faire l’épreuve.

En disant ces mots, le confiant aventurier prit position sur le bord de la route ; ses trois compagnons se rangèrent derrière lui, et là, d’un air préoccupé, mais ferme, il attendit la cavalcade qui s’approchait.

C’était un spectacle vraiment oriental que la marche de ce cortège enveloppé dans le nuage de poussière qui s’élevait sous ses pas. Parfois, comme l’éclair s’élance de la nue, un cavalier chamarré d’or s’échappait du tourbillon poudreux pour décrire au galop quelque fantazia rapide, ou bien c’était le vent du désert qui soulevait un coin de l’épais rideau. On apercevait alors quelque riche couverture de pourpre étalée sur le dos d’un éléphant ou les lances étincelantes d’une troupe de poursuivans d’armes. Enfin de nombreux traînards sur les flancs et en arrière de la colonne semblaient être des tirailleurs qui protégeaient la retraite d’un corps d’armée. A mesure cependant que les objets devenaient plus distincts, ils perdaient leur caractère guerrier pour prendre un air de fête et de splendeur. Le nombre des cavaliers, la beauté de leurs montures, la richesse et l’éclat de leurs costumes annonçaient suffisamment un cortége royal, et, à certains détails fort pittoresques, il était également facile de reconnaître que cette troupe brillante revenait de la chasse. Les plus élégans cavaliers étaient couverts de poussière, et les plus beaux chevaux ruisselaient de sueur. Les saïces ou palefreniers haletaient en trottant derrière leurs maîtres, ils s’accrochaient et se laissaient traîner à la queue des chevaux. Des tchitas (léopards dressés pour la chasse), un bandeau sur les yeux et accompagnés de leurs gardes, étaient couchés, à moitié endormis de chaleur et de fatigue, sur des hackeries (chariots) traînés par des bœufs. Des faucons, leurs attaches aux pieds et leurs coiffes en tête, étaient perchés au poing des fauconniers ; puis venaient, portés sur des brancards, les trophées de la journée : c’étaient des antilopes à la peau brune et blanche, aux petites cornes droites, noires et polies comme de l’ébène ; le loup rayé, avec ses longues dents blanches souillées de son propre sang ; des floricans, des perdrix noires par douzaines. La plus belle dépouille, sans comparaison, était celle d’un magnifique tigre royal, depuis long-temps la terreur du canton. Enfin, les éléphans, mouvantes citadelles, fermaient la marche, portant l’élite des chasseurs dans des pavillons de couleurs éclatantes.

Dans cette vaste plaine, le cortège se développait sans rencontrer aucun obstacle. Bien loin, vers la gauche, se déroulaient les méandres de la Djoumna, glissant à travers le terrain brûlé comme un serpent fauve ; plus près, sur la ligne même que l’on suivait, se présentait un petit bouquet d’arbres, oasis dans le désert ; à travers les feuilles, on pouvait distinguer quelques ruines et le sommet pyramidal d’une pagode surmontée d’un petit drapeau rouge au bout d’une perche. C’était l’endroit où, à l’ombre d’un épais figuier de l’espèce des multiplians, le groupe de voyageurs dont nous avons parlé attendait impatiemment le sawarrie de la princesse.

L’immense cavalcade s’avançait comme si elle devait écraser dans sa course le petit temple et ses berceaux de verdure ; mais une partie seulement s’écoula à travers les arbres, tandis que le reste, se divisant comme un torrent, déborda au loin, à droite et à gauche. Un éléphant, le front peint des plus vives couleurs, une couronne d’or sur la tête et une palme d’or serpentant comme le dessin d’un châle tout le long de sa trompe, parut enfin et suivit le sentier. Des gardes à pied couraient à côté, le fusil à mèche sur le dos, le sabre à la main, le bouclier sur le bras. Un petit pavillon chinois, cramoisi et or, s’élevait sur le dos de l’énorme animal, qui ne portait, outre son cornac, que deux jeunes femmes. L’une d’elles était assise les jambes croisées ; un fusil reposait sur ses genoux. L’autre, élevée sur des coussins, tenait un parasol au-dessus de la tête de sa maîtresse. La première était la reine de Sardannah, l’héritière et l’autocrate d’un royaume dans le Haut-Hindoustan, composé de quelques fragmens détachés de l’empire mogol, et situé à quelques lieues seulement au nord de Delhi. Elle était accompagnée de sa suivante favorite, la belle Ayesha.

La princesse venait de s’incliner religieusement devant la statue d’Hanouman, le singe héroïque et divin, grossièrement sculptée sous le péristyle de la petite pagode, quand ses regards s’arrêtèrent sur la belle figure de l’officier français, qui se tenait immobile au bord de la route. Une exclamation de surprise et de terreur lui échappa aussitôt ; avec la fougue et l’énergie d’une amazone, elle arma son fusil et le dirigea contre l’étranger. Celui-ci, sans s’émouvoir, répondit à cette menace par un gracieux sourire et par le salut oriental, en portant sa main à son front.

Karé rho ! halte ! cria la princesse à son cornac. Cipayes, garde à vous ! Qu’on laisse approcher cet étranger, mais qu’on surveille tous ses mouvemens !

Puis, l’œil fixé sur l’Européen, le doigt sur la détente de son petit fusil anglais, la reine de Sardannah attendit fièrement l’approche du téméraire aventurier qu’elle avait déjà rencontré sur le champ de bataille.

Successivement au service de différens princes, et en dernier lieu du Grand-Mogol, Joseph Sombre, qui prit dans l’Inde le titre de général Sombre, s’était rendu également célèbre par sa bravoure et par ses succès contre les Anglais, dont il avait deviné la grandeur naissante et cherché à arrêter les progrès. En bute à d’implacables ressentimens et abandonné du faible successeur de Timour et de Baber, il cherchait un nouveau drapeau qui pût lui promettre fortune et vengeance. A l’époque où il se présentait ainsi devant la begom de Sardannah, ses exploits étaient déjà le thème favori des chansons populaires, qui en faisaient un héros et presque un demi-dieu sous le nom de Roustam e Frangistan (le champion français).

Sautant à bas de son cheval, Sombre s’avança à pied parmi les gardes de la reine ; puis, touchant trois fois la terre de l’extrémité de ses doigts et portant jusqu’à son front le pan de la housse de l’éléphant, il dit, suivant la formule asiatique et s’exprimant en excellent hindoustani : « La paix soit avec vous, noble ranie ! Puisse votre ombre toujours grandir, et puissé-je y trouver place ! » Après un moment d’hésitation, la jeune princesse répondit avec emphase : « La paix soit avec vous, brave chevalier ! Présentez-vous au camp ; la tente sera prête pour vous recevoir ; vous y trouverez le pain et le sel. Notre hospitalité est connue du monde entier. » À cette invitation d’une solennité tout orientale, l’aventurier fit la réponse accoutumée : « Les paroles de votre majesté sont des ordres pour son esclave. Je me présenterai sur le seuil de sa tente ; je recevrai le pain et le sel. » Se retirant alors pour laisser passer le cortége, il remonta à cheval et se joignit à la foule sans paraître remarquer la curiosité qu’il excitait.

Le camp de la begom, composé d’environ quatre cents tentes disposées irrégulièrement, présentait de loin un aspect assez gracieux. C’était une petite ville construite d’étoffes variées et éclatantes, une ville indienne, avec son désordre pittoresque et ses contrastes bizarres. A côté de la tente de la princesse, dont le pavillon et les rideaux étaient du plus beau cachemire, paraissait le cendrier du joghi (religieux hindou d’un ordre mendiant) suspendu à un bâton placé entre deux fourches. Ce nouveau Diogène, accroupi dans la poussière, sans autre vêtement que ses longs cheveux saupoudrés de cendres, envoyait, selon son caprice, des bénédictions ou des injures aux courtisans qui se rendaient au conseil, et n’épargnait pas toujours sa royale maîtresse. Autour des draperies rouges et blanches des tentes de la noblesse fourmillaient les échoppes noircies et souillées des commerçans, et, en regard des lignes régulières d’un détachement de cavalerie, des bohémiens en haillons bivouaquaient au milieu de leurs bestiaux. L’aventurier ne savait où se diriger dans ce labyrinthe de toiles et de cordages, et il venait de s’arrêter sur la lisière du camp, lorsque deux chobdars, messagers porteurs de bâtons d’argent, fendirent la foule et se présentèrent devant lui pour le conduire à la tente qui lui était destinée. Il lui suffit de soulever le rideau qui en fermait l’entrée pour reconnaître que les soins minutieux d’une femme avaient devancé son arrivée et prévenu ses besoins. Un bon lit de rotin, une couple de chaises, objets généralement inconnus dans un camp indien, étaient déjà placés dans la tente, et des serviteurs empressés préparaient un bain. Dès-lors un sourire de satisfaction dissipa le dernier nuage qui obscurcissait le front de Sombre, et, se tournant vers Raja-Ram : « Eh bien ! mon fidèle compagnon, lui dit-il, avais-je tort de croire à ma destinée ? Vois, mon étoile monte encore ; elle est bien loin de son déclin. »

Trois heures plus tard, on annonçait au général que la begom, après avoir goûté quelques instans de sommeil et terminé sa prière, daignait lui accorder une audience. Il se hâta de se rendre à cet appel. Si une émotion assez naturelle se mêlait à la curiosité qu’il ne pouvait manquer d’éprouver, ce n’était pourtant pas l’effroi qui faisait battre son cœur, c’était plutôt l’espoir et le pressentiment d’un bonheur presque chimérique. Les trois heures qu’il venait de passer, livré à ses réflexions solitaires, lui avaient suffi pour bâtir tout un vaste édifice de rêves délicieux, de ces rêves comme, dans nos climats plus froids et sous notre régime social plus positif, on en fait à peine à vingt ans. Sombre avait été jeté dans l’Inde au début de la vie ; la gloire avait été sa première maîtresse, et jusqu’alors elle l’avait absorbé tout entier. La rêverie qui agitait son cœur au moment de voir la reine était sa première rêverie d’amour.

Après avoir traversé une enceinte de murs en étoffe blanche, doublée d’écarlate et supportée par des pieux, Sombre eut à passer devant un corps-de-garde d’amazones, portant le costume des cipayes et armées comme eux du tromblon, du sabre et du poignard[2]. Quelques-unes de ces femmes étaient dans un état de grossesse fort avancé, ce qui ne les empêchait nullement de prendre leur tour de faction et de faire l’exercice en pantalon serré et le frac boutonné d’une façon assez burlesque. Sombre reconnut bientôt l’esclave Ayesha, qui guettait son arrivée pour l’introduire dans le pavillon royal. Passant devant lui dans une espèce d’antichambre et soulevant un rideau intérieur, Ayesha lui fit signe d’avancer, et il se trouva en présence de la reine.

La tente fort simple, quoique vaste et appuyée sur deux énormes bambous, se divisait, à l’aide d’un rideau, en deux appartemens. La pièce la plus considérable, qui servait de salle de réception, était en grande partie occupée par un immense lit de sangle, long d’environ dix pieds sur six de large, mais très peu élevé. Les supports, de quinze à seize pouces de hauteur, plongeaient dans des vases de cuivre remplis d’eau et destinés à préserver la couche royale des insectes ou des reptiles venimeux. La tête du lit, les pieds, les côtés, étaient sculptés, peints et dorés avec un goût exquis ; sur un matelas de peu d’épaisseur était tendu un drap d’une blancheur éblouissante, attaché aux quatre coins par des cordes de soie cramoisie à longs bouts avec des glands d’or. Vers le centre de ce divan étaient entassés quatre ou cinq de ces larges oreillers qui, dans l’Hindoustan, reçoivent chacun un nom et une destination particulière. Il y avait, par exemple, le sirhanah, oreiller large pour la tête ; le pyrana, espèce de traversin pour mettre sous les genoux quand on ne veut pas étendre les jambes ; le gao takya, pour supporter le dos et les épaules quand on veut simplement s’asseoir ; puis encore un nombre infini d’autres coussins, plus ou moins grands, plus ou moins doux, pour venir en aide à la fatigue ou favoriser la volupté. Sur cette couche, si artistement préparée selon les besoins du climat, reposait la jeune et charmante reine de Sardannah. Elle portait un pantalon froncé, très large, de brocard pourpre et or, au-dessus duquel un gilet de mousseline blanche, brodé de perles, lui comprimait le sein de manière à en dessiner tous les contours, tandis qu’une large écharpe de satin bleu tombait de l’épaule jusqu’au genou. Ses cheveux, d’un noir lustré, étaient divisés en plusieurs tresses, dans chacune desquelles on avait enlacé des fleurs blanches de jasmin, dont le parfum, quelque peu fatigant pour des nerfs européens, est en grande faveur auprès des jeunes filles de l’Hindoustan. Le front, le nez, le cou, les oreilles et les bras étaient chargés d’or travaillé de mille manières. Autour des chevilles, au contraire, et aux doigts de ses pieds délicats, c’étaient des chaînes et des anneaux d’argent, le plus précieux métal ne devant point être profané au service des membres que la superstition a proclamés ignobles. Enfin les suivantes chargées de parer la reine n’avaient oublié ni la frange de collyre autour des yeux, ce qui leur donne un si vif éclat, ni la teinte d’incarnat au bout des doigts et à la plante des pieds. Dans un coin de la tente, on apercevait les babouches, pantoufles brodées en paillettes, à hauts talons rouges et à pointes recourbées, et, sur un tapis, à portée de la main, un petit narghilé d’argent délicieusement ciselé, d’où s’échappaient les parfums de l’essence de rose et des tabacs les plus exquis de la Perse.

Au moment où la suivante soulevait le rideau pour introduire l’Européen, la jeune reine, par un mouvement spontané de pudeur, jeta sur ses épaules un immense voile de gaze couleur de rose avec une bordure et de larges franges d’argent.

— Asseyez-vous, saheb bahader (seigneur chevalier), dit-elle à Sombre après qu’il eut présenté les salutations d’usage. Il est nécessaire que nous causions un peu à loisir, afin de bien nous entendre. Je crois que nous nous connaissons déjà, et ce n’est pas la première fois que la destinée nous a placés l’un vis-à-vis de l’autre. Votre nom, si je ne me trompe, est Sombre, et vous serviez les Mahrattes.

— Ma destinée, répondit l’aventurier, m’a déjà accordé une fois l’honneur d’entrevoir une grande princesse, aussi intrépide que Rama, aussi belle que Leila. Mon cœur s’est glacé d’effroi en la voyant s’élancer sur le champ de bataille ; depuis ce temps, il a palpité d’amour au souvenir de ses charmes. Quant aux Mahrattes, ce sont d’infames voleurs ; qu’on me donne une armée, et je les exterminerai !

— En vérité ! brave chevalier, est-ce là ton langage ? Il est agréable à mes oreilles, et je veux le croire sincère. Dès-lors tu es à moi, prends la moitié de ma puissance et défends ma couronne. Tu m’as fait perdre une province, tu m’en donneras dix. Je veux que tu instruises mes soldats dans l’art de la guerre, que tu les conduises sur le chemin de l’honneur ; je leur apprendrai à t’y suivre.

— Dès ce jour, répondit Sombre, j’appartiens sans doute à votre majesté, mais je ne vaux plus rien pour la guerre. Que ferez-vous d’un malheureux accablé de langueur, qu’un feu brûlant consume, qui n’a plus que des pensées d’amour, et d’amour sans espoir ? C’est un insensé auquel il faut accorder un asile, ce n’est plus un chef pour commander des armées.

— Nous avons un vieux proverbe, dit la princesse en souriant et en rougissant tout à la fois : « flatteur et menteur comme un natif du Frangistan ; » mais nos oreilles sont celles d’une reine, elles savent démêler dans ton langage ce qu’inspire la vérité et ce que dicte la politesse. — Après une interruption, elle reprit : — Tu es à l’âge d’être mari et père. Combien de femmes as-tu dans ton harem ?

— En voyage et sur le champ de bataille, on ne peut point songer aux joies de la famille. Votre serviteur ne s’est encore arrêté nulle part pour se bâtir une demeure. Avant d’avoir vu la reine, son cœur n’avait point palpité.

— Les paroles du saheb sont-elles l’expression de la vérité ? dit la jeune reine à demi pensive. Alors nous lui construirons un palais, et nous remplirons son harem. Il y a de jeunes et belles filles dans nos états, elles seront heureuses d’entrer dans la demeure d’un brave.

— Dans ma religion et dans mon pays, répondit Sombre, on n’épouse qu’une seule femme, celle qu’on aime, et, si on ne peut l’obtenir, la vie s’écoule solitaire comme celle du joghi.

— Il n’en sera pas ainsi de la tienne, plaise au ciel ! Mais laissons là ce discours. Voici l’heure de la prière, et il faut nous séparer. Les rayots de ce village ont imploré mon secours pour les délivrer de plusieurs tigres qui ravageaient leurs troupeaux. Nous en avons déjà détruit quelques-uns, mais il en reste encore. Demain sera le dernier jour que nous pourrons consacrer à la chasse ; je désire qu’elle soit heureuse. Ma suite sera prête au point du jour, et une place vous sera réservée à mes côtés sur l’éléphant royal. Vous viendrez, et toute ma cour admirera votre courage et votre adresse. Allez en paix, il vous est permis de vous retirer.

Après l’entretien que nous venons de rapporter, et dans lequel nous avons cherché à conserver fidèlement les formes du style oriental, chacun des deux interlocuteurs se sentait diversement ému. Sombre se reprochait d’avoir exprimé trop froidement à la reine l’admiration qu’elle lui inspirait : pour la première fois, il était mécontent de lui-même, il avait été gauche et timide devant une jeune fille à peine sortie de l’enfance. Quel serait désormais son rôle auprès d’elle, et son amour ne paraîtrait-il pas audacieux ? Quant à la reine, elle était tombée dans une profonde rêverie, d’où les sons vibrans de cornemuse du joghi étaient impuissans à la tirer. Une noble et gracieuse image passait sans cesse devant ses yeux, tandis que sa lèvre distraite exhalait en flocons odorans les parfums du narghilé. Celui qu’elle avait entrevu dans ses rêves de jeune fille venait enfin de se révéler. Comment le confondre avec ces misérables Indiens qui l’entouraient ? Le guerrier franc dominait ces natures asservies, cette race chétive de toute la hauteur du courage et de la liberté. Appuyée sur un pareil champion, aucune entreprise ne lui serait difficile. Que pourraient contre elle les Mahrattes, les Pindaries, les Rajpouts ? Ils fuiraient jusque dans leurs montagnes. Le Grand-Mogol implorerait son secours ; elle régnerait sur tout l’Hindoustan, et tout l’Hindoustan la proclamerait la plus heureuse des femmes, en voyant l’époux que lui envoyait Chrishnah, le dieu des amours.

Le lendemain, au point du jour, une dizaine d’éléphans se rassemblaient devant la tente de la begom. De ce nombre, quatre seulement devaient porter des chasseurs. Sur leur dos, au lieu du pavillon et des coussins accoutumés, s’élevait un siège assez large pour recevoir deux personnes, avec un dossier et une balustrade en fer, véritable arsenal meublé de fusils, de haches et de pistolets. Le cornac devait en outre se tenir sur le cou de l’animal, mais de manière à laisser aux chasseurs tout l’espace nécessaire pour le maniement de leurs armes. Les autres éléphans portaient chacun un groupe de paysans armés de longues perches, dont le rôle, quoique le moins brillant, était peut-être le plus dangereux. C’étaient eux qui devaient pénétrer à pied dans le fourré pour battre les broussailles et faire lever les bêtes fauves. Or, il n’est pas rare de trouver un tigre indolent qui ne se décide à quitter sa retraite que lorsque le pauvre rayot vient ébranler le jongle sous lequel il repose. Alors, malheur à l’Indien, s’il se trouve sur le chemin de l’animal irrité : d’un seul coup de son bras puissant, le monstre l’étendra dans la poussière, et vous ne verrez plus qu’un cadavre défiguré, le crâne ouvert et la poitrine en lambeaux.

L’éléphant royal vint s’agenouiller devant la tente de la begom. Sombre, debout sur le seuil, s’avança pour recevoir la princesse, et, après l’avoir aidée à monter sur le docile animal, il se plaça dans le howdah à ses côtés. Une course pénible à travers d’âpres sentiers amena le cortége sur les confins d’un jongle marécageux, composé de broussailles, de bruyères et de longs roseaux qui, en se brisant sous les pas des éléphans, rendaient un son aigre et métallique. Selon les rapports des villageois, ce jongle était la retraite favorite de deux tigres qui depuis long-temps infestaient la contrée. Des débris, des ossemens, une carcasse de buffle à moitié dévorée, indiquaient effectivement le voisinage ou le passage récent de ces animaux. Dès-lors, en se prépara à l’action : les éléphans furent rangés en demi-cercle et s’avancèrent en écrasant le taillis devant eux. Déjà l’on avait traversé des deux tiers de l’espace indiqué sans apercevoir aucune trace de l’ennemi, et chacun commençait à désespérer du succès de la journée, quand l’éléphant royal, relevant soudainement sa trompe, fit entendre un cri perçant et modulé comme la fanfare d’une trompette. C’est le signal assez burlesque donné par cet animal intelligent, quand il reconnaît la présence de son redoutable adversaire. Quelques secondes plus tard, les longues herbes à cent pas en avant s’agitèrent, et un énorme tigre, de l’espèce vulgairement appelée du Bengale, laissa voir un seul instant au-dessus des tiges sa tête et ses épaules rayées. La reine l’aperçut la première : elle déchargea aussitôt sur le monstre les deux coups de son fusil anglais ; mais les mouvemens inquiets de l’éléphant qu’elle montait l’avaient empêchée d’ajuster. Le tigre, selon sa coutume, quand il n’est pas blessé, s’aplatit dans les herbes et disparut. Toute la ligne des chasseurs le poursuivit alors au pas de course. A quelques pas plus loin, on le fit lever encore. Cette fois, il battit décidément en retraite, mais lentement et avec dignité, et se retournant à chaque instant pour regarder ses persécuteurs. C’est alors qu’une balle partie de la carabine de Sombre le blessa grièvement à la hanche. La scène changea aussitôt. Le monstre fit un bond en arrière ; il battit ses flancs de sa queue, il rampa, puis poussant un cri terrible, il s’élança vers les chasseurs. Toute la troupe d’éléphans prit aussitôt la fuite. C’était en vain que les cornacs les encourageaient, les injuriaient, les frappaient à coups redoublés, qu’ils leur déchiraient le cou de la pointe aiguë de leurs hallebardes. Pour la première fois, ces animaux étaient sourds à la voix des mahaouts. Un d’eux, plus effrayé que les autres, se précipita sous un arbre aux vastes rameaux, et, rencontrant une branche énorme qu’il brisa avec son dos, il fracassa la balustrade, le siège de fer, et tua les chasseurs qui n’avaient pu se soustraire à ce choc écrasant.

L’éléphant royal était resté seul sur le champ de bataille. Il tremblait mais il ne fuyait pas ; c’était l’effet de la discipline. Ce vétéran montrait plus d’une cicatrice ; plus d’une fois il avait assisté à la mort du tigre. Pourtant, quand celui-ci s’élança vers sa trompe, il détourna la tête et lui présenta la hanche. Le tigre y arriva d’un seul bond, mais, repoussé par la balustrade d’acier, il ne put que se cramponner aux flancs de ses dents et de ses griffes. L’éléphant fit des efforts prodigieux pour se débarrasser de son ennemi ; ce fut en vain. Un coup de pistolet déchargé à bout portant par la princesse ne suffit pas encore. Sombre saisit enfin une hache, et ce ne fut qu’à coups redoublés qu’il parvint à lui faire lâcher prise. Le monstre, déjà mutilé, vint tomber entre les jambes de l’éléphant, qui lui posa son large pied sur la poitrine. Broyé par cette pression épouvantable, le tigre expira avec un cri déchirant de rage et de douleur.

Cependant une partie des fuyards s’était ralliée, et il restait encore un ennemi à détruire. On reforma les rangs, et l’on avança de nouveau. La recherche fut long-temps vaine : les obstacles du terrain se multipliaient. Le jongle marécageux avait été laissé en arrière, et l’on était arrivé à une forêt de superbes tulipiers s’élançant d’un taillis épais. Les traqueurs avaient vu la tigresse gagner ce fourré impénétrable ; mais qui oserait l’y suivre ? Cette fois, les dangers étaient plus que doublés ; seuls, la jeune reine et Sombre furent inaccessibles à la peur. Il n’y avait désormais plus de sentier : ce fut alors qu’on put admirer la sagacité de l’éléphant et sa force prodigieuse. Sur un mot du mahaout, il appliqua son front contre l’arbre qui obstruait le passage, et, l’enlaçant de sa trompe, le plia vers la terre jusqu’à ce qu’il pût poser son large pied sur la tige. Aussitôt le bois craqua, les racines sortirent de terre ; l’arbre était terrassé. Un passage fut ainsi frayé comme si la hache du pionnier ou la trombe de l’ouragan avait dévasté la forêt.

L’éléphant royal, toujours au poste d’honneur, marchait en tête de la colonne. Il venait d’écarter les rameaux d’un pipol à larges feuilles ; tout à coup il recule et se débat avec fureur : la tigresse, poursuivie jusque dans son dernier asile, s’est élancée sur sa tête ; une des griffes a pénétré dans l’œil, l’autre lui déchire la trompe. N’écoutant plus alors que son désespoir, l’éléphant se précipite sur son ennemi, et, tombant sur ses genoux de devant, perce de ses défenses la tigresse clouée contre terre. Arrachés de leurs sièges par ce brusque mouvement du colosse, Sombre et la jeune reine sont lancés au loin dans les broussailles. L’épais tissu de ces plantes flexibles a heureusement amorti leur chute. Sombre saisit dans ses bras la reine toute meurtrie, mais souriante encore, et c’est presque de force qu’il l’entraîne loin de cette lutte gigantesque et de l’agonie du tigre. Tel est l’attrait, telle est la fascination du danger, telles sont les puissantes émotions de la grande chasse dans l’Inde.

Ce fut à ce moment où ils venaient d’affronter ensemble une mort affreuse, que des aveux, des sermens passionnés, furent échangés pour la première fois, dit-on, entre l’heureux aventurier et sa royale maîtresse ; ce fut alors que le général Sombre gagna un trône où il régna dix ans avec autant de bonheur que de légitime renommée. Plus tard, il devait acquérir un tel empire sur l’esprit de sa souveraine, qu’elle reconnaîtrait le Dieu des chrétiens et adopterait les coutumes européennes. Convertie à la foi catholique, elle devait épouser Joseph Sombre suivant les rites de son culte, et prendre son nom qu’elle conserverait jusqu’à la mort[3]. Les amours de la begom et de l’aventurier français peuvent être regardés comme un des plus curieux épisodes des annales modernes de l’Hindoustan. Qu’on ne s’étonne pas si, en continuant notre récit, nous rencontrons plus d’une fois, comme en ce début même, le roman à côté de l’histoire. Ce n’est pas nous qui inventons, c’est la réalité qui prend les allures de la fiction, et nous aurions mauvaise grace, après tout, à nous en plaindre. Si cette étrange histoire mérite d’être tirée de l’oubli, n’est-ce point parce que les émotions du drame s’y mêlent à l’intérêt des souvenirs politiques ?


II.

Avant cette rencontre, qui devait décider de son avenir, Sombre avait déjà joué un rôle brillant dans les guerres de l’Inde. Un Français du nom de Law, élève et ancien aide-de-camp du fameux Bussy, commandait, en 1760, un petit corps de ses compatriotes au service du Mogol. Sombre, âgé de dix-neuf ans alors, était entré dans cette compagnie et y avait bientôt atteint le grade de sergent. La bravoure du jeune Français ne devait pas tarder à être mise à l’épreuve. Une lutte entre la puissance anglaise et le Grand-Mogol était imminente. C’était l’époque où Clive jetait les premiers fondemens de la puissance anglaise sur les plans que le génie de Dupleix avait trouvés, mais que la France, dans sa déplorable inertie, avait dédaignés et abandonnés à l’étranger. De même que Dupleix s’était élevé dans le Dekkan en créant un nabab du Carnatique, dont il avait été plus tard le successeur, ainsi Clive s’élevait dans l’Hindoustan en donnant un nabab au Bengale, afin d’hériter un jour de sa créature devenue son esclave. Le moment de cette usurpation n’était pas encore venu, il est vrai, car le trésor de la compagnie, si riche aujourd’hui, était vide alors, et les projets de l’habile gouverneur n’avaient pas reçu l’entier assentiment de la métropole. En l’absence momentanée de Clive, qui venait de partir pour s’aboucher personnellement avec le fameux Pitt, ce ministre si bien fait pour le comprendre, le conseil de l’Inde, d’après les dernières instructions du gouverneur, avait remplacé, comme tenancier du Bengale, un malheureux prince déjà dépouillé, Mîr Giaffer, par un second, Mîr Kâssim, gendre du précédent et auquel on connaissait quelque fortune qu’on se proposait d’exploiter. Mîr Kâssim, en se chargeant de l’administration au nom de son beau-père, s’engageait à payer toutes les dettes de celui-ci, à céder à la compagnie le revenu de trois nouveaux districts, ceux de Burdwan, Midnapour et Chittagong, et enfin à faire cadeau à la municipalité de Calcutta d’une somme de cinq lacs de roupies (1,200,000 francs). Avec ces nouvelles ressources et des troupes remplies d’ardeur, parce que tous leurs arrérages de solde venaient enfin d’être payés, fait dont on n’avait encore vu d’exemple sous aucun gouvernement indien, le conseil colonial anglais se trouvait assez fort pour attaquer le Grand-Mogol lui-même, et lui enlever sa fertile province de Bahar que l’on convoitait depuis long-temps. C’en fut assez pour qu’il n’hésitât point à entamer une guerre qui lui promettait à la fois des richesses et de la gloire.

Shah-Alun[4], c’était le nom du pauvre empereur, connaissant les vues de la compagnie et désirant sauver sa plus belle propriété, y était campé, au mois de juillet 1761, avec une armée indisciplinée et peu nombreuse, quand il fut attaqué vigoureusement par le major Carnac, à la tête des troupes anglaises combinées avec celle de Mîr Kâssim. Après avoir essayé une faible résistance, il s’enfuit aux premiers coups de canon, laissant sur le champ de bataille ses bagages et le peu qu’il possédait d’artillerie. Ce fut au moment de ce désastre que se passa un fait touchant dont l’histoire nous a gardé le souvenir. Lorsque Shah-Alum fut le premier à déserter sa cause, la petite compagnie française de Law, fatiguée de la vie errante qu’elle menait depuis long-temps, se laissa gagner par le découragement de l’empereur et prit la fuite. Seul, Law ne put se résoudre à quitter le champ de bataille. S’adossant à un des canons, il s’assit le visage tourné vers l’ennemi et attendit la mort. En ce moment, il s’aperçut qu’il n’était pas seul. Deux jeunes gens étaient à ses côtés : l’un était un cipaye, nommé Raja-Ram, dont il avait plus d’une fois remarqué la bravoure ; l’autre, on l’a déjà nommé, c’était Joseph Sombre. Ordres, prières, rien ne les décida à s’éloigner de leur chef. Assis sur le même affût, mais modestement, et en seconde ligne derrière Law, ils attendirent comme lui. Cependant le major Carnac, accompagné du capitaine Knox, s’avançait rapidement avec un détachement pour s’emparer de l’artillerie impériale. Ce fut alors qu’il aperçut le chef de la compagnie française. Mettant à l’instant pied à terre, il s’approcha le chapeau à la main, et, après avoir adressé les plus gracieux éloges à son brave ennemi, il le conjura de se rendre. Law répondit qu’il était prêt à le suivre, pourvu qu’on lui laissât son épée, mais qu’il mourrait plutôt que de quitter cette arme à laquelle son honneur était attaché. Un murmure flatteur s’éleva aussitôt parmi les officiers qui entouraient le major ; on applaudit à la fermeté de Law, et on lui conserva son épée par acclamation. Ce fut dans le palanquin même du commandant anglais qu’on l’emporta du champ de bataille. Absorbé par les émotions d’une pareille scène, Law ne se rappela qu’au moment de suivre le major anglais les deux jeunes gens qui avaient voulu mourir avec lui, mais il les chercha vainement des yeux : une fois le danger passé, ils avaient disparu dans la foule.

La seconde fois qu’il est question de Sombre dans les annales de l’Inde, c’est trois ans après, en 1764, dans l’armée de Mîr Kâssim, où il avait obtenu un commandement depuis la bataille livrée à Shah-Alum. Les circonstances avaient bien changé. L’avidité des fonctionnaires anglais avait déjà épuisé tous les trésors de Mîr Kâssim. Celui-ci était parvenu cependant à apaiser encore quelque temps leurs insatiables exigences, à force d’exactions dont ses propres sujets étaient les victimes. Il avait fait rendre gorge à tous les employés indigènes qui s’étaient enrichis sous son prédécesseur ; toutefois ces ressources même lui manquèrent bientôt, et il ne lui resta plus à dépouiller qu’un dernier chef de quelque importance et protégé des Anglais. Malheureusement pour Mîr Kâssim, ce chef périt dans les tortures plutôt que de révéler où étaient ses trésors. Mîr Kâssim restait donc sans argent devant une puissance qui venait de perdre, par son imprudence, un partisan fidèle. Pour comble de malheur, une modification du grand conseil de l’Inde donna la majorité au parti hostile à Mîr Kâssim. Le gouverneur Vausiltart et Warren Hastings (alors simple employé civil) lui prêtaient seuls un appui sans valeur, de sorte que, tandis qu’on augmentait ses charges, il vit de jour en jour détourner ses revenus. Les marchands anglais s’attribuaient le monopole du commerce, battaient ses douaniers, et il lui était même défendu de supprimer les droits qu’il ne recevait plus et qui ne pesaient plus que sur ses propres sujets. Il était clair qu’on voulait arriver à son expulsion par la ruine de ses états. M. Ellis, homme très violent et son ennemi acharné, que l’on avait, précisément à cause de cela, choisi pour résident[5] anglais dans sa capitale de Patna, s’y préparait ouvertement à l’attaquer à main armée. Convaincu bientôt que sa perte était résolue, Mîr Kâssim n’hésita plus. Son premier acte fut de saisir des bateaux chargés d’armes que M. Ellis faisait venir de Calcutta à Monghyr. Il s’ensuivit quelques hostilités ; un membre du grand conseil de l’Inde, Amyat, fut tué ; Ellis et son escorte furent faits prisonniers. Dès ce moment, malgré l’opposition du résident et de Warren Hastings, le conseil regarda la guerre comme résolue, déclara la déchéance de Mîr Kâssim et la restauration de Mîr Giaffer.

L’armée anglaise, entrée immédiatement en campagne, livra, le 2 août 1763, une grande bataille aux troupes de Mîr Kâssim. On fut étonné de leur résistance énergique. Un instant l’ennemi rompit sur un point la ligne anglaise, s’empara de deux canons, et attaqua en tête et en queue le 84e régiment britannique. Il renouvela plusieurs fois les mêmes efforts. On devine que les troupes qui se montraient si vaillantes étaient commandées par Sombre. Après un combat de quatre heures, le champ de bataille demeura aux Anglais ; mais ce combat était le plus sanglant et le plus acharné qu’on eût encore vu dans les guerres de l’Inde.

A la suite de cette bataille, Mîr Kâssim se replia successivement sur les forteresses d’Oudwa et de Monghyr, qu’il vit tomber l’une après l’autre devant la stratégie européenne, et se retira enfin dans Patna, sa dernière possession, traînant toujours à sa suite les prisonniers anglais qu’il avait faits au début des hostilités. Poursuivi jusqu’à Patna par l’armée britannique, au premier bruit de son approche, il écrivit au major Adam qui la commandait : « Si vous faites un pas de plus, je vous envoie la tête de M. Ellis et celle de vos autres chefs. » Cent cinquante Anglais de tous rangs et de toutes professions se trouvaient alors entre les mains du nabab. Le major Adam écrit à MM. Ellis et Hay, qui se trouvaient parmi les prisonniers, de chercher à s’échapper par tous les moyens possibles, ou de racheter leur vie par des promesses qu’il s’engageait sur son honneur à ratifier. MM. Ellis et Hay, il faut le dire à leur honneur, répondirent, au nom des autres Anglais : « Nous ne pouvons nous échapper ; mais nous vous en prions instamment, que vos opérations militaires ne soient pas retardées d’un moment à cause de nous. » L’armée anglaise continuant à s’approcher de Patna, Mîr Kâssim se vit obligé de l’évacuer ; mais, avant de partir, il voulut se donner le plaisir de la vengeance. Les prisonniers, au nombre de cent quarante-neuf, furent passés par les armes, et ce fut le bataillon de Sombre qui se trouva chargé de cette terrible exécution. Le jeune Français, il faut le dire, fit les plus généreux efforts et brava même quelques dangers pour empêcher ce massacre ; ce fut à son instante prière qu’on épargna un seul prisonnier, un chirurgien qui, dans l’exercice de sa profession, avait capté les bonnes graces du nabab. La conduite que tint Sombre en cette circonstance n’empêcha pas la haine des Anglais de confondre éternellement, à propos du massacre de Patna, le nom de Sombre avec celui de Mîr Kâssim.

Après avoir quitté Patna, Mîr Kâssim et son jeune général se réfugièrent dans les états du vizir d’Oude, qu’ils trouvèrent campé avec l’empereur aux environs d’Allahabad. Les fugitifs furent reçus avec les plus grandes marques de distinction par le Mogol et son vizir : ce dernier fournit même à Mîr Kâssim les moyens de réorganiser une armée ; aussi, dès le 3 mai de l’année suivante (1764), le nabab reparut-il devant les Anglais en ordre de bataille. L’action, commencée par une vive canonnade, devint bientôt générale. Sombre, à la tête d’un corps d’infanterie d’élite et soutenu par une nombreuse cavalerie, attaqua les Anglais de front, tandis que le reste de l’armée essayait de les tourner pour les prendre en queue. Ceux-ci, commandés encore une fois par le major Carnac, déployèrent leur fermeté ordinaire, et les troupes de Mîr Kâssim furent repoussées ; mais le combat avait duré depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, et les vainqueurs, épuisés de fatigue, ne purent poursuivre leur succès. Sombre, ayant rallié ses troupes, opéra sa retraite en bon ordre, et prit position en vue même des murs de Patna. Le vizir, peu satisfait de ce résultat, ayant ouvert des négociations avec les Anglais, Sombre et Mîr Kâssim coururent un moment de graves dangers, car les Anglais exigeaient comme préliminaires de tout arrangement que l’un et l’autre leur fussent livrés, et le vizir n’aurait pas été éloigné de souscrire à cette condition ; mais il voulait en retour la cession de tout le Bahar. Cette prétention ayant été repoussée, rien ne fut conclu, et le vizir repassa le Gange avec son armée.

Le 15 septembre de la même année, les mêmes ennemis se retrouvèrent en présence. Les Anglais étaient commandés cette fois par le major Munro. L’empereur, le vizir et Mîr Kâssim se trouvaient dans l’armée opposée ; Sombre, à la tête de son corps discipliné, en était véritablement l’ame et le chef. Vers neuf heures du matin commença un engagement général et très vif des deux côtés. A la tête de ses cipayes reconnaissables au bon ordre qu’ils conservaient et à la régularité de leurs manœuvres, Sombre chargea plusieurs fois les Anglais. Les troupes du vizir et de l’empereur, animées par cet exemple, ne montrèrent pas moins de résolution ; pourtant l’attaque vint, comme toujours, échouer contre la supériorité européenne et le sang-froid britannique. Après une série de tentatives infructueuses, l’armée indienne se retira lentement et sans désordre. Munro se jeta vivement à sa poursuite ; mais Sombre et son petit bataillon indestructible lui barrèrent le passage. Arrivé avant les Anglais à un pont de bateaux jeté sur une rivière profonde et rapide, à deux milles du champ de bataille, l’intrépide aventurier parvint à le détruire et sauva les débris de l’armée impériale. Dans cette affaire où Sombre courut les plus grands dangers, on remarqua un Indien qui fut blessé deux fois en le couvrant de son corps : c’était Raja-Ram qui, par un dévouement dont nous avons vu des exemples sous l’empire, avait jusque-là refusé tout avancement pour accompagner son maître en qualité de simple ordonnance.

Cette bataille avait duré trois heures, et un moment la victoire était restée incertaine. De pareils exploits ne pouvaient manquer de répandre la réputation de Sombre dans tout l’Hindoustan, et désormais le général français pouvait choisir entre tous les princes de l’Inde celui qu’il lui conviendrait de servir. Après avoir été successivement et alternativement à la solde de l’empereur, du vizir et de plusieurs autres chefs pendant douze années, nous le retrouvons enfin cherchant un asile dans l’état de Sardannah, qui avait alors à peine une place sur la carte de l’Inde. Grace aux efforts de Sombre, ce petit royaume allait enfin sortir de son obscurité.

Une fois devenu l’époux de la princesse et partageant avec elle l’autorité suprême, Sombre était trop habile pour songer à s’étendre par la guerre avec les faibles ressources militaires dont il pouvait disposer ; il renonça donc presque entièrement au métier des armes pour se lancer dans une carrière toute diplomatique. Voyant dans l’accroissement de la puissance anglaise le danger le plus réel et le plus imminent pour les divers états de l’Inde, il s’appliqua sans relâche à la combattre, ou au moins à la restreindre entre des confédérations hostiles. Son système, qui rappelait celui de Bussy, était de placer à toutes les cours importantes un petit noyau de Français auxquels il tendait la main. Ce fut lui qui révéla à Scindiah les talens du général de Boigne dont le chef mahratte tira un tel parti que, malgré les désastres qui avaient signalé le commencement de sa vie, il mourut sur le trône le plus puissant de l’Inde. Ce fut encore lui qui parvint à installer à Hyderabad, chez le nizam, le fameux Raymond, qui succéda pendant quelques années à la position et à la renommée de Bussy. Enfin son influence se fit sentir jusque chez Hyder Ali et Tippou, dans le Mysore, où il entretenait une correspondance avec Lally, neveu de l’infortuné général de ce nom. Il tenait ainsi les fils d’un immense réseau souvent brisé par les efforts des gouverneurs de la compagnie anglaise, mais sans cesse renoué par l’infatigable activité du mari de la begom. Sombre retardait ainsi l’asservissement graduel de l’Inde, il consolidait le petit trône sur lequel il était lui-même assis, et il favorisait enfin les intérêts de la France, nous n’osons dire ses vues, car la France, à cette époque, était incapable de comprendre la mission quelle aurait pu remplir dans l’Inde.

Cependant neuf ans s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Sombre dans l’état de Sardannah, et le vaste génie qui présidait alors aux destinées de la colonie anglaise n’avait pas tardé à découvrir le point d’où surgissaient tant d’obstacles, d’où partaient tant de coups inattendus. Warren Hastings voyait avec autant de surprise que de colère une barrière infranchissable s’élever sans cesse entre lui et cet obscur aventurier qui se trouvait toujours comme une pierre d’achoppement sur le chemin de sa gloire ; il lui tardait de s’en défaire, et les leçons de Clive l’avaient rendu peu scrupuleux sur les moyens d’arriver à ce résultat. Malheureux dans ses premières tentatives, un hasard inespéré vint enfin lui offrir l’instrument qu’il cherchait. Un jeune homme du nom de Dyce, chassé, pour quelque infraction à l’honneur, d’un régiment de l’armée britannique, s’était présenté à lui, demandant à se rouvrir l’accès de la société qui l’avait justement exclus, en menant à bien quelque entreprise désespérée. La bonne mine du jeune homme, son adresse et son courage séduisirent Hastings. Dyce fut chargé de se présenter à la cour de Sardannah pour y organiser une intrigue qui délivrât la compagnie de son dangereux adversaire. On ne pouvait faire pour une mission de ce genre un choix plus heureux. Doué du plus agréable extérieur, d’une figure charmante, des manières les plus gracieuses et les plus chevaleresques, Dyce ne pouvait manquer de plaire. Il avait d’ailleurs à se plaindre amèrement des outrages, des persécutions que lui avaient fait essuyer ses compatriotes, et de tels récits devaient intéresser Sombre lui-même, que les Anglais avaient plus d’une fois poursuivi de leurs calomnies.

L’événement justifia les prévisions de Hastings. Dés que Dyce se présenta à Sombre, il sut conquérir sa sympathie. Incapable d’un sentiment de jalousie et se rappelant les épreuves de sa première carrière, Sombre s’attacha vivement à ce jeune homme, et lui fit obtenir du service dans l’armée de Sardannah. Croyant voir dans la qualité d’Européen une garantie suffisante de loyauté, il alla même jusqu’à admettre Dyce dans son intimité, et, lors d’une absence qu’il fut obligé de faire pour des négociations importantes avec des princes du voisinage, il lui confia le commandement, par intérim, des gardes de son palais.

Avec l’arrivée de Dyce à la cour de Sardannah, une période nouvelle s’ouvre, pour ainsi dire, dans ce récit. Sombre avait oublié que les fonctions de Dyce, en l’obligeant à voir fréquemment la reine et ses femmes, pouvaient faire naître entre elles et le jeune Anglais une familiarité dangereuse. Des graves intérêts de l’histoire nous retombons dans les émotions du roman. On connaît tous les acteurs du drame mystérieux qui va se jouer : d’une part, c’est une jeune princesse passionnée comme on l’est à vingt ans sous le ciel de l’Inde ; de l’autre, c’est un soldat confiant et brave. A côté d’eux vient se placer un homme qui unit à l’égoïsme opiniâtre et rusé de la race anglaise toutes les graces de la jeunesse et toutes les ressources de la séduction. Peut-être prévoit-on déjà le dénouement.

L’absence du général devait être longue. Il avait à régler sur la frontière, avec les rajas de Pattiala et de Khytal, les limites respectives de leurs états et de celui de Sardannah. Les négociations furent plus lentes encore qu’il ne l’avait pensé, et, trois mois après son départ, son retour paraissait aussi éloigné que jamais. On était dans la saison des grandes chaleurs, époque de lassitude et d’ennui, où la tête est vide, où les passions fermentent. La reine cherchait en vain à combattre la funeste influence de l’isolement et de l’oisiveté. Retirée dans le réduit le plus mystérieux du palais, elle ne cessait de questionner sa favorite Ayesha sur le caractère et les habitudes du séduisant étranger. Un seul de ces nombreux entretiens ne nous laissera rien ignorer des émotions nouvelles qu’éprouvait la begom. Pénétrons dans le séjour où la jeune reine cache sa tristesse. Traversons cette vaste salle, dont les arcades en ogive s’ouvrent sur une cour intérieure, entourée, comme un cloître, de cellules nombreuses, et plantée, comme un jardin, des fleurs les plus odorantes et les plus exquises. A l’architecture tourmentée des murailles, à ces riches couleurs qui chatoient sur les plafonds et sur tous les lambris, à ces brillans jets d’eau qui murmurent et bondissent dans des bassins de marbre, on reconnaît la suite d’appartemens que dans tout palais indien on appelle, par excellence, le rang-mahal ou la galerie peinte, le séjour spécialement consacré aux femmes. Encore un pas, et nous sommes dans le salon principal, dans le salon de la reine, où se trouve un divan, immense canapé imitant un char de triomphe, monté sur des roues avec un joug et un timon. Les roues, le timon, le joug, sont en laque du plus beau poli, tout bariolé de peintures représentant des chevaux, des paons, des oiseaux fantastiques. Le canapé est recouvert de velours cramoisi avec une bordure d’or. Le bois, richement sculpté, porte des incrustations de cornaline, d’agathe, d’émeraude et de rubis. La reine, mollement étendue sur le canapé, est aisément reconnaissable à sa beauté ravissante comme à sa riche parure. Assise à ses pieds, les jambes croisées, Ayesha porte un costume peu attrayant, qui consiste en une simple camisole de mousseline blanche et un pantalon large d’en haut, mais collant depuis le genou jusqu’à la cheville. Elle agite un éventail sur la tête de sa maîtresse.

— Ayesha, ma petite sœur, disait la princesse d’une voix languissante, ne peux-tu rien trouver pour me distraire ? Raconte-moi quelque histoire d’amour.

— Hélas ! ma chère maîtresse, quand je vous parle de Leila et de Majnoun, vous ne m’écoutez pas : vos idées sont ailleurs.

— C’est que je sais toutes ces histoires par cœur. Pour me tirer de cette odieuse léthargie, et me faire oublier cette chaleur accablante, il faudrait d’autres récits que ceux dont on berçait mon enfance.

— Ce serait en vain, dit la suivante en secouant la tête, que je connaîtrais toutes les histoires du kissago (le conteur ambulant). Le cœur de ma souveraine est bien loin ; il est près de son mari. Qu’est-ce qu’une femme sans son époux ? c’est un corps sans ame. L’amant est le nour e chashm (la lumière des yeux) de sa maîtresse. Le saheb vous écrit cependant qu’il ne tardera pas à revenir.

— Non, non, ma fille, il ne doit pas encore y songer. Nos intérêts demandent sa présence sur la frontière, et pourraient souffrir de son retour. Ne parlons pas de mon époux, Ayesha, c’est un sujet trop douloureux. C’est à peine s’il reviendra avec les pluies. — Que me disais-tu ce matin du chevalier Dyce ?

— Ma souveraine me faisait remarquer, je crois, que c’était un cavalier accompli.

— Quel âge a le chevalier ?

— Peut-être vingt-quatre ans.

— Parlons en confidence. Dit-on qu’il ait vu quelque danseuse depuis son arrivée ? A-t-il admis quelque femme dans son zenana ?

— Non ; son domestique Thamas-Kouli, qui ne l’a pas quitté depuis son arrivée, proteste qu’il mène la vie d’un faquir ou d’un joghi.

— C’est singulier.

— C’est qu’il les dédaigne. Il n’y a aucune de ces femmes qui soit digne de lui.

— Ayesha, dit la begom après quelques momens de rêverie, je crois que je pourrai dormir maintenant. Tu vas me laisser. — A propos, j’aurai plus tard quelques ordres à donner au commandant de ma garde. Tu feras venir cet Anglais, je veux lui parler ce soir.

— Dans quel lieu et à quelle heure ? répondit la suivante respirant à peine.

— Ici, après ma prière.

Malheureusement pour Sombre, l’aventurier qui était l’objet de cette conversation avait déjà lu dans l’ame de la begom. N’ayant ni la défiance ni l’enthousiasme de la passion, parce qu’il n’était nullement épris de la princesse, il l’avait observée avec calme, et ne se faisait point illusion sur le sentiment qu’il lui inspirait. L’image de Sombre n’était point effacée du cœur de la begom ; au contraire, elle y tenait par de profondes attaches ; seulement elle ne l’occupait plus tout entier. Une autre image plus jeune, plus gracieuse, celle de Dyce, s’était glissée à côté de la première. Elle s’était emparée surtout de l’imagination de la begom ; mais que Sombre reparût, et ces pensées coupables seraient aussitôt bannies. L’Anglais avait parfaitement compris sa position, et sentait que, s’il voulait accomplir la mission qui lui était confiée, il n’avait pas un moment à perdre. Il n’hésita donc pas. Sans scrupule sur les moyens, il devait réussir, il réussit. Sombre avait contre lui le désœuvrement et l’ennui, il fut oublié ; c’était la trahison des sens plutôt que celle du cœur. La princesse comparait sa vie à un fleuve un moment débordé, et qui devait quelque jour rentrer et dormir dans son lit accoutumé. Tel n’est point le cours des passions humaines : une fois qu’elles ont rompu leurs digues, elles peuvent se creuser vingt lits nouveaux, elles ne retrouveront jamais leurs anciennes rives ni leur pente première, et leurs plus grands écarts sont les plus durables.

Sombre arriva quand le penchant de la begom pour le jeune Anglais ne faisait que s’accroître. La gêne qu’il fallut s’imposer pour conjurer les soupçons, l’éloignement du jeune homme qui dut partir pour prendre le commandement d’un corps d’armée sur la frontière, ne firent qu’irriter la passion de la reine. Au milieu de tortures morales devenues insupportables, une pensée terrible, qu’elle repoussa long-temps avec horreur, mais qui revenait constamment assiéger son esprit, finit par l’envahir. Voici comment elle avait pris naissance : un matin que Dyce, avant le retour de Sombre, s’échappait de l’appartement de la reine sous le déguisement d’une de ses femmes, il avait rencontré, dans un des couloirs étroits qui conduisaient à son propre pavillon, un ennemi qui le surveillait depuis longtemps. C’était Raja-Ram, le fidèle serviteur de Sombre, qui, voulant venger son maître, s’était précipité sur l’Anglais un poignard à la main. Au bruit de la lutte entre ces deux hommes, la begom était accourue, et, dans sa première indignation, elle avait accablé l’Indien d’outrages et de menaces. — Patience ! avait murmuré celui-ci, le maître reviendra bientôt. Exaspérée par l’idée d’une dénonciation, la begom s’était écriée à l’instant : — Si quelque traître vient à parler, le maître et l’esclave périront. — Une pareille intention était pourtant alors bien loin de sa pensée, mais il s’y trouvait déjà le germe d’une de ces étranges combinaisons d’idées qui ne se rencontrent qu’en Orient, et qui, développées avec une certaine logique, font intervenir le dévouement et l’enthousiasme dans les calculs du crime. Son raisonnement était à peu près celui-ci : Sombre l’aimait avec passion ; il ne tenait à la vie que pour en jouir avec elle ; sans elle, sans son amour, l’existence lui serait insupportable. S’il mourait en ce moment, quand il se croyait encore aimé, sa fin pouvait être douce : s’il vivait pour découvrir son erreur, le reste de ses jours ne serait qu’une longue agonie. Comme toutes les femmes, la begom prenait l’amour au sérieux, et croyait que c’était la seule affaire importante de la vie. Pour son mari, tout était désormais perdu, puisqu’elle avait cessé de l’aimer ; le présent devenait horrible et l’avenir était sans espérances. C’était pitié que de le laisser souffrir ; c’était charité que de hâter sa mort. Sombre devait quitter le banquet de la vie quand il était ivre encore de sa meilleure coupe. Il devait partir le premier pour aller attendre sa bien-aimée dans cet autre séjour où il lui avait appris qu’ils se retrouveraient, pleins d’une sereine et tranquille amitié, devant un Dieu de miséricorde qui sait pardonner à la faiblesse humaine.

Pour assurer la pleine exécution de ses projets, la begom eut à jouer un rôle plus singulier encore que celui de Marino Faliero : il lui fallut se faire l’ame d’une conspiration contre son propre pouvoir, conspiration où il se trouvait, comme toujours, des meneurs et des dupes, où elle faisait entrer ses ennemis les plus acharnés à côté de ses plus fidèles amis. Après avoir éloigné Raja-Ram, elle avait confié la direction de l’entreprise à deux officiers qui occupaient des commandemens importans dans son armée, son père nourricier et son frère de lait, animés pour sa personne d’un dévouement aveugle et fanatique. Ce fut avec ces deux confidens qu’elle arrangea d’avance tous les incidens du drame dont son mari devait être le héros et la victime. Par une de ces convulsions politiques si communes en Asie, elle devait se trouver soudainement privée de son pouvoir, abandonnée de ses gardes, fugitive, trahie, placée entre la mort et le déshonneur. Elle devait alors proposer à son mari de mourir ensemble, se frapper elle-même et lui laisser consommer seul le sacrifice qui devait la rendre à la liberté.

La nuit marquée pour l’exécution du complot arriva. C’était une nuit de tempête ; les légères colonnades du kiosque oriental tremblaient sous l’effort du vent ; la pluie tombait en cataractes, et la foudre tonnait aux cieux. En proie à une inquiétude fiévreuse, la begom n’avait pu cacher à son époux le trouble dont elle était saisie. Sombre cherchait à conjurer la mélancolie de sa belle compagne, et combattait par des caresses plutôt que par des raisonnemens des frayeurs dont il ne pouvait comprendre la cause, quand le qui vive de la sentinelle du corps-de-garde extérieur retentit jusqu’à eux. Un instant après, un coup de feu se fit entendre, puis un autre ; bientôt des cris de guerre et de douleur remplirent les avenues du palais. À ce bruit inaccoutumé, Sombre s’élance de sa couche et s’habille à la hâte. Il saisit un sabre ; sa femme à ses côtés, un pistolet à la main, est prête à le suivre. En ce moment deux hommes se précipitent dans la chambre ; l’un est couvert de sang et vient tomber aux pieds de la princesse en lui criant d’une voix défaillante : Voici l’ennemi, princesse, fuyez ! (Dushman ata hac bibi, daoro !) Et il expire avec un sanglot convulsif. L’autre est le frère de lait de la begom. Il retient Sombre qui veut se précipiter dans la mêlée. — Vous êtes trahi, lui dit-il, tout le peuple est contre vous. Il n’a point pardonné à la reine son mariage avec un homme d’une caste étrangère, ni sa conversion à la foi catholique. Les brahmanes sont à la tête du mouvement ; on veut votre mort à tous deux. Vous avez à peine le temps de fuir, hâtez-vous d’en profiter. La poterne du jardin est encore libre, on l’assiégera tout à l’heure. Vous y trouverez un palanquin et des porteurs pour la princesse, un cheval sellé pour vous, enfin cinq cavaliers dévoués pour votre escorte. Laissez-moi le soin de prolonger le combat et de couvrir votre retraite. Je me ferai tuer s’il le faut ; fiez-vous à mon dévouement, mais, en attendant, suivez-moi.

Ces paroles, prononcées avec un accent de vérité, triomphent des hésitations de Sombre. Suivi de la princesse, il gagne la petite porte dérobée qui donne sur la campagne ; là il s’élance sur son cheval de bataille ; la princesse est enlevée dans son palanquin, et la faible escorte suit au trot la course rapide des porteurs. Ces derniers, stimulés par les promesses de Sombre, courent pendant quatre heures sans reprendre haleine. La plaine est bientôt franchie, en dépit de l’ouragan dont la violence redouble, malgré le vent, malgré la pluie qui tombe à torrens. On entre dans la région montagneuse ; le sol est accidenté, s’élève en collines, se creuse en ravins. Le sentier rocailleux serpente péniblement dans le lit d’un torrent dont les bords sont hérissés d’une forêt épaisse. Les arbres séculaires projettent leur feuillage au-dessus des têtes des fugitifs. On avance encore, mais plus lentement ; le chant cadencé des porteurs est devenu une sorte de récitatif lamentable, leurs poitrines sont haletantes, le dévouement seul les soutient. Tout à coup un cri terrible se fait entendre, les porteurs tombent le front dans la poussière, et le palanquin est précipité contre les rochers. Un tigre effrayé par l’orage avait cherché un abri parmi les babouls sur le bord de la route. Selon sa coutume, il avait patiemment laissé défiler tout le cortège, attendant le dernier homme ; bondissant alors au travers du sentier, il avait saisi et emporté sa proie. Les cavaliers, cédant à une panique superstitieuse, avaient vu dans cet accident le doigt d’une divinité ennemie, et s’étaient dispersés ; les porteurs, au contraire, s’étaient serrés autour du palanquin. La nuit était noire, le vent hurlait parmi les arbres, les branches s’entre-choquaient avec fracas. Au milieu de cette nature désolée, le groupe des porteurs, agitant leurs torches et poussant des cris aigus, formait un tableau infernal.

En cet instant où la crainte pouvait pénétrer au cœur le plus brave, Sombre n’avait pas perdu son sang-froid ; il était descendu de cheval, et, agenouillé devant la porte du palanquin, il écoutait la princesse qui lui parlait avec calme. « Ami, lui dit-elle, encore quelques instans, et nos ennemis seront ici ; mais, tu peux m’en croire, je ne tomberai pas vivante entre leurs mains pour devenir la femme ou l’esclave de quelque paria. Dès que les pieds de leurs chevaux retentiront sur les cailloux du chemin, mon poignard me délivrera de cette vie, à laquelle je ne tenais que par un seul lien, ton amour. Tu m’a appris qu’il est un autre monde où nous pourrons nous retrouver : eh bien ! allons y chercher le bonheur. Tu vas me suivre ; nous mourrons ensemble, et nos deux ames ne seront pas un instant séparées. »

Sombre couvrait de ses pleurs la main de la princesse. Le pistolet tout chargé reposait à côté du poignard sur les coussins du palanquin. Les deux époux attendirent ainsi le moment fatal. Une heure se passa, heure de douloureuse ivresse pour Sombre et d’exaltation inquiète pour la begom. Enfin un bruit sourd comme le bruit des galets sur la grève traversa l’espace et le silence : c’était le signal attendu. Des armes étincelantes avaient relui dans l’ombre. Sombre vit la begom tourner le poignard contre son sein ; il lui donna un dernier baiser, et un instant après il tombait, la tête fracassée, aux pieds de la reine.

Cependant une troupe de cavaliers s’avançait au galop : c’étaient les gardes de la princesse commandés par son père nourricier. Celui-ci les précédait de quelques pas. Il vit que le dernier acte de la tragédie était accompli, et ordonna à sa troupe de s’arrêter. « Sultan Jan, dit la begom, qu’on relève ce cadavre et qu’on le place avec respect dans mon palanquin. Je monterai moi-même son cheval. » Les serviteurs s’empressèrent d’obéir. À la tête du cortège de deuil, la begom reprit lentement la route de sa capitale, où tout rentra aussitôt dans l’ordre accoutumé.

Sombre fut enterré dans une petite chapelle catholique qui s’élevait au milieu des jardins du palais, et dont il avait été lui-même le fondateur et l’architecte. Les travaux n’étaient que commencés ; ils s’achevèrent rapidement sous l’énergique impulsion de la princesse. Deux inscriptions en langue française et hindoustane indiquent la tombe de Joseph Sombre, rarement visitée par le voyageur anglais, et oubliée de ses compatriotes. À côté du simple monument, on vit pendant un demi-siècle un sarcophage ouvert ; tous les jours pendant une année une femme voilée venait s’y asseoir pour prier. C’était la begom qui pleurait sincèrement son époux et cherchait à expier sa mort par de cruelles macérations. Pendant une seconde année, elle s’enferma dans son palais et refusa constamment de voir l’odieux étranger dont le fatal amour l’avait poussée au crime ; mais ni le remords, ni le chagrin, ne font mourir : ils ne sauraient même, quoi qu’on dise, remplir la vie, et cette ame passionnée ne devait arriver à l’apaisement qu’après avoir consumé toute son énergie dans un dernier orage.


III.

Un matin, la begom revenait de faire sa prière de chaque jour à la tombe de Sombre, quand, en descendant la nef de la petite chapelle, elle aperçut derrière un pilier la gracieuse figure du jeune Anglais. Il semblait plutôt éviter que rechercher son attention, et, en rencontrant le regard de la princesse, il rougit en s’inclinant profondément. Comment interpréter cette émotion soudaine ? Était-ce de l’amour ou de la honte ? Non, le cœur de Dyce était inaccessible à de telles impressions. C’était plutôt l’élan d’une ambition long-temps arrêtée dans son essor, une inquiétude dévorante qu’un seul regard de sa maîtresse avait changée en espérance, peut-être même en certitude, car elle aussi avait laissé voir son trouble ; ses joues s’étaient couvertes de rougeur, et, par un mouvement de coquetterie involontaire, elle avait ramené son écharpe sur sa poitrine, trahissant ainsi un besoin de plaire qui venait en elle de naître ou de se ranimer.

Quand elle rentra dans ses appartemens, la suivante Ayesha ne reconnut plus sa maîtresse. La begom avait recouvré en même temps son énergie et sa fierté ; elle marchait le front haut, la bouche souriante, comme aux jours où l’amour de Sombre la rendait heureuse.

— Ayesha, lui dit-elle, il est temps que je m’occupe enfin des intérêts de mon peuple. Nous avons d’autres devoirs à remplir que de pleurer sur une tombe. Je veux recevoir aujourd’hui toute ma cour en plein derbar. Va distribuer ces vêtemens de deuil aux pauvres qui attendent à ma porte. Tu ouvriras ces cassettes précieuses que je n’ai pas revues depuis la mort de mon époux ; tu me donneras mes bijoux, tu entrelaceras des jasmins et des perles dans mes cheveux. La reine de Sardannah paraîtra aujourd’hui dans toute sa gloire.

Ce jour-là même toute la noblesse de Sardannah fut convoquée en grande audience. Les ministres, les généraux, les principaux fonctionnaires et les vakils, ou chargés d’affaires des puissances voisines, vinrent successivement baiser la frange de la robe de la begom et déposer à ses pieds le nazzar, symbole d’hommage et présent de rigueur. C’étaient des bourses d’or ou des bijoux précieux offerts sur des plateaux d’argent, des pièces de riches étoffes qui s’entassaient sur les marches du trône, des chevaux harnachés que des grooms faisaient défiler devant le péristyle du divan-e-âm (salon de grande réception), et chacun recevait en retour le khelat ou vêtement d’honneur, espèce d’habit de cour broché d’or et de soie, qu’il fallait revêtir sous les yeux de la reine et porter aux prochaines audiences. Le colonel Dyce s’avança à son tour pour présenter son offrande c’était, sur un plateau de laque, quelques roupies d’or et un bouquet allégorique de pensées, et de soucis. Le titre d’Européen excusait sans doute la singularité du présent, car la reine, après un moment d’hésitation, daigna l’accepter, et, répondant par un mouvement de tête presque imperceptible au profond salam du jeune colonel, elle prit le bouquet et le garda pendant le reste de la cérémonie. Toutefois, par distraction sans doute, elle ne cessait d’en arracher quelque fleur, et, quand enfin elle le déposa tout mutilé sur ses genoux, on observa que tous les soucis avaient disparu. Les courtisans crurent voir dans cet accident le présage d’une disgrace pour l’Européen. Il en jugea tout autrement, et l’évènement justifia ses prévisions.

Dès que la revue fut terminée, la reine, appelant Dyce à ses côtés, le fit asseoir sur le siège resté vacant depuis la mort de Sombre, et annonça publiquement à sa cour que le saheb-bahader (le seigneur chevalier) succéderait à toutes les dignités qu’elle avait autrefois conférées à son époux, qu’il commanderait son armée, et serait son divan oul moulouk (ministre et fermier de l’état).

A partir de ce jour, Dyce hérita de l’influence et de l’autorité de Sombre ; toutefois, bien que la reine accordât à son amant le libre accès de son zenana[6], elle ne voulut jamais le reconnaître pour son époux, et elle continua à se donner jusqu’à sa mort le nom de la begom Sombre, nom qu’elle a gardé dans l’histoire. Quand plus tard un fils naquit de ses nouvelles amours, elle donna encore à l’enfant ce nom consacré dans son souvenir en y ajoutant, comme une sorte de nom de baptême, celui de son père, c’est-à-dire qu’elle l’appela Dyce Sombre. En un mot, tout en renouant un lien déplorable, la begom sembla plutôt subir le joug d’une fatalité pénible que vouloir rompre avec les souvenirs et les remords du passé. Au contraire, elle partit prendre un plaisir mélancolique à s’entourer de tous les objets qui pouvaient lui rappeler ses jours de bonheur et d’innocence. Chaque matin, elle se faisait amener le cheval de l’époux qu’elle ne cessait point de pleurer, le nourrissait de sa propre main, lui caressait le cou et le poitrail. Le petit épagneul qui lui avait survécu mourut entouré des soins de la princesse. Mais l’être qu’elle affectionnait le plus, auquel elle témoignait le plus de confiance, était le fidèle Raja-Ram, le vieux et dévoué serviteur du général, son compagnon sur tous ses champs de bataille, son secrétaire tant qu’il avait été régent du royaume. Cet homme avait été éloigné de la cour pour quelque message de la begom au moment où éclatait l’intrigue qui devait coûter la vie à son maître. Rappelé aussitôt après la catastrophe, témoin discret, quoique indigné, des irrégularités qui l’avaient précédée, et confident de la sombre tristesse qui l’avait suivie, il avait démêlé la vérité au milieu de tout ce chaos, et compris le drame sanglant qui s’était joué durant son absence. Il avait conçu une haine implacable contre l’aventurier maudit, cause première de tous ces malheurs : haine silencieuse et cachée comme celle de tous les Indiens, qui attendait patiemment le moment de la vengeance, et n’osait point le hâter pour être plus sûre de le saisir. Dyce, de son côté, n’avait point oublié l’aventure du rang-mahal, quand il avait failli périr sous le poignard de Raja-Ram : il en conservait un ressentiment profond, quoique déguisé ; mais il savait, à n’en pas douter, que Raja-Ram s’abstenait de toute intrigue directe ou indirecte contre son influence. C’était plutôt l’austérité et la profonde mélancolie de sa vie retirée, le regret avec lequel il quittait quelques instans sa solitude, seulement sur l’ordre de la reine, c’était son silence même qui le rendait dangereux pour Dyce, car la reine prenait quelquefois l’Anglais en horreur, quand elle comparait son ingratitude, son égoïsme et son imperturbable insouciance, avec le regret muet, mais passionné, de l’Indien.

Une pareille situation semblait ne pouvoir se prolonger beaucoup ; le moindre incident pouvait, en provoquant une vive secousse, briser le lien qui retenait malgré elle une nature aussi énergique que celle de la begom, et amener une dernière et terrible catastrophe. Cet incident se fit attendre long-temps, et pendant dix années Dyce put administrer presque despotiquement les affaires de la begom. Durant toute cette période, la reine n’avait éprouvé aucun désastre, n’avait été vaincue dans aucune guerre, elle n’avait signé que des traités de paix et de commerce, et pourtant son étoile avait pâli, sa gloire s’était éclipsée. Si l’état de Sardannah occupait encore sur la carte de l’Inde la même place qu’autrefois, comprise dans les mêmes limites, il avait disparu du théâtre de la politique orientale. A cinquante lieues de la frontière, on ignorait son existence. La puissance anglaise, en grandissant tout autour, l’avait étouffé, et Dyce, en pesant sur ce royaume affaibli avec cette énergie envahissante qui caractérise le génie britannique, en avait su faire une dépendance de la compagnie. La reine n’était pas insensible à cette chute humiliante : elle avait mesuré malgré elle la hauteur d’où elle était descendue, elle frémissait quelquefois d’indignation et pleurait sur l’avenir de son peuple ; mais elle aimait encore : elle ne pouvait secouer le joug de ce fatal étranger ; elle était retenue par les doubles liens d’amante et de mère.

Un jour devait venir cependant où elle retrouverait sa vieille énergie, où elle ferait entendre encore une fois le cri de la lionne : ce fut celui où l’on osa lui demander de signer un traité qui léguait à sa mort, moyennant des richesses assez considérables, garanties à enfant, ses droits héréditaires à ce fléau de l’Asie, l’odieuse compagnie anglaise. Celui qui lui proposait ce lâche abandon, c’était l’amant pour lequel elle avait trahi son premier et son seul défenseur, pour lequel elle avait immolé son époux et perdu le repos de sa conscience ; c’était le père de son enfant qui lui demandait de le déshériter. L’amour de la mère vint alors en aide à la dignité de la reine : elle déchira l’infame écrit, et chassa de sa présence le misérable qui avait présumé jusqu’à ce point de sa faiblesse.

Le soir de ce jour, la begom veillait près d’un berceau, dans l’appartement même où l’idée de l’adultère lui était venue pour la première fois, l’appartement du char, dans le rang-mahal. La begom était seule ; elle avait renvoyé ses femmes pour pleurer en liberté. Son enfant, maussade et souffrant, venait de s’endormir ; elle l’avait couvert du rideau de gaze, et, posant enfin sur le divan sa tête appesantie, elle était tombée dans une rêverie profonde. Tout à coup un bruit de pas la tire de sa léthargie, une main glacée a touché la sienne : c’est la main de Raja-Ram qui sollicite son attention, et lui commande en même temps le silence en lui faisant signe de le suivre. La reine ne s’émeut pas, elle ne questionne pas Raja-Ram : c’est un fidèle serviteur, et sa démarche doit avoir une excuse. La main sur son poignard, elle s’avance sur les pas de son vieux guide.

Dans une face latérale du cloître intérieur que nous avons décrit et séparée du rang-mahal par de vastes salons, est une petite chambre dont le somptueux ameublement contraste avec l’austère simplicité qui règne depuis long-temps dans les appartemens de la reine C’est là que Raja-Ram conduisit la begom. Au fond de la chambre faiblement éclairée par une lampe suspendue à la voûte, on distingua un tcharpaë (lit de repos) entouré d’une moustiquaire de gaze. Sur ce lit reposait une femme jeune et belle ; à ses pieds était endormi un homme qui tenait encore dans sa main le tuyau flexible d’un houka. Près du lit, sur une table chargée de cristaux, on apercevait les restes d’un festin, des fruits savoureux, des liqueurs exquises, et une enivrante fumée d’opium imprégnait l’atmosphère. La femme endormie était Shireen, une des esclaves de la begom ; le dormeur était le colonel Dyce.

La begom se sentit défaillir ; un nuage passa devant ses yeux, et elle dut s’appuyer sur le bras de Raja-Ram.

— Ils dormiront encore quelques heures, dit l’Indien quand il la vit un peu remise. C’est moi, ajouta-t-il en écartant le rideau transparent qui couvrait la couche, c’est moi qui ai mêlé le narcotique au godauk dans leur chillum, et ils se sont enivrés en fumant. Quelle punition plaira-t-il à votre majesté de leur infliger ?

La begom ne répondit pas : son premier mouvement avait été de tirer convulsivement son poignard du fourreau. Elle en porta la pointe d’abord au cœur de l’Européen, puis sur le sein de la jeune esclave ; mais elle s’arrêta chaque fois au moment d’appuyer. Enfin une pensée soudaine mit fin à son incertitude, et, recommandant le silence à Raja-Ram, elle l’entraîna loin de l’appartement sans réveiller les deux coupables.

Le lendemain, tout était en mouvement dans le Baghaderrie, un des jardins de la couronne situé en dehors de l’enceinte de la capitale. La reine avait annoncé l’intention d’y passer quelques jours, et Dyce, un peu surpris de sa rentrée en grace, avait reçu ordre de l’y accompagner. Le Baghaderrie était une des retraites favorites de la begom ; il y avait dans ce jardin un lieu où elle venait souvent chercher le repos, la fraîcheur et le silence. C’était une terrasse plantée de sycomores et de cyprès, qui s’étendait sur les bords d’un bassin de marbre blanc où se jouaient des milliers de poissons dorés. La vue plongeait de là sur une petite vallée et s’arrêtait au loin sur les coupoles et les minarets de la cité. Sur cette terrasse, la begom avait passé les plus belles heures de sa vie d’épouse ; c’est peut-être pour cette raison qu’elle n’y avait point encore amené son amant.

Le jour où la reine visitait pour la première fois avec Dyce sa retraite préférée, on avait préparé sur la terrasse une splendide collation ; mais les convives ne purent s’empêcher de remarquer avec surprise quelques dispositions qui donnaient un aspect lugubre à ce lieu choisi pour une fête. La terre au pied des cyprès était fraîchement remuée, et une large fosse s’étendait béante entre le marbre de la pièce d’eau et la banquette d’où la princesse aimait à jeter elle-même leur nourriture à ses poissons favoris. — Quel jardinier mal inspiré s’est avisé de creuser ce trou ? disaient les convives en secouant la tête. Malédiction sur le shaitan zada (le fils de démon) qui a élevé ce tertre de mauvais augure !

Enfin le repas est servi avec la profusion accoutumée. La begom semble avoir retrouvé sa gaieté, et, suivant un usage assez commun en Orient, elle ne veut manger que dans l’assiette de son favori. Point de cuillère ni de fourchette : ces contrées primitives n’en connaissent point encore l’usage, et l’ancienne liberté est plus favorable aux amans. Les mains se jouent, se rencontrent, et quelquefois se caressent dans le riz épicé du pilao. Avec quelle coquetterie on se renvoie le morceau le plus exquis ! Chacun veut faire un sacrifice que l’autre est trop généreux pour accepter, ou qu’il ne reçoit enfin que pour le tenir des doigts de son ami. Jamais Dyce n’a paru ni plus favorisé ni plus heureux. A la collation succèdent les ablutions, assez nécessaires après pareils ébats ; puis l’on apporte le chibouk de la reine et le houka du colonel. C’est le moment où, tout en fumant, on aime à entendre le chant des bayadères. La princesse n’a point oublié cet accessoire indispensable dans toutes les fêtes, et, se retournant vers Raja-Ram, elle lui commande de faire avancer les musiciens. A cet ordre, une douzaine de nègres se présentent, portant sur leurs têtes un meuble assez pesant et recouvert d’un rideau de gaze qu’ils déposent à côté de la fosse. Les assistans commencent à s’étonner, quand, sur un signe de la begom, on enlève le moustiquaire, et la surprise fait place à l’effroi, car on découvre un lit indien à l’usage des esclaves, et sur ce lit une jeune femme presque nue est attachée par des liens qui retiennent tous ses membres. Sur un second signe, on enlève ce lit pour le suspendre au-dessus de la fosse ; puis, avec des cordes, on le laisse glisser comme un cercueil.

Ce fut seulement alors, et quand les nègres commencèrent à jeter la terre sur ce corps si délicat, que la malheureuse enfant comprit le sort qui lui était réservé. Alors des cris perçans s’échappèrent de la fosse et glacèrent d’effroi tous les assistans. — Oh ! saheb, saheb ! répétait la malheureuse Shireen en s’adressant à Dyce, en qui elle espérait encore trouver un sauveur, me laisserez-vous mourir à cause de vous ? Vous savez quelle est ma faute et comment je l’ai commise. Je ne voulais pas offenser ma bonne maîtresse. Parlez-lui ; je mérite une punition, mais pas la mort. Pas la mort, mon Dieu !… Ah ! l’on me jette des pierres sur la tête, de la terre sur la figure !… Je suis brisée ! Sauvez-moi ! — Mais les pierres et la terre continuaient à rouler sur la malheureuse esclave avec ce bruit sourd et lugubre du gravier qu’on jette sur une bière.

Cependant la begom fumait tranquillement son chibouk, et son regard, qui s’attachait comme un miroir ardent sur le malheureux Dyce, trahissait seul les sentimens qui l’animaient. Dyce, pâle, les yeux égarés, le front ruisselant, sentait la terre tourner autour de lui. Un moment, il fit un effort pour quitter le tapis où il était assis les jambes croisées à la manière du pays, il étendit la main pour arrêter le bras d’un des travailleurs ; mais un homme de haute taille se plaça entre lui et l’esclave. C’était Raja-Ram qui souriait avec une expression infernale, en s’appuyant sur un sabre nu. L’Anglais sentit alors qu’il n’y avait plus d’espoir pour la victime, et, tombant le front contre terre, il se boucha les oreilles pour ne plus entendre les cris perçans et désespérés de la jeune fille. Ces cris retentirent quelques instans encore, jusqu’à ce que la voix devînt rauque et trahît les efforts de la mourante. Alors on entendit une dernière supplique : Aman ! aman ! grace, ô ma maîtresse ! toute autre mort, mais pas celle-ci. De l’air ! de l’air ! oh ! je suffoque ! j’étouffe ! je meurs ! -Et ces paroles à peine articulées furent suivies d’un profond silence.

On pourrait croire que nous inventons ici des horreurs à plaisir ; mais notre imagination, il est bon de le rappeler, n’est pour rien dans tout cela, et ce récit est tout bonnement de l’histoire. Les annales de l’Orient sont pleines d’épisodes non moins affreux et non moins étranges. Quiconque puise à cette source troublée, mais féconde, prendrait volontiers la réalité tantôt pour un rêve séduisant, tantôt pour une fiction hideuse : il faut bien admettre cependant qu’il n’y a là ni rêve ni fiction, et ce mélange de poésie et de terreur, d’héroïsme et d’exaltation sauvage, est le fonds même de la vie orientale.

Tant qu’avaient duré les cris de l’esclave, la begom n’avait pas cessé de fumer. Quand la fosse fut remplie, elle fit fouler par les travailleurs le tertre qui en marquait la place, puis on y étendit le tapis, et, quand elle y fut installée, elle appela Dyce à ses côtés.

— Que voulez-vous de moi ? dit-il, hésitant à s’asseoir ; ne vous jouez pas plus long-temps de votre victime. Si c’est un supplice que vous me préparez, hâtez-le : l’attente est plus cruelle que la dernière angoisse. Par la tête de notre enfant, la seule faveur que je vous demande est d’abréger mon agonie et de donner l’ordre à vos bourreaux.

— Vous vous trompez, seigneur Dyce, répondit la begom avec calme ; je n’ai ni l’intention ni le droit de vous punir. L’épouse adultère ne saurait être le juge de l’amant infidèle. Quand j’ai sacrifié mon noble époux pour un obscur étranger, je devais m’attendre que je serais trahie à mon tour. C’est justice : cette punition m’était due, et il n’y aurait pas de Providence s’il en eût été autrement. L’instrument de mon crime devait se tourner contre moi, et j’ai perdu le droit de le briser ; mais l’esclave que j’avais tirée de la misère pour la nourrir dans mon sein, que j’avais comblée de bienfaits, et qui m’enlevait ma dernière consolation, la seule qui pût quelque jour me faire oublier mes remords, l’amour de l’homme pour lequel j’ai perdu mon ame, cette esclave méritait le plus affreux châtiment que la justice éternelle réserve aux ingrats. Puisqu’elle a reçu ce châtiment sur la terre, sa faute lui sera sans doute remise dans le ciel. N’en parlons plus. Reposons-nous ici quelques jours, et puis nous retournerons à nos occupations respectives, vous aux affaires, moi près du berceau de mon enfant.

Rassuré dès-lors sur sa propre vie et soulagé d’un poids immense, l’aventurier, sans remords et presque sans regrets pour le malheur qui ne l’atteignait pas, ne songea plus qu’aux intérêts de son ambition, c’est-à-dire aux moyens de regagner, s’il était possible, son ancienne influence sur l’esprit de sa maîtresse. Il commença donc par s’asseoir auprès d’elle à la place qu’elle lui avait marquée. Ce ne fut pas, il est vrai, sans une secrète répugnance et un frisson mortel. Il se disait qu’il fallait se soumettre à une gêne momentanée. D’ailleurs, la begom sans doute aurait hâte de s’éloigner d’un lieu attristé par de tels souvenirs. Cependant la journée se passa sans qu’elle témoignât l’intention de retourner dans sa capitale, ou même de quitter le tapis qui couvrait la place où s’était joué le dernier acte de ce drame lugubre. Elle s’y fit encore apporter la collation du soir et des coussins pour y reposer la nuit. C’était une sentinelle qui ne voulait point quitter son poste, de peur que la fosse ne s’ouvrît pour laisser échapper sa captive. Dyce était comme fasciné : il n’osait perdre de vue sa redoutable maîtresse ; il étudiait tous ses gestes, interrogeait ses moindres regards. Sa voix le faisait tressaillir, mais il craignait encore plus son silence. Il s’épuisait donc en efforts pour la distraire, l’entretenant sans cesse d’arrangemens domestiques, de nouvelles politiques, d’affaires surtout, d’affaires pressantes qui demandaient une solution immédiate, et, bien qu’elle daignât rarement lui répondre, il l’obsédait de ses questions.

Cependant la nuit vint ; la begom fit remplir pour la dixième fois peut-être son houka, puis elle renvoya ses femmes, et, s’enveloppant d’un nuage de fumée, indiqua qu’elle ne voulait pas être interrompue dans sa méditation ou dans sa prière. Elle produisait sur Dyce l’effet de la statue du commandeur au festin de don Juan. L’obscurité était profonde, d’épais nuages couvraient la lune, et le vent gémissait parmi les arbres. L’Européen, qui avait autrefois bravé la mort sur les champs de bataille, sentait une terreur profonde le gagner ; d’épouvantables images passaient devant ses yeux, celle de Sombre d’abord, irritée et sanglante, puis celle de Shireen, qui soulevait la terre sous le tapis où il était assis. Ce fut une nuit d’agonie, et quiconque, aux premiers rayons du jour, eût arrêté ses regards sur Dyce eût frémi en voyant cet homme pâle, les dents serrées, les cheveux hérissés, le front baigné d’une sueur froide. Pourtant, avec les premiers rayons de l’aurore, l’Anglais retrouva son courage, et, sans la blancheur mate de son front, on n’aurait jamais deviné ce qu’il avait souffert. Quant à la begom, elle semblait avoir complètement oublié les évènemens de la veille. On la vit grave et triste, mais parfaitement calme, reprendre au matin ses occupations ordinaires, donner des soins à sa toilette, jeter leur nourriture à ses poissons dorés, se promener enfin dans les vastes jardins en cueillant des fleurs, accepter même celles que Dyce s’empressait de lui offrir ; mais elle revint ensuite s’asseoir sur le tapis, et n’en bougea plus jusqu’au lendemain.

Ainsi se passèrent trois longs jours et trois affreuses nuits. Vers le milieu de la troisième, la princesse, dont le chibouk était venu à s’éteindre, pria Dyce de le rallumer. Tout dormait autour d’eux ; on distinguait à quelques pas dans l’ombre, enveloppé dans un manteau, Raja-Ram étendu au pied d’un arbre ; mais ce fidèle serviteur était trop loin pour les entendre, et il avait d’ailleurs cédé au sommeil. Dyce était enfin parvenu à surmonter ses terreurs, ou plutôt, avec une puissance commune à beaucoup d’esprits faibles, à en suspendre un moment l’influence. Il osa tenter un effort dont le désespoir seul avait pu faire naître l’idée. Comme il rendait à la begom le tuyau d’ambre richement ciselé, il chercha à retenir la main qui touchait la sienne. La princesse le repoussa sans colère, puis elle se remit tranquillement à fumer.

— Quoi ! plus même une caresse ! dit le colonel d’un ton suppliant.

— Sur ce tertre, quand la victime est à peine froide sous nos pieds demanda la begom.

— Partout, quand on aime, répondit-il en tremblant.

Un éclair passa dans les yeux de la begom.

— Mais tu es donc un démon, pour outrager ainsi les tombes ? Tu es donc bien sûr que les morts ne reviennent jamais ?

En ce moment, une hyène, rôdant autour des jardins, fit entendre un cri affreux qui semblait sortir des entrailles de la terre. Dyce crut entendre une voix surnaturelle : il fit un bond soudain comme s’il était frappé au cœur, et s’évanouit aux pieds de la reine. Celle-ci, se redressant de toute sa hauteur, aspira la fumée de son chibouk, et, l’exhalant lentement du bout de ses lèvres demi-closes, contempla quelque temps son amant avec un sourire de dégoût ineffable ; puis, sans s’inquiéter davantage de ce malheureux, elle renversa sa tête sur ses coussins et s’endormit profondément.

Le lendemain, Dyce avait disparu. A peine revenu de son évanouissement, il s’était levé sans bruit et s’était dirigé vers les écuries du château. Il avait sellé lui-même son cheval et pris la route de Delhi, alors au pouvoir des Mahrattes. Après y avoir reçu quelques jours l’hospitalité de l’officier français qui commandait pour Scindiah, il se dirigea sur Calcutta, où l’on ne dit pas comment il fut accueilli. On sait seulement qu’il ne tarda pas à s’embarquer pour l’Europe, où, pendant une longue suite d’années, on n’entendit plus parler de lui

Quant à la begom, sans faire une seule question sur la fuite de Dyce, elle rentra le jour même dans son palais, puis elle gouverna quelque temps encore avec la vigueur de la jeunesse, mais en consacrant à des pratiques religieuses de plus en plus sévères tout le temps qu’elle n’était pas obligée de donner aux affaires. Voulant enfin se débarrasser de tout souci mondain, et prévoyant aussi, sans doute, les destinées inévitables de l’Inde, elle se décida à accepter le traité que Dyce avait autrefois soumis à sa signature, et qu’on ne manqua pas d’intermédiaires pour lui proposer. Elle légua, à sa mort, l’état de Sardannah à la compagnie anglaise, à la condition que cette société assurerait à son enfant une somme considérable outre les trésors et les propriétés mobilières qu’elle pourrait lui laisser. A partir de ce moment, le reste de sa vie n’offre plus rien de remarquable, et l’histoire n’en a recueilli que la date de sa mort, arrivée en janvier 1836. La begom repose à côté de son époux, à la place qu’elle s’était préparée dans la chapelle catholique dont nous avons déjà parlé, et à laquelle elle a rattaché un couvent qui est aujourd’hui l’un des plus richement dotés de l’Inde. Depuis ce temps, ses états ont été enclavés sans secousse dans le domaine hindo-britannique.

La fin de Dyce devait être digne de sa vie. Apprenant en Angleterre la mort de sa royale maîtresse, il accourut à Calcutta pour disputer à son propre fils une partie de l’héritage de la begom. Devant un tribunal gouverné par les préjugés coloniaux, l’Européen ne doutait pas de l’emporter sur le mulâtre ; mais, comme on informait déjà le procès, dix-huit jours après son arrivée, il fut pris du choléra qui désolait alors la capitale de l’Inde anglaise, et il mourut victime de son avarice et d’une dernière infamie.

Plus d’une fois sans doute il vous est arrivé de rencontrer à Paris, aux Champs-Élysées, dans un magnifique équipage, un homme jeune encore, aisément reconnaissable à sa peau couleur de bistre, à ses grands yeux orientaux souvent battus par la fièvre, à sa physionomie tour à tour sévère et mélancolique : c’est Dyce Sombre, le fils de la begom. A lui aussi ce nom de Sombre a porté malheur. Allié à une des premières familles de l’aristocratie britannique, la conduite plus que légère de sa femme a poussé plusieurs fois jusqu’aux limites de la folie le malheureux Indien, dont on excitait les passions jalouses. Tout récemment (et on assure que c’est pour jouir plus tôt de ses dépouilles), elle a cherché à le faire enfermer comme fou. Nous devons ajouter, à la honte de la législation de son pays, qu’elle y était d’abord parvenue. Lui aussi cependant a su s’échapper de son château d’If, et, recueilli sur un sol hospitalier, défendu par les témoignages les plus illustres de la science, il est parvenu à faire réviser son procès et à déjouer une odieuse trame. Il a reconquis ses millions ; mais que lui importe sa fortune ? Il n’a plus une affection, et son cœur est brisé. Puisse-t-il trouver, à défaut de bonheur, sur la terre où il s’est exilé, des sympathies, du repos et une patrie !

Cte Edouard de Warren

  1. Le nabab d’Oude, vizir ou ministre de l’empereur.
  2. On trouve encore de ces compagnies d’amazones dans les harems d’Hyderabad, de Lucknao et de Delhi. Nous en avons vu chez le nizam et chez son ministre Mounir-oul-Moulouk.
  3. Begom Sombre, ou, par corruption hindoustanique, la begom Somrou.
  4. Shah-Alum veut dire le roi du monde.
  5. Résident est synonyme d’ambassadeur quand il s’agit des cours indiennes.
  6. Zenana, l’appartement des femmes.