La Belgique littéraire/Chapitre I

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Editions Georges Crès & Cie (p. 10-30).


I

DES ORIGINES À GEORGES RODENBACH

La longue histoire de la formation de la Belgique, tour à tour province de la maison de Bourgogne, de la maison d’Autriche, province espagnole, assemblage de villes libres, partie intégrante de la Hollande, enfin royaume autonome, fait bien comprendre que rien de ce qui ressemble à une littérature nationale n’a pu fleurir sur cette terre incertaine avant les dernières années du xixe siècle. Cependant, n’y a-t-il pas eu une littérature des provinces Belgiques, des provinces flamandes ou wallones, avant le moment où il sied de parler d’une littérature belge ? Adenès le Roi qui écrivit un des poèmes les plus célèbres du moyen-âge : Berte aux grands pieds, ne naquit-il pas en Brabant, ne vécut-il pas sous un comte brabançon ? Et Froissart, ne fut-il pas de Valenciennes, et Comines, de Comines, à une époque où Valenciennes et Comines étaient, non des villes françaises, mais des villes flamandes, à l’époque où les Flandres vivaient sous les Communes, à l’époque où les Flandres étaient bourguignonnes ? Et plus tard, le prince de Ligne, écrivain du meilleur esprit français, né à Bruxelles en 1735, ne peut-il être donné à la Belgique mieux qu’à la France ? Sans vouloir en rien réformer une habitude qui nous enrichit de fort beaux noms, on peut tout de même noter que la Belgique n’est pas la terre sans tradition littéraire que l’on croit et que ses racines plongent au plus profond des siècles.

À vrai dire, l’expression littérature belge n’est légitime et n’est adoptée que depuis très peu d’années. J’en placerais la naissance vers 1881, sinon en cette année même où parut le premier numéro d’une revue appelée la Jeune Belgique, mais, bien avant cette date, Bruxelles, si grandie et si remplie depuis la Révolution, était un centre littéraire. Le prince de Ligne avait écrit partout, publié partout, au hasard des chevauchées de guerre. Ceux qui vinrent après lui, sans guère le connaître, d’ailleurs, eurent des destinées plus sédentaires. C’est à cela qu’on reconnaît qu’un pays, ne fût-il encore qu’une province, manifeste la volonté de se créer une littérature, c’est que des écrivains, y naissent, y vivent, y meurent, qu’ils y ont cherché un public dans la capitale du territoire, qu’ils dépendent de ses mœurs et de ses idées, qu’ils ont cessé, en un mot, d’être, comme le prince de Ligne, comme Jean-Jacques Rousseau, détachés de leur milieu. Les premiers littérateurs belges qui acceptèrent de plaire d’abord à Bruxelles avant de penser à la France et à l’Europe furent (je ne m’occupe naturellement que de ceux de langue française), avant ou après la révolution de 1830, qui fonda le royaume de Belgique, les Stassart, les Mathieu, les Potvin, les Antoine Glesse, les Van Hasselt, les De Goster, les Octave Pirmez. On rejoignit ainsi assez lentement et assez péniblement l’éclosion de l’école parnassienne française, qui eut sa répercussion immédiate à Bruxelles. L’émigration à Bruxelles de Baudelaire et celle de son éditeur, Poulet-Malassis, y créèrent, malgré la mauvaise humeur de Baudelaire et son dédain irraisonné de tout ce qui était Belge, un petit centre d’attraction littéraire. Le romancier Camille Lemonnier se souvenait, étant étudiant, d’avoir aperçu Baudelaire et il en gardait une grande émotion. Vers la même époque, Victor Hugo séjourna à Bruxelles où il trouva des éditeurs pour Les Misérables. L’empire y avait poussé un assez grand nombre de proscrits qui retrouvaient là, avec leur langue, quelques-unes de leurs habitudes d’esprit. D’aucuns y avaient amené leur famille et c’est ainsi que naquit à Bruxelles M. Paul Deschanel dont le père n’était pas qu’un proscrit, était un littérateur distingué. Bruxelles fut pendant tout le second empire la succursale libérale du Paris autoritaire. Ce qu’on n’osait pas imprimer, ce qu’on n’osait pas dire à Paris, trouvait des presses à Bruxelles, y trouvait des échos ; les esprits y fermentaient. Vint, après la guerre de 1870, l’éclosion en France de l’école naturaliste qui, plus ou moins persécutée à Paris, où le gouvernement était devenu fort réactionnaire, ne trouvant pas d’éditeurs, en chercha et découvrit à Bruxelles les Brancart, les Kistemaeckers. Nombre d’écrivains français d’alors tournèrent les yeux vers la Belgique. Huysmans, Descaves, Francis Enne publièrent à Bruxelles leurs premiers livres. Huysmans en garde une tendresse pour ce pays, dont sa famille d’ailleurs était originaire, et presque jusqu’à la fin de sa vie il resta l’un des collaborateurs les plus dévoués de la Jeune Belgique. C’est lui qui devait me faire connaître le premier poète belge doué de quelque hardiesse et de quelque originalité, Théodore Hannon, dont Félicien Rops, le célèbre graveur belge, avait orné le premier livre, Rimes de Joie, d’une eau-forte représentant un pendu dans une mansarde. Image naturaliste en tête d’un volume de vers parnassiens ! De même, Huysmans, romancier naturaliste, devait se faire le héraut des premières œuvres symbolistes et en marquer l’importance. Les écoles littéraires, si dissemblables qu’elles soient, naissent nécessairement l’une de l’autre, comme je l’ai montré ailleurs au grand scandale de quelques sots, et le symbolisme ne fut d’abord qu’une modification des parties nobles du naturalisme. Il faudra peut-être cent ans pour qu’on découvre cette vérité, mais elle paraîtra évidente, comme il est évident que, pour opposés qu’ils soient, le protestantisme n’est qu’une modification du catholicisme. Un père procrée plus souvent son dissemblable que son semblable. Les filiations sont pleines de mystère.

Il y avait donc avant le grand mouvement littéraire belge, une atmosphère très favorable à Bruxelles, une de ces atmosphères d’attente et d’avance accueillante. Des frémissements naissaient de tous côtés et la jeunesse se groupait, en 1881, autour de la Jeune Belgique que faisait paraître Max Waller et dont le programme satisfaisait ses aspirations. Plus tard à l’apparition du premier livre d’Émile Verhaeren un critique de la vieille école, le Dr Valentin écrivait : « Verhaeren vient de percer comme un abcès. » Cette métaphore malveillante et trop médicale indiquait bien qu’il se passait quelque chose dans les esprits, quelque chose qui voulait sortir et qui venait en effet de surgir avec les Flamandes. On avait pris en horreur l’ancienne rhétorique vague et gonflée de mots sans signification à force d’avoir été répétés et on souhaitait un art plus pictural et plus franc. La poésie de Verhaeren était aussi de la rhétorique, mais c’était une rhétorique nouvelle et aussi une rhétorique réaliste ou, pour dire le mot exact, naturaliste. L’art de Verhaeren est né d’un besoin de vérité plus encore que d’un besoin de rêve et il n’a jamais atteint sa vraie beauté que lorsqu’il eut la sagesse de ne point oublier son point de départ naturel, lorsque, avec ses tableaux de la nature flamande et de la vie flamande, il a marqué son étroite liaison avec le milieu d’où il était né. Cependant, pour arracher ce mouvement littéraire dont il devenait un des principaux éléments aux préoccupations quelquefois un peu étroites de la Jeune Belgique, il fonda la même année une nouvelle revue qui a gardé jusqu’à maintenant un sens plus large et plus haut de la beauté : l’Art Moderne. Il était secondé dans cette tâche par deux esprits, fort différents, mais également dévoués à un idéal commun, Edmond Picard et Octave Maus. Avec ces deux organes, la nouvelle littérature belge était définitivement organisée : il ne pouvait paraître en Belgique la moindre tentative d’art qu’elle ne fût jugée et aussitôt mise à sa place. Tant d’autres revues littéraires belges ont suivi ces deux-là, jusqu’à la plus récente et l’une des plus décidées, Le Masque, qu’elles sont devenues un peu oubliées ou dédaignées de la génération nouvelle ; pourtant aucunes autres n’ont eu pareille influence et n’ont mieux combattu pour la liberté de l’art.

La première œuvre importante d’Émile Verhaeren fut donc accueillie avec réprobation par la critique officielle, mais elle trouva des amis dans la jeunesse et fut défendue par des poètes qui étaient, comme Albert Giraud, en train de se faire une grande réputation, par des esprits éclairés, comme Edmond Picard, homme de goût, écrivain des plus distingués, par des romanciers, Camille Lemonnier, Georges Eekhoud, l’un déjà en marche vers la célébrité, l’autre en étant encore aux préludes. Je ne sais pas ce qu’en pensa Rodenbach : c’étaient deux natures si différentes ! Pour suivre historiquement le développement de la poésie en Belgique, il faut insister à cette place sur l’œuvre de Georges Rodenbach, qui, contemporain de Verhaeren, fut beaucoup plus précoce et que la notoriété favorisa d’abord. Il est considéré aujourd’hui comme un ancêtre. Le fait est qu’il fut le premier à faire admettre aux Parisiens, trop souvent sans pitié, en ce temps-là, pour les Belges, que l’on pouvait être à la fois un sujet du roi Léopold et un poète fort délicat. Verhaeren, le premier Verhaeren surtout, est le tumulte et la richesse prodiguée, Rodenbach, comme lui né dans les Flandres, est le rêve, la discrétion, presque le silence. Ces deux poètes mettent dans un grand embarras la théorie des caractères tranchés des races, à moins que nous ne nous souvenions à propos que si Rubens et Verhaeren étaient des Flamands d’Anvers, Watteau et Rodenbach étaient des Flamands l’un de Tournai, l’autre de Valenciennes. La théorie n’en sera pas bien éclaircie, ni la difficulté surmontée, mais on entreverra cette autre vérité qu’au dessus des races il y a les tempéraments et les caractères et que c’est cela qui, dans un homme, importe. Verhaeren est l’improvisateur magnifique, Rodenbach est le causeur intime, le chuchoteur même. Il nous confie ses impressions de rêverie solitaire, il ne fait pas beaucoup de bruit en parlant, quelquefois pas du tout. Il voudrait, s’il était possible, se faire comprendre sans paroles, par un geste, par un regard. Verhaeren est l’orateur qui aime à scander son verbe. Il ne fait pas de confidences, il crie sa vie et les aventures de sa pensée. L’un est le poète intérieur, l’autre le poète extérieur. Il ne faut jamais pousser trop loin les comparaisons, on s’aperçoit qu’elles clochent toujours par quelque côté. Cependant ceci est exact que si l’un de ces poètes est avant tout un poète de plein air, l’autre est un poète d’intimité et que si l’un veut avant tout, même au moyen de sensations et d’images exciter la pensée, l’autre, avec souvent un peu de mièvrerie, se borne à accompagner, comme d’un murmure, le rêve et à entretenir l’âme dans un état de songerie et de douce hallucination.

Quoique Rodenbach soit surtout un poète, la grande célébrité ne lui vint que par un roman, Bruges la Morte. C’est après avoir lu ce tableau mélancolique de la vieille cité flamande que le public s’intéressa à son volume de vers publié l’année précédente, Le Règne du silence (1891). Ces deux livres sur lesquels repose la réputation de Rodenbach furent peut-être pendant quelques années estimés au delà de leur valeur. Ils apportaient cependant quelque chose de nouveau. Verhaernn l’a bien jugé : « Rodenbach se classe parmi les poètes du rêve, parmi les raffinés de la phrase, parmi les évocateurs, spéciaux parfois, rares toujours, dans le voisinage de deux amis et maîtres, qui l’aimèrent autant qu’il les aime, Edmond de Goncourt et Stéphane Mallarmé. Il est de ceux qui suggèrent à l’encontre de ceux qui constatent ; il est de ceux qui se renferment à l’encontre de ceux qui se déploient. Il a mis des sourdines à ses vers et à ses pensées ; il déteste les tapages de l’orchestre : C’est un recueilli. Il apporte dans l’art contemporain un encens pris aux cérémonies d’un mysticisme nouveau, que ne connurent ni Baudelaire, ni Verlaine. Il le recueillit non pas en des chapelles espagnoles, ni en des cathédrales françaises, mais en des béguinages flamands. Mysticisme précis, propret, dominical, mysticisme de confessionnal, de triduums et de neuvaines ; mysticisme de banc de communion qui, les mains jointes, s’en va vers l’hostie, non pas nu-pieds, en marchant sur des jonchées de ronces et d’épines, mais en foulant des dalles bien nettes avec des sandales blanches et pieusement feutrées. » Mais il y a autre chose que du mysticisme dans cette poésie, il y a un sens très particulier de la tristesse des âmes et de la tristesse des paysages : le poète y perçoit presque toujours ce qui va mourir, ce qui va s’éteindre, ce qui va s’oublier. Il est hanté par la mort. Il sait qu’elle est partout, il sait qu’elle est en lui. Il mourut à quarante-trois ans. Quant au plus curieux de ses romans, Bruges la Morte, il a au contraire ressuscité cette vieille ville, en y attirant de nombreux visiteurs. Grâce à lui, Bruges est devenue presque aussi célèbre que Venise. Ce n’est peut-être pas cela que voulait Rodenbach. Il voulait surtout la faire aimer, en faire sentir le charme mélancolique, le charme mortuaire, si l’on peut dire et à cela il a réussi également, mais peut-être trop bien. Le nom de Bruges et le nom de Rodenbach sont indissolublement unis. L’un fait penser à l’autre. Quelle odeur de mort dans la sensibilité délicate de ce poète. Ecoutez :

EPILOGUE

C’est l’automne, la pluie et la mort de l’année,
La mort de la jeunesse et du seul noble effort
Auquel nous songerons à l’heure de la mort :
L’effort de se survivre en l’Œuvre terminée.

Mais c’est la fin de cet espoir, du grand espoir.
Et c’est la fin d’un rêve aussi vain que les autres ;
Le nom de Dieu s’efface aux lèvres des apôtres
Et le plus vigilant trahit avant le soir.

Guirlandes de la gloire, oh ! vaines, toujours vaines !
Mais c’est triste pourtant quand on avait rêvé
De ne pas trop périr et d’être un peu sauvé
Et de laisser de soi dans les barques humaines.

Las : la rose de moi, je la sens défleurir,
Je la sens qui se fane et je sens qu’on la cueille.
Mon sang ne coule pas ; on dirait qu’il s’effeuille…
Et puisque la nuit vient, —— j’ai sommeil de mourir.

Dans presque chacun de ses poèmes, la mort revient, et non seulement l’idée, mais le mot :

Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !
Le crépuscule est doux comme une bonne mort
Et l’ombre lentement qui s’insinue et rampe
Se déroule en pensée au plalond. Tout s’endort.

Comme une bonne mort sourit le crépuscule…

Et encore, dans une petite pièce de vers bien jolie, d’ailleurs :

En province, dans la langueur matutinale,
Tinte le carillon, tinte dans la douceur
De l’aube qui regarde avec des yeux de sœur,
Tinte le carillon, —— et sa musique pâle

S’effeuille fleur à fleur sur les toits d’alentour,
Et sur les escaliers des pignons noirs s’effeuille
Comme un bouquet de son mouillé que le vent cueille.
Musique du matin qui tombe de la tour,
Qui tombe de bien loin en guirlandes fanées,
Qui tombe de Naguère en invisibles lis,
En pétales si lents, si froids et si pâlis,
Qu’ils semblent s’effeuiller au front mort des années !

La mort est au fond de l’âme du poète des villes mortes. Cela lui est devenu un mot de tendresse, un mot d’amour, un mot de douceur !