La Belgique et le Congo (Vandervelde)/2/04

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F. Alcan (p. 215-258).


CHAPITRE IV

LE SOCIALISME ET LA POLITIQUE INDIGÈNE


La patience est de toutes les vertus celle qui en Afrique est le secret de toutes les sécurités.
L’explorateur Nachtigal.


Qu’il s’agisse de colonies d’exploitation ou de peuplement, nous avons dit pour quels motifs les socialistes ne peuvent avoir d’autre idéal que le gouvernement des peuples par eux-mêmes, et, par conséquent, l’abdication, soit immédiate, soit graduelle, du gouvernement colonial.

Mais il va sans dire qu’en pratique, la question se pose dans des termes très différents, selon qu’il s’agit de colons d’origine européenne, comme c’est le cas en Australie, au Canada ou dans l’Afrique du Sud, de peuples civilisés, mais d’une civilisation différente de la nôtre, tels que les Annamites, les Hindous, les Égyptiens, les populations musulmanes du nord de l’Afrique, et, enfin, de tribus plus ou moins sauvages, n’ayant qu’une organisation sociale rudimentaire, telles que la plupart des peuplades de l’Afrique équatoriale.

Pour les colonies d’origine européenne, on peut dire que le problème est, dès à présent, résolu.

Le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Commonwealth australien, et même, dix ans après la conquête du Transvaal et de l’Orange, la Fédération de l’Afrique du Sud, possèdent le self-government, et personne ne conteste que le seul lien qui, dans l’avenir, puisse subsister entre l’Angleterre et les diverses parties de son Empire, soit un lien purement fédératif.

Quant aux colonies établies par droit de conquête, dans des pays déjà civilisés de l’Asie ou de l’Afrique du Nord, nous assistons en ce moment même à un mouvement considérable des « educated natives » de l’Hindoustan, de l’Indo-Chine, de l’Égypte, de l’Algérie ou de la Tunisie, vers l’indépendance, ou, du moins, vers une autonomie de plus en plus large et, si des difficultés graves — telles que, par exemple, dans l’Inde, l’antagonisme entre Musulmans et Hindous — doivent nous mettre en garde contre des solutions trop simplistes, nous ne pouvons que sympathiser avec l’effort de ces nationalistes pour donner à leur peuple une conscience nationale.

Mais, il faut le reconnaître, la question se pose dans des termes différents quand on se trouve en présence de populations vivant à l’état sauvage, ou demi-sauvage, n’ayant pris de la civilisation que tout juste assez pour avoir renoncé en partie à leurs anciennes coutumes, sans s’être réellement assimilé des principes nouveaux.

Supposons, par exemple, que des radicaux et des socialistes, résolument et inflexiblement anticolonialistes, arrivant au pouvoir en France, en Angleterre, en Allemagne ou en Belgique, décident, au nom de ce principe que toute exploitation de l’homme par l’homme doit être abolie, l’évacuation immédiate, l’abandon sans délais du domaine colonial possédé par leur pays dans Afrique équatoriale.

Tout d’abord, il est infiniment probable que le gouvernement colonial ainsi supprimé, ferait immédiatement place au gouvernement colonial d’une autre nation.

Mais allons plus loin, et admettons — si invraisemblable que soit l’hypothèse — que toutes les nations civilisées se mettent simultanément d’accord pour lâcher l’Afrique.

Qu’en résulterait il ?

Nous pouvons, plus ou moins, nous en faire une idée par ce qui est advenu de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue, depuis que les noirs de Toussaint Louverture, plus frottés de civilisation, certes, que les indigènes du Haut Congo, ont conquis leur indépendance et fondé, non sans le concours d’un assez grand nombre de mulâtres, la république nègre d’Haïti.

On cite, généralement, l’exemple d’Haïti pour prouver l’incapacité radicale des nègres à se gouverner.

Il serait plus exact de dire : l’incapacité radicale des nègres à se gouverner suivant le mode européen : car malgré les désordres, les conspirations, les révolutions à la fois tragiques et bouffonnes, les changements de personnel gouvernemental, qui ne sont d’ailleurs pas plus fréquents à Haïti que dans beaucoup de républiques sud-américaines, les nègres Haïtiens paraissent, en somme, être satisfaits de leur sort, et, gouvernement pour Gouvernement, préfèrent être gouvernés par le général Légitime, ou Tyresias Simon Sam, ou Nord-Alexis, que par Guillaume II ou le président Taft.

Voici, d’ailleurs, la description que fait un observateur qui semble impartial. M. Eugène Aubin, des résultats politiques et sociaux de l’indépendance haïtienne, qui existe, en fait, depuis 1804, et fut proclamée en 1825 :

Sur les ruines de la colonisation française, sans grand souci d’administration, un million et demi de nègres se trouvent actuellement en possession de l’ancienne terre des blancs, dont ils vivent par la culture de leur petit bien. Ils forment, dans la plus grande partie du pays, une démocratie rurale, encadrée par une police militaire, ayant peu de besoins, marquant un égal dévouement pour ses prêtres et ses sorciers, fixée au sol par les dispositions du code rural, acceptant pour horizon les limites de la commune, sans désir de chercher plus loin ni des gouvernants, ni des juges. Beaucoup sont aisés, la plupart semblent contents ; je ne crois pas qu’il y ait au monde nègres plus heureux et plus tranquilles, tant que la politique n’intervient point dans leurs affaires et que la révolution reste à distance de leurs cases. Pratiqués par eux-mêmes, le régime militaire et la justice sommaire ne semblent pas leur peser ; la simplicité du système répond entièrement à leurs convenances. Ce système dérive, d’ailleurs, des origines mêmes de la nation haïtienne. « Jamais armée européenne, observait Pamphile de la Croix, n’a été soumise à une discipline plus sévère que ne le furent les troupes de Toussaint Louverture. Chaque gradé commandait le pistolet à la main et avait le droit de vie et de mort sur ses subalternes. « L’Haïtien en a gardé une indifférence résignée pour les pires abus du pouvoir. Prison pas faite pour chiens, dit le proverbe créole[1].

Bref, si la république d’Haïti ne saurait passer que difficilement pour une république idéale, il semble bien qu’au point de vue nègre, ce soit encore la meilleure ou la moins mauvaise des républiques possibles.

Mais l’appréciation ne manquera pas d’être très différente, si l’on se place, pour juger les résultats obtenus, au point de vue européen. Tout ce que la colonisation française avait créé, tombe en ruines. Il n’y a plus guère de routes. Il n’y a pas encore de chemins de fer, et si les Messageries françaises n’y faisaient pas des escales, si des Européens assez nombreux — des Allemands surtout — ne s’étaient établis dans les ports, si les mulâtres ne formaient l’élément dirigeant, sauf dans l’armée, presque rien ne représenterait à Haïti notre civilisation.

À plus forte raison en serait-il de même si, par impossible, les puissances coloniales d’Europe se décidaient à abandonner leurs possessions d’Afrique, et si elles n’y étaient pas remplacées par l’Islam.

Certes, les indigènes, pour la plupart, seraient très satisfaits d’être débarrassés de toute domination étrangère ; ils pourraient se livrer, de nouveau, comme par le passé, aux douceurs de la guerre entre tribus ; ils reconstitueraient, sans doute assez vite, l’organisation ancienne de leurs communautés de village ; mais ils seraient certainement incapables de conserver ce qui à nos yeux du moins mériterait d’être conservé : les lignes de chemins de fer, abandonnées, seraient bientôt recouvertes par la brousse ; les steamers cesseraient de sillonner le Congo ou le Niger, les établissements européens tomberaient en ruines, et, vingt ans après, il ne resterait plus rien des grands travaux qui ont ouvert l’hinterland africain au commerce mondial, non sans d’immenses sacrifices d’argent et de vies humaines.

Au surplus, qui peut croire sérieusement que jamais il se trouve des majorités parlementaires en Europe pour décréter, de concert, le retour à l’état sauvage des régions équatoriales ?

Ce qui est fait, est fait. What is ddone, cannot be undone. Tant que l’Afrique n’était pas colonisée ou pouvait, contre la politique coloniale et en faveur de la pénétration pacifique, invoquer de très fortes raisons sur lesquelles n’ont prévalu que l’esprit de conquête et la soif des profits immédiats, obtenus par tous les moyens.

Mais aujourd’hui que l’Afrique, aujourd’hui que les régions tropicales du monde entier sont colonisées, un anti-colonialisme négatif n’a pas plus de raisons d’être que de chances de succès.

Est-ce à dire que les socialistes, adversaires en principe de la colonisation en mode capitaliste, en soient réduits, soit à des protestations académiques et stériles, soit à l’acceptation résignée des faits accomplis ?

Tout ce que nous avons dit, jusqu’à présent, prouve que ce n’est pas notre pensée.

Anticolonialistes nous étions, anticolonialistes nous restons, en ce sens que nous voulons réduire la colonisation au minimum, transformer les « colonies » en « protectorats », aider, en un mot, les indigènes à évoluer, par le développement de leurs virtualités propres, favoriser leur émancipation graduelle par la reconnaissance toujours plus large de leur autonomie.

Même ainsi réduite à ce qui nous paraît actuellement possible et désirable, cette thèse que les gouvernements coloniaux doivent préparer leur destitution, dans un avenir plus ou moins prochain, ou lointain, va directement à l’encontre de la politique pratiquée dans la plupart des colonies, que M. Augagneur, ancien gouverneur de Madagascar, a justement appelée : politique de domination[2].

C’est à cette politique qu’il faut opposer, nous ne dirons pas la politique coloniale, mais la politique indigène des partis socialistes.

Notre rôle, en effet, dans les colonies comme ailleurs, ne doit pas être de favoriser le développement du capitalisme — il se développe fort bien sans nous —, mais d’assurer la protection et de favoriser l’émancipation des exploités du capitalisme, quelle que soit leur couleur et leur race.

Et, pour assurer cette protection, pour favoriser cette émancipation, ne faut-il pas seulement, dans les colonies, améliorer autant que possible le régime des terres et le régime du travail, mais, en matière gouvernementale, lutter contre les tendances autoritaires qui menacent les institutions et les coutumes indigènes et visent à imposer, de gré ou de force, aux populations soumises, les lois et les institutions de l’Europe.

Telles sont, en matière de politique indigène, nos idées générales. Il nous reste à en indiquer les applications, au point de vue spécial du Congo.


§ 1. — Les réformes administratives.


Félicien Cattier a décrit, en quelques pages magistrales, l’organisation gouvernementale du Congo, à la veille de l’annexion par la Belgique : tous les rouages administratifs mis en mouvement par la volonté, et la seule volonté d’un monarque absolu, gouvernant de Bruxelles, sans avoir jamais mis les pieds en Afrique ; une hiérarchie de fonctionnaires se bornant à transmettre les ordres venant d’en haut, avec l’obéissance passive qu’impose la discipline militaire ; des agents subalternes mal payés, recrutés au hasard, peu instruits pour la plupart et sans préparation coloniale ; une Force publique plus nombreuse que dans toute autre colonie africaine, vivant sur le pays et faisant régner la terreur dans les villages ; bref, une occupation par droit de conquête, appliquant aux indigènes une législation calquée sur les lois belges, par des jurisconsultes qui ne connaissaient pas le Congo, et des ordonnances gouvernementales qui ne tenaient compte de leurs institutions et de leurs coutumes que pour les exploiter plus efficacement.

C’est ce que constatait, par exemple, dans son rapport[3], la Commission d’enquête de 1905 :

On s’est servi des chefs pour obtenir des indigènes le travail et les prestations, mais uniquement en les rendant responsables de tous les manquements, de toutes les fautes de leurs gens, sans leur reconnaître, d’autre part, aucune autorité, aucun droit. Aussi, beaucoup d’entre eux ont disparu ou se tiennent cachés ; d’autres refusent obstinément d’entrer en contact avec les blancs…

La Commission eût pu ajouter que, souvent, le véritable chef, pour se soustraire à ses obligations fiscales, se cachait dans la foule des contribuables, tandis qu’on présentait à l’agent de l’État un « homme de paille », quelque pauvre diable d’esclave : le chef de Bula Matadi.

Il est vrai que, depuis cette époque, le régime gouvernemental a subi des modifications profondes.

L’absolutisme a pris fin. Le gouvernement du Congo, depuis la reprise, est soumis à un double contrôle : celui du Parlement et celui du Conseil colonial, dont la majorité des membres, malheureusement, nommée par le Roi, c’est-à-dire, en fait, par le ministre des Colonies, n’a vis-à-vis de celui-ci qu’une indépendance très relative. D’autre part, le décret du 10 mai 1910, sur les chefferies, constitue, au point de vue du respect des institutions et des coutumes indigènes, un progrès sensible sur les décrets antérieurs.

Mais ce qui a été fait n’est rien auprès de ce qui reste à faire.

Les réformes qui ont été réalisées jusqu’ici n’ont pas touché au système de centralisation gouvernementale, de bureaucratie paperassière, qui caractérisaient l’administration de l’État Indépendant.

Bien plus, dans le remarquable discours qu’il prononça à la Chambre belge, le 4 février 1910, M. Louis Frank, député d’Anvers, a pu dire que, sous le nouveau régime, la situation tend à s’aggraver plutôt qu’à s’améliorer[4].

Alors que l’immense domaine colonial anglais, en dehors de l’empire des Indes, occupe, à Londres, 221 fonctionnaires et employés, il y avait à Bruxelles, au début de 1910, pour la seule colonie du Congo, 250 employés et fonctionnaires, et leur nombre a encore augmenté depuis lors, par la création de nouveaux services.

Faut-il en conclure que les fonctionnaires belges soient moins travailleurs et moins capables que les fonctionnaires anglais ?

Nous ne le pensons pas.

La raison d’être de la différence des deux administrations, au point de vue du nombre des agents, c’est, comme l’a dit M. Franck, le rôle tout à fait différent que l’une et l’autre remplissent. À Londres, en effet, le Colonial office exerce une mission de contrôle, de surveillance, de direction, très générale. À Bruxelles, au contraire, le département des colonies continue à s’occuper, comme au temps du roi Léopold, de tout ce qui se passe et doit se passer au Congo.

Dans ces conditions, il est inévitable que l’on ait besoin d’un nombre anormal de fonctionnaires. De plus, le régime centralisé d’administration centrale a pour corollaire une seconde administration centrale sur les lieux, d’autant plus formaliste et paperassière qu’elle doit rendre compte, à Bruxelles, de tous les actes de sa gestion.

Aussi faut-il craindre que la généralisation du système monétaire, qui supprimera certainement beaucoup d’écritures, ne soit qu’un remède insuffisant à l’état de choses qu’un fonctionnaire congolais décrivait en ces termes, dans une lettre adressée à M. Franck :

Le formalisme et la paperasserie pèsent au Congo sur tous les fonctionnaires, d’un poids très lourd. L’activité d’un chef territorial, depuis le chef de poste jusqu’au chef de zone ou au commissaire de district, est absorbée pendant des semaines par des écritures qu’il faut souvent rédiger en deux ou trois exemplaires. Tous les fonctionnaires ont la préoccupation constante d’arriver à remettre en bon ordre à l’État les états mensuels, trimestriels et annuels, les rôles de recensement, les pièces comptables, les rapports de toute nature, etc.

Cela est si vrai, qu’on voit des chefs territoriaux excellents, interrompre un travail essentiel comme une tournée d’inspection ou une campagne de délimitation de territoire, pour mettre leurs paperasses en règle afin de ne pas être mal notés.

Pour réduire à de justes proportions cette corvée du porte-plume, aussi fastidieuse pour les agents qu’onéreuse pour la colonie, il n’est qu’un remède efficace : c’est la décentralisation, le déplacement du centre de gravité de l’administration coloniale, transporté de Bruxelles à Boma, l’envoi au Congo, comme Gouverneur général, d’un homme de premier ordre, disposant de pouvoirs suffisants pour ne pas devoir constamment en référer au ministre, tout en restant soumis — cela va sans dire au contrôle et à la surveillance du gouvernement métropolitain.

De plus, au Congo même, il importe de décentraliser, de donner une autorité réelle aux chefs des grandes divisions territoriales.

Mais faut-il, pour cela, diviser la colonie en un certain nombre de gouvernements ou de vice-gouvernements ?

Des hommes de grande expérience sont d’un autre avis.

Certes, on sera généralement d’accord pour admettre que le Katanga, industriel, minier et, dans une certaine mesure, susceptible de peuplement par des Européens, forme un gouvernement distinct de celui du Congo proprement dit.

Mais, pour le surplus, il est possible — nous ne prétendons pas trancher la question — que mieux vaudrait, au lieu de Créer de nouveaux rouages, prendre pour unité de développement les districts actuels, plus ou moins remaniés, en augmentant les pouvoirs et les attributions des commissaires de district. Peut-être même pourrait-on les réunir en conseils de gouvernement annuels, pour la préparation du budget, qui serait discuté et voté à Bruxelles, mais préparé à Boma, comme le budget du Congo français, de l’Afrique équatoriale française, est préparé à Brazzaville.

De plus, nous n’hésitons pas à dire que, dès l’instant où les fonctionnaires de l’ordre administratif ne seront plus, avant tout, des agents fiscaux chargés de faire du copal ou du caoutchouc, il conviendrait de suppléer à l’insuffisance numérique des magistrats de carrière, en leur conférant certaines attributions d’ordre judiciaire.

Ainsi que le disait fort bien M. Franck, il est absurde de transporter en Afrique le principe de la séparation des pouvoirs, qui peut convenir à une société vieille de vingt siècles, mais qui n’a pas plus de sens dans la forêt équatoriale qu’elle n’en aurait eu dans la Germanie de Tacite.

Certes, personne ne parle de confusion absolue. Les juges de carrière devraient conserver le pouvoir de juger les délits importants et les crimes, les affaires des blancs, même les affaires intéressant des blancs et des noirs ; ils doivent avoir, sur toute affaire, un droit de contrôle et d’évocation ; mais, en conférant aux fonctionnaires territoriaux — à défaut des chefs indigènes — les palabres de peu d’importance, on ne fera que donner la consécration légale à ce qui se fait aujourd’hui, par la force des choses, dans la plus grande partie du Congo.

Cette étude étant consacrée surtout à la politique indigène, nous nous bornerons à ces indications sommaires sur les changements que, d’après nous, il conviendrait d’apporter à la superstructure européenne des communautés congolaises.

Quant à ces communautés même, notre conviction inébranlable est que, moins on y touchera, moins on essaiera de substituer à leurs coutumes, à leurs institutions, à leurs tendances propres, des idées et des règles empruntées à une autre civilisation, plus on aura de chances d’obtenir de favorables résultats.

Ces tendances, ces institutions, ces coutumes, il est vrai, s’éloignent autant que possible des nôtres, et j’entends déjà d’excellents démocrates socialistes me reprocher, par exemple, de vouloir, sous prétexte de respecter des coutumes indigènes, maintenir le despotisme des chefs et ses deux fondements essentiels : la polygamie, avec achat des femmes, et l’esclavage domestique.

À ceux qui pensent ainsi, je me permets de signaler le témoignage fort intéressant d’un fonctionnaire qui se trouve précisément dans une des régions du Congo où le pouvoir des chefs passe pour être le plus despotique :

Les chefs indigènes ont été attaqués — m’écrivait-il — : on les rend responsables de tous les méfaits. Certes, ils ne sont pas irréprochables, mais leur autorité ne s’exerce, toutefois, que suivant la coutume. Ils ne sont pas les potentats tout-puissants, et n’obéissant qu’à leurs caprices, que l’on s’est plu à représenter. S’il y a eu, parmi eux, des despotes de ce genre, ce n’est pas un motif pour condamner l’institution tout entière. Il convient de remarquer d’ailleurs que, parmi les sujets des plus puissants d’entre eux, de ceux qui sont représentés comme les plus sanguinaires — les chefs Azande du nord de l’Uele —, on ne constate pas d’émigration dans nos stations, bien que personne n’ignore que nous accordons une protection sûre à ceux dont la vie est menacée. Nous voyons bien quelques fugitifs, mais en petit nombre, et ce sont toujours des gens qui ont contrevenu d’une manière quelconque à la coutume de leur pays. D’autre part, il est bien certain que c’est l’autorité et la puissance de ces chefs, qui ont soustrait leur population à l’exploitation à laquelle ont été soumises les peuplades moins bien organisées de la forêt. Ayant à faire face aux Mahdistes, l’État Indépendant s’est vu obligé de respecter ces chefs qui se trouvaient placés sur le flanc de la ligne d’approvisionnement. N’y eut-il que ce seul fait à marquer à leur actif, contre une multitude d’abus à leur passif, que les indigènes leur devraient encore une grande reconnaissance. Même pour les peuplades qui leur sont soumises et qui sont leurs vassales, leur influence n’est pas nécessairement mauvaise. Depuis que nous avons soustrait les peuples « momou » à la domination des « mangbettu », la région est tombée dans un désordre absolu : pas-un habitant n’y vit dans la sécurité ; les vols, les rapts, les meurtres s’y multiplient, sans que nous puissions même arrêter un coupable. Figurez-vous un pays ou chacun ne connaît que sa force personnelle, celle de ses amis, et où nulle autorité, ni traditionnelle, ni morale, ni matérielle, ne se fait sentir. L’autorité des chefs mangbettu y était un bienfait.

Rien ne serait plus faux, d’ailleurs, que de juger les actes des chefs en se plaçant à notre point de vue européen.

À propos des Azande, précisément, un officier belge, avec qui je rentrais du Congo lors de mon deuxième voyage, me citait à cet égard un fait typique.

Un jour, Bokoye, celui des chefs de l’Uele que l’on représente comme le plus sanguinaire, ayant surpris un indigène en flagrant délit d’adultère avec une des femmes de son harem, lui fit couper le nez, les oreilles et les mains. Or, quelques mois après, mon compagnon de voyage, se trouvant chez Bokoye, vit la victime de cette atrocité danser avec son bourreau, de bonne amitié, le tenant embrassé avec ses moignons mutilés, sans paraitre le moins du monde lui garder rancune.

Ce n’est pas à dire, naturellement, que les autorités coloniales ne doivent pas mettre fin à ces coutumes barbares et qu’elles doivent laisser aux chefs tous les droits, fussent-ils exorbitants, qu’ils tiennent de la coutume. Nul ne leur reprochera, par exemple, d’intervenir pour empêcher que l’on ne mutile un indigène coupable de quelque méfait, pour interdire les sacrifices funéraires ou l’épreuve du poison, pour supprimer le commerce des esclaves ou les guerres entre tribus.

Nous ne réclamons pas pour les noirs la liberté de se massacrer, de se manger ou de s’empoisonner entre eux.

Mais quand il s’agit d’institutions fondamentales, comme la polygamie ; l’esclavage domestique, l’autorité des chefs, il faut y regarder à deux fois avant d’y porter atteinte et, somme toute, nous sommes disposé à croire que mieux vaut respecter une coutume mauvaise que de soumettre, d’autorité, les indigènes à des lois qui n’ont pas été faites pour eux et par eux.

Cette politique de non-intervention, ou, du moins, d’intervention discrète et prudente, a d’ailleurs fait ses preuves. L’Angleterre, depuis longtemps, la pratique avec succès dans toute l’étendue de son empire, et rien ne ressemble moins, par exemple, au gouvernement autoritaire et centralisé du Congo, que l’administration des protectorats anglais de l’Afrique occidentale.

Il va sans dire, au surplus, que si nous sommes résolument hostile à des coups d’autorité qui, sous prétexte d’introduire la civilisation, font, en général, plus de mal que de bien à ceux que l’on veut protéger et moraliser, nous ne sommes nullement d’avis que l’action socialiste eu faveur des indigènes doit être purement négative et se borner à poursuivre l’abolition des mesures qui leur ont enlevé, ou tendent à leur enlever la propriété de leurs terres, la libre disposition de leur travail, l’autonomie de leurs institutions.

En Europe, notre politique sociale, tout en ayant pour but final l’abolition du régime capitaliste, s’efforce, dans les cadres même de la société actuelle, d’améliorer le sort des travailleurs. De même, notre politique indigène, tout en ayant pour but final l’affranchissement complet des peuples colonisés, doit veiller, dans le présent, à améliorer leur sort par des mesures qui les protègent contre les maladies et la dégénérescence, qui les aident à mettre leur sol en valeur, et qui tendent à élever leur niveau moral et intellectuel.


§ 2. — L’assistance médicale.


Dans les régions où les sauvages sont réellement livrés à eux-mêmes et où, soit les Arabes, soit les Européens, ne leur ont pas apporté la petite vérole, la syphilis, la maladie du sommeil, l’alcoolisme, leurs conditions de vie sont, en général, assez favorables pour que leur vigueur physique ne laisse rien à désirer.

Au Congo, par exemple, lorsqu’on quitte les rives du fleuve, où ne subsistent plus, de Léopoldville à Nouvelle-Anvers, que des stations de l’État ou des restes lamentables d’anciens villages, et que l’on pénètre dans la forêt, que l’on entre en contact avec des populations que les blancs ont laissées à peu près tranquilles, ou qui ont trouvé le moyen de se faire respecter, il est impossible de n’être pas frappé de la belle prestance, de la vigoureuse apparence de la plupart des indigènes.

Mais, presque toujours, les choses se présentent autrement, lorsqu’on a affaire à des populations qui ont subi l’influence d’une « civilisation supérieure », que ce soit celle des Arabes ou des Européens.

Depuis plusieurs siècles, déjà, l’alcool de traite a fait d’affreux ravages sur toute la côte d’Afrique.

Lorsque Stanley et Livingstone pénétrèrent dans le bassin supérieur du Congo, de terribles épidémies de variole, importées par les Arabes, décimaient les indigènes plus encore que la traite elle-même.

Ailleurs, c’est la syphilis, d’origine arabe ou européenne, qui infecte des populations entières et fait d’autant plus de mal qu’elle est peu ressentie dans la période primaire et que l’insouciance, l’ignorance, et aussi la promiscuité et la lascivité propagent l’infection.

Enfin, dans ces dernières années, la maladie du sommeil, localisée jadis dans quelques parties du Bas Congo, s’est répandue d’autant plus rapidement que les caravanes de transport, nécessitées par l’occupation blanche, en ont été le véhicule[5].

Bref, à la lèpre, à la tuberculose, au paludisme, qui n’atteint pas seulement les Européens, aux autres maladies que connaissaient déjà les indigènes, sont venues s’ajouter des causes de morbidité et de mortalité bien autrement graves, puisque, dans certains endroits, la maladie du sommeil, par exemple, menace les habitants de destruction pure et simple.

Aussi faut-il considérer que l’élémentaire devoir des gouvernements coloniaux, en même temps que leur intérêt — sans population, pas de main-d’œuvre — est de prendre d’énergiques mesures prophylactiques et thérapeutiques, pour réparer, au moins en partie, les maux qui procèdent, directement, du contact des noirs avec les « civilisés ».

Il serait injuste de méconnaître, au surplus, que l’État Indépendant ait fait quelques efforts pour améliorer l’état sanitaire des populations congolaises, soit par des mesures médicales, soit par des mesures préventives.

En ce qui concerne l’alcoolisme, tout d’abord, on sait que des droits élevés sur l’alcool existent dans le Bas Congo, où l’eau de feu sert moins que jadis comme article de traite, et que l’introduction de l’alcool, qui était interdite naguère au delà de l’Inkissi, à quatre jours de Léopoldville, est prohibée, maintenant, à partir de la rivière M’Pozo.

Malheureusement, il y a la contrebande et beaucoup d’agents s’empoisonnent avec de l’absinthe venant du Congo français.

Pour ce qui regarde les indigènes, la prohibition est plus sérieusement observée, sauf peut-être aux abords de la frontière portugaise. Mais le Bulletin de la Société belge d’études coloniales d’avril 1910 signale un fait qui, s’il venait à se généraliser, rendrait cette prohibition inopérante :

Nous voulons parler de l’existence de distilleries clandestines. Des agents blancs, pour tromper les ennuis de la solitude, et, surtout, pour augmenter les apports de caoutchouc des indigènes, se sont trop ingénieusement appliqués à construire des appareils pour la distillation du malafu, des bananes, du sorgho, etc. On fabrique un alambic passable avec un vase de terre cuite, et un canon de fusil fait l’office de serpentin. Les nègres, imitateurs de leur nature, et appréciateurs plus zélés que délicats des produits de la distillation, se sont fabriqué à leur tour des appareils sem- blables. On rapporte qu’un commissaire de district n’en a pas découvert moins de 25 dans un seul village.

Les indigènes, au surplus, n’ont pas attendu les leçons des blancs pour fabriquer des boissons alcooliques avec des bananes et d’autres matières fermentescibles. J’en ai vu, à Nouvelle-Anvers, qui faisaient une sorte de schnaps par des procédés à eux, beaucoup plus rudimentaires encore que l’alambic improvisé des agents. Mais il ne faut pas exagérer l’importance actuelle de cette fabrication. Les noirs ne prennent, en somme, des boissons fortes qu’aux jours de fête ; ces saouleries périodiques n’offrent pas les dangers de l’alcoolisation quotidienne, telle que nous la rencontrons en Europe ; et, somme toute, les mesures qui ont été prises contre l’alcoolisme ont une efficacité réelle.

D’autre part, si la syphilis tend plutôt à se répandre, les ravages de la variole ont été en grande partie arrêtés, et on peut mettre à l’actif de l’État Indépendant la création d’un institut vaccinogène à Boma, l’établissement des postes vaccinogènes dans les principaux districts et l’organisation, partout où les noirs se trouvent en contact avec les Européens, de la vaccination comme service public et gratuit.

Dès que les noirs du Bas et du Moyen Congo purent constater les résultats de la vaccination, la quasi-immunité qu’elle conférait aux gens des stations qui l’avaient subie, ils vinrent, nombreux, demander qu’on les inocule. Dans le Haut, les progrès furent plus lents, et il fallut créer des postes vaccinogènes, car la vaccine expédiée de l’Institut de Boma perdait rapidement de sa virulence, et arrivait souvent hors d’usage aux praticiens des stations reculées.

Mais, depuis, la situation s’est beaucoup améliorée ; la vaccination est devenue d’un usage général pour les noirs soumis à l’influence européenne, et les mesures sont prises pour que, dès son apparition, toute épidémie locale soit enrayée. Quant aux grandes épidémies, qui dépeuplaient naguère des régions entières, elles ont disparu.

Malheureusement, les ravages causés par la variole n’avaient pas encore pris fin, que se posait le problème, plus redoutable encore, de la maladie du sommeil.

Parti du Bas Congo, ce terrible fléau, qui sévit également dans le Congo français, dans l’Afrique orientale allemande, dans l’Uganda, où, d’après un chiffre cité à la Chambre des Communes[6], la population a décru de 6.000.000 à 2.500.000, menace de s’étendre bientôt au Congo belge tout entier.

En 1905, déjà, le Bulletin officiel de l’État constatait « qu’une fois que ce mal a pris pied dans une population, il la détruit sans merci, quelles que soient les conditions de bien-être, de paix et de tranquillité[7]. Toutes les causes secondaires de dépopulation disparaissent en présence des ravages exercés durant ces dernières années par la variole et la maladie du sommeil. Celle-ci a suivi, dans sa marche dévastatrice, les rives du grand fleuve et commence à pénétrer dans l’intérieur des terres ».

Depuis 1905, le mal s’est aggravé encore, au moins dans les régions nouvellement infectées. L’envahissement a continué dans toutes les parties du territoire, et il entraîne de telles conséquences, que si la science médicale ne parvenait pas à prendre le dessus, la colonisation du Congo serait compromise, par défaut de population.

Or, on doit se demander si les mesures qui ont été prises sont efficaces et suffisantes, et, d’une manière générale, si l’organisation médicale, hospitalière et hygiénique créée par le gouvernement congolais, est à même de faire face aux nécessités de la lutte contre la maladie du sommeil et contre les autres maladies qui menacent ou atteignent les noirs et les blancs.

S’il fallait en croire les apologistes de feu l’État Indépendant, le Congo serait, au point de vue sanitaire, une colonie modèle.

Dans une brochure publiée en 1907, par la Fédération pour la défense des intérêts belges à l’étranger[8], on nous apprend que le corps médical du Congo est organisé depuis 1888, qu’il comptait 14 médecins en 1897, 27 en 1903, plus de 30 depuis lors ; que ce personnel, en majeure partie belge, a pour mission, indépendamment des hôpitaux pour blancs, de diriger les hôpitaux et les lazarets indigènes ; que les services médicaux et pharmaceutiques sont gratuitement accordés à tous les noirs qui en font la demande ; que des commissions d’hygiène publique étendent et poursuivent l’exécution d’un vaste programme d’assainissement, qui fera diminuer de beaucoup la mortalité des blancs et des noirs ; que tous les postes et stations de l’État possèdent un hôpital indigène ; que certains de ces hôpitaux — Boma et Léopoldville, par exemple — ont des installations tout à fait modernes ; qu’indépendamment des mesures prophylactiques, on a établi, contre la maladie du sommeil, de nombreux postes d’observation et des lazarets spéciaux, ainsi que le laboratoire de Léopoldville, qui étudie scientifiquement la redoutable maladie.

Tout cela fait très bien sur le papier.

Dans la réalité, hélas ! les choses se présentent sous un aspect bien différent, et il ne faut pas être longtemps au Congo pour se convaincre que l’organisation sanitaire est terriblement insuffisante, tant au point de vue du service médical que des mesures hygiéniques ou de l’hospitalisation des indigènes et des mesures prises pour combattre la maladie du sommeil.

I. Les médecins. — Au moment de la reprise, il y avait 30 médecins pour tout le Congo, c’est-à-dire pour un territoire grand comme quatre-vingts fois la Belgique. Encore, un assez grand nombre d’entre eux se trouvaient dans le Bas, si bien que, dans le Haut, d’immenses étendues restaient privées de tout service médical. Pour ne citer que deux exemples, lors de mon premier voyage, en 1908, les grands camps d’instruction d’Irebu et de Lisala, avec un millier de soldats noirs dans chacun et un cadre nombreux d’officiers et de sous-officiers blancs, n’avaient pas de médecin, et le médecin le plus proche se trouvait à un jour de navigation d’Irebu, à trois jours de Lisala. Cette situation a pris fin, au surplus, depuis la visite du ministre des Colonies, à qui j’avais signalé le fait, mais, dans l’ensemble, la situation laisse encore beaucoup à désirer, et ce ne sont pas, certes, les quelques médecins des compagnies commerciales qui peuvent suppléer à l’insuffisance numérique du personnel de l’État.

D’autre part, les médecins, au Congo, se plaignent avec amertume de n’avoir aucune autonomie, aucune liberté d’action et d’être soumis à une discipline militaire qui les place sous la tutelle, parfois peu intelligente et toujours incompétente, des chefs territoriaux.

Le ministre des Colonies, il est vrai, parait avoir été frappé de l’infériorité dans laquelle se trouvent les membres du corps médical vis-à-vis d’autres fonctionnaires. Il a même pris un décret instituant cinq classes de médecins, afin de permettre à ceux-ci, qui ne pouvaient naguère dépasser le grade de capitaine, de s’élever plus haut dans la hiérarchie.

Mais, comme me l’écrivait l’un d’eux, « si ce décret n’est pas suivi d’un autre, qui organise le service sanitaire et lui assure l’indépendance, ce dernier restera un service hypothétique. Il faut bien vous persuader, Messieurs les Représentants, que jusqu’ici, au Congo, il n’y a jamais eu de service sanitaire. Des médecins, oui ; de service sanitaire, par l’ombre. »

II. Les hôpitaux pour noirs. — Il est exact qu’en principe, les indigènes aient droit aux services médicaux et pharmaceutiques gratuits. Seulement, nous venons de voir que les médecins ne peuvent suffire à leur tâche, et, d’autre part, on aurait grand tort de se faire des illusions sur les hôpitaux pour noirs qui existeraient, d’après la brochure citée ci-dessus, dans « tous les postes et stations de l’État ».

Tout d’abord, cette affirmation est plus qu’exagérée : il n’y a d’hôpitaux pour noirs que dans les stations de quelqu’importance ; ailleurs, les indigènes ne peuvent compter que sur la boîte à médicaments du missionnaire ou du chef de poste.

Ensuite, la plupart de ces hôpitaux sont de simples baraques, et s’il en est, comme ceux de Boma, de Léopoldville, de Coquilhatville, qui sont convenables, sans plus, d’autres, et par exemple celui de Matadi, sont, ou étaient en 1908-1909, dans un état véritablement honteux.

On en jugera par l’extrait suivant de mon Journal de voyage :

Une route large et bien entretenue s’élève de la rive vers l’hôpital des noirs de la Compagnie du chemin de fer, qui a le même médecin que l’hôpital de l’État, et lui fait vis-a-vis. L’hôpital de la Compagnie est tout battant neuf. Il a coûté 80.000 francs. L’installation en est parfaite. Des lits de fer, avec des draps bien blancs, s’alignent dans la grande salle, scrupuleusement propre. Il y a peu de malades, pour un très nombreux personnel. L’hôpital de l’État est l’ancien hôpital de la Compagnie. C’est une baraque en bois, qui n’a jamais été très confortable, et comme elle n’a plus été entretenue, depuis que l’État l’a acquise, elle se trouve dans un état de délabrement scandaleux : les lits en bambou, avec des couvertures en lambeaux, sont malpropres ; les murs, en planches disjointes, laissent passer sur les misérables grabataires les vents froids des nuits de la saison sèche : tous les malades, même atteints de maladies contagieuses, sont dans la même salle : ils sont beaucoup plus nombreux, pour un effectif bien moindre, que ceux de la Compagnie ; le sol est percé de grands trous, d’où sortent, la nuit, d’énormes rats, qui sont la terreur des malades.

Il y a quelques jours, dans cette salle, un noir, arrivé au dernier stade de la maladie du sommeil, achevait de mourir. Les rats n’attendirent pas qu’il fût mort. Ils l’attaquèrent pendant son agonie, et lui rongèrent l’un des pieds. Quand l’infirmier arriva le matin, l’homme respirait encore, mais trois doigts manquaient ! Puisse, du moins, cette affreuse histoire faire mettre fin à un scandale qui n’a que trop duré, et qui fait monter la colère à la gorge, quand on songe que le roi Léopold, avec les millions déposés pour l’Arcade du Cinquantenaire, ou l’embellissement de son palais, à Laeken, eût pu créer des hôpitaux — à 80.000 francs chacun — dans tous les postes importants du Congo[9] !

Depuis mon passage à Matadi, des crédits ont été demandés pour remédier à cet état de choses ; mais si, pendant des années, pareil hôpital a pu subsister dans une des localités les plus importantes du Congo, par où passent tous les voyageurs allant vers le Haut, on devine ce que dut être l’organisation hospitalière dans les districts les plus reculés de la colonie. Aussi des dépenses considérables devront être faites pour qu’à l’avenir les indigènes malades soient décemment traités et hospitalisés.

III. Les mesures prophylactiques. — Depuis 1892 dans le Bas Congo, depuis 1899 dans tous les chefs-lieux de district ou de zone, on a créé des Commissions d’hygiène publique, ayant principalement pour mission d’indiquer aux autorités locales les mesures à prendre pour améliorer les conditions sanitaires et enrayer éventuellement les épidémies.

Ces Commissions, jusqu’à présent, dans la mesure où elles ont réellement fonctionné, se sont préoccupées surtout de la lutte contre le paludisme.

On sait que ce fléau se propage principalement grâce aux eaux stagnantes où les moustiques du genre anopheles vivent et se reproduisent. Par conséquent, l’écoulement des eaux de pluie et le dessèchement, ou la pétrolisation des marais proches des agglomérations, apparaissent comme les moyens les plus efficaces de lutter contre un mal qui n’atteint pas seulement les Européens, mais aussi les indigènes.

Quelque chose, certes, a été fait, dans les principaux centres administratifs, pour exécuter des travaux d’assainissement, mais il suffit de voir les terrains marécageux qui se trouvent encore au centre même de Boma pour se convaincre que le principal reste à faire ; et, pour ce qui concerne les villages indigènes, où ces travaux auraient pu être prescrits à titre d’impôts, la récolte du caoutchouc, le portage, le pagayage, les fournitures de vivres ont jusqu’ici réclamé trop de corvéables pour qu’il ait pu être sérieusement question d’imposer aux noirs des corvées d’assainissement qui leur eussent directement profité.

On peut dire la même chose des mesures qui seraient indispensables pour enrayer la propagation de la maladie du sommeil.

À ce point de vue, nous aurions bien des choses à apprendre dans les colonies voisines, et notamment dans la Deutsch Ost Afrika.

Les Allemands, en effet, ont pris contre la maladie du sommeil, qui ravage les rives du Tanganika, un ensemble de dispositions énergiques et efficaces. Ils font débrousser autour des villages, soit par les indigènes eux-mêmes, sous forme d’impôts, soit aux frais du gouvernement ; mais en tout cas, ce sont les indigènes qui doivent maintenir le débroussement. L’évacuation des villages n’est ordonnée que s’ils sont trop petits ; mais cette mesure, en général, est peu efficace, les indigènes revenant ordinairement au lac pour y pêcher. Chaque médecin — il y en a huit sur la rive allemande, pour deux sur la rive belge — a un petit lazaret de quelques huttes, où on met les malades sans domicile, les aliènes dangereux, les réfractaires au traitement. Tous les autres sont soignés chez eux, et les médecins font presque continuellement la navette d’une localité à l’autre. Il faut ajouter que les indigènes se soumettent, d’ordinaire, très volontiers au traitement et au contrôle, depuis qu’on ne les enferme plus. Dans l’ordonnance ou l’application des mesures prophylactiques, les médecins ont pleins pouvoirs et agissent dans la plénitude de leur indépendance vis-à-vis des autres autorités.

Il en est tout autrement au Congo belge, où tous les médecins qui ont pour mission spéciale de combattre la maladie du sommeil se plaignent de l’immixtion constante des chefs territoriaux.

« Tout le monde, ici, — m’écrivait l’un d’eux, — s’occupe de la maladie du sommeil, depuis le commissaire de district jusqu’aux chefs de poste. Chacun prend des mesures quand bon lui semble, et chacun se croit compétent. La compétence, cependant, croît en raison directe du grade et de l’autorité de l’agent… »

Faut-il s’étonner que, dans ces conditions, les initiatives se heurtent et que, somme toute, on n’aboutisse qu’à de médiocres résultats ?

On a créé un certain nombre de lazarets, mais sans compter que plusieurs d’entre eux sont dans un état déplorable[10] on s’accorde maintenant à reconnaître que l’internement de tous les malades, même à la première période, quand ils sont en état de travailler, est à la fois inutile, parce que des injections d’atoxyl, régulièrement faites, suffiseut à supprimer le danger de contamination, et dangereux, parce que la peur du lazaret pousse les indigènes à se soustraire à tout traitement médical.

Quant aux mesures de prophylaxie proprement dite, on peut agir, grosso modo, de deux manières : éloigner les gens des tsetsés par l’évacuation des villages, ou éloigner les tsetsés des gens par le débroussement.

Mais la première de ces méthodes paraît, de plus en plus, devoir être abandonnée, parce qu’il est plus facile d’obliger les indigènes à débrousser que de les empêcher de revenir à leur ancien foyer.

Cela n’empêche que, contre l’avis du ou des médecins compétents, et sans même les consulter, certains chefs territoriaux continuent à ordonner des évacuations de villages qui sont à la fois inefficaces et vexatoires pour les habitants, car il s’agit, en général, de riverains de lacs ou de rivières qui, vivant de pêche, ne trouvent guère le moyen de vivre loin de leur ancien habitat.

À pareille situation, le remède s’indique : donner l’autorité à qui a la compétence, organiser le service sanitaire en lui accordant, comme on le fait ailleurs, les pouvoirs nécessaires pour agir dans l’intérêt de la santé publique.

Ajoutons, au surplus, que tout ce que l’on fera dans ce sens sera peu de chose, si l’on ne parvient pas, en même temps, à améliorer les conditions de vie des indigènes, et, par conséquent, leur résistance à la maladie et à la mort, par des mesures d’ordre économique et social.


§ 3. — Le développement économique.


La suppression du travail forcé, au Congo, est désormais certaine. Si les réformes, comme nous devons le croire, sont loyalement et effectivement réalisées, le régime de la liberté commerciale sera établi, dans tout le domaine non concédé de l’État, à partir du 1er juillet 1912. Une ère nouvelle s’ouvrira pour les anciens sujets de Léopold II, et, plus que jamais se posera la question de savoir par quels moyens, à défaut de coercition, on encouragera les indigènes à travailler et à mettre en valeur le sol qu’ils occupent.

Certes, nous l’avons vu, il ne sera pas impossible de recruter parmi eux un plus grand nombre de travailleurs salariés, pourvu qu’on leur offre une rémunération suffisante.

Mais les socialistes que nous sommes ne sauraient avoir pour idéal la généralisation du salariat, la création d’un prolétariat noir, au service du capitalisme européen.

D’autre part, à ne se placer qu’au point de vue de la production, il n’est pas contestable qu’en général, la main-d’œuvre salariée que fournissent les populations indigènes ne soit, à la fois, coûteuse, médiocre, irrégulière et assez peu disposée, en somme, à s’éreinter pour le compte des blancs.

Pour eux-mèmes, dans leur ménage, pour leur propre compte, disait Raetgen, directeur de l’Institut colonial de Hambourg, dans une conférence remarquable qu’il fit à Bruxelles en 1909[11], — les nègres travaillent ; très peu, il est vrai, dans certaines régions, mais toujours ils travaillent ; ils vont à la chasse ; ils protègent leurs champs contre les irruptions des animaux sauvages ; ils s’occupent de la récolte, ou ils défrichent le sol ; ils ont toutes sortes d’affaires, importantes pour eux, dans le village, dans la tribu. Il y a même des peuplades qui travaillent comparativement beaucoup dans les champs, comme dans le Togo, ou comme les Wanyamwezi, au sud du lac Victoria. Ce que les nègres ne connaissent pas, ce n’est pas le travail, c’est le salariat. Et la difficulté est de trouver des hommes prêts à travailler pour d’autres.

Mais, dans un pays comme le Congo, où l’agriculture et la cueillette absorbent, et absorberont longtemps encore la plus grande partie des activités, les entreprises où une direction européenne s’impose ne sont, en somme, pas bien nombreuses, et le véritable problème à résoudre, ce n’est pas de développer le salariat, mais d’amener les indigènes à travailler pour eux-mêmes plus et mieux qu’ils ne le font aujourd’hui, et à réaliser, par le commerce, les produits de ce travail.

Or, pour arriver à ce résultat, pour transformer, dans une certaine mesure, leur économie naturelle en économie d’échange, l’État peut utilement intervenir, de deux manières différentes : en développant les moyens de communication et de transport, d’une part, et, d’autre part, en initiant les populations à des cultures ou à des procédés agricoles nouveaux.

Dans ces deux directions, il faut le dire, presque tout reste à faire au Congo.

L’agriculture indigène a plutôt reculé qu’avancé, sous le régime de la contrainte, et si le chemin de fer du Stanley Pool, dont le chemin de fer des Grands Lacs sera l’indispensable complément, fut une des œuvres les plus admirables et les plus grandioses du siècle dernier, la plupart des prétendues routes du Congo ne sont que de mauvaises sentes de caravanes : le vicinal du Mayombe n’est qu’un tronçon, dont le prolongement vers l’Urselia ne suffira pas à rendre le trafic normal ; la fameuse route pour automobiles de l’Uele, au sujet de laquelle on a tant bluffé, est à ce point inutilisable qu’on va la remplacer par un Decauville ; enfin, le fait qu’en 1910, dans son discours d’inauguration du musée colonial de Tervueren, le roi Albert ait exprimé le souhait que la Belgique ait, au Congo, une politique de chemins de fer, établit à suffisance que jusqu’ici cette politique a fait défaut.

Il faut espérer que les paroles royales seront suivies par des actes, aussi bien dans l’intérêt de l’essor économique du Congo que dans l’intérêt des indigènes.

Aussi longtemps, en effet, que, par suite de l’absence de chemins de fer et de l’impossibilité d’avoir recours à des bêtes de trait, dans les régions infestées par le tsetsé, il n’y a d’autres ressources que le transport des produits et des marchandises d’Europe à dos d’homme, l’expansion du commerce se trouve contenue dans d’étroites limites, et, trop souvent, le portage épuise les populations et transforme le pays en désert.

C’est ce qui faisait dire, très justement, au gouverneur de l’Afrique occidentale française, M. Roume, insistant pour que l’on construise, coûte que côte, des voies ferrées reliant l’hinterland à la côte :

« Une route d’étapes par terre fait le vide autour d’elle ; une ligne de chemin de fer ramène la population et, avec elle, une féconde et joyeuse activité. »

Il n’y a peut-être pas d’exemple plus frappant de cette vérité, que l’histoire de la région des Cataractes du Congo belge.

Avant la construction du chemin de fer, les habitants de cette région, obligés de porter sur leurs épaules, de Matadi à Tumba, et de Tumba au Stanley Pool, tout le matériel de la civilisation, depuis les vivres d’Europe, le ravitaillement des expéditions, les marchandises de paiement, jusqu’aux pièces d’assemblage des steamers du haut fleuve, étaient épuisés, décimés, découragés : la population diminuait, à la fois, par la mort et par l’exode vers des régions plus épargnées.

Par contre, depuis l’achèvement du chemin de fer, la population commence à revenir et à s’accroître ; de nouveaux villages s’installent constamment le long de la voie ferrée, et, bien que les ravages de la maladie du sommeil persistent, bien que les impôts de l’État continuent à peser lourdement sur les populations, il ne parait pas douteux que beaucoup d’indigènes se prennent à admettre que la civilisation peut avoir, pour eux, de réels avantages.

Mais il ne suffit pas de créer des moyens de transport perfectionnés. Il faut aussi que les indigènes aient des produits, des valeurs d’échange à transporter, et, ici encore, force nous est de constater que l’État Indépendant n’a pour ainsi dire rien fait pour encourager les indigènes à améliorer leurs procédés de culture et à entreprendre, pour leur compte, des plantations de rapport.

Ce sera une des multiples tâches du régime nouveau, d’instituer un enseignement agricole pratique, de mettre à la disposition des noirs des semences et des instruments aratoires, de leur faire comprendre, peu à peu, tous les avantages qu’ils peuvent retirer de la culture méthodique de leur sol.

Notons, au surplus, afin d’éviter des désillusions, que ce passage nécessaire de la simple cueillette des produits végétaux, tels que le caoutchouc et le copal, à la culture des produits tels que le cacao, le coton, les arachides, rencontrera presque autant d’obstacles sous le régime de la liberté commerciale que sous le régime du travail forcé.

On a dit souvent, et avec raison, que, contraints à faire du caoutchouc vingt ou vingt-cinq jours par mois, les malheureux Congolais devaient laisser leurs champs en friche et leurs villages à l’abandon.

Mais ce serait une erreur de croire que dans les colonies où, sous le régime de la liberté commerciale, les indigènes tirent de gros profils du caoutchouc qu’ils récoltent, on ne constate pas des phénomènes analogues.

Dans son livre sur l’Afrique occidentale française, M. Deherme cite ce passage caractéristique d’un rapport d’inspection du service d’agriculture de la colonie :

Lorsqu’on parle aux Sousous de toutes les bonnes terres qu’ils pourraient cultiver sans peine, lorsqu’on leur fait entrevoir le plus grand bien-être dont ils pourraient s’entourer avec peu de travail, ils nous répondent qu’ils vont chercher du caoutchouc dans le haut de la Guinée pour le revendre à Conakry ; qu’ils n’ont plus le temps de s’occuper de culture ; ils ont ainsi, disent-ils, un rapport immédiat qui se traduit par de l’argent comptant, ce qui leur permet de faire des achats plus ou moins nécessaires dans les comptoirs[12].

Et ce n’est pas un fait isolé.

Partout où il y a du caoutchouc, les lougans (cultures vivrières) sont délaissés, la population ne s’accroît pas, la main-d’œuvre se refuse et la disette est fréquente. Au contraire, là où il n’y a pas de lianes, ou peu, comme en Mellacorée, le pays est bien cultivé et prospère. Un autre rapport du service de l’agriculture le constate : « La production du riz augmente dans la Basse Guinée, principalement en Mellacorée. Le caoutchouc n’y fut jamais bien abondant et l’indigène est resté cultivateur. »

On peut donc prévoir qu’au Congo, comme en Guinée, cet exode rural des indigènes vers la forêt continuera, aussi longtemps qu’ils y trouveront en abondance du copal ou du caoutchouc.

Mais la forêt n’est pas inépuisable ; dès à présent, dans beaucoup de régions du Congo, où le système de la rafle a été énergiquement pratiqué, il n’y a plus grand’chose à glaner, et, dans ces conditions, le gouvernement, sous peine de compromettre l’avenir, devait se préoccuper de suppléer par des plantations à la diminution inévitable des produits de la cueillette.

C’est alors que s’est posée nettement la question de savoir si ces plantations doivent être faites par des salariés, travaillant pour le compte de l’État et de Compagnies capitalistes, ou par des producteurs indigènes, travaillant pour leur propre compte ?

Certes, ces deux modes de mise en valeur du sol ne sont pas incompatibles. Ils peuvent coexister, et, en fait, ils coexistent dans toutes les colonies. Mais on doit se demander lequel des deux présente le plus d’avantages pour les indigènes et mérite, par conséquent, d’avoir les préférences de ceux qui s’intéressent à leur relèvement ?

Or, à ce point de vue, la question n’est pas douteuse.

Les plantations capitalistes peuvent avoir sur les plantations indigènes l’avantage d’une technique plus parfaite, mais elles n’ont évidemment pas la même valeur éducative, la même importance sociale. D’autre part, les difficultés qu’elles rencontrent, pour le recrutement de la main-d’œuvre, la faible productivité des travailleurs qu’elles emploient, les aléas de ces entreprises lointaines, dirigées trop souvent par des hommes inexpérimentés et ne sachant rien du pays, ont été jusqu’ici la cause de multiples déboires, de nombreux échecs.

Quant aux plantations d’État, on pourrait croire, peut-être, que notre collectivisme doit approuver le ministre belge des Colonies, lorsqu’il annonce l’intention de créer, au Congo, de vastes plantations caoutchoutières pour le compte du gouvernement.

En principe, certes, nous admettons parfaitement que la colonie, pour se procurer des ressources, fasse du caoutchouc, comme l’État suisse fait de l’alcool, ou l’État français du tabac.

Mais ce collectivisme fiscal ne ressemble pas plus au collectivisme véritable que le gouvernement du Congo ne ressemble à un gouvernement socialiste, et, d’autre part, en fait, le projet de M. Renkin ne nous dit rien qui vaille.

On veut planter des arbres à caoutchouc sur plusieurs milliers d’hectares — 2.000, pour commencer, paraît-il — dans les réserves forestières créées par le décret du 22 mars 1910 ; soit, mais où ira-t-on chercher la main-d’œuvre nécessaire pour effectuer ces plantations ?

Le ministre des Colonies a formellement déclaré, à la Chambre belge, qu’il ne les décréterait pas d’utilité publique afin d’y pouvoir employer des réquisitionnaires. Mais le gouvernement colonial ne se procurera-t-il pas, en recourant à l’intermédiaire des chefs, une main-d’œuvre volontaire en apparence, servile en réalité ? Et, à supposer qu’il ne le fasse pas, qu’il n’emploie vraiment que des ouvriers libres, qui ne voit que les difficultés, déjà si considérables, que l’on rencontre pour le recrutement du personnel de la marine, de l’agriculture, des postes de bois, du chemin de fer des Grands Lacs, des mines de Kilo et du Katanga, seront considérablement augmentées le jour où l’on aura besoin, en outre, de quelques milliers de travailleurs pour les plantations gouvernementales ?

Aussi croyons-nous que mieux vaudrait renoncer à ces projets d’agriculture fiscale, ne créer des plantations d’État que comme modèles, et s’engager dans la voie, bien autrement féconde, des encouragements donnés aux plantations indigènes, en s’inspirant de ce qui a été fait, entre autres, au Sénégal pour les arachides, à la Côte de l’Or pour le cacao, dans le Togo, l’Afrique orientale allemande, le Soudan et le Dahomey pour le coton.

Les arachides. — Au Sénégal, la culture des arachides — surtout depuis la mise en exploitation du chemin de fer de Dakar-Saint-Louis — constitue le principal produit commercial de la colonie : les exportations d’arachides, dont l’huile est employée surtout dans la savonnerie, se sont progressivement élevées de 25.000 tonnes en 1886, à 50.000 en 1891, 96.000 en 1898, 141.000 en 1900, 149.000 en 1903, 91.500 en 1905, 100.000 en 1906, pour atteindre, en 1908, 120.000 tonnes, représentant une valeur à l’exportation de 32.889.312 francs[13].

Or, la totalité de cette exportation provient des plantations indigènes, qui réussissent d’autant mieux que la culture des arachides ne présente pas de difficultés : le noir gratte légèrement la terre avec un vieux sabre, l’hilaire ou la daba, à la fin de la saison sèche ; il ensemence après les premières pluies, puis il laisse aux femmes les travaux de sarclage ou de récolte, qui commencent en novembre. Il n’y a plus, ensuite, qu’à porter les sacs au comptoir, pour avoir les cadeaux des traitants, les verroteries, le fusil, l’alcool, la poudre, les « gourdes » qui serviront à payer l’impôt, à acheter une femme, à rétribuer les louanges des griots.

Le cacao. — Bien que la culture du cacao soit également assez simple, elle exige plus de soins et plus de connaissances techniques que la culture des arachides.

Cela n’a pas empêché que, dans l’Afrique occidentale anglaise, les plantations indigènes de cacao n’aient pris, dans ces dernières années, une importance considérable.

En 1891, la production ne fut que de 40 kilogrammes de fèves. Elle s’est élevée successivement à 1.700 kilogrammes en 1893, — 2 1/2 millions en 1902, 5 1/2 millions en 1904, 10 millions en 1906, 14 millions en 1908, et l’on compte qu’en 1909 l’exportation aura dépassé 20 millions de kilogrammes, représentant une valeur de près d’un million de livres sterling[14].

Des industries analogues ont grandi dans nombre de colonies anglaises et avec la même rapidité : l’industrie du café, par exemple, et puis du thé à Ceylan, et, plus récemment, l’industrie du caoutchouc à Ceylan. Mais dans ce cas, elles ont été créées par des planteurs européens.

Par contre, dans les colonies de l’A. O. A., et spécialement dans la Côte d’Or, où se trouvent les plantations de cacao les plus anciennes et les plus importantes, tout ce qui ne provient pas des stations agricoles du gouvernement est produit par des planteurs indigènes[15].

Auparavant, c’étaient l’huile de palme et les coconottes (amandes de palme) qui constituaient le principal article d’échange ; mais leur récolte et leur préparation exigeaient beaucoup de labeur, et la nouvelle industrie est, à la fois, moins pénible et plus rémunératrice. Aussi tend-elle à s’introduire également dans la Nigeria, où, en 1908, on a produit deux millions de livres de fèves, et dans les colonies françaises de l’Afrique occidentale[16].

Pour ce qui concerne la Côte d’Or, l’industrie du cacao, d’ailleurs si prospère, manifeste, actuellement, trois desiderata principaux : l’amélioration de la qualité des produits, qui sont, il faut le dire, assez défectueux ; le perfectionnement des méthodes de culture ; le développement des moyens de transport : prolongement du chemin de fer jusqu’au cœur des districts à cacao, afin d’épargner aux femmes le pénible travail du portage.

Or, à ces trois points de vue, l’intervention gouvernementale est, à la fois, légitime et nécessaire. Nul doute qu’à la longue elle ne fasse disparaître les inconvénients de ces plantations indigènes, tout en laissant subsister leurs énormes avantages, tant au point de vue éducatif qu’au point de vue économique et social.

Le coton. — On fait, en ce moment, de sérieux efforts pour développer l’industrie indigène du coton, dans les colonies allemandes, françaises et anglaises de l’Afrique[17].

En Nigéria, les récoltes se sont élevées de 200 balles en 1903 à 20.000 balles en 1907.

Dans l’Afrique occidentale allemande, où la valeur des exportations de coton a passé de 44.000 marks en 1903 à 450.000 marks en 1907, le Bulletin de colonisation comparée de janvier 1909 dit : « On peut évaluer aux deux tiers de la production totale la part revenant aux indigènes dans le coton provenant des districts côtiers. Les espérances qu’ils ont fait naître à cet égard sont considérables. Par contre, la culture du coton, dans l’intérieur du Protectorat, n’a pas encore dépassé la limite des tâtonnements[18]. »

Les résultats obtenus ont été plus décisifs dans le Togo, où l’exportation du coton, en balles de 250 kilogrammes, s’est développée de la manière suivante :

1901 
  
0000» 0 balles.
1902 
  
00080 000
1903 
  
00128 000
1904-5 
  
00519 000
1905-0 
  
00857 000
1906-7 
  
01.205 000
1907-8 
  
01.691 000
1908-9 
  
02.300 000

La presque totalité de coton produite est l’œuvre de cultivateurs indigènes. Les plantations européennes n’y contribuent que dans des proportions insignifiantes[19].

On a fait, également, de sérieux efforts pour développer la culture indigène du coton dans les colonies françaises de l’Afrique occidentale. Mais, jusqu’ici, l’on n’est pas arrivé à grand’chose. Même au Dahomey, où les indigènes cultivent le coton pour leurs propres besoins, depuis longtemps, l’exportation ne porte encore que sur des quantités minimes : 68.695 francs en 1908[20].

D’après M. Yves Henry[21], cependant, « le coton du Dahomey donne au point de vue technique de son traitement en filature et en tissage des résultats excellents. On peut même dire que, pour un coton de « brousse », il est de qualité parfaite ».

D’autre part, les cultivateurs dahoméens, lorsqu’ils travaillent pour leur compte, sont actifs et habiles.

Dans une lettre récente, publiée par le Temps[22], M. Malan, gouverneur du Dahomey, disait :

Je viens d’accomplir une tournée de plus de deux mois dans le nord du Dahomey, et les constatations que j’ai eu l’occasion de faire sont des plus encourageantes pour l’avenir économique de notre colonie. Partout le pays est fertile et produit en abondance du mil, de l’arachide, du maïs, de l’igname, des haricots, du riz et du coton. Ce qui manque, ce sont les moyens de transport ; sans cela, tout descendrait à la côte et serait expédié en Europe. Le coton, notamment, est superbe.

Une fois de plus nous saisissons donc, sur le vif, l’importance capitale de la question des transports.

Plus nous songeons au problème de la colonisation, plus nous sommes convaincu que le plus grand service que les Européens puissent rendre aux indigènes, c’est de construire des chemins de fer.

Mais, en outre, il faut, pour donner une sérieuse extension aux cultures indigènes, créer des stations agricoles gouvernementales, organiser un enseignement agricole pratique, améliorer la qualité des espèces par l’introduction de variétés étrangères, apprendre aux noirs à cultiver les plantes en vue de l’exportation sur les marchés européens.

Il va sans dire que si les difficultés de pareille transformation sont déjà grandes dans des colonies comme le Dahomey ou la Côte d’Or, dont les habitants sont, depuis des siècles, en contact avec les blancs, elles seront bien plus grandes encore dans la plupart des régions du Haut Congo où les indigènes n’ont jamais fait de cultures industrielles.

Mais nulle œuvre ne saurait être plus féconde en résultats pour l’avenir, car il ne s’agit de rien moins qu’aider les populations du Congo à échapper, en même temps, au salariat et à la contrainte servile, en devenant des producteurs libres et indépendants, qui auront la propriété collective de leur sol et la propriété personnelle des fruits de leur travail.


§ 4. — L’enseignement.


L’initiation des indigènes à des formes supérieures de production sera évidemment facilitée, lorsqu’il existera au Congo une organisation sérieuse et systématique de l’enseignement primaire et professionnel.

Mais, ici encore, tout ou presque tout reste à faire.

On en jugera par le début de la note qu’adressait, en 1909, à l’Institut colonial international, M. Camille Janssens, sur l’enseignement des indigènes dans la colonie du Congo belge[23] :

L’ancien État Indépendant du Congo, constitué politiquement en 1885 seulement, n’a guère eu le loisir de s’occuper de l’enseignement à donner aux indigènes. Son premier soin a été d’organiser toute une administration, d’occuper le pays, d’empêcher les luttes intestines et de veiller à la défense de ses droits. Il s’en est remis, pour ce qui concerne l’instruction, aux missionnaires, tant protestants que catholiques, qui ont établi de nombreuses missions sur le territoire de l’État. Ce n’est qu’en 1906 qu’on a organisé des écoles professionnelles à Boma, Léopoldville et Stanleyville…

On peut ajouter qu’il existe, notamment à Coquilhatville et à Irebu, quelques rudiments d’écoles laïques, accessibles soit aux soldats, soit à tous ceux qui se présentent aux leçons.

Mais ces tentatives, pour le moment, ne comptent guère et s’il y a au Congo quelques milliers d’indigènes sachant plus ou moins lire et écrire, c’est aux missionnaires qu’on le doit.

Rien ne leur est plus facile, d’ailleurs, que de recruter des élèves, car c’est chose remarquable que l’avidité des noirs à acquérir les premiers éléments de l’instruction.

Certes, les mobiles auxquels ils obéissent en allant à l’école, ou en envoyant leurs enfants à l’école, ne sont pas toujours d’une nature très élevée.

Lorsque des missionnaires anglais ouvrirent une école à San Salvador, il y a quelque trente ans, les enfants s’y présentèrent en foule, mais les maîtres ne tardèrent pas à s’apercevoir que ce grand désir de savoir lire et écrire était purement inspiré par l’intérêt : les indigènes, quand ils portaient leurs produits à la factorerie, les déposaient au magasin, et là, après avoir pesé et mesuré, l’agent inscrivait sur un morceau de papier quelques signes au crayon, au moyen desquels ils pouvaient recevoir leur paiement d’un autre employé. Ils en avaient conclu que, le jour où ils sauraient écrire, ils pourraient aller directement au second employé, et qu’en faisant à l’avance quelques signes sur un morceau de papier, ils pourraient se procurer ce qu’ils voudraient, pour rien[24].

Aujourd’hui encore, si les noirs sont désireux d’apprendre, mais en cela ils ne diffèrent pas de la plupart des blancs, c’est, presque toujours, avec l’idée de devenir plus aisément caporaux et sergents de la Force publique, ou employés subalternes dans l’administration.

Mais, quels que soient les motifs, il n’en reste pas moins que l’école exerce sur eux une action bienfaisante et qu’à défaut d’écoles publiques, les écoles des missions rendent des services que nul ne songe à nier.

Ce n’est pas un motif, toutefois, pour fermer les yeux sur les défauts que présente cet enseignement confessionnel.

Si, dans les missions protestantes, l’école est généralement faite par des hommes, ou des dames, dont c’est l’occupation et la préoccupation principale, dans les missions catholiques, au contraire, les religieux, qui n’appartiennent généralement pas à des ordres enseignants, ne voient dans l’enseignement qu’un accessoire de leurs œuvres religieuses et économiques. D’autre part, les missionnaires, à quelque confession qu’ils appartiennent, ne peuvent pas ne pas obéir, avant tout, à des préoccupations d’ordre religieux, qui tendent à faire de l’instruction un moyen de substituer aux idées indigènes, dont il faudrait seulement faciliter l’évolution, des idées toutes faites, plus élevées, sans doute, mais qui ne leur sont que bien malaisément assimilables, parce qu’elles sont le produit d’une évolution sociale très différente.

Parfois même, emportés par leur zèle, par leur désir d’arracher les noirs à ce qu’ils considèrent comme des erreurs funestes, les religieux se servent de l’école pour inspirer aux enfants qu’ils élèvent l’horreur des blancs qui appartiennent à d’autres confessions.

Il y a de longues années déjà, le P. Carrié, supérieur de la mission catholique à Landana et à Boma, parlait aux indigènes, pour combattre les missionnaires baptistes, d’Henri VIII, de Luther, qui avait falsifié la Bible, de Calvin qui était un porc et un âne[25].

Cet état d’esprit, dans une partie du Congo du moins, est resté le même depuis lors.

J’ai pu m’en convaincre, notamment, en parcourant les manuels scolaires dont se servent, aujourd’hui encore, les Jésuites de Kisantu.

Lors de ma visite à cette mission, le supérieur, P. Banckaert, me remit son Manuel à l’usage des Bacongos pour apprendre le français. Je l’ai examiné à loisir. Il est extrêmement bien fait et, en général, ne parle aux noirs que de choses qu’ils sont à même de comprendre.

Pourquoi faut-il, qu’après des exercices où il est question du chemin de fer, des villages, de la classe, des maladies, de la cuisine et d’autres choses qui peuvent réellement intéresser les enfants, on y trouve cette étrange diatribe contre les missionnaires d’à côté :

« — Qu’enseignent les protestants ?

« — La doctrine de Jésus-Christ falsifiée.

« — Les catholiques prétendent cela, mais qu’ils le prouvent.

« — Mais c’est bien facile, Luther, le père des protestants, fut d’abord un prêtre catholique. Mais il devint orgueilleux. Pour se venger du Pape, il changea la doctrine de Jésus-Christ.

« — Mais Luther est un saint !

« — Bah ! Un drôle de saint, un orgueilleux, un ivrogne, qui, après avoir bu et mangé à l’excès, est mort misérablement[26]. »

Et ainsi de suite.

Pour être juste, d’ailleurs, il faut dire que si les jésuites n’aiment pas les protestants. Ces derniers ne se montrent pas moins durs pour les jésuites, et c’est chose triste, en somme, que de voir les diverses confessions se disputer les indigènes par de tels moyens et leur remplir la cervelle de notions dont ils n’ont que faire.

Aussi est-il désirable qu’à côté des écoles librement créées par les missions, il y ait au Congo, comme en Europe, des écoles publiques, accessibles à tous les enfants, et où l’enseignement soit donné en dehors de toutes préoccupations confessionnelles.

Les questions qui ont été traitées dans ce chapitre — participation des indigènes à l’administration, assistance médicale, développement économique, enseignement — sont intimement liées entre elles.

Il va de soi, tout d’abord, que des écoles sont indispensables pour fournir au gouvernement colonial des clerks, des agents subalternes, — en attendant que des fonctions plus hautes puissent être exercées par des noirs, — et, aussi, des chefs capables de lire une circulaire, de comprendre la portée d’une intervention gouvernementale.

D’autre part, les progrès de l’enseignement permettront de compléter l’organisation du service sanitaire, en adjoignant aux médecins des infirmiers indigènes possédant quelque instruction, et, dans nombre de cas, aussi, le recours au médecin contribuera, indirectement, à augmenter la fréquentation des écoles.

C’est ce qu’expliquait fort bien, en parlant du Sénégal, M. Guy, lieutenant gouverneur de cette colonie :

Du médecin — déclare-t-il — l’indigène ira au maître d’école, alors qu’on pourrait légitimement croire que c’est le maître d’école qui mènerait au médecin. L’indigène, en effet, veut bien apprendre le français si cela doit lui permettre de gagner sa vie : mais c’est là une éventualité lointaine, et il suffit que ses parents l’envoient cultiver les lougans (cultures vivrières), qu’il apprenne du maître d’école que le paradis de Mahomet reste fermé à ceux qui parlent la langue des infidèles, ou, tout simplement, que le maître ne lui plaise pas, pour qu’il aille parcourir la campagne et déserte l’école. Mais qu’il souffre, depuis des mois, d’une maladie rebelle à tous les gris-gris ou aux traitements traditionnels par la bouse de vache et la terre mouillée…, un beau jour, perdant patience, il va trouver en secret le médecin français, le toubib ; celui-ci le guérit ; le bruit s’en répand ; bien entendu, ce n’est pas une guérison, c’est un miracle, et voilà un village conquis à la quinine, au bistouri et au vaccin… Puisque les Français savent si bien guérir, ils doivent enseigner dans leurs écoles de bien belles choses. Et quand le père fréquente le médecin, le fils va trouver l’instituteur[27].

Quant au développement économique, au perfectionnement de l’agriculture et des métiers indigènes par l’introduction de nouvelles méthodes et l’emploi dé nouveaux outils, il faut, certes, attendre beaucoup de l’imitation spontanée et de l’influence directe exercée par les blancs sur les travailleurs, les manœuvres, placés sous leurs ordres. Ainsi que le disait Mgr Alexandre Leroy, à la session de l’Institut colonial qui eut lieu à Paris en 1900, dans un pays nouveau, tout contact entre l’Européen et l’indigène amène presque nécessairement chez ce dernier une sorte d’éducation professionnelle ; et, plus les établissements européens se multiplient, plus s’étend cette éducation, qui se fait pour ainsi dire d’elle-même[28].

Néanmoins, cet enseignement professionnel empirique ne saurait suffire. L’intervention de l’État s’impose, pour créer, par exemple, comme dans l’Afrique occidentale française de la Nigeria, des écoles pratiques de caoutchouc[29] où l’on enseigne les meilleures méthodes d’incision et de coagulation du latex, pour apprendre aux indigènes à faire de nouvelles cultures, telles que le cacao ou le coton, pour former des maçons, des charpentiers ou des mécaniciens ; et, naturellement, à la base de cet enseignement professionnel, doit se trouver une organisation sérieuse de l’enseignement primaire.

Mais, il faut le dire, ce n’est pas seulement au Congo belge, qu’en matière d’enseignement indigène, on en est encore à la période des tâtonnements. Presque partout, les écoles, instituées avant tout dans un but de prosélytisme, sont aux mains des missions, et à peine trouvons-nous, dans les colonies anglaises, allemandes et surtout françaises, quelques exemples intéressants d’écoles fondées par le gouvernement colonial, en dehors de toutes préoccupations confessionnelles et religieuses.

Dans la Colonie et Protectorat de Sierra-Leone, par exemple, à côté de Fourah Bay College, dirigé par la Church Missionnary Mission, et qui est la seule institution de l’Afrique occidentale où l’on puisse recevoir une éducation universitaire, l’administrateur de la colonie. M. Probyn, a créé récemment pour les fils ou les parents de chefs, une école, By School, qui a été ouverte en 1906, avec dix-huit élèves et en compte, aujourd’hui, cent deux, appartenant à toutes les grandes tribus du protectorat.

Le but de l’école est de préparer les prochaines générations de chefs indigènes, « non pas en suivant un système étranger d’éducation, mais de manière à les rendre capables d’assumer, dans les meilleures conditions, les responsabilités qui leur incomberont un jour ».

Le programme porte que « l’enseignement est fondé non sur l’A B C, mais sur l’observation de la nature et sur des leçons de choses. Il tend à cultiver l’intelligence des garçons, plutôt qu’à charger leur mémoire. On leur apprend à parler un anglais correct, et non le pigeon english qui est parlé dans la colonie. On leur donne des cours de chimie, de botanique, d’agriculture, d’hygiène, de physiologie, de géographie, d’arithmétique et d’arabe. On les fait lire en anglais, dès qu’ils savent assez d’anglais pour comprendre ce qu’ils lisent. Aucune instruction religieuse n’est donnée et aucune tentative n’est faite de s’ingérer dans les pratiques et les croyances des enfants[30] ».

Il va sans dire que la création de pareilles écoles suppose une organisation préalable de l’enseignement du degré inférieur, dont on est loin au Congo.

Aussi n’en parlons-nous qu’à titre de perspective lointaine, et pour montrer ce que peut devenir l’enseignement des indigènes, dans les colonies les plus développées.

Mais, quant au présent, c’est plutôt dans les colonies allemandes et françaises que le gouvernement colonial belge devra chercher des modèles, le jour où il n’aura plus pour idéal de confier l’éducation de tous les noirs aux petits frères, aux jésuites et aux pères de Scheut.

Au Kameroun et dans le Deutsch-Ost-Afrika, où le gouvernement allemand, fidèle à ses traditions nationales, a créé des écoles publiques nombreuses, l’existence de nombreux musulmans l’a contraint à s’abstenir de toute tendance favorable à une religion déterminée[31].

Dans l’Afrique occidentale française, l’arrêté du 24 novembre 1903 a fondé toute l’organisation de l’enseignement aux indigènes, sur des bases rigoureusement laïques.

Une circulaire du Gouverneur général par intérim de l’A. O. F., M. Merlin, en date du 27 février 1908, rappelle que cet arrêté a prévu la création de trois catégories d’écoles :

1° Les écoles de village, ou écoles du premier degré. Elles doivent surtout donner l’instruction primaire élémentaire, comprenant les notions pratiques les plus essentielles, réduites en quelque sorte à leur plus simple expression.

2° Les écoles régionales, ou écoles du second degré. Elles ont pour objet principal d’apprendre aux enfants les éléments des sciences indispensables à la pratique d’un métier manuel.

3° Les écoles urbaines. Elles constituent moins des établissements de troisième degré que des écoles spéciales, ou pour mieux dire, des écoles d’exception, parce qu’elles sont, en principe, réservées à la population européenne ou assimilée, qui sera, pour longtemps, en minorité dans les colonies de l’A. O. F.

De ces trois types d’écoles, c’est évidemment le premier — l’école de village — qui doit être considéré comme l’instrument le plus efficace pour arriver à des résultats immédiats.

Leur nombre est encore restreint, d’abord parce que les Gouvernements locaux, absorbés par d’autres tâches, n’ont pu consacrer à l’enseignement que des décrets restreints ; ensuite parce que le Gouvernement général n’a pu disposer jusqu’ici que d’un très faible contingent d’instituteurs indigènes.

Pour remédier à cette situation, on a créé une école normale à Saint-Louis, des cours normaux à Kayes et à Conakry ; et, en attendant, on fait appel aux agents de l’administration indigène dans tous les centres où il existe des fonctionnaires européens, aux sous-officiers dans tous les postes militaires,

pour constituer, tout au moins, à l’état embryonnaire, l’école de village indispensable à chaque agglomération de quelque importance.

J’estime — dit M. Merlin — qu’il y a un intérêt de premier ordre à inviter MM. les administrateurs, commandants de cercle, à veiller attentivement à l’organisation de ces écoles et à ne jamais perdre de vue l’importance qui s’attache à obtenir des résultats. Il ne sera pas nécessaire, dès le début, de construire des bâtiments plus ou moins coûteux ; la simple appropriation d’une case indigène un peu spacieuse devra suffire, car il importe d’utiliser les ressources locales à l’achat d’un petit matériel scolaire composé au minimum d’un tableau noir, de quelques ardoises et d’un petit lot de livres convenablement choisis à l’usage du maître (méthodes très simples, notions pratiques, leçons de chose, etc.). Outre une modique rémunération qui pourra être accordée aux fonctionnaires ou aux sous-officiers pour ce travail supplémentaire, je compte leur réserver des récompenses spéciales[32]

Il est probable que, dans les débuts, on procédera de même au Congo belge, le jour ou le gouvernement ne se contentera plus d’écoles de missions.

Mais pareille solution ne sera jamais que provisoire et insuffisante. Avec la meilleure volonté du monde, des employés, des sous-officiers, faisant la classe à leurs moments perdus, ne pourront obtenir que d’assez piètres résultats. On ne s’improvise pas instituteurs, et surtout instituteurs pour nègres.

Ce qu’il faut aux indigènes, ce sont des maîtres indigènes, dont la mentalité s’adapte à la leur, et pour former ces maîtres, pour diriger cet enseignement normal, ce ne sera pas trop d’avoir recours à des hommes de tout premier ordre.

Le premier venu, qui a des connaissances suffisantes, peut, tant bien que mal, préparer des instituteurs européens, pour des écoles européennes : les méthodes sont connues, les programmes sont le fruit d’une longue expérience ; le maître ne doit pas faire de grands efforts pour « se mettre dans la peau de ses élèves ».

Mais en Afrique !

Il faut connaître à fond la langue, ou les langues indigènes ; pénétrer les différences du mécanisme cérébral des noirs et des blancs ; chercher les méthodes qui s’adaptent à d’autres besoins, à d’autres cerveaux ; trouver le moyen de fournir aux populations des chefs de file, qui les aident à évoluer, au lieu de les déclasser, de les désorienter, de produire ces caricatures d’Européens, ces spécimens d’humanité lamentables, qui semblent n’avoir appris à lire et à écrire qu’en désapprenant de penser.

Une œuvre de ce genre réclame un nouveau Frebel, un nouveau Pestalozzi.

Puisse-t-il se trouver, chez nous, ou ailleurs.

Nulle tâche ne présente un plus haut intérêt, au point de vue scientifique et au point de vue pratique ; mais nulle tâche aussi n’est plus difficile. C’est pour ce motif, sans doute, que la plupart des gouvernements coloniaux n’ont même pas essayé de l’entreprendre. Au Congo, comme ailleurs, ils s’en sont remis, pour la formation morale et pour la formation intellectuelle des indigènes, aux seuls missionnaires, protestants ou catholiques. Cette abdication de la société laïque ne peut être que temporaire. L’organisation de l’enseignement en service public s’imposera en Afrique, comme elle s’est imposée en Europe.



  1. Aubin, En Haïti, Préface, p. xxv, Paris, Colin, 1910.
  2. La politique coloniale républicaine. Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale, 1908, p. 75.
  3. Page 204.
  4. Annales parlementaires. Chambre des Représentants, 1909-1910, pp. 459 et suiv.
  5. Les indigènes se rendent parfaitement compte de ce que le fléau a été importé par les blancs. En 1902, lorsque le commandant Lemaire remontait le fleuve, on lui disait déjà, à Bolobo et à Lou-Longa : « C’est le blanc qui a mené chez nous la djigue (pulex penetrans) et la maladie du sommeil. Contre celle-ci on ne peut rien. Quand elle touche quelqu’un, il doit mourir. Avant le blanc, nous n’avions rien vu de pareil. »
  6. Séance du 8 mars 1906.
  7. Cette dernière assertion parait controuvée : dans la Province orientale, par exemple, où la maladie fait de grands ravages, les travailleurs du chemin de fer, bien nourris, sont à peu près indemnes.
  8. L’assistance médicale indigène au Congo.
  9. E. Vandervelde. Les derniers jours de l’État du Congo, p. 78.
  10. Voir par exemple la description que Vanderlinden fait du lazaret de Nouvelle-Anvers, que nous visitâmes ensemble, dans son livre Le Congo, les noirs et nous, p. 86. Paris. 1909.
  11. Raetgen. Les nègres et la civilisation européenne, p. 8. Publ. de l’Institut Solvay, 1909.
  12. Deherne. L’Afrique occidentale française, p. 166. Paris. 1908.
  13. Deherme. L’Afrique occidentale française, p. 236. et Messimy. Rapport sur le Budget de 1910 (Ministère des Colonies), p. 205.
  14. Singelmann. Plantagenbetrieb uud Tingaborenkultur in Kakavanban. Zeitschrift für Kolonial politik, april 1910.
  15. Tudhope. The development of the Cocoa industry. Journal of the Africa Society, octobre 1909.
  16. Selbstandige Produktion der Eingebornen. Koloniale Rundschau, 1909, p. 132.
  17. Ibid., p. 131.
  18. Bulletin de colonisation comparée, p. 32. Bruxelles, 1909.
  19. Schantz. Baumwollbau in deutschen Kolonien. Zeitschrift für Kolonial politik, janvier 1910.
  20. Messimy. Rapport sur le budget des colonies de 1910, p. 207.
  21. Henry. Le coton dans l’Afrique occidentale française, p. 227.
  22. Le Temps, 15 juin 1910.
  23. Bibliothèque coloniale internationale. L’enseignement aux indigènes, p.379. Bruxelles, 1909.
  24. Rambaud. Au Congo pour Christ, p. 36.
  25. Rambaud, loc. cit., p. 38.
  26. Les derniers jours de l’État du Congo, p. 178.
  27. Bibliothèque coloniale internationale, 4e série. L’enseignement aux indigènes. Documents officiels précédés de notices historiques, t. I. p. 496. Paris, 1909.
  28. Ibid. p. 472.
  29. Yves Henry. Le caoutchouc dans l’Afrique occidentale française, pp. 204 et suiv.
  30. The African Mail, 29 octobre 1909. p. 33.
  31. Bulletin de colonisation comparée. Le Protectorat de l’Afrique orientale allemande en 1906-1907, pp. 66 et 67. Bruxelles, 20 février 1909. — Le Protectorat de Kamerun en 1906-1907, pp. 124 et suiv. Bruxelles, 20 mars 1909. — Le Protectorat de l’A. O. A. depuis 1907, pp. 452 et suiv. (20 octobre 1909).
  32. Bibliothèque internationale. L’enseignement aux indigènes, p. 533. Paris-Bruxelles, 1909.