La Bella Malcasada

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LA
BELLA MALCASADA.

i.


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Don Andres but un grand verre de limonade ; puis ayant relevé sa moustache comme pour ouvrir à sa parole un passage plus libre et plus facile, il raconta ce qui suit :

— Depuis qu’ayant quitté l’armée de Flandres, j’étais venu me fixer avec mon frère à Valladolid, en 1560, je n’avais guère songé à profiter de mon séjour en cette ville, pour m’y pousser à la cour et près des grands. Je ne manquais pourtant pas d’amis et de protecteurs puissans qui m’eussent volontiers frayé le chemin des emplois et des grâces ; mais ce n’était nullement de ce côté que m’emportait mon inclination. Je ne me sentais point la vocation de ces hommes courageux et diligens, qui, debout avant le jour, amis de tous les astres, s’en vont épier le réveil des ministres, après celui du soleil, et adorent toutes les divinités dont le lever s’entoure de nuages d’or. Ma jeunesse imprévoyante et frivole avait d’autres ambitions et d’autres penchans.

Épris comme je l’étais de moi-même et fier de ma bonne mine, ce qui me ravissait et m’enivrait, c’était la parure éclatante et recherchée, c’étaient les habits couverts de boutons et de broderies, les plumes, les rubans et les chaînes ; tout ce qui enrichit et fait briller les vêtemens et la personne. Ce qu’il me fallait, c’était me montrer resplendissant aux concerts, à la promenade, aux maisons de jeu et aux comédies.

C’était en ces futiles plaisirs que j’avais employé les premiers mois de l’été. Or, sur la fin d’août, un soir que la chaleur était excessive, au tomber de la nuit, je m’en fus au Prado afin d’y respirer un peu. Comme je passais devant l’église de la Magdalena, j’y entrai pour prendre l’eau bénite et dire l’Ave Maria. Ce fut là qu’après que j’eus fait ma prière, m’assaillit l’aventure la plus étrange qui me soit advenue en ma vie.

La promenade était inondée de voitures. L’une de leurs files venait même raser le portail de l’église. Pour en sortir, au risque d’être écrasé, impatienté d’attendre, j’allais me jeter brusquement entre deux carrosses, lorsqu’au moment où je me glissais près de la portière de l’un d’eux, une dame voilée, qui y était assise dans le fond, avança tout à coup la main, et me tirant par mon manteau, me retint doucement. Un peu surpris et confus d’abord, j’avais cependant ôté mon chapeau, et j’allais demander à cette inconnue si elle n’avait point à requérir de moi quelque service, mais elle me prévint et se penchant vers moi :

— Il y a plus de quinze jours, don Andres, me dit-elle à voix basse, que j’espère et que je cherche cette occasion de vous parler. Ne vous étonnez point de m’entendre vous tenir ce langage. Ce n’est pas d’aujourd’hui que mes yeux et mon cœur vous connaissent. Certes, je voudrais bien dès à présent me découvrir à vous entièrement ; mais ce serait folie à moi de m’y exposer avant d’avoir mieux éprouvé ce que vous valez. Je vous supplie, au moins en ce moment, d’écouter attentivement les avis que je vais vous donner, et de me pardonner leur franchise. Il m’en coûte, en vérité, de vous dire des choses qui vous blesseront peut-être ; mais la hardiesse et la sévérité de mes paroles s’excuseront, je m’en flatte, près de votre cœur par l’évidence de l’intérêt qui les aura dictées. —

Ici la dame voilée fit une pause, de gros soupirs l’ayant déjà bien des fois interrompue.

Quant à moi, j’avais senti mon étonnement s’accroître davantage à chacune de ses paroles. Vingt fois j’avais pensé qu’elle se divertissait à mes dépens ; mais je tombai bientôt de cette crainte dans d’inextricables perplexités, lorsque j’eus entendu tout ce qu’elle ajouta à son premier discours.

— Tenez, je vous le dis sans plus de détours, don Andres, poursuivit-elle d’une voix moins entrecoupée, mon rang et ma qualité sont tels, que je ne les puis risquer et compromettre légèrement en des mains peu sûres. Or, quel soin prendriez-vous de mon honneur, vous qui êtes si insoucieux de votre bonne renommée ? Comment se fier à qui, méconnaissant le prix inestimable du temps, ne s’applique qu’à le perdre en futilités, en dissipations et en désordres ? Pour être digne d’un haut choix, ce n’est pas assez d’être noble et cavalier. Aux mérites brillans, il en faut joindre aussi de solides. Vous êtes bien fait et de bon air, je ne vous l’apprends point, n’est-ce pas ? Plût au ciel que votre ame et votre esprit eussent toutes les perfections de votre personne ! Mais, loin de là. Vous êtes vif et emporté d’abord ; il n’y a pas de jour où vos gens n’aient à souffrir de vos emportemens et de vos colères ; la moindre chose vous irrite et vous enflamme. C’est mal, don Andres. Un homme bien né, si mécontent et offensé qu’il soit, ne doit point se laisser entraîner au-delà des bornes. Convenez-en. Est-ce que ces mouvemens furieux ne sont pas pour effrayer un cœur épris ? L’amour, mon ami, ne veut point de ces gouvernemens impérieux. C’est un enfant, voyez-vous ; on le maîtrise mieux par la douceur et les caresses que par la force et la violence.

Mais venons à d’autres points. Quelle façon de vivre, dites-moi, est la vôtre ? Le dérèglement de vos habitudes est inexprimable. Avez-vous donc pris à tâche de changer le cours naturel du temps ? Vous faites des nuits les jours, et des jours les nuits ! Il n’y a point d’heures pour vous. Vous vous couchez le matin et vous vous levez à la sieste. Les momens de vos repas sont incertains et désordonnés comme ceux de votre sommeil et de vos veilles. Les livres, si vous les prenez, c’est justement lorsque vous sortez de table, c’est-à-dire lorsque l’étude est pernicieuse et tenue pour poison par les sages eux-mêmes. Enfin, il n’est pas une de vos actions qui ne soit hors de saison et de place. Vous avez disposé votre vie au rebours de celle de tous les autres. Vous ne gardez d’ordre ni de mesure en rien. Or, sans parler du préjudice qu’une telle conduite apporte aux intérêts et aux affaires, quelle santé robuste n’en serait atteinte et altérée ?

Je ne vous ai cependant énuméré encore, don Andres, que vos plus légers torts, ceux dont le remède est facile, et auxquels votre âge est d’ailleurs une suffisante excuse. Mais vous avez, mon Dieu ! des défauts bien autrement graves. Vous êtes joueur, vous êtes libertin ! Je n’ose, moi, entrer en ces détails de vos débordemens ; mais ce ne sont plus là des erreurs de jeunesse, mon ami : ce sont des vices, et des vices grossiers et sans amabilité, qui ruinent tout ensemble l’esprit, le corps, l’âme et la fortune. Et puis, voyons, si une dame était assez imprudente pour compter être bien aimée de vous, expliquez-moi, je vous prie, comment vous trouveriez du temps à donner à son service, vous qui consumez la meilleure partie du jour dans les soins efféminés de vos parures et de votre personne. Je vous admire vraiment à vous voir chaque matin de longues heures en adoration devant votre miroir, vous sourire gracieusement à vous-même, essayer tour à tour mille vêtemens, boucler votre chevelure, friser votre moustache, vous baigner tout entier d’huiles et d’essences. Mais ne rougissez-vous pas de ces affectations ? Poussées à l’excès où vous les menez, elles seraient blâmables même en une femme. Combien ne sont-elles pas plus indignes d’un homme, et d’un homme de votre profession surtout ! Hélas ! elles me donnent des raisons sérieuses de craindre que celui qui se traite avec tant de prédilection et de complaisance, et a tant d’amour pour lui-même, ne soit guère capable d’en ressentir un bien grand pour sa maîtresse. Je vous le confesse donc sincèrement, don Andres ; oui, je résiste encore au vif penchant qui m’attire vers vous, mais seulement parce que vos autres imperfections me font douter de votre discrétion et de votre constance. Suivez mes conseils pourtant. Amendez-vous ; mon bonheur est tout entier dans vos mains, et il dépend de vous de l’assurer, car vous voyez bien que je me meurs du désir de m’oublier moi-même et de me sacrifier à vous ; mais, au nom de la très sainte Vierge, réformez-vous, mon ami ; fournissez-moi des raisons capables, sinon de justifier, au moins d’excuser ma faiblesse, si toutefois il peut y avoir des excuses aux faiblesses d’une femme de ma sorte.

Elle s’était tue, et moi je demeurais muet et pétrifié. J’étais cependant moins troublé encore de la singularité de l’aventure, que des inexplicables révélations au moyen desquelles cette inconnue avait ainsi pénétré le secret de mes actions les plus intimes et les plus cachées. Mais cette femme n’était-elle pas le diable lui-même ? et rien qu’à cette pensée je fis vingt signes de croix. Dans tout ce qu’elle m’avait dit, il n’y avait pas un mot qui ne fut exactement vrai. C’était ma vie qu’elle venait de me conter. Il y avait de quoi en perdre la tête. Je me remis néanmoins peu à peu, et je retrouvai avec la parole quelque présence d’esprit. Maudissant intérieurement de grand cœur le traître qui m’avait si bien dénoncé, je confessai de bonne grâce l’énormité de mes défauts et promis de m’en corriger. Je tins à la dame mille propos galans qui furent tous les bien-venus et payés en même monnaie. Devisant ainsi, je lui servis d’écuyer le reste de la soirée, continuant de marcher à la portière de son carrosse, sans parvenir d’ailleurs à voir de sa personne autre chose que l’une de ses petites mains blanches, ni à percer le moins du monde le mystère des confidences perfides qui m’avaient livré à sa merci. J’avais même, à ce qu’il semble, maladroitement montré trop de curiosité sur ce point ; car ne s’en tenant que mieux en garde, elle changea soudain de parade, et prétendit me persuader qu’elle avait voulu seulement plaisanter. Elle ne m’avait jamais vu, me jura-t-elle ; elle ne savait rien de moi que par magie blanche. Et puis, me souhaitant d’heureuses nuits, — felices noches, — et m’ayant formellement défendu de la suivre, tout en me permettant de l’attendre, si bon me semblait, le lendemain à la même promenade, elle ordonna à son cocher de la ramener chez elle.

Je ne tardai pas, de mon côté, à retourner à mon logement. C’était l’entresol d’une maison située près de San Pablo, que j’habitais avec mon frère. Cet entresol se divisait en plusieurs chambres ayant chacune ses croisées donnant sur la rue. Dès que je fus rentré, je me hâtai de commencer une enquête parmi mes gens. Chacun fut examiné, interrogé et retourné en cent façons. Je pressai mon frère lui-même de questions. Ce me fut là peine inutile. Toutes mes recherches furent sans résultat. Non seulement je ne pus découvrir mon espion, ni obtenir le moindre aveu d’indiscrétion de la part de qui que ce fût, mais je ne saisis même nul indice qui m’offrît un fil conducteur en ce labyrinthe de mes soupçons, et me menât à une seule conjecture raisonnable.

Malgré ce mauvais succès, je vous laisse à penser si le lendemain je fus exact à mon rendez-vous du Prado. J’y étais en sentinelle déjà bien avant la brune et j’y restai fort tard. Ce fut en vain : la dame voilée ne reparut point. Je voulus me persuader que c’était le tort de mes yeux qui n’avaient point su reconnaître sa voiture dans le grand nombre de celles dont la promenade était obstruée. Mais n’ayant pas eu meilleure chance les soirées suivantes, après y avoir mûrement réfléchi, en dépit de la longue défense que fit mon amour-propre, je finis par le réduire à confesser qu’il avait été pris pour dupe.

ii.

Un mois s’était écoulé. Je commençais à n’avoir plus de mon inconnue que ce vague souvenir qui vous reste d’un rêve ; mais je n’avais pas au moins mis en oubli ses conseils. La leçon avait été trop vive et acérée pour ne point m’être profitable. En vérité, une métamorphose entière s’était faite en moi. Non, je n’étais plus le même ; je n’étais plus cet enfant efféminé, ce Narcisse follement amoureux de son image, qu’elle avait sur tant de justes fondemens réprimandé. J’étais redevenu homme enfin. Et je n’avais pas réformé seulement le luxe ridicule de mes parures ; j’avais aussi corrigé la grossièreté de mon inconduite et remis quelque équilibre aux actions de ma vie. En un mot, partout, en public, aux assemblées, de même que seul et enfermé en mon logis, un invincible mouvement me forçait d’agir comme si j’eusse su être épié et observé, comme si j’eusse senti attaché sur moi un regard intéressé.

Or, tandis que j’étais au milieu de cette grande ferveur d’amendement, un jour, ayant achevé de dîner, je me jetai sur mon lit afin de dormir la sieste. Mais je venais à peine de m’assoupir lorsque je fus soudain éveillé par le retentissement d’un coup violent frappé à mon chevet. Je me levai tout troublé. Je regardai autour de moi ; je visitai jusqu’au dernier recoin de ma chambre. Je ne vis rien. M’imaginant avoir rêvé ce bruit, j’allais me recoucher, quand j’aperçus au pied de mon lit un billet cacheté roulé autour d’une petite pierre. Je supposai qu’il avait pu être lancé chez moi de la rue par une de mes croisées ouvertes, bien que leurs jalousies et leurs grillages serrés eussent dû rendre la chose peu facile. Sans m’inquiéter pourtant de cette difficulté, j’ouvris précipitamment la lettre qui était ainsi conçue :

« Vous aurez pensé, mon ami, que je m’étais jouée de vous, car je ne suis point venue à notre rendez-vous : j’ai failli à ma parole. Si j’ai eu ce tort, ne me le reprochez pas trop ; j’en mérite bien un peu le pardon. Qui risque beaucoup, voyez-vous, a besoin de beaucoup réfléchir avant de se décider, et ne saurait se rassurer assez contre les périls de son imprudence. Voici un mois que je m’efforce de combattre et de vaincre ma passion. Mais c’est elle, au contraire, qui est victorieuse en cette lutte mortelle où doit être tué mon honneur. Si je vous le sacrifie, c’est que je compte sans mesure sur le vôtre. Oui, votre prompte réforme m’est un sûr garant de votre discrétion. Celui qui a montré tant de docilité à mes avis, ne paiera pas d’ingratitude mon amour. Je n’ai point, don Andres, le loisir de vous en écrire davantage ; mais, ce soir, une chaise à porteurs vous attendra sous les arcades de San Pablo. Vous pourrez, sans inquiétude, vous laisser conduire par les gens qui la mèneront. »

Quel était le but de ce mystérieux billet ! Qui l’avait écrit ? Qui l’avait apporté ? L’aventure ne se renouait ni moins étrange ni plus intelligible. Quel parti prendrais-je ?… J’avoue que je balançai avant de me déterminer. Voudrait-on s’amuser de moi seulement plus long-temps ? pensai-je, ou bien est-ce que, sous l’appât de ce rendez-vous, est caché le piège de quelque vengeance ? Y aurait-il des dagues dans l’ombre de cette intrigue ?… Bah ! m’écriai-je, portant la main à la poignée de mon épée, est-ce que ma lame est moins longue d’une ligne que celle d’aucun brave de Valladolid ? Par le seigneur saint Joseph ! quand on a dégainé mille fois en les tripots pour une once d’or, on peut bien aussi jouer sa vie, s’il s’agit de gagner une femme ! Et je me décidai, sans plus hésiter, à tenter la fortune.

La nuit venue, je m’en fus aux arcades de San Pablo. J’y trouvai deux nègres et un vieil écuyer en faction. Je me plaçai d’abord, sans mot dire, dans la chaise qu’ils gardaient, et qui m’était évidemment destinée. Dès que j’y fus assis, ils en fermèrent la portière et les jalousies, de façon à m’intercepter absolument toute vue des objets extérieurs, puis ils se mirent en route et cheminèrent un long espace de temps. Enfin ils s’arrêtèrent. L’écuyer me vint ouvrir, et, me prenant par la main, me fit monter, au milieu d’une profonde obscurité, un étroit escalier en colimaçon, au haut duquel m’ayant introduit dans une pièce sans lumière, il se retira et me laissa seul.

L’horizon ne s’éclaircissait guère pour moi. Je l’affirme cependant, les mouvemens de mon âme étaient bien moins alors de frayeur que d’impatience. Je m’étais levé d’un fauteuil où le vieil écuyer m’avait fait asseoir. J’avais marché à tâtons dans cette chambre, et je n’y avais rien trouvé qui dût me jeter en de grandes craintes. Mes pieds et mes mains n’avaient rencontré que tapis souples et moelleux, meubles brodés et tentures de soie. L’air y était tout chargé d’odeurs de rose et d’ambre. Si la volupté a un parfum, c’était bien en ce sanctuaire qu’on le respirait.

Mais où était la déesse cachée du temple ? Quelle prodigue parure d’attraits angéliques lui faisait mon imagination enivrée ! Comme je la dotais richement de grâce et de jeunesse ! Comme elle allait être belle ! Mais combien elle tardait à m’apparaître !

En ces fantastiques exaltations, j’attendis peut-être dix minutes qui me semblèrent bien dix siècles.

Enfin, une petite porte s’ouvrit, et une vénérable dame, en toque de gaze empesée, toute raide et toute guindée, s’avançant cérémonieusement vers moi, un flambeau à la main, me fit une profonde révérence.

Une sueur froide me baigna le front. En quel infernal guet-à-pens je me vis tombé ! L’astre s’était donc levé ! J’avais devant les yeux ma glorieuse conquête !

Ô bienheureux san Andres, mon patron, vous qui, après la mort de vos dévots, gardez leur ame pendant trois jours des griffes du diable, comme je vous suppliai alors de laisser la mienne à son sort, à l’heure de mon trépas, et de tirer, en revanche, ma personne des bras de ce fantôme sexagénaire !

— Madame va venir tout-à-l’heure, me dit la vieille branlant la tête, tandis que j’achevais cette prière mentale.

— Madame va venir tout-à-l’heure ! répétai-je.

C’était donc la duègne qui m’avait parlé ! — Je remontais de l’enfer au ciel. Je fis à la bonne dame, à mon tour, une révérence plus profonde encore que n’avait été la sienne. Dans le transport de ma joie, j’eusse été capable, je crois, de l’embrasser !

— Oui, madame va venir, reprit gravement la duègne. Veuillez, seigneur cavalier, prendre patience en goûtant de ces rafraîchissemens.

Et un page qu’elle appela, posa sur un buffet un riche plateau garni de conserves, de biscuits et de flacons de vins.

Je n’avais pas soupé ; sans me faire trop prier, je bus et mangeai un peu, après quoi la vieille se retira avec son page et sa lumière.

Ma situation devenait de moins en moins alarmante. Par san Diego ! me disais-je, on ne traite pas si courtoisement un homme auquel on veut beaucoup de mal. Je n’eus pas, au surplus, le loisir de creuser long-temps cette rassurante réflexion.

La duègne reparut bientôt. Elle était accompagnée, cette fois, non plus de son page, mais d’une dame en basquine noire, à la taille souple et fine, dont je n’eus pas, d’ailleurs, le temps d’apercevoir le visage, car elle détournait la tête en entrant ; et, pour plus de précaution, la maudite vieille, qui avait voilé de sa main la faible lumière de sa bougie, ressortit soudain, refermant la porte sur elle, et la chambre se retrouva plongée dans les ténèbres.

Je m’y serais cru vraiment laissé seul encore, n’eussent été les gros soupirs que j’entendais pousser à trois pas de moi. Le cœur me battait fortement. Je m’étais levé du sopha où j’étais assis. Soudain la dame s’élança vers moi, et, me saisissant par le bras, me força de me rasseoir et se plaça près de moi.

Ses premières agitations s’étaient insensiblement apaisées, car, d’une voix douce et calme, où je reconnus bien celle de ma dame voilée du Prado :

— Don Andres, me dit-elle, croyez-vous franchement que celui qui expose sa vie aussi légèrement que vous l’avez fait ne montre pas ainsi plus de déraison que de tendresse ? Je conçois qu’un violent amour pour une merveilleuse beauté décide un homme de cœur à se mettre en de grands périls. Mais les défier sans avoir de tels motifs, ne serait-ce point pure folie ? Or, vous, quelles raisons sérieuses vous ont déterminé en votre témérité ? Savez-vous seulement pourquoi vous êtes ici ? Savez-vous si je vaux la peine de vos dangers ? Qui vous a dit que j’étais belle ? N’ayant de moi nulle connaissance, vous ne me voulez pas persuader, j’imagine, que vous m’aimez. N’ayant point d’amour, c’est donc seulement avec de la curiosité que vous êtes venu !… En vérité, je vous l’avoue, j’ai bien envie de me repentir de ce que j’ai fait pour vous. C’en est déjà trop, don Andres. Ainsi, ne prétendez pas, quant à présent, davantage. Vous m’estimeriez peu si je n’attendais pas au moins la naissance de votre passion, pour vous octroyer ces faveurs plus hautes qui ne doivent être le prix que d’un attachement long-temps éprouvé. —

Sur ma croix de Calatrava ! au milieu de l’obscurité où nous étions, après tous les préliminaires de notre entrevue, enfin, l’exorde muet de la dame, cette spécieuse et subtile argumentation de son discours avait bien quelque droit de me surprendre. Je n’avais pas, cependant, assez de simplicité pour me laisser convaincre que l’occasion était de celles que l’on perd, et je n’ignorais pas non plus que la vertu la plus chancelante est souvent la plus ingénieuse à peindre l’inopportunité de sa chute. De toute façon, jugeant que la dame ne se déplaisait point aux harangues fleuries et raisonneuses, je voulus faire preuve d’éloquence à mon tour, et opposer ma logique à la sienne.

— Je ne puis admettre, madame, répondis-je, la sévérité de vos jugemens. Non, se hasarder témérairement et sans espoir même de récompense, ce n’est point, comme vous dites, pure folie, c’est bien plutôt générosité et grandeur d’ame. Ce ne sont pas les cœurs vulgaires qui nourrissent et exécutent ces résolutions. Mais mon tort est d’être venu ici sans vous connaître. Je n’en savais pas assez de vous pour vous aimer, dites-vous encore ? C’est vrai, madame, j’en savais bien peu de vous. La faute n’en était pas à moi, je pense. Au moins, vous ne le nierez pas, celui qui a tant risqué et vous a été si docile ayant entendu seulement quelques-unes de vos douces paroles, n’ayant vu jamais qu’une seule de vos mains, celui-là ne s’est pas montré indigne de votre intérêt et de votre choix. Il n’avait reçu presque rien et il vous a donné beaucoup. S’il obtenait un peu plus, que ne devriez-vous pas vous promettre de lui ? N’ayez donc nul remords de vos commencemens de bontés, madame, et faites-les au contraire, s’il se peut, plus généreuses.

En achevant ces mots, n’imaginant rien qui pût mieux fortifier l’effet de ma péroraison, et fût plus capable de faire fléchir les résolutions de ma rigoureuse divinité, je m’étais jeté à ses genoux, et lui ayant saisi les mains que j’avais d’abord rencontrées, je les couvrais de baisers, sans qu’elle semblât faire de bien violens efforts pour me les retirer.

Tout à coup un grand fracas se fit entendre qui parut venir de la rue.

— Jésus ! qu’est ceci ? s’écria la dame, se levant soudain. Et au même moment la porte se rouvrit, et la duègne accourut toute troublée avec son flambeau qu’elle posa sur une table.

Moi, j’étais demeuré agenouillé, ébloui et en extase aux pieds de ma dame, dont la lumière venait enfin de me révéler l’incomparable visage. Si critique que se fît la circonstance, je n’avais, je le jure, de regards et de pensée que pour l’admiration de sa céleste beauté. Vingt épées m’eussent entouré alors et eussent eu le loisir de me clouer au parquet, avant que j’eusse songé à tirer la mienne pour écarter de mon cœur une seule de leurs pointes !

— Quel est ce bruit, Dominga ? dit la dame, d’une voix dont elle s’efforçait de réprimer le trouble.

— Hélas ! dona Josefa, répondit la duègne joignant les mains, à moins que Notre Dame del Carmen ne nous soit en aide, nous sommes tous perdus ! À cette heure de la nuit, qui peut frapper ainsi en maître, si ce n’est le comte ?

— C’est vous, folle, qui nous perdrez avec vos sottes frayeurs ! s’écria la comtesse. (C’était bien une comtesse, la chose était évidente.) Que parlez-vous de comte, et que voulez-vous dire ? Je vais m’informer de ce qui se passe ; vous, emmenez don Andres en ma chambre et cachez-le dans le cabinet près de l’alcove.

Puis s’adressant à moi :

— Et vous, que faites-vous, don Andres, prosterné ainsi qu’à la messe ? Avez-vous peur aussi comme une vieille femme ? Voyons, soyez homme, relevez-vous et allez avec Dominga.

Arraché par la rudesse de cette apostrophe à mon extatique contemplation, je suivis la duègne à travers de somptueux appartemens jusqu’à une pièce étroite et obscure où elle m’enferma.

Avant d’y être replongé, j’avais vu clair au moins un instant dans les ténèbres de cette étrange nuit. Mais qu’allait-il advenir de cette alerte qui nous avait si brusquement interrompus au milieu de nos amoureuses plaidoiries ? Oh ! je ne m’en souciais vraiment guère. Si j’avais vaguement une crainte, c’était celle de perdre l’espérance de ce bonheur qui venait de me luire. Mais je m’y arrêtais à peine. Toutes mes préoccupations s’absorbaient dans la pensée de cette belle et vaillante femme, à l’œil perçant et enflammé, au geste impérieux et violent ! Quelle puissance de commandement avaient donc ses charmes ! C’était comme si elle m’avait ordonné de l’aimer ; et j’avais obéi tout d’abord ! et je l’aimais ! et je sentais qu’elle avait irrévocablement fait de moi son esclave !

Au bout d’une heure peut-être, ce fut elle-même, elle seule, qui accourut me délivrer de ma captivité.

— Venez, me dit-elle, don Andres, m’entraînant hors du cabinet. Venez. Nous sommes maintenant sauvés de tout danger ; mais ne m’interrogez jamais sur ce qui s’est passé !

Et elle me jeta les bras au cou.

Les heures qui nous restaient de la nuit furent rapides à s’enfuir. Avant que le jour parût, la comtesse me congédia. M’ayant reconduit jusqu’à la salle où m’attendait le vieil écuyer qui devait m’emmener dans la chaise comme j’étais venu, elle me serra fortement sur son cœur :

— Songez-y bien, don Andres, me dit-elle d’une voix qu’étouffaient ses baisers d’adieu, songez bien, sur votre vie, qu’en sortant d’ici vous n’avez rien vu ni entendu de ce que le hasard vous a fait voir ou entendre, que vous ne savez ni mon nom ni mon rang, que vous oubliez tout ! C’est déjà trop que mon visage vous ait été montré ! qu’il vous rappelle pourtant que je vous aime, et que vous m’aimez, mais rien de plus ; car je ne veux pas que votre mémoire ait d’autre souvenir.

iii.

Six jours avaient déjà suivi cette nuit de notre premier rendez-vous. Tout plein de l’amour qu’il en avait rapporté, mon cœur n’avait plus de battemens que pour l’espoir d’une autre nuit pareille. Vous comprenez quelle joie je ressentis lorsqu’un soir je trouvai sur mon lit un nouveau billet de dona Josefa. Celui-là m’était venu d’une façon plus incompréhensible encore que les premiers. Je n’avais point quitté ma chambre de la journée, et j’y étais resté absolument seul. Pour y interdire aussi l’entrée à la chaleur qui était excessive, j’avais tenu non-seulement mes jalousies baissées, mais encore mes croisées fermées, de sorte qu’une mouche même n’eût pu pénétrer chez moi. Mais tous les incidens de mon aventure et surtout les mystères de ces communications s’enfonçaient à chaque moment en de telles ténèbres, que si mon œil s’efforçait de les percer, ma raison en chancelait éblouie. Que mon saint patron me le pardonne ! après de longues méditations, j’en venais toujours à soupçonner dans tout cela la secrète intervention du diable. J’estimais néanmoins que si le malin esprit mettait les mains à cette intrigue, il se donnait bien du mal pour me donner bien du bonheur, et je n’avais guère le courage de lui en vouloir beaucoup.

Cette fois le billet de dona Josefa ne m’appelait pas près d’elle. Les occasions de nous voir, m’y disait-elle, bien qu’elle en eût un mortel déplaisir, devaient être nécessairement très rares : tant de péril pour nous deux les entourait, que c’eût été folie de les risquer imprudemment. Je pouvais d’ailleurs m’en reposer sur elle du soin de les faire naître et de nous les ménager avec sécurité. Elle ne me commandait plus, elle me suppliait, au nom de notre amour, de murer en mon âme les secrets qui y étaient tombés, et de ne la solliciter jamais pour lui en arracher d’autres. Elle me conjurait de ne chercher par aucun moyen à découvrir en quel lieu de la ville était sa maison. Si je parvenais en effet à le savoir, les impatiences de ma tendresse m’entraîneraient malgré moi aux galanteries accoutumées des amoureux. Je la voudrais suivre aux promenades et à la messe ; je m’emparerais de sa rue nuit et jour ; je ferais donner des sérénades sous ses croisées ; et observée comme elle était, je ne manquerais pas de nous perdre ainsi l’un et l’autre. Ce n’était point de mon cœur qu’elle se défiait, mais bien plutôt de l’indiscrétion de ses témoignages, et voilà pourquoi elle se garantissait si fort contre elle. Elle ne s’enveloppait de tant de voiles et d’obscurité que pour y mieux cacher et retenir notre amour. Sa lettre était remplie de mille autres recommandations qui toutes en conscience eussent formé un beau sermon, dont le texte eût été que la discrétion des hommes est la vertu des femmes.

Elle me permettait néanmoins de lui répondre, mais à la charge de remettre moi-même ma réponse au vieil écuyer qui l’attendrait le lendemain à l’heure de l’Ave Maria sous les arcades de San Pablo.

Sentant bien où étaient surtout ses inquiétudes et ses craintes, et combien il m’importait de les apaiser, je lui écrivis une lettre que je lui fis tenir scrupuleusement comme elle l’avait prescrit, et où je mis toutes les assurances capables de lui donner une entière tranquillité. Je lui jurais que le bandeau qu’elle m’avait attaché sur les yeux de ses belles mains, fut-il bien plus épais encore, jamais je ne chercherais contre son désir à le soulever. Pourvu qu’elle le détachât elle-même, et me rendît la vue lorsque je serais à ses pieds, partout ailleurs je consentais à être aveugle. C’était de ses seuls regards que me devait venir la lumière, et je n’en voulais point d’autre. Mais je la suppliais à mon tour de ne point retarder notre réunion, la mit-elle pour moi au prix d’un dévoûment bien plus complet que n’en demandaient les faciles conditions qu’elle m’avait imposées. Je la suppliais surtout, lorsqu’il s’agirait pour moi d’un instant de sa présence, de ne jamais considérer les dangers dont je le pourrais payer, et de ne s’arrêter qu’à ceux qu’elle risquerait elle-même.

Je ne sais si je le dus à la persuasion rassurante de mes paroles, mais un second rendez-vous ne se fit pas attendre long-temps. Il fut entouré de toutes les mystérieuses précautions qui avaient accompagné le premier.

Dona Josefa, moins inquiète, moins défiante, fut moins fière aussi, moins farouche. La lionne s’était apprivoisée. Je connus ce qu’était le sourire de ce regard ardent et fauve, ce qu’étaient les caresses de ce violent amour ! Oh ! sa grâce était plus puissante encore que sa force. Roulée autour de moi, échevelée, l’œil humide et suppliant, elle m’avait chargé de plus de chaînes qu’à ce moment où, debout, me tenant sous ses pieds, elle avait si despotiquement pris possession de mon âme.

À cette seconde nuit, il en succéda de loin à loin plusieurs autres ; leurs intervalles étaient remplis par une correspondance assidue dont le vieil écuyer continua d’être, quant à mes lettres, le seul intermédiaire, comme il était aussi le guide unique de mes voyages nocturnes dans la chaise à porteurs.

Cependant ces occupations de mon amour avaient tellement absorbé ma vie, qu’elles ne m’en laissaient plus pour nul autre soin. C’était devenu une rareté de me voir aux théâtres ou aux promenades. J’avais déserté mes plus chères amitiés. Les jours, je les passais cloîtré en ma chambre, composant pour ma maîtresse de longues épîtres que je m’en allais confier les soirs à notre discret messager, ou relisanl celles que j’avais trouvées miraculeusement sur mon lit, à mon réveil. Cette profonde retraite, si différente de mes anciennes dissipations, surprenait à bon droit mon frère, mais elle n’était pas son plus grand étonnement. Où employais-je toutes ces nuits d’absence hors du logis, durant lesquelles on ne m’apercevait plus jamais en ces tripots et ces lieux de plaisir que je fréquentais jadis si assidûment ? Il m’avait nombre de fois interrogé là-dessus, et toujours par mille faux-fuyans j’avais éludé sa curiosité. Mais un matin que je rentrais pâle, en désordre, et les fatigues de l’insonmie écrites apparemment sur mon visage en d’inquiétans caractères, il me pressa de questions si vivement et avec des marques d’affection si touchantes, que, tout honteux déjà de lui avoir si long-temps caché quelque chose de mes actions, moi qui, dès mon enfance, m’étais accoutumé à lui tout dire, ne résistant plus à ses instances, sûr d’ailleurs de lui comme de moi-même, je déchargeai mon cœur de ses secrets dans le sien, où je ne doutais pas qu’ils ne demeurassent profondément ensevelis.

Mon frère, homme de bon et prudent conseil, sans me trop gronder d’un attachement dont les séductions avaient été si grandes, me donna pourtant de sages avertissemens, et m’engagea fort à rompre une liaison qui lui semblait entourée de trop de mystères pour qu’elle pût être innocente et sans conséquences fâcheuses.

Nous avions eu cet entretien assis l’un près de l’autre en ma chambre, portes et fenêtres fermées. Qui pouvait nous avoir entendus, si ce n’est Dieu et nos anges gardiens ?

Eh bien ! je fus régalé, le soir après souper, d’un de ces billets jetés sur mon lit, qu’en mes galans propos, je disais à ma dame m’être descendus du ciel. Mais celui-là n’avait rien, je vous assure, du langage doucereux et mesuré que l’on doit parler en si haut lieu. Vu son style et l’inexplicable chemin qu’il avait pris pour me venir trouver, il eût au contraire été fort raisonnablement permis de lui supposer un point de départ tout opposé. C’était bien en somme le billet le plus diaboliquement furibond qu’ait jamais écrit la femme la plus enragée dans la plus haute tempête de sa plus fougueuse colère.

Elle ne me faisait pas même l’honneur de me traiter d’ingrat et de perfide. J’étais un misérable et un infâme.

Elle avait été bien folle de mettre une âme comme la sienne à la merci d’un cœur si bas placé ! Je l’avais trahie lâchement, mais je n’aurais pas au moins la gloire de briser le premier, suivant l’honorable avis de mon frère, un lien qui l’avait déjà trop long-temps déshonorée.

Elle était avertie à temps, et de ce jour je ne devais plus entendre parler d’elle.

Je ne vous dirai point en quelle douleur me jetèrent ces menaces qu’un effet sérieux parut vouloir suivre. Il ne m’arrivait plus ni lettres ni messages. Durant trois semaines, dona Josefa sembla bien m’avoir irrévocablement oublié. Oh ! je n’avais pas, moi, pris mon parti de son abandon, et ce n’était point avec résignation que je portais le deuil de cet amour. Rougissant d’ailleurs de ma faiblesse, et redoutant d’en trop laisser éclater au dehors les témoignages, je m’étais retiré ainsi qu’un ermite en ma chambre, refusant d’y admettre qui que ce fût, même mon frère, afin de me consoler au moins un peu à pleurer en liberté.

Ce désespoir si profondément enfoui sut pourtant trouver son accès jusqu’auprès de la comtesse, et lui arracha quelque pitié. Fléchi par mes pleurs, un beau matin le ciel enfin se rouvrit, et il m’en tomba une missive où dona Josefa, touchée de mon repentir, me permettait de venir expier ma faute à ses genoux.

Il fallait vraiment, pensai-je alors, que la même fée qui lui avait conté mot pour mot ma conversation avec mon frère, remplissant cette fois un office plus honorable, se fut chargée de recueillir mes larmes, et de les lui porter afin de m’obtenir ma grâce.

Après cette réconciliation qui fut surtout bien complète, lorsque j’eus convaincu suffisamment mon inquiète maîtresse que ma confidence à mon frère, si coupable qu’elle fût, reposait au moins en un digne et inviolable sanctuaire, notre commerce se continua durant les premiers mois de l’hiver plus intime encore, et sans que le moindre orage en revînt troubler la sérénité.

Moi, je m’étais endormi dans mon bonheur avec une si insoucieuse confiance, que je ne m’étonnais même plus du merveilleux de ses mystères. Au lieu de la chaise et du vieil écuyer, dona Josefa m’eût-elle envoyé un soir quelqu’un de ces dragons ailés dont il est fait tant usage en nos romans de chevalerie, la chose m’eût semblé, je crois, parfaitement simple et naturelle, et j’eusse monté l’hippogriffe et piqué des deux, tout aussi calme que si je m’en fusse allé trotter innocemment au Prado sur le moins rétif de mes chevaux de Xérès.

iv.

C’était vers le milieu de janvier, en ce temps de nuages et de brouillards où les beaux jours sont si rares à Valladolid, qu’on les y chôme pareillement à des fêtes publiques, chacun courant alors aux promenades, afin de revoir à son aise le bleu du ciel et s’ébattre au soleil.

Pour jouir de l’une de ces joyeuses matinées, mon frère et moi nous étions sortis en la compagnie de trois autres cavaliers de nos amis. Mais l’un d’eux, voulant, avant de descendre au Prado, faire quelques tours dans la rue de sa maîtresse, comme cela ne nous allongeait guère le chemin, nous nous en fûmes tous avec lui. Or, tandis qu’il allait et venait, attendant en de grandes impatiences l’apparition de son astre moins diligent ce matin-là que celui du jour, nous autres, pour ne le point gêner, nous nous étions plantés au coin de la place San Esteban, vis-à-vis d’une fort grande maison, et là, sans qu’aucun de nous y mit, je crois, le moindre intérêt de cœur, mais plutôt par émulation ou désœuvrement, nous nous occupions à courtiser et assaillir de signes et d’œillades certains balcons du voisinage où s’étaient montrées quelques jeunes dames. Nous avions insensiblement passé plus d’une heure en ce divertissement, et nous y eussions employé peut-être le reste de la journée, si un incident bien inattendu ne nous eût interrompus dans nos galanteries. Une voiture où était une dame, sortit tout à coup de la grande maison en face de laquelle nous étions postés.

— Oh ! la belle personne ! s’écrièrent en même temps tous mes compagnons, voyez donc, don Andres ! et comme je regardais à ce moment d’un côté opposé, me conviant à l’envi au partage de leur admiration, l’un me poussa du coude, les autres me tirèrent par mon manteau, si bien que je me retournai. Mais que ne devins-je pas, bon Dieu ! lorsque, dans cette femme qu’ils me montraient si indiscrètement tous ensemble, je reconnus ma belle et mystérieuse maîtresse ! Elle m’avait trop bien reconnu, elle aussi ; elle devint pâle comme une morte, son éventail et son mouchoir lui tombèrent des mains, elle faillit s’évanouir ; elle se remit pourtant, et m’ayant lancé un regard à la fois glacé et flamboyant, un regard qui me perça au cœur comme une dague, elle se fit ramener par son cocher à cette maison qu’elle venait de quitter.

Mon frère et nos amis admirèrent également le trouble extrême de la dame et la subite résolution qui lui avait fait changer le dessein de sa route. Ils en devisèrent longuement, s’efforçant de s’en expliquer ou d’en deviner les causes. Moi seul, hélas ! j’avais trop de raisons de les comprendre et de me les attribuer ! À quelles mortelles inquiétudes ne m’abandonnai-je pas d’abord !

Elle aura pensé, me disais-je, que, par mon ordre, malgré toutes ses défenses, on aura suivi la chaise à porteurs et son écuyer, et découvert ainsi sa maison. Elle se sera imaginé qu’ayant révélé à mes amis comme à mon frère le secret de notre liaison, j’aurai épié en outre avec eux ses démarches, et que je les aurai amenés sur cette place pour leur montrer moi-même ma conquête et m’en glorifier lâchement.

Mais, à examiner toute ma conduite, la jugeant bientôt si parfaitement innocente de ces trahisons, et ne doutant pas que la nouvelle colère de la comtesse ne dût céder encore devant les justifications de ma loyauté, je parvins à me calmer et me rassurer un peu.

Sur ces entrefaites, comme nous étions encore, moi en mes pensées et mes amis en leurs curieuses suppositions, nous avions été rejoints par notre galant compagnon qui avait enfin entrevu sa paresseuse dame à son mirador, et s’en était revenu vers nous tout joyeux d’avoir obtenu d’elle un regard. Aux peintures que lui fit du carrosse et des livrées de ma maîtresse, mon frère qui en demeurait surtout préoccupé, il l’avait aisément reconnue, et nous conta quelques particularités sur elle, tandis que nous poursuivions notre chemin vers le Prado. Ayant à peine l’air d’écouter, je ne perdais pas cependant un mot de ces révélations. J’en appris ainsi sur dona Josefa un peu plus que je n’en savais. C’était la femme d’un certain grand seigneur, comte de Vaklemoro, titulo de Castille. Son mari, vieillard jaloux et violent, la tenait étroitement gardée en une maison ignorée où lui seul avait accès et dont elle ne sortait jamais qu’en voiture. C’était pour cela qu’à la cour on la surnommait la belle mal mariée, — la bella malcasada.

Je venais de donner, certes, à ma maîtresse la plus haute preuve possible de mon aveugle docilité à ses ordres, en ne me mêlant pas même de questions à cet entrelien où j’étais pourtant si profondément intéressé. Aussi rentrai-je de la promenade plein de confiance dans le bon témoignage que n’aurait pas dû manquer de rendre pour moi à dona Josefa le lutin chargé de m’observer, et j’achevai de me tranquilliser en lisant le billet suivant que je trouvai sur mon lit :


« Je ne sais, mon ami, me disait dona Josefa, si ç’a été pour toi une bien grande joie de contempler un instant au grand jour, en public, le visage de celle qui, en secret, a tant de fois, tant de nuits, appartenu tout entière à tes regards. Mais ce n’est là peut-être que le tort d’un amour excessif. Tu auras eu un violent désir de me revoir, et tu n’auras pas regardé aux moyens de le satisfaire. Je n’ai donc pas la force de t’en vouloir beaucoup. J’espère aussi que ceux auxquels tu as confié nos secrets sont, comme ton frère, des amis sûrs et incapables de nous perdre. — Je ne vous pardonne cependant pas encore, don Andres ; mais, voyez l’excès de ma faiblesse, je vous permets de venir dans quatre jours solliciter vous-même votre absolution. »


La comtesse ne m’avait point demandé d’ailleurs de réponse à son billet. C’était me dire qu’il eût été imprudent et inutile d’en faire une. Il m’en coûta d’attendre ces quatre jours, sans commencer d’avance par écrit mon apologie ; aussi me furent-ils bien longs !

Ils s’écoulèrent pourtant, et le soir du dernier, je me retrouvai enfin aux pieds de dona Josefa. Ma grâce fut vite obtenue. À peine reçus-je quelques tendres reproches ; et ne me laissant pas seulement le loisir de plaider ma défense, elle se jeta à mon cou et me ferma la bouche avec ses baisers.

Puis elle voulut que nous soupassions ensemble, ce qui ne nous était pas encore arrivé. Sa joie fut plus folle et sa passion plus ardente qu’elles ne l’avaient jamais été en aucun de nos rendez-vous. Jamais je ne m’étais senti si heureux ; jamais je ne m’étais cru tant aimé.

Comme, après notre souper, nous nous levions de table, m’ayant pris le bras, la comtesse s’en voulut entourer la taille, mais la large garde de mon épée se trouvant entre nous et empêchant son étreinte :

— Mon beau chevalier, me dit-elle, est-ce que vous avez si peur de mes caresses, qu’il vous faille contre elles cette terrible lame ? Ne pourra-t-on vous embrasser cette nuit qu’armé ainsi de pied en cap ?

Et me laissant d’un air boudeur, elle s’en fut au bout de la chambre s’accouder sur le dossier d’une chaise.

Moi, tout en m’excusant de mon oubli, dont j’attribuais la cause aux préoccupations de mon bonheur, j’avais cependant quitté mon manteau et mon épée, et je m’en revenais aux genoux de dona Josefa, lorsque je fus retenu par l’observation d’un incident assez singulier.

La comtesse avait un petit épagneul dont elle était fort éprise, qui l’accompagnait en tous lieux, et dormait la nuit même en son lit. Le joli animal s’était joyeusement ébattu autour de nous durant notre souper, et depuis que j’étais debout, n’avait cessé de me suivre en la chambre, me mordant les bottines et sautant à mes éperons. Il était encore à mes talons, quand je passai devant l’alcove ; se trouvant alors près du cabinet de toilette qui était à côté, il en entr’ouvrit la porte de son museau et s’y glissa à moitié, puis soudain il recula grondant et aboyant, et se réfugia entre mes jambes avec des signes d’un grand effroi.

— Qu’est cela, madame ? Qui peut faire aboyer ainsi votre chien ? dis-je, moins saisi d’inquiétude que de curiosité. Qu’y a-t-il en ce cabinet ?

Et ayant pris un flambeau pour m’éclairer, j’y allais entrer ; mais elle, poussant un grand cri, s’élança sur moi et me retint, et la porte s’ouvrant au même moment, trois hommes en sortirent armés jusqu’aux dents, qui fondirent sur moi avec fureur.

Oh ! je l’avoue, je crus bien voir luire en l’acier de leurs lames l’éclair de la foudre qui frappe. C’est une vue bien horrible que celle d’une mort ainsi obscure et sans vengeance. C’est un calice bien empoisonné à boire ! Oui, me voyant sans épée, j’estimai que c’en était fait de moi. Je ne perdis pas néanmoins toute ma tête. Je jetai au loin le flambeau que j’avais à la main ; puis, étreignant fortement la perfide, bien qu’elle résistât, je me fis de son corps un bouclier, la tenant devant moi et l’opposant aux pointes des trois assassins. Ceux-ci, craignant de la percer, avaient modéré leur furie et retenaient leurs coups. J’avais cependant l’œil à tout autour de moi. Nos mouvemens avaient insensiblement changé la situation où nous étions d’abord. Mes ennemis, en leurs efforts et leur indécision, s’étaient aussi écartés de leur premier terrain. Je les avais toujours en face, mais maintenant j’avais derrière moi le cabinet d’où ils avaient fait irruption. Je m’y jetai d’un saut en arrière et en fermai la porte sur moi, après avoir lâché la comtesse, qui tomba sur le parquet. Ce fut pour les braves un nouvel obstacle ; car, tandis qu’elle s’efforçait de se relever, ils furent empêchés de me suivre d’abord par la crainte de la fouler aux pieds, et moi je profitai de ce retardement, ayant trouvé à tâtons, car j’étais sans lumière, les verroux intérieurs que je tirai. Tout cela s’était passé en moins d’un instant. Je sentais bien mon sang couler de plusieurs blessures que j’avais reçues dans la lutte, mais enfin j’étais debout encore. Ma poitrine, protégée par ma propre ennemie, n’avait point été atteinte. Je n’étais pas cependant hors d’affaire et je n’avais gagné qu’un court répit. M’étant recommandé à Dieu et à la très sainte Vierge, je repris un peu de force, sinon d’espoir, et afin de reculer de quelques momens encore la misérable mort qui me menaçait, au milieu des ténèbres, saisissant au hasard toutes les portions d’ameublement qui me tombèrent sous la main, je les entassai contre la porte, afin de la barricader et d’arrêter ainsi les assassins.

Mais bientôt ceux-ci, impatiens de sa résistance et comme renonçant à la forcer, se mirent en devoir de la briser, et, à cet effet, l’assaillirent de coups si rudes, que je ne m’attendis plus qu’à la voir voler en éclats. Il fallut qu’elle fût d’un bois bien dur pour tenir aux assauts qu’ils lui donnèrent. Ils en eussent néanmoins triomphé, sans doute, s’ils s’y étaient acharnés de cette sorte davantage. Mais ce fut la comtesse qui leur défendit de continuer. Elle craignait, je suppose, et non sans raison, que cet effroyable bruit n’allât retentir au dehors et la trahir. Ils se retirèrent et parurent se concerter avec elle sur les moyens à prendre ; puis je les entendis se rapprocher.

— Que faire enfin ? dit l’un d’eux.

— Il faut enlever sans bruit, dit la comtesse, les vis de la serrure et des gonds. La porte cédera ensuite d’elle-même.

Juste ciel ! et celle qui dictait impitoyablement ces précautions de prudence atroce, c’était la même qui m’avait aimé ! cette voix qui commandait de tuer, n’avait tout-à-l’heure que des accens ivres de volupté ! cette bouche disait contre son amant de froides paroles de meurtre, toute chaude encore de ses baisers !

Ô femmes ! vous êtes bien toutes du ciel ou de l’enfer ! Oh ! oui, en nous donnant à vous, nous nous damnons bien ou nous nous sauvons ! Mais c’est en aveugles que nous nous mettons à votre merci, car, au moment où nous nous jetons en vos bras, qui nous dira d’où vous nous venez ? Qui nous dira si le démon n’est pas sous vos ailes d’anges ? Qui nous dira, avant qu’il soit trop tard pour nous rejeter en arrière, si la neige de votre beauté n’est pas un piège décevant sous lequel se cache l’abîme immonde d’un cœur plein de poignards et de vipères ? Ô femmes ! en ces mortelles incertitudes, bien que le salut alors soit une autre damnation, bien que sans vous ce soit le néant, Dieu nous garde de votre amour !

v.

Cependant, poussé par cet instinct de conservation dont nous ne sommes abandonnés qu’avec le dernier souffle, j’allais continuant de bouleverser ce cabinet, accumulant tous ses meubles les uns sur les autres au-devant de la porte, afin de me faire à son défaut un second rempart. Ce fut alors qu’au moment où je soulevais un guéridon, en le déplaçant, je vis soudain jaillir sous mes pieds une faible lumière. Je me jetai à genoux afin de chercher ce qu’elle était et d’où elle venait, et je reconnus qu’elle partait d’un trou creusé dans le vide de deux carreaux détachés du sol, et fermé au fond par un petit châssis revêtu de toile au travers duquel elle passait.

À cette clarté inattendue, je me sentis ranimer. Était-ce mon étoile elle-même qui venait de me luire ? Les mains jointes, je remerciai Dieu tout d’abord de ce rayon d’espérance qu’il m’envoyait.

Je levai le châssis, et la lumière qu’il voilait monta plus éclatante. J’appliquai l’œil à l’entrée du trou, et je vis qu’il donnait dans une grande chambre éclairée par deux flambeaux posés sur une table, et où se promenaient en long et en large plusieurs hommes s’entretenant avec vivacité. Vous pensez bien que, troublé comme je l’étais, je ne songeai point à écouter leurs paroles ni à chercher ce qu’ils pouvaient être. La soudaine inspiration qui me vint ne m’en laissait guère d’ailleurs le loisir. Je vous ai dit que le trou s’ouvrait dans le vide de deux carreaux enlevés. Or, un carrelage est comme un tricot, qui, dès qu’une maille s’en échappe, se défait ensuite aisément tout entier. Ainsi, une brique manquant, rien de plus facile que d’arracher les autres. De ma dague qui m’était par bonheur restée, j’en fis sauter cinq ou six, puis j’élargis toute l’ouverture en proportion, creusant entre deux poutres dans la terre et le plâtre qui n’offraient plus nulle résistance.

À ce moment les efforts de mes assaillans n’avaient pas moindre succès, car la porte s’entr’ouvrait soulevée hors de ses gonds. Mais moi j’avais achevé en même temps de me faire un chemin suffisant. J’étais encore, à vrai dire, en une horrible crise. Si les voix des assassins m’arrivaient plus claires et plus menaçantes, j’en entendais d’autres aussi sous mes pieds. Et puis, si je me précipitais parmi ces inconnus, en cet appartement inconnu, de quelle hauteur serait ma chute ? Entre les deux dangers pourtant, je n’hésitai pas. Rompant du poids de mon corps les planchettes et le mastic qui en gênaient encore le passage, ayant fait le signe de la croix et appelé de nouveau la sainte Vierge à mon aide, je me laissai glisser. Je tombai au pied d’un lit, et bien que je m’y heurtasse rudement la tête, les matelas et les couvertures qui débordaient le bois amortirent la force du coup, qui ne fit guère que m’étourdir.

Mais ce ne fut pas là le plus grand prodige de ma bonne fortune. Quelle ne dut point être, je vous le demande, mon admiration, lorsque, revenant à moi, je vis que ce lit sur lequel j’étais tombé était le mien, que j’étais en ma propre chambre ; lorsque je reconnus, dans ces hommes que j’avais entendus d’en haut, et qui, au moment de ma chute, étaient venus sur moi l’épée levée, mes propres gens et mon frère, lorsque je me sentis presser dans leurs bras ! Je leur prenais les mains ; je les appelais par leurs noms ; je touchais les murs de mon alcôve. Oh ! c’étaient bien mon frère et mes gens ! c’était bien mon logement ! Mais, j’en atteste la sainte figure de Dieu de Jaen, je tenais l’événement à pur miracle.

Redevenu capable de rassembler quelques idées et de les exprimer, j’avais raconté mon aventure de la nuit, ou du moins ce que ma mémoire troublée m’en laissait comprendre. Assurément, blessé comme je l’étais en trois endroits à la tête et à l’épaule, et affaibli par la perte de mon sang, je n’étais guère en état de quitter mon lit et ma chambre ; mais, si j’y restais, il y avait péril que les assassins, désappointés, ne cherchassent à en finir avec moi, par l’ouverture élargie du plafond, de quelque coup d’arquebuse. Entraîné par mon frère qui me soutenait, je sortis donc le plus précipitamment que je pus de notre logis.

Mais à peine avions-nous traversé la rue, lorsqu’un bruit soudain, que nous entendîmes près de nous, nous fit nous ranger dans l’ombre, sous l’auvent de la boutique d’un barbier ; alors, d’une petite porte cachée à l’angle de notre maison, et que j’avais toujours crue condamnée, mais qu’aux lumières venant du passage étroit sur lequel elle s’ouvrait, je reconnus, à n’en pas douter, pour celle par où m’avaient introduit tant de fois le vieil écuyer et les nègres au sortir de la chaise, je vis se précipiter les trois braves, l’épée à la main. Sans doute, m’ayant vu emmené de ma chambre, ils avaient espéré me couper la retraite et m’achever dans la rue.

Par Santiago ! à leur vue, ce qu’ils m’avaient laissé de sang me bouillonna terriblement dans les veines. Si faible que je fusse, je voulais appeler mes gens, et, fondant avec eux sur ces misérables, mettre un peu d’acier en leurs pourpoints, près de l’or qu’ils emportaient pour leur salaire de meurtriers.

Mon frère me contint de force, ne permettant pas même que je rentrasse de la nuit en notre logement ; bon gré mal gré il me conduisit ou plutôt me porta jusque près du couvent de San Miguel, chez un de nos amis dont la maison était toute à nous.

Ce fut là que je passai quatre jours entre la vie et la mort. Mes blessures étaient plus graves et plus profondes qu’on ne l’avait jugé d’abord ; et si mon ame ne sortit point par elles de mon corps, certes, c’est que mon bon ange l’arrêta lui-même de ses mains à ces portes ensanglantées.

Étendu près d’un mois en ma couche, j’eus le loisir aussi de me jeter en des pensers et des ressouvenirs bien amers ! Cette cruelle femme qui m’avait voulu tuer, n’avait pourtant pu tuer mon amour ! Oui, lâche et aveugle que j’étais, je l’aimais encore ; je me persuadais qu’elle m’avait noblement aimé elle-même ; je cherchais à son crime des excuses et les fondais sur les vraisemblances de ma faute ! Je prétendais me prouver qu’elle avait bien dû se croire mortellement offensée, et qu’elle avait eu de légitimes raisons de se venger.

Pourquoi les salutaires réflexions que je fis seulement plus tard, ne vinrent-elles pas dès-lors à mon secours ? Elles eussent hâté de beaucoup la double guérison de mon corps et de mon ame.

Au moins tout ce qui, dans les détails de cette singulière et tragique aventure, avait été si long-temps entouré pour moi de mystères merveilleux, tout ce que j’avais été tenté parfois d’en attribuer aux prestiges des sorcelleries, tout cela m’avait été bien clairement expliqué par ce dénouement.

Ainsi, la comtesse et moi nous habitions la même maison, bien que nos appartemens eussent chacun des issues différentes. Cette ouverture du parquet de son cabinet qui donnait dans ma chambre et sur mon lit même, le hasard l’avait commencée peut-être, la curiosité l’avait disposée ensuite et masquée. C’était par là que mes actions avaient été épiées et mes discours écoutés ; c’était par là que m’étaient venus ces billets tombés du ciel. Cette chaise à porteurs aussi, par laquelle je m’imaginais être conduit bien loin, me prenait presque à ma porte et me ramenait à ma porte, m’ayant seulement fait voyager une heure par la ville ! Quoi de plus simple et de moins surnaturel que tous ces incidens ; mais qui se fût douté jamais de leur simplicité ?

Enfin, à force de les examiner et d’y réfléchir, je sus me refaire quelque calme et quelque raison. Toutes les circonstances de cette aventure n’étaient pas de nature, en effet, à entretenir long-temps les illusions de mon amour. Comment celui dont j’avais supposé cette femme éprise était-il entré en son cœur ? Par ses contemplations indiscrètes et prolongées, fruit de son oisiveté et de l’étroite retraite où la laissait son mari, elle s’était enflammée de désirs grossiers ; et, afin de les satisfaire sans danger pour elle-même, elle s’était avisée de tous les stratagèmes capables de lui assurer l’impunité de son déshonneur ! Était-ce donc là de l’amour ?

Et m’eût-elle aimé enfin, et se croyant trahie, en son furieux ressentiment, eût-elle été saisie de la soif d’une prompte et mortelle vengeance, sans plus attendre ni délibérer, que ne me faisait-elle alors assaillir et percer de dagues au détour de quelque rue ? car c’est ainsi qu’en d’honorables et subites colères une ame passionnée est excusable peut-être de se venger. Mais non, elle avait préféré me voir égorgé sous ses yeux et en son lit, afin de se défaire de moi plus sûrement, afin de m’enterrer ensuite, sans doute, au fond des caveaux de sa maison, et d’ensevelir avec mon cadavre les témoignages de toutes ses infamies, le scandale de sa vie et le crime de ma mort ! Était-ce là aussi de la vengeance ?

J’ai peu de commerce avec les livres et ne me mêle guère de leurs discours ; mais certains philosophes, m’a-t-on conté, pensent qu’il est des occasions où l’on peut tuer ceux que l’on aime bien. Ces sages-là auront dû dire aussi, comme c’était raison, qu’il faut au moins bien aimer soi-même, pour avoir droit de tuer, et surtout tuer justement.


Ce fut un soir de l’hiver de 1830 que je descendis, par une pluie battante, à Buytrago, dans une posada, la meilleure peut-être qu’il y ait en toute la Vieille-Castille, sur la route de Madrid, mais où je n’oserais pas toutefois souhaiter que le plus malveillant de mes lecteurs fût jamais contraint comme moi de passer la nuit.

Après avoir essayé de manger, assis dans la cheminée, d’un certain ragoût à l’huile qui me fut compté le lendemain matin pour un souper, je fus mené à une vaste chambre où je me promis d’abord le dédommagement d’un sommeil facile, car il ne s’y trouvait pas moins de quatre immenses lits. Mais, dès que l’on m’eut laissé seul, et qu’à la lumière de mon candil je les eus examinés tous successivement, sur cette simple inspection, (non qu’elle m’eût donné, je vous assure, la moindre appréhension d’une attaque à main armée contre ma bourse ou ma personne), comme je tenais à sortir vivant de l’auberge, je me décidai inébranlablement à ne me point coucher.

Cependant, tandis que, de crainte de m’endormir, même sur une chaise, j’allais et venais par mon appartement, je découvris, en furetant au fond d’une armoire, un vieux livre espagnol tout poudreux, dont les rats avaient rongé plus des trois quarts. Ils en avaient laissé néanmoins un chapitre à peu près intact. C’était celui qui contenait l’histoire de la Bella Malcasada. La lecture de cette histoire m’ayant doucement abrégé les heures de la nuit, j’avais résolu, par reconnaissance, de l’insérer, en forme de fragment, dans mes Voyages et aventures en Espagne ; mais, en y réfléchissant, j’ai craint que l’inexorable critique ne m’accusât un jour d’avoir grossi mes Œuvres complètes aux dépens des romanciers de la Péninsule. Obéissant donc à des scrupules littéraires fort exagérés, m’assure-t-on, et tout-à-fait tombés en désuétude de ce côté des Pyrénées, avec une probité toute castillane, j’ai cru devoir me borner à reproduire à part, aussi fidèlement que j’ai pu, le récit de don Andres.

Lord Feeling.