La Belle Dame sans merci (Recueil)/Notice

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Texte établi par Lucien CharpennesLes Livres et Poèmes d’autrefois (p. 5-50).


NOTICE

SUR ALAIN CHARTIER

[1]


Alain Chartier est un terrain mouvant sur lequel il convient de s’engager avec prudence. D’éminents romanistes, en effet, renouvellent chaque jour un sujet qui est loin d’être épuisé. Mais s’il y a de la témérité à envisager le poète de la Belle Dame sans Merci en même temps que les Gaston Paris, les Paul Meyer, les Heuckenkamp, on peut dire aussi que parfois telles audaces furent méritoires et fécondes pour avoir attiré l’attention de savants illustres sur une matière délaissée ou sur un point oublié de cette matière. L’étude de M. Delaunay, par exemple, nous apparaît sommaire, aujourd’hui, et, à de certaines pages, faussée. Il ne reste pas moins vrai que M. Delaunay ouvrit la question ; et, le premier, risqua, après avoir lu les textes un jugement littéraire, en utilisant, par surcroît, les données biographiques que recueillit M. du Fresne de Beaucourt.


Ne mettez donc en nonchalloir ou oubliance cestuy livre contenant

plusieurs traités de matière diverse puisque vous en pouvez mieux valloir, au moyen que vous aurez un conducteur et charretier propice qui très bien vous conduira en vertu et justice de bonne vie. C’est laurigateur et royal charretier qui bien sait tourner son chariot, à dextre et à senestre, à

dextre à fuir péché, oisiveté, et vice.
(Préambule de l’édition de 1526).


Chartier fut un esprit artiste et créateur ; il fut un écrivain soucieux d’idées générales, amoureux de symboles, un probe ouvrier qu’émut le côté divinement plastique de l’art. Une phrase nombreuse, une éloquence ample, à la Bossuet, des conceptions agencées et calculées, témoignent de cette préoccupation constante, qu’on lise le Quadrilogue invectif ou l’Espérance.

Je laisserai, ici, de côté le Quadrilogue invectif qui est, avec la traduction française du Curial d’Ambrosius de Miliis, l’ouvrage en prose le plus étudié de Chartier[2], et veux parler, dès l’abord, de l’Espérance, Le titre exact est celui-ci :

L’espérance ou consolation des trois vertus, c’est à savoir Foi, Espérance et Charité.

On a beaucoup bataillé relativement à la date de composition de ce livre. La difficulté viendrait de concilier les différentes déclarations que fait Chartier au cours de l’ouvrage. Il le date lui-même :

Au dixième an de son dolent exil.

De quel exil s’agit-il ?[3] En outre, dans un vers du prologue, le poète se plaint de ce que cet exil le force de

En jeune âge, vieillir malgré nature.

Or, plus loin, un personnage allégorique lui dit : « ton âge tourne jà vers déclin. » Enfin on trouve encore ces mots : « et les maleurtez de ta nation ne font que commencer » qui semblent indiquer une date antérieure à l’époque où Jeanne d’Arc rétablit les affaires de la France, pour le moins antérieure à 1431.

Je n’hésite pas à placer la date de composition vers 1438, et à épouser la thèse de M. D. Delaunay qui voit dans la cause de cet exil une disgrâce venue de Charles VII, à l’instigation du favori La Trémoille à qui la gloire de Chartier donna de l’ombrage. Ce La Trémoille, de concert avec Regnauld de Chartres, ne conseilla-t-il pas au roi de trahir lâchement Jeanne elle-même, s’attaquant ainsi tour à tour aux plus loyaux serviteurs de la couronne !

Si l’on s’en rapporte aux recherches de M. G. du Fresne de Beaucourt, membre de la Société des Antiquaires de Normandie, Alain serait né en 1393 (Guillaume en 1392) ; il aurait donc eu quarante-cinq ans en 1438. C’était la jeunesse encore pour un homme actif comme notre poète-ambassadeur, et, une certaine coquetterie inhérente à la nature humaine aidant, il a pu se plaindre dans l’inaction fastidieuse que lui imposait sa disgrâce de,

En jeune âge, vieillir malgré nature.

De même, plus loin, après que Mélancolie l’aura assailli, dans un de ces moments de tristesse qui inspirent la simplicité et la sincérité, il pourra dire, sans qu’il n’y ait rien là qu’une apparente et puérile contradiction, que son âge « tourne jà vers déclin ».

Quant à ces mots « et les maleurtez de ta nation ne font que commencer » ils lui sont inspirés, si l’on veut, par une misanthropie bien naturelle chez un disgracié. C’est ainsi que nous confondons, à l’ordinaire, notre fortune privée et la fortune publique dans une même appréciation. Sommes-nous heureux, tout est pour le mieux, sommes-nous malheureux, rien ne va plus. En dehors de cette raison générale, on en trouve une autre dans les événements contemporains eux-mêmes.

On lit encore, en effet, dans le livre de l’Espérance que les maux de la France ne font que s’accroître depuis vingt ans, et (M. D. Delaunay en fait judicieusement la remarque) rien n’est plus vrai de 1418 à 1438. « La misère publique, dit l’historien Henri Martin, en 1438, dépassa tout ce qu’on avait éprouvé depuis vingt ans : des pluies continuelles ayant gâté la récolte dans les cantons où la culture n’était point abandonnée, la disette devint famine, et entraîna après elle les maladies épidémiques, ses compagnes ordinaires. Les populations tombèrent en foule sous ce double fléau. Le Bourgeois de Paris assure qu’il mourut, dans le cours de l’année, environ cinq mille personnes à l’Hôtel-Dieu, et plus de quarante-cinq mille dans la ville. Paris était si désert et si désolé que les loups y venaient la nuit par la rivière ; et ils étranglèrent et mangèrent plusieurs personnes, de nuit, dans les rues détournées. La plupart des hauts dignitaires avaient quitté la ville : il n’y resta guère que le premier président du parlement, Adam de Cambrai, un président en la chambre des comptes, appelé Simon Charles, le prévôt de Paris et le prévôt des marchands, qui eurent le courage de demeurer jusqu’au bout pour réconforter les habitants et garantir Paris des entreprises des Anglais. » En face de tant de maux, Chartier pouvait écrire que les maleurtez de la nation ne faisaient que commencer ![4].

Une autre particularité, qui n’a point échappé à M. Delaunay, confirme l’hypothèse d’une disgrâce. Le livre de l’Espérance est le plus considérable ouvrage de Chartier, et encore n’est-il pas terminé[5], il compte 129 pages de l’édition Du Chesne, tandis que le Quadrilogue qui est achevé, n’en compte que 52. — Or, jamais, à la Cour, Chartier n’aurait eu le loisir d’entreprendre un ouvrage de si longue haleine. Ecoutez ce qu’écrit Ambrosius de Miliis à Gonlier Col sur le courtisan, dans le Curial, dont, vraisemblablement, le moraliste Chartier entreprit la traduction française parce qu’il lui découvrait un intérêt d’actualité. Aussi bien, Charlier, en traduisant cette satire de la vie des Cours, a pu se placer à un tout autre point de vue que le point de vue moraliste, celui d’une rancune personnelle, par exemple, masquée par la signature d’Ambrosius de Miliis : « S’il a accoutumé de manger sobrement et à droite heure, il dînera et soupera tard, ou mangera en telle façon qu’il désaccoutumera son temps et sa manière de vivre. S’il a accoutumé de lire et a étudier es livres, il musera oiseux toute la journée en attendant qu’on lui ouvre l’huis dit retrait du Prince. S’il aime le repos de son corps il sera envoyé deçà et delà comme un coureur perpétuel. S’il veut coucher tôt et lever tard à son plaisir, il faudra qu’il veille tard et qu’il se lève bien malin, et qu’il perde souvent les nuits sans dormir ni reposer. Se il s’étudie à y trouver amitié, il s’abusera. Car jamais elle ne sait trotter parmi les salles de ces grands seigneurs… »

L’ouvrage de Chartier se serait terminé probablement sur une exhortation de Charité, qui venant après Foi et Espérance, lui aurait arraché un généreux pardon à ses ennemis. Ainsi l’ouvrage deviendrait une sorte de traité philosophique, comme jadis les lettrés de Rome en composaient pour s’induire à la résignation, dans les loisirs auxquels les contraignait la défaite de leur parti. Jusqu’à l’ordonnance et au titre du livre qui confirment l’hypothèse[6]. Il faut noter la présence du mot consolation dans le titre et se rendre compte du développement des idées ; on voit alors clairement que le livre de l’Espérance a bien été entrepris pour la consolation personnelle de l’auteur dont l’âme passe successivement par tous les mouvements qu’éprouvent ordinairement les âmes injustement frappées. Et d’abord, le poète est assailli par Mélancolie ; puis viennent Deffiance et Indignation. Celle-ci étale les griefs de Chartier contre la Cour. Enfin, apparaît Désespérance qui conclut au suicide. Mais alors, survient l’avisé bachelier Entendement qui redresse l’auteur fourvoyé du chemin de patience et introduit deux belles Dames, Foi et Espérance. Je viens de dire, qu’à mon sentiment, l’ouvrage se serait terminé sur de belles paroles de Charité qui, achevant de mettre en fuite les fantômes évoqués par Mélancolie, Deffiance, Indignation et Désespérance, et couronnant l’œuvre de Foi et d’Espérance, aurait épuré l’âme du pauvre disgracié en la haussant jusqu’au pardon des injures.

Au reste, qu’on me permette de placer sous les yeux du lecteur deux extraits de Chartier lui-même. Ils sont, je crois, de nature à lever tous les doutes.

Indignation harangue le poète en ces termes :

« Quel conseil penses-tu prendre à conduire désormais ton état et ta vie ? ou quelle folie te meut d’approcher désormais Cour ne Palais Royal, ne de plus servir à office public, quand sans exaulcement, et sans profit, tu y as perdu le temps de ta plus vertueuse jeunesse, et ton labeur en vain degasté ?… Si la Cour a méconnu tes services, et les ingrats oublié tes bienfaits[7], que penses-tu désormais proffiter à la chose publique ne à toi-même ?… Ne sais-tu que Dissimulation a de si longtemps occupé les portes et les entrées des cours des Princes, que Vérité qui a tant heurté à l’huis et se fait ouïr dehors par publiques œuvres, ne peut avoir dedans entrée ? As-tu oublié Lucain qui t’apprit une fois que autorité de Cour ne peut jamais souffrir compagnon, et que entre gloire et envie a guerre perdurable et immortelle ? Souvienne-toi que vie curiale est de la nature des folles et dissolues femmes qui plus chérissent les derniers venus et jettent les bras au cou plus ardemment à ceux qui les pillent et diffamment, que à ceux qui trop les aiment et servent Fortune prend son déduit à faire d’un chétif méconnu impuissant orgueilleux qui tout décongnoit, et d’un haut satrape élevé en vaine gloire et en pompe, un méchant, foulé et deffait qui depuis vit en vergongne du déchet de son état, et en défiance de sa vie[8]… Si tu as le courage ou (pour plus proprement parler) la folle outrecuidance de toi vouloir ingérer jusqu’au dangereux donjon où Dame Cour se retrait en son privé, sache que le guichet en est si petit, la planche si étroite, et le fossé dessous si profond, et y court le vent d’envie à si grandes bouffées, que à rentrer ou à l’issit tu t’y pourras blesser sans guérison, ou trébucher sans ressource. Mais la vanité de l’honneur mondain, et le delit que l’erreur humaine prend d’avoir pouvoir sur autrui, allèchent les folles pensées à toujours vouloir r’entrer en cet expérimenté péril[9] : comme l’oisel qui fiert en la retz où il a vu les autres surprendre et couvrir. Douloureux fut le jour où tu issis de l’Ecole de science[10] pour entrer en la tourbe des ambitions mondaines. Tu y avais délectation d’esprit, repos de cœur, plaisante occupation, honnête pauvreté, richesse de peu, sûre liesse, désir à mesure, et content appétit. Or es sailli de franchise en servage, de sûreté en danger, de contente parcité en ambition souffreteuse ; et t’a Fortune jeté en cette tempête, que tu vogues comme en une nef qui périt, et que le vent fait férir contre terre. Tu vois que chacun quiert à part sa privée salvation, et que tous en tirent ce qu’ils peuvent comme de chose abandonnée et perdue. Ah ! méchante aventure ! tu ne peux gecter d’être prisonnier du péril, mais tu n’as pas été compagnon du proffit !… Assez te trouveras loué de tes œuvres, si aucunes en y a dignes de mémoire. Mais à toute cette louange on te laissera disetteux. Et combien que soit grand ton loz et ta gloire, ce ne te vaut rien seul. Car avec ce faut-il du pain. Tu languiras en cette louange, et un autre se engraissera en œuvres reprouchables[11]Ô infortuné homme ! tu qui as passé les dangereux voyages[12] et les ennuyeuses veilles, et tant d’autres qui ont porté sur leurs épaules la douleur de leur exil et travaillé en pauvreté avec la chose publique, devez-vous peu priser votre loyauté, quand pour la garder vous êtes déshérités de votre pays, et pour la servir et soutenir, vous êtes foulés, avilis et chétifs ? [13] Maintenant vous peut bien venir au devant la parole de Diogène qui tenait celui pour bienheureux à qui ne chaut sous quelle main et seigneurie soit la terre. »

Plus loin la Foi tient un discours qui n’est pas moins significatif : « Ce fol langage court aujourd’hui entre les curiaux que noble homme ne doit savoir les lettres, et tiennent à reproche de gentillesse bien lire ou bien écrire. Las ! qui pourrait dire plus grande folie, ne plus périlleuse erreur publier ! Certes, a bon droit peut être appelé bête qui se glorifie de ressembler aux bêtes en non savoir, et se donne louange de son deffaut[14]… Et si tu veux savoir dont est source telle jonglerie mensongère, penses que les mauvais officiers ne peuvent convenir au Prince sage, et serviteur déloyal désire maître ignorant[15]. Car vice est fondé d’ignorance, et nourri sous ténèbres, el loyauté requiert connaissance et lumière,.. Jà pour telles légèretés de parler et faute d’entendre, ne sera faussée la sentence du divin Platon, qui tenait les seigneuries et choses publiques pour heureuses quand les studieux hommes et personnes en haut savoir les gouvernaient[16]. »

Le livre de l’Espérance on consolation des trois Vertus est l’ouvrage de Chartier qui renferme les idées les plus générales, l’ouvrage où ces idées générales ont la forme la plus libre. Dans le Quadrilogue invectif, maître Alain tente un rapprochement entre les trois éléments constitutifs de la nation, le Chevalier, Clergie, le Peuple, afin de leur inspirer à tous trois une pensée unique, la gloire de la France. Pour atteindre ce but, il fallait que l’auteur ne fit pas tenir à ses personnages un langage trop intransigeant, et qu’il édifiât la concorde sur de mutuelles transactions. Jamais, en effet, le débat ne glisse sur un terrain brûlant, on s’en tient à des griefs notoirement établis et qu’il n’y aurait eu aucune habileté à celer. En écrivant au contraire, le livre de l’Espérance, Chartier témoigne d’une toute autre indépendance de jugement. Il ne se propose plus d’autre but que de discuter avec lui-même[17]. Qu’on lise quelques titres :

« Péché est cause primitive de l’institution des rois, et si tous étions justes, ne serait nécessaire prééminence de l’un sur l’autre.

Exhortation aux Princes de reconnaître que toute puissance vient de Dieu, qui est fondement radical de tout pouvoir[18]. Non seulement sont punis ceux qui mal administrent la chose publique, mais aussi ceux qui à tel damnable gouvernement ne contredisent, ou par flatterie et ambition y consentent.

Ambition, avarice et mauvais exemple de vie sacerdotale est cause que l’Église est affligée, et l’honneur d’icelle tant amoindri. Et tout ainsi qu’en sa naissance par pauvreté et humilité a été élevée, maintenant par richesse est vilipendée, et son honneur aboli.

Comment négligence des prélats et dissolution des bas prêtres engendrent le scandale en l’Église[19].

Espérance déclare l’origine et fondement qui peut induire les hommes à premièrement sacrifier, et que du sien justement acquis, et non de l’autrui, doit faire oblation à Dieu. Et comment grand’plaie est venue en l’Église pour avoir prohibé mariage aux Prêtres… »

On voit que Clergie, fort ménagé dans le Quadrilogue, est ici vivement critiqué. Au surplus, laissons Chartier parler lui-même. À propos des biens temporels du Clergé, il dit : « Et le Clergie en a pris si grand faix sur ses épaules, qu’il le courbe tout vers la terre, et le destourbe à regarder sus aux cieux. Car l’appétit avaricieux des ecclésiastiques a si surmonté leur raison, que leur damnation y gît manifestement, et si fait la destruction temporelle de chacun : qui est et peut être vitupéré à l’honneur universel de l’Église deça bas, et au déprimement de Foi, et principalement des ecclésiastiques qui tels maux commettent. Douleur me fait ce dire… » À propos du mariage des Prêtres : « Que a apporté la constitution de non marier les Prêtres sinon tourner et éviter légitime génération en avoultrerie, et honnête cohabitation d’une seule épouse en multiplication d’escande luxure ? Si je disais tout ce que j’en pense, je dirais pleinement que la graisse des biens temporels mêlée du souffre d’envie, et la chaleur d’ambition et de luxure ont fait leur apprêt pour mettre le feu en l’Eglise. Mais cette matière est trop grande et profonde investigation, et la détermination douteuse. Si m’en tais à tant, fors que je prie Celui qui notre dite Mère Eglise a consacré de son digne sang qu’il n’en souffre jà advenir ce qu’il m’en laisse penser »[20].

Le roi, ce triste sire plongé dans de perpétuelles débauches, qu’après la mort de l’intelligente Agnès Sorel la vile Antoinette de Maignelais ne sut que trop encourager[21], aurait pu, lui aussi, découvrir des leçons directes à certaines pages du livre de l’Espérance, comme les deux premiers titres que je cite plus haut le font pressentir. Chartier dirige évidemment contre lui tels nobles discours. Mais cet enseignement élait bien au-dessus des facultés du prince qui vit d’un œil bienveillant la reine, Marie d’Anjou, distribuer, à titre de gratification, des écus d’or aux filles joyeuses enrégimentées à la suite de la cour[22]. Qu’on lise l’apostrophe ci-après de la Foi, où se déroule la belle cadence ordinaire au style d’Alain Chartier, avec quelque chose de plus incisif, semble-t-il : « Ô Rois de la terre, qui séez en chaire tremblante et commandez par autorité décevable sur le peuple pervertible ! retenez cette leçon du Roi des cieux qui siet en trône perdurable, dont le royaume ne se peut changer, ne l’autorité contredire. Votre règne faut avec votre vie ; et le sien seigneurit sur la vie, et sur la mort de tous, et de toutes choses ![23] Vous régnez sur les sujets et sur les serfs, et il règne et commande sur les rois. Vous mêliez lois transitoires au monde, et la loi perpétuelle délie vos lois et lie vos puissances. Elevez vos yeux et humiliez vos cœurs à retenir de sa doctrine que par lui seul peuvent les rois régner. Voyez que, au premier roi par lui établi, il retollit le sceptre et au tiers amoindrit son obéissance, et soubtrahit ses sujets, en signe que votre régence çajus n’est fors commission révocable au plaisir du conseil delà sus. Et afin que le delit de l’honneur ne fit méconnaître la charge, ni délaya du premier la peine après l’offense : pour déclarer en la primitive institution des royaumes la condition du devoir des rois. Malheureuse et trop pesante est la couronne aux rois qui pour elle s’endorment en vaine gloire et s’enivrent d’outrecuidance, quand en décongnoissant leur humanité, usurpent l’honneur divin. Et pour la cremeur qu’ils tiennent par force sur leurs sujets, oublient la crainte qu’ils doivent à Dieu par raison. Ainsi se attribuent de droit l’honneur que d’eux ne peuvent prendre, ni en la fin retenir. Ceux font du siège royal chaire de pestilence, et la pompe de leur élèvement est la sentence de leur ruine. Car sièges royaux fondent sous l’homme chargé de péchés et sa chaire se renverse sur lui plus durement de tant comme le faix de sa couronne est pis soutenu… »


Oui a bien commencé parfasse,
Oui a bien choisi ne se meuve :
Car à la fin quoiqu’on pourchasse,
Qui dessert le bien il le treuve.

(Le Débat du Réveille-Matin).

La lecture attentive des poésies de Chartier nous révèle quelques détails biographiques[24]. C’est ainsi que le Débat du Réveille Matin, par son allure primesautière, je ne sais quelle malice juvénile, que nous ne retrouverons plus[25], dénote un début : c’est la première manière de Chartier. Le Débat des deux Fortunés d’amour pourrait être contemporain du Lai de Plaisance. Maître Alain s’y dépeint comme un très petit personnage, n’osant ouvrir la bouche devant les hautes Dames et les douces Damoiselles. Il se tient coi :

   Ardant d’apprendre,
Et d’aucun bien recevoir et comprendre
En si haut lieu où honneur se doit prendre
Et dont j’estoye le plus nice et le mendre.

Dans le Lai de Plaisance, il se plaint mélancoliquement d’être « sans Dame » :

Pour commencer joyeusement l’année,
Et en signe de bien persévérer,
Est aujourd’hui mainte Dame estrennée
De son amant qui la veut honorer.
Et d’autre part, pour plus s’en amourer
Dame qui est de servant assignée
A dès longtemps quelque chose ordonnée,
Pour son amant courtoisement parer.
Mais aux Dames ne me vueil comparer,
Sans Dame suis, onc ne me fut donnée
Loyale amour jusqu’à celle journée,
Car je n’ai pas sens pour y labourer.
Ainsi me faut tout seulet demeurer.
Dame qui soit ne sera hui penée.
Pour m’estrenner n’est pour moi Dame née.
Dont je dois bien piteusement pleurer....

Le livre des Quatre Dames (1415) témoigne d’un changement dans sa destinée. Il a une maîtresse qui lui impose, il est vrai, un stage d’épreuve. En outre, il ne se dépeint plus comme n’osant ouvrir la bouche devant les Dames. Au contraire, les Dames le prennent pour arbitre. Cette faveur atteint son apogée avec le Lai de la Belle Dame sans Merci : nous voyons « les Dames de la Royne », Katherine, Marie et Jehanne, lui transmettre d’« Yssoldun »[26] la requête baillée contre lui dans une lettre affectueuse qui est un bon signe de cette faveur. En outre, le poème fait tapage, et ce n’est pas à l’œuvre d’un débutant que le public ménage à l’ordinaire de ces succès. Déjà, maître Alain a perdu sa maîtresse ; ce détail place le Lai de la Belle Dame sans Merci à peu de distance de la Complainte trepiteuse contre la Mort qui lui ôte sa Dame.

Malgré les malheurs du temps, la cour restait la cour prodigue et luxurieuse que décrit Michelet à propos des fêtes données par le jeune Charles VI, à l’abbaye de St-Denis : « Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment aux plaisirs de l’homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les sièges des belles Dames semblaient de petites cathédrales d’ébène, des châsses d’or. Les voiles précieux que l’on n’eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de l’Assomption, voltigeaient sur de jolies têtes mondaines ; Dieu, la Vierge et les Saints avaient l’air d’avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n’hésitaient pas à s’en affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds ; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queues de scorpions. Elles surtout, elles faisaient trembler ; le sein nu, la tête haute, elles promenaient par dessus la tête des hommes leur gigantesque hennin, échaffaudé de cornes ; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes. À les voir ainsi belles, souriantes, grasses, dans la sécurité du péché, on doutait si c’étaient des femmes ; on croyait reconnaître dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite ; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une belle femme cornue… Costumes échangés entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d’autels sur l’épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure de sabbat. » L’historien moralise passionnément dans cette description, où les mots s’enlèvent en couleurs vives, juxtaposent leurs tons, qui révèlent, on dirait, aux yeux charmés, comme d’authentiques enluminures.

On aurait tort de croire qu’à la faveur de ce dérèglement, l’hypocrisie humaine perdit ses droits. Quoique « les vanteurs et les médisans » eussent mis

… puis dix ans
Le pays d’Amour à pastis

les préjugés restent vivaces :

 
Male Bouche tient bien grand court.

Il appert, en effet, de ce poème de la Belle Dame sans Merci, de ce débat entre l’Amant et la Dame avisée, que celle-ci ne défend pas seulement sa tranquillité de cœur, sa crainte de toute passion violente, mais encore son honneur. Et ce mot est employé dans un sens très voisin de l’acception actuelle. À céder, la Dame a tout à perdre, l’Amant tout à gagner. Son opinion est que le sacrifice de l’honneur à la passion ne peut être compensé par ces protestations de fidélité où elle ne voit sagement qu’un aléa.

À beau parler, closes oreilles.

Plus loin, elle ajoute :

Car, en tels sermens, n’a rien ferme
Et les chétives qui s’y fient
En pleurent après mainte lerme.

Et encore :

On ne doit octroyer sinon
Quant la requeste est advenant,
Car se l’honneur ne retenon
Trop petit vaut le remanant.

J’en sais, dit-elle,

J’en sais tant de cas merveilleux,
Qu’il me doit assez souvenir
Que l’entrer en est périlleux
Et encor plus le revenir…
· · · · · · · · · · · · · · ·
Pour ce, n’ai vouloir de chercher
Un mal plaisir au mieux venir,
Dont l’essai peut couster si cher.

Le pauvre amoureux a affaire à forte partie. Sa rhétorique la mieux fleurie, ses raisonnements les plus spécieux, ses sophismes les plus subtils sont repoussés victorieusement, d’une main ferme et légère. Il a beau remuer ciel et terre, dire son fait à l’homme assez desloyal pour tromper une Dame, vouer à la malédiction universelle cet infâme

Qui se souille de tel meffait

la Belle Dame a réponse naturelle à tout :

Sur tel meffait n’a court ne juge
À qui l’on puisse recourir…
· · · · · · · · · · · · · · ·
On leur laisse leurs cours courir
Et commencer pis derechief
Et tristes Dames encourir
D’autrui coulpe, peine et meschief.

En vain l’Amant se débat, il est pris dans ces mailles serrées, n’oppose qu’un verbiage enfantin à ce sang-froid et à cette précision. Il tente de prendre son adversaire par les sentiments les plus louables du cœur humain, de façon tortueuse, mais sans en avoir conscience, peut-être :

… quand Nature a enchassés
En vous des biens à tel effors,
El’ ne les a pas amassés
Pour en mettre pitié dehors.

Le prétexte est plaisant, et la réfutation prompte :

Pitié doit estre raisonnable
· · · · · · · · · · · · · · ·
Se dame est a autrui piteuse
Pour estre à soi-même cruelle,
Sa pitié devient despiteuse
Et son amour haine mortelle

Dès le début, Chartier trace de la Dame un portrait qui renseigne sur ses intentions :

En la danse ne falloit riens
Ne plus avant ne plus arrière,
C’estoit garnison de tous biens
Pour faire au cœur d’amant frontière.

Jeune, gente, fresche et entière,
Maintien rassis et sans changier
Douce parolle et grant manière
Dessous l’estandard de Dangier.

Cette physionomie défensive ouvre d’elle-même les hostilités. Le poète n’a pas pris, autour de lui, à la cour, une femme de son époque pour modèle. Son type est abstrait de toutes pièces, et d’une anatomie à ce point accessoire que les dispositions intellectuelles et morales apparaissent d’abord.

Le bon sens ferme, la logique sagace de la Belle Dame, porte-parole de l’auteur, semblent démontrer que le poème n’est pas seulement un dialogue destiné à réaliser une petite scène et un jeu d’esprit, mais encore qu’une thèse, une conviction morale s’y divulgue. La Dame refuse de se laisser duper par un état de choses qui donne à l’Amant les plaisirs, à la Maîtresse les torts. Le rôle d’esclave couronnée de fleurs lui répugne. « Je vois, disait Ninon, qu’on nous a chargées de ce qu’il y a de plus frivole, et que les hommes se sont réservé le droit aux qualités essentielles : de ce moment, je me fais homme. » Ninon prend crânement l’offensive, et puis elle est de chair et d’os. La Dame de maître Alain n’est qu’une entité et nous ne connaissons qu’un moment de son existence imaginaire. Elle garde une mélancolique réserve :

… toujours un relais de plainte
S’enlasse au ton de sa voix…

pourrait-on dire d’elle, mieux encore que de l’Amant, dont la mélancolie est fortement entachée de dépit.

Le poème eut un succès prodigieux. Pendant tout le XVe siècle on en parle ; au XVIe siècle, on le remet à la mode en l’arrangeant en rondeaux[27]. Il causa même dans le milieu où il parut, dit M. Gaston Paris, une sorte d’émotion (Romania, 1887). Des protestations surgirent. Requête fut adressée aux Dames. « Qu’il vous plaise de vostre grâce destourner vos yeux de lire si très déraisonnables escritures, et n’y donner foi ne audience : mais les faire rompre et casser partout où trouver se pourront, et des faiseurs ordonner telle punition que ce soit exemple aux autres. » Les Dames transmirent la requête au poète, l’invitant en termes affectueux à se jeter hors de ce blasme. Assignation fut lancée pour le premier jour d’avril. Chartier se rétracta de la meilleure grâce du monde. Dans le tour léger de la réponse, on sent un écrivain supérieur à ce qu’il écrit. Réfutant les interprétations fort larges de son poème qui avaient cours, il dit :

Mon livre qui peu vaut et monte
A nulle fin autre ne tent
Sinon à recorder le compte
D’un triste amoureux mal content
Qui prie et plaint que trop attent,
Et comment Reffus le reboute.
Et qui autre chose y entend
Il y voit trop, ou n’y voit goutte.

On ne veut pas le laisser s’exprimer librement. Chartier se le tient pour dit, et badine par système. Respectueux de l’intégrité de sa pensée, il ramène ces belles idées dans le coin intime de son cœur d’où elles avaient jailli, clôt pieusement toutes les issues, et, tourné vers ce public à réflexion courte, sourit, non sans une pointe de hauteur.

Voilà donc Chartier affublé en féministe militant, sauf erreur. N’a-t-il pas écrit de lui-même :

Je suis aux Dames ligement
Car ce peu qu’oncques j’eu de bien,
D’honneur et de bon sentement
Vient d’elles et d’elles le tien.

De nombreux poèmes ont été inspirés par la Belle Dame sans Merci. Tels sont : Le jugement de la Belle Dame sans Merci, Les erreurs du jugement de la Belle Dame sans Merci, la Belle Dame qui eut Merci, et enfin l’Ospital d’Amours d’Achille Caulier. En Suède, en Angleterre, des imitations modernes ont été publiées.

C’est dès les premiers vers du lai de la Belle Dame qu’Alain nous apprend la mort de sa maîtresse.

Le choix d’honneur et des Dames l’eslite.

Je prie ceux qui tiennent Alain pour un poète insignifiant et fade de vouloir bien jeter les yeux sur les vers suivants qui terminent la Complainte trespiteuse contre la Mort qui lui oste sa Dame :

Si prens congié et d’amour et de joye
Pour vivre seul à tant que mourir doye
Sans plus jamais cerchier place ne voye
Où liesse ne plaisance demeure.
Les compagnons laisse que je hantoye.

Adieu chansons que voulentiers chantoye
Et joyeux ditz où je me delectoye !
Tel rit joyeux qui après dolent pleure…
Le cœur m’estraint, angoisse me court seure !
Ma vie fait en moi trop long demeure.
Je n’ai membre que langueur ne labeure,
Et me tarde que ja mort de deuil soye.
Rien ne m’est bon, n’autre bien ne saveure
Fors seulement l’attente que je meure.
Et ne requier sinon que vienne l’heure
Qu’après ma mort en Paradis la voye !

Les vers de maître Alain ont de belles qualités de rythme. Ils sont, parfois, de huit pieds et disposés par couplets de huit, également, dont les rimes alternent et redoublent, comme dans le couplet de la ballade. Le Débat du Réveille Matin, le Lai de la belle Dame sans Merci, par exemple, sont exprimés suivant cette forme. Dans le Débat des deux Fortunés d’Amour, les vers ont dix syllabes à rime triplée, et alternent avec un petit vers de quatre syllabes qui fait chute. Le mouvement

est le même, dans le livre des Quatre Dames, avec cette différence que les trois vers consécutifs à rime redoublée sont de huit au lieu d’être de dix syllabes. Le rythme du Lai de plaisance, est rompu, plein de légèreté et de charme :

Et si plaisance n’estoit
Le pouvoir d’amour fauldroit.
           Qui seroit
Celui qui plus dicteroit
      Balades nouvelles ?
Nul homme ne danceroit,
Ains aux cendres croupiroit,
           Qui riroit ?
Qui seroit cil qui iroit
      Prier les pucelles ?

M. Gaston Paris (Romania, 1887) a trouvé un argument péremptoire qui place la mort de Chartier vers l’année 1441, au plus tard. Voici cet argument : l’Ospital d’Amour parle d’Alain Chartier comme d’un mort. Or, Martin Le Franc, dans son Champion des Dames envoyé en 1442 à Philippe de Bourgogne, cite l’Ospital d’Amour. « Le Champion, dit M. G. Paris, ne fut pas terminé avant l’extrême fin de 1441 ou le premier mois de 1442. L’auteur y parle de la prise de Pontoise par Charles VII, qui eut lieu le 29 septembre 1441 ; il exhorte les princes français, dans l’assemblée qu’ils vont tenir à Nevers, à se souvenir des sentiments qui la leur ont fait convoquer et des promesses par lesquelles ils l’ont préparée ; or cette assemblée, décidée au mois de décembre 1441, se tint en février 1442. »

M. Arthur Piaget (Romania, année 1894) a repris cette discussion touchant la date de la mort de Chartier. On connaît l’épitaphe d’Avignon, publiée par l’abbé d’Expilly (anno Domini M.CCCC.XLIX) dans laquelle Chartier est qualifié d’archidiacre de Paris. M. Piaget nous parle du document découvert par M. l’abbé Requin aux termes duquel l’évêque Guillaume fit placer en 1458 (M.CCCC.LVIII et die XXVIII mensis aprilis…), par Jean de Fontay une plaque funéraire sur les restes de son frère Alain. Sans s’expliquer l’écart de dates entre la mort et l’érection du tombeau, il admet la date fixée par M. G. Paris, « certainement avant 1440 ». Il admet également la qualité d’archidiacre de Paris et le lieu de la mort : Avignon. « J’ai retrouvé, dit-il, une allusion à cette dernière circonstance dans une ballade du m. s. 1721 de la Bibliothèque Nationale, ballade dirigée contre Charles de Bourbon, connétable de France, que le poète appelle un cerf-volant d’estrange portraicture. Voici la troisième strophe de cette ballade ;

Que fais-tu ore en cendre et sepulture,
Ô Maistre Alain, qui par art et nature
As mérité la palme de bien dire ?
Et toi Pétrarque, exquis en escriture,
Qui pour ta Dame a descrit l’aventure
Ou vraie amour t’a long-temps fait déduire ?
Relevez-vous et faites en l’air bruire,
Près Avignon, où luit vostre éloquence,
Du très bon roi la force, l’excellence,
Les grans vertus, les grâces immortelles.
Quant est du cerf, pour toute conséquence,
Il a perdu sa sainture et ses ailes. »


« M. Ferdinand Heuckenkamp, écrit M. Gaston Paris (Romania, 1899), se propose, comme nous l’avons déjà annoncé[28], de publier à nouveau les œuvres d’Alain Chartier, ce qui répond à un vrai besoin et sera extrêmement méritoire. » M. Heuckenkamp a commencé sa publication par le Curial (Halle, Niemeyer, 1899, in-8, 54 p).

Des éditions complètes antérieures, deux seulement méritent d’être prises en considération : la première (1489) et la dernière (1617) celle d’André du Chesne [Rom., 1894, A. Piaget).

M. Carl Wahlund a fait paraître, en 1897, une édition partielle de la Belle Dame sans Merci (La Belle Dame sans Mercy, Upsala, 1897, in-4, 63 p.). Elle contient 72 rondeaux dans lesquels Anne de Graville s’est amusée à paraphraser autant de huitains de la Belle Dame. On y trouve aussi une courte préface et 3 appendices ; le premier sur la littérature pour ou contre les femmes et sur celle que suscita le poème d’Alain ; le second sur Anne de Graville ; le troisième sur les imitations modernes auxquelles donna lieu, en Angleterre et en Suède, le poème d’Alain.

Le peintre anglais J. W. Waterhouse a exposé une Belle Dame sans Merci qui fut très remarquée, notamment à la Société impériale pour l’encouragement des Beaux Arts, de St-Pétersbourg, en 1898.

Il existe de l’auteur du Quadrilogue invectif deux statues. La ville de Paris possède l’une rue de Tocqueville : la seconde appartient à la ville de Bayeux. Ce sont effigies conventionnelles qui révèlent peu l’intéressant caractère de Chartier.

Le texte que je donne ci-après, aujourd’hui purgé de quelques erreurs échappées à une première transcription, a déjà paru (mars-septembre 1897) dans la revue La Normandie Artistique qui devait l’éditer. Il ne fut pas donné suite à ce projet qu’une circonstance heureuse me permet de reprendre aujourd’hui. Cette tentative ne veut qu’être une tentative modeste de vulgarisation devançant les éditions pourvues de tout l’apparatus critique désirable qu’on nous promet. Quelques rares vers paraîtront boiteux, soit qu’il faille l’imputer au mauvais état des textes que j’ai pu consulter, soit qu’il faille l’attribuer, de préférence, à des particularités de la métrique au XVe siècle. Tel qu’il est, on goûtera, je crois, ce petit poème, et nul ne souscrira au jugement suranné de Villemain qui, dans l’esprit aimable, ferme et de bonne compagnie que fut Chartier, ne voyait qu’un lourd théologien, un écrivain pédantesque.


Lucien Charpennes.



LA BELLE DAME SANS MERCI
  1. Cette notice est une refonte de deux articles parus dans la Normandie Artistique en mars et en septembre 1897.
  2. Dans son Histoire de la Satire au moyen-âge, M. Lenient a consacré une belle page à ces deux ouvrages. M. Petit de Julleville en esquisse l’analyse, dans son Histoire de la langue et de la littérature française. M. Ferdinand Heuckenkamp a découvert que le Curial n’est que la traduction française d’un ouvrage latin composé par l’humaniste italien Ambrosius de Miliis. Henri Martin dit, à propos du Quadrilogue invectif, qu’il place en 1422 (de même que M. Du Fresne de Beaucourt) : « On répandit dans les provinces une espèce de pamphlet politique, écrit par un jeune homme d’un noble cœur et d’un grand talent, Alain Chartier, secrétaire de Charles VII : c’était la France personnifiée dans une vive et saisissante allégorie, qui conjurait ses trois enfants, le clergé, la chevalerie et le peuple, de mériter le pardon de Dieu, d’oublier leurs discordes et de s’unir pour sauver leur mère et se sauver eux-mêmes. » Le moment était bien choisi pour lancer cette « espèce de pamphlet politique. » Charles VI venait de mourir après Henri V de Lancastre, et le parti du Dauphin était devenu le parti national.
  3. Dans son Histoire de la langue et de la littérature française , M. Petit de Julleville pense qu’il s’agit d’un exil de Paris dont la faction bourguignonne aurait chassé le poète en 1418, et place la date de composition en 1429.
  4. Cette horrible famine venant mettre le comble à la misère publique, déjà rendue si profonde par la guerre anglaise, et surtout les exploits des routiers et des écorcheurs, frappa vivement l’imagination de tous. Chartier exprime, par ces mots désespérés, l’angoisse du peuple, toujours dans l’attente de maux plus formidables qui semblaient suivre une affolante progression ! La guerre anglaise était, hélas ! le moindre de ces maux.
  5. Le livre est intitulé : L’Espérance ou consolation des trois Vertus, c’est à savoir Foi, Espérance et Charité. Foi et Espérance prennent, en effet, part au débat, mais Charité n’apparaît pas. L’ouvrage se termine sur cette phrase d’Espérance : « Surtout prends pour confirmation Valère qui te dit par arrêt que les seigneuries anciennes furent toujours stables tant comme ils servirent et sacrifièrent dûment à la divinité. » Ce n’est pas là une phrase finale. Chartier termine toujours ces sortes d’allégories par quelques mots de l’acteur, en manière de conclusion.
  6. C’est son rappel à la cour qui a interrompu Chartier. Il n’avait plus les mêmes raisons pour continuer l’ouvrage et peut-être n’en a-t-il pas trouvé le loisir.
  7. Ces lignes ont à peine besoin de commentaires, et, non seulement fortifient l’hypothèse d’une disgrâce, mais encore font naître cette hypothèse naturellement dans l’esprit. Qu’y a-t-il de plus clair que ces mots : Si la Cour a méconnu tes services, et tes ingrats oublié tes bienfaits ?
  8. Les derniers venus qui pillent et diffamment. Chartier fait allusion à l’odieux La Trémoille, chétif méconnu que Fortune avait élevé naguère au rang d’un puissant orgueilleux qui tout décongnoit, tandis que, lui, Chartier, jadis en pleine faveur, depuis vit en vergongne du déchet de son état, et en défiance de sa vie. On sait qu’à la suite des heureuses négociations entreprises en Écosse auprès du roi Jacques, Charles VII voua une amitié toute particulière au poète de la Belle Dame sans Merci. Cette amitié n’a pas dû manquer d’attirer sur l’habile ambassadeur la haine du favori La Trémoille. Avant de succéder au président Louvet, à Pierre de Giac et à Le Camus de Beaulieu, dans la faveur de Charles-le-Victorieux (ce prince absurde et laid dont Jean Foucquet nous a laissé une détrempe si caractéristique), le sire de la Trémoille, un des meurtriers de Giac, n’avait pas joué à la Cour de rôle à proprement parler. Et ainsi Alain, qui a des raisons pour ne pas être tendre, peut le qualifier de « chétif méconnu ». Toutefois, au rapport de Guillaume Gruel, biographe de Richemont, le sire de la Trémoille était déjà « un homme puissant tant de parents et amis que de terres et seigneuries. » La disgrâce de notre poète commença en 1428 ou un peu après, pour finir vers 1438, alors que se trouva installée en France Marguerite d’Ecosse, dont Chartier avait négocié le mariage et « qui fort aimait les orateurs de la langue vulgaire, et entre autres maître Alain Chartier », nous dit Bouchet, dans ses Annales d’Aquitaine. La Trémoille fut renversé en 1433, et Charles d’Anjou, frère de la reine, lui succéda. Mais le complice de la Trémoille, Regnauld de Chartres, resta encore au Conseil.
  9. Vouloir r’entrer en cet expérimenté péril. Chartier exprime nettement son désir de revenir à la Cour. C’est donc qu’il n’y était plus et ne pouvait plus s’y montrer. Si maître Alain avait simplement été exilé de Normandie à Paris par les événements politiques, on ne comprendrait pas ce langage qui s’explique si naturellement par une disgrâce. Chartier aimait la Cour, cette Cour où Fortune « rit à pleine gueule et bat ses paumes quand il mechiet à grands seigneurs », et ne se déplaisait pas, sans doute, aux petites intrigues qui sont la vie du courtisan. Il avait vécu de bonne heure dans cette atmosphère (dès 1415 il est favori des Dames comme l’atteste le poème des Quatre Dames, et conserva cette faveur dont il tira profit, si l’on en croit le lai de la Belle Dame sans Merci,) il ne pouvait plus s’en passer, tel l’oisel attiré dans les rets où il a vu les autres surprendre et couvrir.
  10. L’Université. Il était sorti de l’Université pour entrer à la Cour, dans la tourbe des ambitions mondaines.
  11. Tu languiras dans cette louange, et un autre se erigraissera en œuvres reprouchables. Cet autre fut La Trémoille dont le souvenir hante le poète et qui, lui, avait été compagnon du proffît et jamais, comme Chartier, exposé aux périls. À l’en croire, Chartier serait disetteux : Et combien que soit grand ton loz et ta gloire, ce ne te vaut rien seul. Car avec ce, faut-il du pain !
  12. Tu qui as passé les dangereux voyages. Il s’agit des voyages en Bohème auprès de l’empereur Sigismond (1424-?) et en Écosse auprès du roi Jacques (1428). L’exil daterait donc bien, pour le moins, de 1428, et la date de composition du livre de l’Espérance serait, comme l’admet M. D. Delaunay, l’année 1438.
  13. Il faudrait être bien peu au courant des habitudes de langage de Chartier, pour voir dans ces mots déshérités de votre pays, une allusion à la Normandie absente. Chartier n’exprima jamais d’attachement particulier pour son pays natal. Il fut français avant d’être normand, sans doute parce qu’il vint de très bonne heure à Paris et y fît ses études et son éducation. Le Pays, c’est la France. Ce mot Pays vient d’ailleurs très souvent sous la plume de Chartier toujours avec cette signification générale. Si, maintenant, on a soin pour fixer la juste portée de ces mots, déshérités de votre pays, de les laisser dans leur milieu, de ne pas les isoler pour en châtrer le sens naturel, on voit aisément que notre auteur, sous une forme nouvelle (il aimait d’ailleurs à remplacer Cour, Roi par le mot Pays qu’il prononçait avec une évidente tendresse), continue toujours la pensée exprimée au début de cet extrait, à savoir que les ingrats ont oublié ses bienfaits et méconnaissaient ses services. C’est toujours d’une disgrâce qu’il se plaint.
  14. C’était là sans doute un prétexte dont La Trémoille avait usé auprès du faible Charles VII pour que celui-ci continuât de tenir éloigné de la Cour l’éloquent écrivain, et, parmi les courtisans, ces maximes douteuses couraient encore. Ce prétexte n’était pas sans prouver une grande dextérité d’intrigue. C’était un coup droit porté à maître Alain qui tirait volontiers vanité de son savoir. Le poète retorque l’argument avec hauteur, Pourtant il est facile de voir, par la répétition rapprochée du mot bête, qu’il entend, à son tour, asséner de vigoureux coups à qui adoptait les façons de voir de son ancien rival. La Trémoille n’était plus aux affaires depuis cinq ans déjà ; ce n’étaient pas moins les insinuations dont il avait investi l’esprit de Charles qui contribuaient, sans doute, à maintenir ce prince sans cœur ni volonté dans sa décision première concernant Alain. On sait avec quelle facilité le Valois oubliait ses serviteurs, combien même il eût d’appréhension pour Richemont. Quoiqu’en 1438, celui-ci fût aux affaires, l’ordre intérieur de la Cour était aux mains d’intrigants qui s’inspiraient des maximes de La Trémoille. Le favoritisme était si peu définitivement disparu, qu’en 1439 il essaya de se relever. « La Cour, dit Henri Martin, était agitée par des mouvements intérieurs qu’on est réduit à deviner à travers le silence inintelligent des médiocres historiens de cette époque : le favoritisme avait essayé de se relever ; le duc de Bourbon et la plupart des autres princes et grands seigneurs, qui avaient gagné à la désorganisation de l’État une indépendance presque entière, entravaient tout ce qui tendait a rétablir l’ordre et à restaurer le pouvoir central. » Richemont, d’ailleurs, homme de guerre et caractère rude, devait être assez indifférent pour les lettres et les lettrés, et estimer que mieux valait l’épée que haut savoir. Il est croyable que, sans être hostile à Chartier, il ne fit rien pour lui. Quant à La Trémoille, il est si vrai qu’il n’avait pas renoncé à ses intrigues et qu’auprès des Curiaux son influence n’était pas abolie, que nous le voyons en 1440 entraîner dans la Praguerie les ducs de Bourbon et d’Alençon, le comte de Vendôme et le comte de Dunois lui-même. Georges de la Trémoille mourut en 1446, et dès 1451 on retrouve le nom dans le complot dirigé contre l’illustre Jacques Cœur. C’était le digne fils de l’ancien favori de Charles-le-Victorieux qui marchait sur les traces de son père !
  15. S’il maltraite le rival, cause de sa disgrâce persistante (je nomme ordinairement La Trémoille, parce que les traits me semblent assez bien convenir au personnage qui succéda au favori Le Camus en 1427), le comprenant dans « les mauvais officiers », le traitant de « serviteur déloyal », le poète ménage habilement le roi : les mauvais officiers ne peuvent convenir avec le Prince sage, et serviteur déloyal désire maître ignorant. Ces mauvais officiers sont les courtisans qui continuaient les cabales mesquines que le roi aima toujours à favoriser. Philippe de Vitri avait écrit dans son Chapel des trois Fleurs de lys :

    Les princes doivent bien savoir
    Lois et coustumes ou avoir
    Ceulz qui de telz choses sont sages ;
    Car se les princes senz n’ont mie
    En eulx ne en leur compagnie.
    Ne sont pas princes mais ymages.

    (Texte de M. Arthur Piaget ; Romania, 1899).

  16. Chartier recourt à Platon pour étayer son plaidoyer pro domo.
  17. Chartier, cependant, était essentiellement auteur ; toujours il a souci d’un public. Ce souci le guinde et, précisément, dans le livre de l’Espérance, on sent parfois à une véhémence un peu décousue, à une phrase précipitée, que la sincérité de l’auteur est plus forte que son souci ordinaire de la tenue et de la cadence. Je ne connais que la complainte trépiteuse contre la mort de sa Dame où l’on puisse retrouver cette sincérité relativement dépouillée de littérature.
  18. Chartier ne fonde pas ici la royauté de droit divin. Son idée est opposée. Qu’on remarque aussi la maxime précédente : « Péché est cause primitive de l’institution des rois, et si tous étions justes, ne serait nécessaire prééminence de l’un sur l’autre. » Ces maximes ne sont pas personnelles à Chartier. Sous d’autres formes, elles eurent cours au moyen âge, bien avant lui, et l’on pourrait trouver les origines de la Révolution française dans la Somme de Saint-Thomas d’Aquin. Déjà Philippe de Vitri (1285 ou 1295-1361) avait rimé :

    A dire voir il n’est noblesce
    Ne gentillesce ne hautesce
    En cest monde que de bien faire.

  19. Dès 1429, un carme breton, Thomas Connecte, s’était fait connaître en prêchant, escorté d’une troupe de disciples, contre les vices et péchés, « et en spécial contre le clergé, » dit Monstrelet, et les prêtres qui « publiquement tenoient femmes en leur compagnie. »
  20. Chartier s’impose, à l’ordinaire, une grande réserve. Il ne fait allusion à aucun événement particulier, à aucune personne déterminée. On a pu sentir dans les extraits que j’ai cités du livre de l’Espérance que Chartier, aigri par sa disgrâce imméritée, a une tendance à se départir de cette réserve, chez lui, caractéristique.
  21. Antoinette de Maignelais est surtout connue sous le nom de la Dame de Villequier, parce que, tout en restant la maîtresse-proxénète du roi, elle se fit marier à un gentilhomme pauvre, le sire de Villequier, pour avoir une position officielle. « Elle assura la perpétuité de son crédit, dit Henri Martin, en se faisant la surintendante d’une espèce de harem qu’elle remplissait de jeunes filles séduites ou achetées à leurs parents ».
  22. Ce fut le 27 juin 1435 qu’eut lieu cette distribution. Voyez Henri Martin qui cite Yallet de Viriville (Notice sur Agnès Sorel).
  23. Il n’est pas une oreille un peu littéraire que ne séduise la belle ampleur de ce début qui rappelle le Bossuet des Oraisons funèbres. Remarquez la pureté éloquente de cette courte phrase et sa chute harmonieusement sonore : « Votre règne faut avec votre vie ; et le sien seigneurit sur la vie, et sur la mort de tous, et de toutes choses. » Le morceau, dans son entier, a grande allure.
  24. Ces détails n’ont point échappé à M. D. Delaunay.
  25. Pourtant cette verdeur se retrouve un peu dans l’Excusation adressée aux Dames, après l’apparition du Lai de la Belle Dame sans Merci.
  26. Le poème paraît avoir été composé en 1426 : il parvint en janvier 1427 à Issoudun où Charles VII tenait alors sa cour, en l’absence du poète, qui était sans doute occupé à quelque mission diplomatique. À Issoudun, en mars 1427, Richemont fait saisir Giac dans son lit et plus tard noyer Giac, le favori du roi, et Charles n’osait rien dire ; la France était au plus bas ; Jeanne D’Arc allait paraître (Gaston Paris. Romania, 1887).
  27. Voir les rondeaux d’Anne de Graville, édition de M. Carl Wahlund (Upsala, 1897, in-4)
  28. Romania,1897. Second semestre.