La Belgique littéraire/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Editions Georges Crès & Cie (p. 78-94).


IV

CAMILLE LEMONNIER ET LE ROMAN

Verhaeren n’est pas toute la poésie de la Belgique, pas plus que Maeterlinck n’en est toute la philosophie ni tout le dramatique. Ils sont, à cette heure, les plus hauts représentants de la Belgique littéraire, mais ils ne furent pas les premiers en date. J’ai parlé du mouvement poétique avant et après Verhaeren, je songe maintenant à l’art de la prose, au développement de la pensée avant et après Maeterlinck. Avant lui, un homme fut célèbre qui se manifesta comme romancier : Camille Lemonnier, au temps du naturalisme fut un homme considérable et dont il est resté plus, beaucoup plus qu’un souvenir. Sans doute, il imita souvent la manière d’Émile Zola, mais plus d’une fois il le devança dans ses conceptions et se posa devant lui, non en élève, mais en maître. On se rappelle le roman célèbre de Zola, la Débâcle, il fut certainement inspiré par une des premières œuvres de Camille Lemonnier, les Charniers, dont le thème était le champ de bataille de Sedan. Si je veux en parler quelque peu ici, c’est que rien n’est plus d’actualité et quand nous aurons des récits militaires de la bataille de Charleroi ou de la bataille de la Marne, on voudra les comparer à ces deux œuvres maîtresses, les Charniers et la Débâcle. Les Charniers qui parurent d’abord sous un titre qui lui donnait la valeur d’un livre d’histoire contemporaine, Sedan date de 1871 et eut un succès européen. L’auteur, au lendemain même de la bataille, était allé visiter le champ de carnage et il apportait toutes vives ses impressions d’horreur. Taine en fut fortement frappé et plaça du coup l’écrivain au rang des plus fougueux réalistes. Ces pages, a dit un autre critique, « écrites presque dans le sang, tout auprès de la mort et des infernales épouvantes du carnage, de la déroute et de la douleur, ont gardé toute la splendide horreur que le spectacle de la guerre peut faire naître dans une âme humaine. L’art de l’auteur, qui déjà s’y dénonce d’une surprenante maturité, y a distillé souverainement l’épouvante ces tueries monstrueuses. Une immense douleur muette le traverse. « Je n’ai qu’une exécration, la guerre, celle-là est indestructible en moi, comme mon âme et mon nom d’homme libre. » Qu’aurait dit l’écrivain, mort l’an passé, s’il lui avait été donné de prévoir que la guerre allait envahir le pays et la maison même où il vivait et que n’aurait-il pas ajouté à ses Charniers s’il avait survécu !

Il aurait été d’autant plus effaré par les événements actuels que c’était un sédentaire, qu’il n’avait presque jamais quitté la Belgique, qu’il avait voué à son pays toute sa vie, toute son activité. Il ne venait qu’assez rarement à Paris et pour de brefs voyages. Il ne connaissait bien, en dehors de la Belgique et n’aimait que la Hollande, qui lui ressemble tant, par certains côtés. C’est que Lemonnier appartenait à une génération littéraire particulièrement laborieuse et consciencieuse, à cette génération naturaliste qui avait un tenace amour du travail. Ce n’est certainement pas un amateur de tourisme, un amateur de plaisirs exotiques qui aurait pu suffire à édifier l’œuvre considérable qu’il a laissée, comme critique d’abord, puis comme romancier. Mais s’il quitta rarement sa terre natale, c’est surtout parce qu’il lui portait un amour extrême, comme il l’a bien prouvé dans son magnifique ouvrage sur la Belgique, véritable monument qui, si elle devait disparaître, attesterait encore qu’elle fut, car elle y revit avec ses villes d’art, ses aspects champêtres ou forestiers, ses mœurs, ses légendes, tout ce qui donne à ce pays son aspect particulier. On retrouve cette même préoccupation descriptive dans ses romans, qui ne sont bons que s’ils ont pour cadre un coin de la terre ou un coin de la société belge. En ce sens il a bien été pour la Belgique un romancier national.

Il débuta par des contes flamands, puis vint Un Mâle, qui est demeuré célèbre et qui fonda sa réputation, mais surtout en tant que romancier naturaliste. « C’est, dit M. Heumann, l’hymne à l’existence libre, violente, sauvage, par les futaies et les taillis. Ce Cachaprès, quelle belle bête humaine ! D’instinct, il braconne, hait les gardes, aime les filles ; il fait vraiment partie de la forêt, comme les arbres, comme les plantes, comme les biches et ne raisonne guère mieux qu’eux. Dans ce roman tuméfié, par endroits, de rutilantes kermesses, mais sentant si bon les bois et les fermes, si parfumué de fleurs, si chantant de claires mélodies d’oiseaux, si miroitant de teintes subtiles et de colorations rares, rien ne semble artificiel. » On ne dirait pas volontiers la même chose de ses autres romans, de ceux qu’on pourrait appeler sociaux : Happe-chair, l’Hystérique, le Possédé, tant d’autres : « En de tels romans, bien qu’il demeure peintre puissant et prodigieux évocateur, Lemonnier, dirait-on, se fait violence pour brosser des toiles qui l’inspirent peu. » Laissons-les donc, même Happe-chair, qui devança Germinal dans la peinture des masses ouvrières pour nous attarder un peu à un autre roman dont le titre est bien un peu ambitieux, mais presque justilié, Adam et Ève. On refait toujours un peu son premier livre. Celui-là est une transposition d’un Mâle, mais avec des qualités nouvelles. C’est du Lemonnier définitif. Adam et Ève est resté jusqu’à la fin son livre favori, celui, dit M. Léon Bazalgette, son admirateur peut-être excessif, « dont il était le plus orgueilleux, sans doute parce qu’il y exprima le plus clair et le plus intime de son idée et qu’il sut y communiquer, à un degré vraiment suprême, ce frisson de vie et de nature que le grand art a pour mission de faire éprouver. Nous sommes ici transportés par le romancier dans le plein air et la pleine solitude, où l’être humain, en s’écoutant vivre parmi tant d’existences animales et végétales, apprend à se mieux éprouver. Un homme à qui la vie fut cruelle a résolu de fuir les contacts sociaux et de recommencer son existence. Pour cela, il gagne la forêt, où il va s’efforcer de vivre et de penser avec ses propres forces. Peu à peu un calme se fait en lui, puis la joie, puis la conscience renaissent. Pour son existence il ne doit compter que sur l’effort de ses mains et de son cerveau. Les plus humbles travaux, étapes par où passa jadis la primitive humanité, se revêtent à ses yeux d’un sens éternel. Pour l’avoir écoutée, la vie s’empreint à nouveau pour lui de saveur et de signification. Un nouvel homme est né auquel la terre a communiqué ses toujours jeunes énergies et qui désormais connaît sa place dans l’univers dont il apprit le mot de la grande énigme : vivre. Ce vivant poème demeure, comme tous les grands livres, rebelle à l’analyse. Rien n’en saurait redire la majestueuse simplicité, la beauté profonde. La plénitude des sensations qu’il apporte, non plus que sa forme parfaite ne peuvent se définir. Cette pénétration de la nature apparente Lemonnier aux poètes les plus grands du panthéïsme. Je ne vois personne parmi les écrivains de langue française qui nous ait donné et qui puisse nous donner d’aussi fortes sensations de nature. « C’est, ajoute-t-il, un livre qui demeurera, dans la déroute de milliers d’œuvres contemporaines, comme l’incarnation, sous une forme éternelle, des tendances profondes d’un âge ». Même s’il fallait, et il le faut, atténuer un peu la hauteur de cet éloge, il en resterait encore assez pour montrer en quelle estime Camille Lemonnier a été tenu par les meilleurs de ses contemporains. Sans doute, répétons-le, tous ses romans ne valent pas celui-là ; comme tous les écrivains très féconds, on pourrait même dire trop féconds, il y a des livres inférieurs dans son œuvre, mais comment ne pas citer encore ses travaux multiples sur l’art national de la Belgique et noter aussi la grande influence qu’il eût sur les groupements littéraires de sa petite patrie ?

L’Histoire des Beaux-arts en Belgique de 1830 à 1887 est, dit encore M. Bazalgette, l’historique du mouvement qui, en Belgique comme en France, entraîna l’art moderne vers la nature et la vérité. Il y portraiture, avec sa manière vivante et forte, les grands artistes belges, de Stevens à Artan qui, pour la plupart, furent ses amis. Ces études, qui vont du détail le plus scrupuleux aux vastes synthèses. ont la largeur sereine qui convient au vrai historien et au critique philosophe. Elles ne sont pas même dépourvues d’une qualité bien imprévue chez un passionné et un instinctif comme lui ; l’impartialité. C’est là vraiment un livre classique, au meilleur sens du mot, sur l’art moderne en Belgique ». Voilà donc bien des dons pour un écrivain. Il est maître dans la description, l’analyse des caractères, le jugement de l’œuvre d’art. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait eu sur ses contemporains une véritable influence, surtout à une époque où la Belgique avait encore besoin d’un guide dans ses essais, car, il ne faut pas l’oublier, Camille Lemonnier vint avant même Verhaeren à un moment où ses compatriotes n’avaient qu’à peine conscience d’eux-mêmes et ne connaissaient pas encore les dons dont la nature les avait doués. Il n’y avait guère d’originalité dans la production littéraire. Sa devise, bien haut proclamée, « Nous-mêmes ou périr », éveilla bien des aptitudes et bien des courages. À ce moment, Camille Lemonnier apparaît bien le chef et le père. Comme l’affirme énergiquement Edmond Picard, le célèbre critique belge, « il symbolisa l’activité littéraire belge de langue française dans son ensemble : de lui, sur lui, presque tout est sorti ou s’est appuyé directement ou indirectement ». Remarquons qu’il était né en 1844 et qu’à l’époque que vise ce jugement, presque rien de la Belgique littéraire moderne n’existait encore. Le meilleur jugement de Camille Lemonnier est celui qu’il a porté sur lui-même : « Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m’entouraient ; j’ai eu la passion de la vie, de toute la vie mentale et physique. Si elle fut pour moi la cause d’erreurs nombreuses, elle fut aussi l’aboutissement des puissances de mon être et me valut des joies infinies. Peut-être avec un goût mieux calculé pour ses entraînements, aurais-je pu atteindre à des altitudes que je n’ai fait qu’entrevoir. J’ai le sentiment d’avoir été un homme, un simple homme de travail, de lutte et d’instincts, plus encore qu’un homme de lettres au sens exclusif du mot. J’ai vécu avec ténacité la vie des gens de mon pays ».

Bien avant la mort de Camille Lemonnier, dont la réputation avait un peu décliné et qui passait, ce qui n’est pas tout à fait exact, pour le dernier représentant, en Belgique, de l’école naturaliste (Lemonnier, dans ses bons jours, fut un homme de la nature plutôt qu’un naturaliste), des noms de romanciers avaient surgi en Belgique. Le premier de tous est Georges Eekhoud qui a écrit des nouvelles passionnantes, plusieurs romans, dont quelques-uns sont des merveilles d’observation, dont toutes les études, qu’elles soient de paysans de la Campine, qu’elles soient d’histoire locale, sont d’une belle originalité. Je n’en citerai qu’une ici, parce que le titre fera réfléchir : Les fusillés de Malines ! Dirait-on pas un épisode de l’histoire d’aujourd’hui. Je connais et j’aime presque tout ce qu’a écrit Eekhoud. Lui, il aimait Anvers, il aimait sa Campine. Il me semble maintenant l’historien d’un monde disparu. Un autre est Eugène Demolder, de réputation plus récente, mais encore solide, bien appuyée sur d’agréables contes, sur des romans qui sont des galeries de tableaux, où Breughel coudoie Metzis et Téniers, Fragonard. Il y a encore Georges Virès qui n’a de commun avec Eekhoud que son amour pour les choses et pour les êtres rudes de la Campine. Il y a aussi Louis Delattre qui a fait revivre les traditions et les contes d’une autre région, la Wallonie ; Hubert Krains qui, lui aussi, a conté des amours rustiques ; Blanche Rousseau, dont l’art indécis est si charmant, Maubel, Mockel, André Ruyters et tant d’autres, car les conteurs abondent presque autant que les poètes dans cette Belgique, qui fut heureuse.