La Belle Egyptienne

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La Belle égyptienne
tragi-comédie.
Chez Claude la Rivière.


PERSONNAGES

Don Jean DE CARCAME, dit Andres, amoureux de Précieuse.

PRÉCIEUSE, belle Égyptienne.

La Vieille, tante prétendue de Précieuse.

Le Poète, amoureux de Précieuse.

LE CAPITAINE DES ÉGYPTIENS.

LA TROUPE DES ÉGYPTIENS.

Ferdinand, sénéchal de Tolède.

Isabelle, femme du Sénéchal.

Hipolite, amoureux d'Andrès.

Le Prévot.

Les Archers.

Un Valet.

La Scène est à Tolède, ville d'Espagne.

ACTE I



Scène I

Précieuse, La Vieille sortant de leur tente.
Précieuse

Enfin, personne ici ne saurait nous entendre, Quel est donc le bonheur que vous voulez m’apprendre ? Je meurs de le savoir, contentez mon désir, Qui le déclare tôt fait doublement plaisir.

La Vieille

Ha l’heureux accident ! L’admirable aventure, [5] Si j’en dois croire au moins certaine conjecture.

Précieuse

Mais ces ravissements sont pour moi superflus, Et mon impatience en augmente encore plus.

La Vieille

Ô Ciel ! Quelle fortune à la nôtre est pareille ? Et que ne promet point cette rare merveille ? [10]

Précieuse

Tout cela jusqu'ici ne m’éclaircit de rien, Et je trouve une peine où j'attendais un bien.

La Vieille

Ne hâtons point celui que le sort nous envoie, Ménageons ses faveurs ainsi que notre joie.

Précieuse

Hé, ne me tenez plus davantage en langueur, [15] Ou comblez d'un refus votre injuste rigueur. Vous retranchez ce bien que vous croyez étendre, Et qui veut l’augmenter, il nous en doit surprendre.

La Vieille

Encore, sur ce sujet quel est ton sentiment ? Songe un peu.

Précieuse

N'est-ce point quelque nouvel amant ? [20]

La Vieille

Déjà dans ce penser un démon te l’inspire, Mais il faut qu'on m’embrasse avant que de le dire.

Précieuse

S'il ne tient qu'à cela, j'aime mieux vous baiser, Je ne sais rien après qu'on me dût refuser.

La Vieille

Flatteuse, c'en est fait, je cède à tes caresses, [25] Apprends donc en trois mots l’effet de tes adresses. Le dernier mois passé, tu sais bien que nos gens Voulurent dans Séville arrêter quelque temps, Que la permission leur en fut accordée.

Précieuse

De l’honneur qu'on m’y fit je garde encore l’idée. [30]

La Vieille

Là, le jour du ballet (jour des plus fortunés) Où tu menais danser des Mores enchaînés...

Précieuse

En effet, ce jour-là j'eus quelques avantages.

La Vieille

Tes larcins glorieux en sont des témoignages. Ne te souvient-il pas de ce jeune Seigneur ? [35]

Précieuse

Je vous entends venir, le fils du Gouverneur N'est-ce pas ?

La Vieille

Justement.

Précieuse

Ha Dieu qu'il est aimable ! Qu’il est respectueux, galant, civil, affable !

La Vieille

Toutes ces qualités ne font ni bien, ni mal, Dis qu'il est généreux, dis qu'il est libéral, [40] C'est la vertu des Rois, et qui fait l’honnête homme, De toute autre vertu l’effet est moins qu'un somme, À peine est-il formé qu'il meurt le plus souvent, Ce n’est qu'ombre et fumée, un appas décevant : La libéralité produit tout au contraire [45] Un effet à la fois solide et nécessaire, Tel que sont ces ducats dont il me fit présent, Joint, que l’aspect aussi n’en est pas déplaisant.

Précieuse

Par son mérite seul il m’est considérable.

La Vieille

Et moi par ses dons seuls je le trouve adorable. [50]

Précieuse

Enfin quoi qu'il en soit, qu'a-t-il fait ce Seigneur ?

La Vieille

Sache, le croirais-tu ? Qu’il nous a fait l’honneur... Remettons à tantôt cette bonne nouvelle.

Précieuse

Ha ma tante ! Vraiment c’est être trop cruelle De faire ainsi languir ma curiosité, [55] De grâce poursuivez ce discours arrêté, Il nous a...

La Vieille

Ce matin, m’ayant vue à Tolède.

Précieuse

Que dit-elle, bon Dieu ? Quel transport me possède ?

La Vieille

Il nous a fait l’honneur de s’enquérir de toi.

Précieuse

Il est en cette ville, et se souvient de moi ? [60] Depuis quand, je vous prie, avez-vous fait ce songe ?

La Vieille

Dans quelque étonnement que ce discours te plonge, Crois qu'il est véritable, et de plus...

Précieuse

Achevez, Et ne me celez rien de ce que vous savez.

La Vieille

Que c’est à ton sujet qu'il a fait ce voyage, [65] Ainsi que dans les mains, je lis dans le visage.

Précieuse

Ô Ciel ! Est-il possible ?

La Vieille

Oui, puisqu'il est certain.

Précieuse

Il est vrai que souvent il me baisait la main, Et mêmes au rapport que m’en fait ma mémoire, Les discours qu'il me tint furent tous à ma gloire, [70] M'accusant d'un grand vol qu’avait fait ma beauté.

La Vieille

De son cœur, de son âme.

Précieuse

Et de sa liberté : Mais quoi qu'il me jurât dans sa cajolerie, Je crus que ce n’était que par galanterie.

La Vieille

Par là, mon doute encore en est mieux éclairci. [75]

Précieuse

Taisons-nous, j'aperçois quelqu'un qui vient ici.

La Vieille

C'est notre poète, ô Dieu, l’étrange personnage !


Scène II

Le Poète, La Vieille, Précieuse.
Le Poète

C'est elle, je la vois.

Précieuse

Le moyen qu'il fut sage, Il est jeune, il est poète, et de plus amoureux, De ces trois qualités naît un mal dangereux. [80]

La Vieille

Oui, c’est la pauvreté, fuyons de sa présence.

Précieuse

Ayez en ma faveur un peu de complaisance.

Le Poète

Doux charme de mon cœur, miracle de nos jours, Jeune source d’appas, de grâces, et d'amours, Votre divine main m’enchaîna dans Séville, [85] La même a resserré mes fers en cette ville, Et ce rencontre heureux fait voir que le destin À vos yeux mes vainqueurs veut rendre leur butin.

Précieuse

Franchement, voulez-vous m’obliger d'une grâce ?

Le Poète

Je vous veux obéir, que faut-il que je fasse ? [90]

Précieuse

Trêve d'amour ici, ne parlons que de vers.

Le Poète

À quoi m’obligez-vous, honneur de l’Univers ? Dois-je pas de nouveau vous rendre mes hommages ? Dois-je pas de mon feu retracer les images ? Et bravant les efforts d'un respect rigoureux, [95] Dois-je pas derechef m’avouer amoureux ? Ce discours vous déplaît, et je suis téméraire, Mais qui se sent brûler ne saurait pas se taire, Et les traits de vos yeux, malgré votre rigueur, M'ouvrent tout à la fois et la bouche et le cœur. [100]

Précieuse

Vous savez à quel point j'aime la poésie, Donnez preuve par là de votre courtoisie, Quelque aimable travail de ce noble métier Qui charge son auteur de gloire et de laurier, Nous peut mieux divertir, et causer moins de blâme, [105] Que tous ces vains discours et de traits et de flamme.

Le Poète

Parlons-en, je le veux, m’avez vous fait l’honneur De lire ce Sonnet où j'ai peint mon bonheur ?

La Vieille

, à part avec Précieuse.

Puisque cet entretien te plaît et te contente, Je m’en vais cependant faire un tour dans la tente, [110] Mais si de son amour il t’ose encore parler, Tranche-lui moi tout court, ou me viens appeler.

Précieuse

Allez, cela vaut fait.


Scène III

Précieuse, Le Poète.
Précieuse

Oui, j’ai lu cet ouvrage, C'est sur notre rencontre.

Le Poète

Ajoutez mon servage.

Précieuse

Chaque rime en est riche, et dans les plus nouveaux, [115] Les termes, à mon gré, ne semblent point si beaux, Le tour du vers est noble, agréable et facile, Enfin vous triomphez dans la douceur du style.

Le Poète

Enfin vous vous moquez de ce que j’ai produit, Mais dans le triste état où vous m’avez réduit, [120] Sous le faix de mes maux, mon âme gémissante Abat ainsi ma Muse, et la rend languissante, Et c’est bien rarement que l’on voit des enfants, Quand leur père se meurt, pompeux et triomphants. Mais si de quelque espoir vous consolez ma peine, [125] Si vos rudes froideurs ne glacent plus ma veine, Vous enverrez couler mille torrents de vers, Qui de votre beau nom rempliront l’Univers, Et qui prenant dans l’air une route connue, Vous remettront au Ciel, d'où vous êtes venue ; [130] Beaux yeux qui m’inspirez ce glorieux dessein, Lancez pour son effet votre feu dans mon sein, Soyez mon Apollon...

Précieuse

C'est assez me confondre, Donnez-moi pour le moins le temps de vous répondre, Ou plutôt, excusez ma curiosité, [135] Vous même répondez, mais avec vérité. Ce que je veux apprendre au moins n’est pas sans cause, Et le savoir au vrai m’importe en quelque chose ; Dites-moi donc sans feinte, êtes-vous poète ?

Le Poète

Non : Il est trop peu de gens qui méritent ce nom, [140] Avec ardeur pourtant j'aime la poésie, Et j'en puis sans secours, passer ma fantaisie. Si j’ai besoin d'une ode, ou de quelque sonnet, Une heure en fait l’office au lit, au cabinet, Mais pour faire des vers je ne suis pas poète, [145] Dieu me garde de l’être, ou que je le souhaite.

Précieuse

Peu de gens, dites-vous, en méritent le nom, Et vous en craignez tout, même jusqu'au renom : Cette condition n’est donc pas honorable.

Le Poète

À ne faire autre chose elle est peu favorable. [150] Ce n’est pas que l’effet n’en soit bien glorieux.

Précieuse

Pourquoi le nom de poète est-il donc odieux ?

Le Poète

C'est sans doute un venin de ces âmes vulgaires Qui n’ont aucune part à nos sacrés mystères, D’un tas de jeunes gens qui n’ont pas mérité [155] De sentir ce rayon de la divinité, De ces petits esprits qui se donnent la gêne Pour trouver dans leur tête un mot qui rime à chaîne, Qui n’ont su pénétrer dans ces saintes forêts, Où le Dieu du savoir découvre ses secrets, [160] Et que les doctes soeurs ont jugé trop indignes D’honorer comme nous de leurs faveurs insignes, Ignorants, babillards, censeurs, ambitieux, Enragés de nous voir si bien avec les Dieux : Oui, ce sont ces messieurs, qui d'une humeur profane [165] Approuvent dans leur cœur ce que leur voix condamne : Car enfin ce bel Art, l’amour des beaux esprits, Dont les honnêtes gens se sentent tous épris, Cette chaste beauté qu'on nomme poésie, Ne vient point, comme on croit, de notre frénésie, [170] Elle est fille du Ciel, son aimable entretien Fait révérer partout quiconque en use bien. Les rois avec plaisir goûtent sa compagnie, Sa douceur est charmante, et sa grâce infinie, C'est le Trône animé des plus nobles vertus, [175] Le beau champ où l’on voit les vices abattus, Le guide qui conduit les Héros à la gloire, La triomphante voix qui chante leur victoire, Le marbre où sont gravés leurs noms dignes des Cieux, Le temple de l’honneur, le langage des Dieux, [180] La Reine des destins, la source de la vie, Le trésor des beaux faix, et le fléau de l’envie : Voilà de ce Soleil quelques simples crayons, Vous tracerai-je encore quelqu'un de ses rayons ? C'est une pièce rare, où cent beautés paressent, [185] Qu’il ne faut exposer qu'à ceux qui s’y connaissent, Non pas à la façon de quelques importuns, Qui, les offrant à tous, rendent ces bien communs.

Précieuse

Oui, mais cette beauté si noble et si chérie Est pauvre à ce qu'on dit.

Le Poète

C'est une raillerie, [190] Au contraire elle est riche, au moins voit-on contents Tous ceux qui dans son sein prennent leurs passe-temps : Rare condition, belle Philosophie, Dont l’usage est puissant, puisqu'il nous déifie, Mais rendez-moi le bien que je vous ai prêté, [195] En excusant aussi ma curiosité, De la vôtre après tout, peut savoir la cause ?

Précieuse

Oui da, c’est la raison qu'ici je vous l’expose, C'est que vous croyant poète à votre procédé, Et par cette raison pas trop accommodé, [200] Voulant lire vos vers je crus être charmée De voir une pistole avec eux enfermée, Je la tâtai cent fois, et j'en doutais encore, Mais l’ayant fait sonner, je vis qu'elle était d'or, Lors, quoi que toute seule à ce nouveau spectacle, [205] Un Poète, m’écriai-je, a de l’argent, Miracle !

Le Poète

Que je le sois ou non.

Précieuse

Souffrez ma liberté, Puisque vous n’avez rien de cette qualité.

Le Poète

Prenez ces autres vers qui partent de ma veine Et de ce que je suis ne soyez plus en peine, [210] Suffit que si j’étais d'un monde possesseur, Je vous l’offrirais tout, aussi bien que mon cœur.

Précieuse

Ô Dieu ! Ce papier brûle. Il est tout plein de flammes, Et doit vivre longtemps, car il a plusieurs âmes, La pistole en est une, et puis celle des vers, [215] Où l’on en voit toujours plus que dans l’Univers. Or sus, mon Cavalier, de ces biens qui sont vôtres, Reprenez l’âme d'or, je retiendrai les autres, Voilà celle d'hier que je vous rends aussi, C'est elle-même au moins, et puisqu'il est ainsi, [220] Contractons entre nous une amitié qui dure, Mais changez cette infâme et lâche procédure, Venez me visiter quelque fois, j'y consens, Comme faiseur de vers, et non pas de présents.

Le Poète

Hé bien vous le voulez ? Il faut donc les reprendre, [225] Trop heureux de cette offre, où je n’osais prétendre : Mais ayant eu l’honneur de passer par vos mains, Il ne doit plus servir au trafic des humains Ce trésor que j’égale à ceux des Républiques, Et je vais l’enchâsser ainsi que des reliques. [230]


Scène IV

La Vieille, Précieuse.
Précieuse

C'est fait.

La Vieille

Rentre sans contester, J’entends venir quelqu'un qui pourrait t’arrêter, Nos gens vont à la ville, il faut que tu te pares.

Précieuse

Nous bravons sans cela les beautés les plus rares.


Scène V

Don Jean de Carcame
, seul

Hé bien, es-tu content puissant Maître des Dieux, [235] Connaissant le sujet qui m’amène en ces lieux ? Ai-je enfin satisfait à ta juste colère ? Et puis-je désormais espérer de te plaire ? Je le confesse amour, j’ai bravé ton pouvoir, Tes effets jusqu'ici n’avaient pu m’émouvoir, [240] J’ai devant tes sujets ta gloire méprisée, J’ai fait de ton carquois un objet de risée, J’ai renversé ton trône, abattu tes autels, Je t’ai même tiré du rang des immortels, Et ne t’avais placé que dans la fantaisie [245] De ceux qui sont atteints d'un peu de frénésie : Mais puisque je pêchais par une aveugle erreur, Tu devais modérer l’excès de ta fureur, Et pour rendre pareil le châtiment au crime. N’ajouter point la honte à ce joug qui m’opprime. [250] S'il me fallait servir ces illustres beautés, Ou la naissance est jointe aux rares qualités, Bien loin d'en murmurer je bénirais mes chaînes, Et ferais mon bonheur des tourments et des gênes, Car enfin il est vrai qu'il n’est rien de plus doux [255] Que de se voir l’objet de leurs aimables coups, Que notre âme est heureuse alors qu'elle en soupire ! Et que cet esclavage est plus beau qu'un empire ! Mais qu'une Égyptienne ait rangé sous sa loi Ce cœur ambitieux, ce cœur digne d'un Roi, [260] Ô mortelle infamie ! Ô honte irréparable ! Par là tu prouves mieux ton pouvoir redoutable Que si tu dépliais tes plus puissants ressors, Et tu parais plus fort par ces fables efforts, Il est, il est d'un Dieu, de prendre d'une offense [265] Par un moyen si bas, une haute vengeance. Si bas, ha crime encore plus noir que le premier ! Peux-tu m’avoir ouï, Ciel, sans me foudroyer ? Profane qu'ai-je dit ? Pardonne-moi bel Ange, Tu ne brilles pas moins pour être dans la fange, [270] La terre a ses trésors, la nuit a son Soleil, L’éclat du diamant est par tout sans pareil, La rose est toujours rose au milieu des épines, Enfin, tout sert de lustre à tes beautés divines. Précieux instrument des nobles passions, [275] Brillant fourrier d'amour de toutes nations, Favorable enchanteur dont la force des charmes Peut des plus chastes mains faire tomber des armes, Âme de l’Univers qui fais tout, qui peux tout, Par qui de toute chose on peut venir à bout, [280] Métal incorruptible, et qui peux tout corrompre, Puisqu'il n’est rien si fort que tu ne puisse rompre, Qu’un Dieu même implora ton pouvoir souverain, Et n’entra que par toi dedans la tour d'airain, Tu peux bien faire moins, seconde ma licence, [285] Et fais-moi triompher d'une jeune innocence. La voici, Dieux ! Je tremble à son divin aspect, Et je sens ce désir qui se change en respect.


Scène VI

La Vieille, Précieuse, Don Jean de Carcame.
La Vieille
, voyant Précieuse qui cherche quelque chose

Qu’est-ce donc ?

Précieuse

Ce n’est rien.

Don Jean, seul Amour soutien ta cause.

La Vieille

Rien !

Précieuse

Non rien. [290]

La Vieille

Il faut bien que ce soit quelque chose. [290]

Précieuse

Dieu, qu'un petit sujet vous donne un grand souci ! Hé bien, c’est une papier qui vient de choir ici. Êtes-vous satisfaite ?

Don Jean
, à part

Ha que cet astre brille !

Précieuse

Le voilà.

La Vieille

C'est lui-même.

Précieuse

Oui.

La Vieille

Viens, suis-moi ma fille, Il le faut aborder.

Précieuse

Qui ? [295]

La Vieille

Ce Seigneur. [295]

Précieuse

Ô Dieux ! [295] Je ne le voyais pas, mais feignons pour le mieux. La Croix mon Cavalier.

Don Jean

Ô favorable augure !

Précieuse

Nous vous dirons après votre bonne aventure.

Don Jean

Viens-tu de quelque espoir consoler ma langueur, Et modérer le feu que tu mets dans mon cœur ? [300] Réponds en ma faveur une bonne parole.

Précieuse

Voyons dans votre main, qui ce discours cajole.

La Vieille

Mon bon Seigneur surtout, mettez la Croix dedans, Celles d'or marquent mieux les heureux accidents.

Précieuse

Vous êtes né sous les planètes [305] D’Amour et de Valeur, de Venus et de Mars, Votre honneur court quelques hasards Dans l’entreprise que vous faites. Prenez garde à votre finance, Mercure à des larrons veut joindre votre sort. [310] Croyant qu'on l’interdit à tort D’éclairer à votre naissance. Dieux ! Que vois-je par cette ligne ? Ha, que vous en tenez pour un aimable objet ! Poursuivez ce rare projet, [315] La fille n’en est pas indigne. Vous avez dans la fantaisie Un dessein suborneur qui dût être chassé, Hélas ! Vous êtes menacé De ce démon de jalousie. [320] La ligne de vie est fort belle, Une seule traverse en coupe la longueur : Mais vous braverez sa rigueur, Pourvu que vous soyez fidèle.

Don Jean

Ha ! Ne me flatte plus de cette erreur commune, [325] De toi seule dépend l’une et l’autre fortune, Et mon sort si tu veux, soit doux, soit inhumain, Se lira dans tes yeux beaucoup mieux qu'en ma main. Ne reconnais-tu pas ce Don Jean de Carcame ? C'en est le corps au moins qui vient joindre son âme, [330] Son âme que tu pris...

Précieuse

En quel temps ? En quel lieu ?

Don Jean

Où ta rare beauté mit en sa place un Dieu, À Séville en un mot, ha ! C'est trop méconnaître L’Amour que dans ton sein tes beaux yeux firent naître, Là tu ravis mon cœur que je t’allais offrir, [335] Et commenças dès lors à me faire souffrir, Garde le bien ce cœur, ce larcin m’est aimable, Je gagne en cette perte un bien inestimable, Et si tous mes trésors te pouvaient contenter, En voici quelques-uns que je viens t’apporter. [340]

La Vieille

Bon cela.

Don Jean

Reçois-les avec l’assurance De posséder le reste.

La Vieille

Agréable espérance.

Don Jean

Si tu veux approuver ma constante amitié.

La Vieille

Ma fille qu'en dis-tu ? pour moi j'en ai pitié.

Don Jean

Oui, si quelque faveur répond à mon envie, [345] Sans mener plus longtemps cette honteuse vie, Je vous mets toutes deux au faîte du bonheur, Et je vous fais passer de l’opprobre à l’honneur.

Précieuse

Vous n’êtes pas le seul qui l’âme abusée A jugé mon honneur une conquête aisée, [350] Plusieurs l’ont attaqué, tous ont été confus De souffrir comme vous la honte du refus. Consolez-vous Monsieur, vous avez de semblables, C'est le soulagement de tous les misérables. Le métier que je fais, et mes gaies humeurs, [355] Qui sont de faux miroirs pour exposer mes mœurs, Inspirent, je le crois, cette injuste licence, Mais quand de ma vertu j'ai donné connaissance, On se repent aussi des discours qu'on m’a faits, Voyant que l’apparence est contraire aux effets. [360] Je vais, je viens, je cours, je ris et je folâtre, Toujours avec l’honneur dont je suis idolâtre, Et bien loin d'imiter vos dames des Cités, Qui couvrent de froideur leurs impudicités, J’ai les yeux tout de flamme, et le cœur tout de glace, [365] Et j'ose les braver dans mon honnête audace, Je ne perdis jamais à ce pudique jeu, Et c’est ainsi que l’or s’affine dans le feu. Si j’ai parlé de Croix, n’ayez pas la pensée Qu’un si lâche trafic me rende intéressée, [370] Non, non, l’argent n’est point l’objet de mes souhaits, Et chacun sait fort bien que je n’en pris jamais. Gardez donc vos trésors, et croyez je vous prie, Que ce que j'en ai dit c’est par galanterie, N'espérez pas par là ces innocents plaisirs, [375] Qui sont dûs seulement aux innocents désirs, Si je vends mon honneur, ce seul trésor que j'aime, Ce ne sera jamais qu'au prix de l’honneur même.

La Vieille

Voilà bien raisonner.

Don Jean

Ha ! Bannis ce penser, Le garder un moment, c’est beaucoup m’offenser : [380] Mets là ta belle main, et sois toute assurée D’une foi, d'une amour d’éternelle durée.

La Vieille

Ma foi c’est tout de bon, il ne se moque point.

Précieuse

Plusieurs difficultés s’opposent à ce point, Vous ne vaincrez jamais de si puissants obstacles. [385]

Don Jean

Amour dans le besoin sait faire des miracles.

La Vieille

Oui, oui, mon bon Seigneur.

Précieuse

Sachez que parmi nous La fille et son amant qui s’offre pour époux Éprouvent leurs humeurs le cours de deux années, Avant que de pouvoir joindre leurs destinées. [390] A ces conditions engager votre foi, Subir à mon sujet la rigueur de la loi, Abaisser votre rang à cette infâme vie, Avouez que déjà vous en perdez l’envie.

Don Jean

Douter de ma constance, ha ! mon cœur connaît mieux [395] Le pouvoir de ma flamme, et celui de tes yeux. Propose si tu veux à mon âme assurée Les périls encourus pour la Toison dorée, Rien ne peut étonner mon amour courageux, Tout m’est doux, tout m’est beau, tout m’est avantageux : [400] Bref le Ciel m’est témoin qu'avec ma Précieuse Toute condition me sera glorieuse, Et je triompherai de toutes ses rigueurs, Pourvu qu'un chaste hymen unisse un jour nos cœurs.

La Vieille

Ô merveilleux dessein !

Précieuse

Après cette assurance, [405] Si ma tante y consent...

Don Jean

Vivrais-je en espérance ?

La Vieille

Moi je consens à tout.

Précieuse

Hé bien, oui, je me rends, Mais de quelle façon abuser vos parents ? Nous serions tous perdus s’ils en avaient un doute.

Don Jean

Je conclus avec eux, ayant su votre route, [410] De voyager en France, et m’en suis séparé Sous ce prétexte faux qui me tient assuré, La guerre en fut un autre à m’exempter de suite.

Précieuse

Quoi, vous êtes tout seul ?

Don Jean

Oui.

Précieuse

La rare conduite !

Don Jean

Il la faut achever, ne perdons point de temps, [415] Pour ma réception préparez tous vos gens, Tandis que je ferai transporter dans vos tentes.

Précieuse

Quoi ?

Don Jean

Tout mon équipage, en serez-vous contente ?

La Vieille

Faites.

Don Jean
, lui présentant la bourse

En m’attendant garde toujours ceci.

Précieuse

Enfin vous offensez de me traiter ainsi. [420]

La Vieille

Donnez j'en aurai soin.

Précieuse

Non pas.

La Vieille

Elle se moque.

Précieuse

Je vous l’ai déjà dit, ce procédé me choque, De grâce...

Don Jean

C'est assez, à Dieu, je t’obéis.


Scène VII

La Vieille, Précieuse.
La Vieille

Mes leçons et mes soins sont donc ainsi trahis.

Précieuse

Voyez vous ? Je hais trop cette humeur mercenaire. [425]

La Vieille

Folle tu ne sais pas ce qui t’est nécessaire, Refuser de l’argent, ô Dieux ! Te moques-tu ? Connais-tu son pouvoir ? En sais-tu la vertu ? Sommes-nous en danger ? L’argent nous en délivre, Dans les bras de la mort souvent l’argent fait vivre, [430] Nous principalement, dont le sort quelque fois Est prêt de succomber sous la rigueur des lois : Ces rayons exposés éblouissent la vue, Dissipent du malheur l’épouvantable nue, Éclairent à signer notre élargissement, [435] Et nous font retirer des prisons promptement, Apprends qu'une clef d'or ouvre toutes serrures.

Précieuse

Sachez que la Vertu brave ces procédures, Au reste, allons hâter nos desseins résolus.

La Vieille

Passe pour cette fois, mais n’y retourne plus. [440]


ACTE II


Scène I

Don Jean
, seul

À peine mon vaisseau s’éloigne du rivage, Qu’un Neptune jaloux veut exciter l’orage, À peine dans la lice ai-je fait quelques pas, Qu’un fantôme importun me dit, ne poursuis pas, Et lâche que je suis presque dans la bonace, [445] Je cède au moindre effort du vent qui me menace, Et mon cœur infidèle après un juste choix, Veut ce semble obéir à cette injuste voix. Quel démon d'intérêt en mes routes divines Sème confusément la fange et les épines, [450] Et pour me détourner d'un but si souhaité, Oppose l’infamie et la difficulté ? Forçons, forçons, mon cœur, ce rempart inutile, Rien n’est aux vrais amants honteux ni difficile. Insolents ennemis de mon affection, [455] Rang, honneur, qualité, naissance, ambition, Adieu, retirez-vous, sortez de ma pensée, De vos lâches conseils mon âme est offensée, En vain vous combattez ce vainqueur que je sers, Qui me dompte à ma gloire, et m’honore en ses fers. [460] Quel noble sentiment, partisan de ma flamme, Me fait voir glorieux ce que je crûs infâme ? Et quels nouveaux rayons ont sitôt dissipé Les vapeurs dont mon cœur était enveloppé. Je sens qu'il est plus calme, et mon âme éclairée [465] Dans ce beau champ d'Amour marche plus assurée. Le Ciel rit à mes vœux, l’air me semble plus doux. C'est l’effet du Soleil qui s’approche de nous.


Scène II

Le Capitaine et la Troupe d’Égyptiens, Don Jean, Le Vieille, Précieuse.
Le Capitaine

Il faut entretenir le feu qui le consomme.

La Vieille

Le voilà.

Le Capitaine

C'est assez. [470]

Précieuse

Hé bien mon Gentilhomme, [470] Avez-vous médité dessus votre dessein ? Et sentez-vous encore même ardeur dans le sein ? Êtes-vous résolu d'entre en notre bande ?

Don Jean

Mais veut-on m’honorer d'une faveur si grande ?

Précieuse

Vous êtes-vous tâté de toutes les façons ? [475] Car enfin...

Don Jean

Hé ! mon âme à quoi tant de soupçons ? J’ai remis en tes mains et mon sort et ma vie, Tu peux en disposer au gré de ton envie. Le dessein que j’ai fait de vivre sous tes lois, Doit m’élever plus haut que le trône des Rois, [480] Juge si ma fortune en si beau lieu placée, Me peut faire dédire et changer de pensée.

Précieuse

Venez donc suivez-moi, vous serez enrôlé. Voici le Cavalier dont on vous a parlé.

Le Capitaine

Bon, la façon m’en plaît, sa taille, et tous ses gestes, [485] Sont d'un adroit voleur les preuves manifestes, J’attends de lui beaucoup en ce qu'il entreprend, Et sa mine promet quelque chose de grand. Tu sois le bienvenu, cher soldat de Mercure, Apprends de ce nom seul quelle est ton aventure. [490] Le Ciel de ses faveurs fut ainsi libéral, Donnant à notre armée un Dieu pour général, Rien n’échappe à nos mains avec ses artifices, Et nous hasardons tout sous ses divins auspices, Cet avertissement doit déjà t’animer. [495]

Don Jean
, bas

Le glorieux motif !

Le Capitaine

Pour te faire estimer Dans la profession que tu veux entreprendre, Observe bien nos lois, que je te vais apprendre. Éloigne en premier lieu ce fantôme d'honneur, Si tu veux réussir avec quelque bonheur, [500] C'est un fâcheux démon jaloux de notre adresse, Qui raffine surtout, et de tout s’intéresse, Dont les tristes conseils, et les sévères lois, Chargent de fers dorés les sujets et les Rois, Et nous portant au bien le moins digne d'envie, [505] Retranchent les trois parts des plaisirs de la vie, Loin donc cet ennemi de nos contentements, Loin la honte du blâme, et la peur des tourments, Après ces bons avis tu peux prendre les armes.

Don Jean

L’honorable milice ! Ô Dieux qu'elle a de charmes ! [510]

Le Capitaine

Nous cherchons les combats dont la bourse est le prix, Où la gloire consiste à n’être point surpris, Où la subtilité l’emporte sur la force. Là, l’espoir du butin nous est bien quelque amorce, Le gain donne un plaisir, mais il s’en faut beaucoup [515] Qu’il égale celui d'avoir fait un beau coup, Éprouve cette joie, et quoi que tu hasardes, Songe qu'il faut duper qui se tient sur ses gardes, Endormir de discours ceux que nous réveillons, Et paraître en repos lorsque nous travaillons, [520] Comme il faut plus d'esprit, notre âme est plus ravie Quand un heureux effet succède à son envie. Être prompt, avisé, hardi, subtil, adroit, Tirer sans qu'on le sente une bague du doigt, Dénouer un collier, fouiller dans une poche, [525] Prendre quoi que ce soit à qui que l’on approche, Affiner le plus fin, et le moins empêché, Escamoter partout, dans le Temple, au marché, Relever ce qui tombe, et serrer ce qui traîne, Tout nous duit, tout nous plaît, tout est bon, quoi qu'on prenne [530] Des gants, une chemise, un mouchoir, un chapeau, Une poule, un coq d'Inde, un mouton, une peau, Tandis qu'un frère chasse, entretenir le maître, Lui déguiser son bien jusqu'à le méconnaître, Faire la guerre à l’oeil, que rien ne soit perdu, [535] Bref, le livrer jamais ce que l’on a vendu, C'est à quoi notre esprit applique son étude, Secondé de nos mains et de leur promptitude.

Don Jean

Le royal passe-temps ! Quel divertissement ! Et que jusques ici le métier est charmant ! [540]

Le Capitaine

Ne te rebute pas de nos plaisants mystères Pour l’ordre du carcan, le fouet ou les galères, Pour quelque trait de corde, ou ces petits affronts Dont on punit ici les plus fameux larrons : Que pas un de ces maux n’ébranle ta constance, [545] Et si ton mauvais sort te fait surprendre en France, Comme un présent du roi, reçois la fleur de Lys, Par ces marques d'honneur nous sommes ennoblis, Un bon soldat s’anime en voyant ses blessures, Et sans rien avouer nous souffrons les tortures, [550] Au pouvoir du prévôt un de nous est-il mis, Il subit châtiment, non pour ce qu'il a pris, Mais pour être si sot de s’être laissé prendre. Qui ne sait son métier doit tâcher de l’apprendre, Cela le subtilise en autre occasion, [555] Et le rend bien plus prompt à l’exécution.

Don Jean
, bas

Qu’on prépare mon âme à d’agréables choses.

Le Capitaine

Passons de quelque épine en des plaines de roses. Nous possédons sans peur mille trésors divers, Et nous sommes Seigneurs de ce grand Univers, [560] Nous chassons dans les bois et dessus les montagnes, Nous jouissons des biens des plus riches campagnes, La terre à nos désirs offre tout avec choix, Les forêts au besoin nous présentent du bois, Les fontaines de l’eau, les coteaux de l’ombrage, [565] Les rochers un abri quand il fait quelque orage, Les vignes des raisins, les étangs des poissons, Les arbres et les champs des fruits et des moissons, Enfin avec nous, pour peu que tu t’exposes, Sans qu'il te coûte rien espère toutes choses. [570]

Don Jean

Qui ne serait ravi de ces commodités ?

Le Capitaine

Jamais nous ne logeons dans l’enclos des Cités, Les dehors sont plus beaux, plus sûrs, et plus utiles, C'est là que nous plantons nos pavillons mobiles, Et nous en délogeons au moins quand il nous plaît, [575] Là, notre emmeublement se trouve toujours prêt, Les gazons sont nos lits, et la belle prairie À nos palais volants sert de tapisserie, Nous y voyons aussi quantité de tableaux, Jamais dedans la Flandre il n’en fut de si beaux, [580] L’art ne saurait atteindre à ces vivants ouvrages, Et Nature elle-même a fait ces paysages. Ce cuir impénétrable aux rigueurs des saisons Nous fait braver le Ciel dans ces faibles maisons, Les tonnerres grondants sont pour nous des musiques, [585] Les vents impétueux des zéphyrs pacifiques, Les éclairs des flambeaux, la pluie un bain charmant, Et les neiges enfin un rafraîchissement : Ainsi toujours contents nous passons notre vie Exempts d'ambition, de soucis, et d'envie, [590] Ce beau dérèglement ne te charme-t-il pas ?

Don Jean

Oui certes, et le trône a beaucoup moins d’appas.

Le Capitaine

Au reste, tu peux prendre en l’ardeur qui t’enflamme Cette jeune beauté pour maîtresse ou pour femme.

Précieuse

Arrêtez là de grâce, et ne poursuivez point, [595] Il est tombé d’accord avec moi sur ce point. Que s’il veut renoncer aux lois que j’ai prescrites, Je préfère l’honneur à ces rares mérites, Nul de vous n’a pouvoir dessus ma volonté, N'en disposez donc pas avec autorité, [600] Ce droit nous appartient avec plus de justice, Je l’ai fait espérer à deux ans de service, Mais quoi que le serment semble nous obliger, Il nous est libre encore de nous en dégager, Consultez-vous, Monsieur, touchant cette promesse, [605] Recueillez votre cœur du sommeil qui le presse, Arrachez le bandeau qui vous couvre les yeux, Soyez plus raisonnable, enfin choisissez mieux, Votre équipage est là, vous pouvez le reprendre.

La Vieille

Je ne pourrais jamais me résoudre à le rendre, [610] Accordez-nous plutôt.

Don Jean

Je te suis donc suspect ? Quoi dans beaucoup d'amour crains-tu peu de respect ? Non, non, engage encore mes flammes amoureuses A des conditions qui soient plus rigoureuses, Mon cœur est une cire où tu ne peux imprimer [615] Ces chastes sentiments qui te font estimer, Mais sache que pour toi ce même cœur de cire Changera de nature après ce doux martyre, Et que pour mieux garder ton vouloir souverain Il deviendra plus dur que le fer ou l’airain. [620] Oui, ta seule présence entretiendra ma joie, Je serai trop content pourvu que je te voie, Et si l’Amour m’excite à quelque autre plaisir, Un baiser tout au plus bornera mon désir, Puis-je pas espérer ce remède à ma flamme ? [625]

Précieuse

Oui, si sage d'ailleurs...

Don Jean

N'en doute plus mon âme. Et vous mon Capitaine, il me faut octroyer Un mois d’apprentissage a ce noble métier.

Le Capitaine

C'est trop de la moitié pour être passé maître, Après deux ou trois vols assure-toi de l’être. [630]

Don Jean

Souffrez que dans ce temps je n’en fasse pas un, Ces quatre cents ducats départis au commun Suppléeront au défaut de cette main oisive, Prenez-les pour ma part du bien dont je vous prive, Après qu'on laisse faire à mes secrets efforts, [635] Mon adresse d'abord s’attaque aux coffres fors.

Le Capitaine

Ta générosité n’eut jamais son égale, Oui, ces riches effets de ta main libérale, Font résoudre la troupe à quoi que tu voudras, Dispose de nos cœurs ainsi que de nos bras. [640] Il reste maintenant à prendre un nom de guerre Qui te fasse inconnu courir toute la terre, Hérite de celui du plus fameux voleur Qui jamais parmi nous signala sa valeur, Il se nommait Andrés, plaît-il à ton envie ? [645]

Don Jean

Je le conserverai de tout le temps de ma vie, Andrés, ha ! Que ce nom me semble glorieux, Puisqu'il m’est imposé pour servir ces beaux yeux !

Le Capitaine

Donc que chacun de nous montre son allégresse, D’un si cher camarade exaltons la noblesse, [650] Mêlons un doux concert à nos remerciements, Et faisons mille vœux pour ses contentements. Vive le noble Andrés, vive la Précieuse D’une vie à leur gré la plus délicieuse, Qu’Hymen joigne bientôt ce beau couple d'amants, [655] Et que rien ne s’oppose à leurs embrassements.

Le Capitaine

Voilà qui vaut l’argent, cet objet qui t’engage Du fard Égyptien t’enseignera l’usage, Surtout change d'habit pour notre sûreté, Et pour aller par tout avec liberté, [660] Nous en avons toujours quelques-un dans nos tentes Pour ceux qui sont reçus au métier que tu tentes : Tandis, pour éviter tout accident fatal, Je vais rendre l’honneur qu'on doit au Sénéchal, Notre bande a besoin du pouvoir qu'il possède, [665] Déjà depuis deux jours nous rodons dans Tolède Sans la permission qu'il nous faut obtenir, Adieu, demeurez seuls pour vous entretenir.

La Vieille

Enfin tout est à nous, homme, argent et bagage, Mais allons de plus près visiter l’équipage. [670]

Le Capitaine

Puissant Dieu des matois, et des subtilités, Mercure inspire lui tes bonnes qualités, Afin qu'aux yeux de tous il vole en assurance, Et trompe des Argus l’exacte vigilance. Suivez-moi Compagnons, tous en ordre rangés, [675] Ces ducats au retour vous seront partagés.


Scène III

Andres, Précieuse.
Andres

Enfin j’ai le bonheur où mon amour aspire, Mon sort est dans tes mains, je vis sous ton empire, Me voilà ton sujet, et j’ai reçu tes lois, C'est trop pour égaler la fortune des Rois. [680] Ce n’est point le pouvoir que ce titre leur donne Qui m’attache avec joie auprès de ta personne, Ce n’est point un espoir de leurs vaines grandeurs Qui contente mes sens et nourrit mes ardeurs, Ce n’est point ce hasard contre qui l’on déclame, [685] Qui fait voir dans tes fers et mon corps et mon âme, C'est ce charme adorable, invisible et puissant Que forment tes attraits, et ton cœur innocent, C'est cet esprit divin dont ce beau corps s’anime, Qui s’est acquis partout une si haute estime, [690] C'est ce je ne sais quoi qui brille dans tes yeux Capable d'enchanter et les Rois et les Dieux. Ainsi puisque l’Amour et ta seule puissance Me rangent aujourd’hui sous ton obéissance, Espère que ces noms et d'esclave et d'amant [695] Ne me feront traiter que favorablement, Me le jure tu pas par la céleste flamme Que ces deux Astres bruns lancent jusqu'en mon âme ? Par la réflexion de ce feu glorieux Que l’un et l’autre joue emprunte de tes yeux, [700] Par ce vivant corail qui fait tant de miracles, Et qui rend tous les jours mille divins oracles. Me le jure tu pas par ce berceau d'Amour, Où, comme dans tes yeux, ce Dieu fait son séjour ? Par ces monts animés dont le beau privilège [705] Peut enflammer les cœurs à l’aspect de leur neige, Et par ce noble tout, ouvrage précieux Que formèrent l’Amour, la Nature et les Dieux : Mais à te voir si triste en mon bonheur insigne, Il semble que déjà tu m’en juges indigne. [710]

Précieuse

Me dois-je réjouir de vous avoir réduit À quitter un beau tour pour une affreuse nuit, À quitter des rayons pour un nuage sombre, La gloire pour la honte, et le Soleil pour l’ombre, Les plaisirs pour la peine, et les biens pour les maux, [715] Un repos assuré pour de rudes travaux, Une Princesse enfin pour une Égyptienne ? Non, Seigneur, croyez-moi, quelque honneur qui m’en vienne, Je vous estime trop pour ne m’affliger pas Du tort que je vous fais par mes faibles appas. [720]

Andres

Que ton affliction console bien mon âme ! Que ton regret me plaît ! Que ta froideur m’enflamme ! Il est donc vrai, mon cœur, que ta sainte amitié Fait déjà le devoir d'une chaste moitié : Mais ne plains point mon sort digne qu'un Dieu l’envie, [725] Et juge mieux de l’heur qui va suivre ma vie, Trouvais-je pas en toi sans forcer mes désirs Ma gloire, mon repos, mes biens et mes plaisirs ? Tes yeux ne sont-ils pas des Soleils ? Et ces astres N'écarteront-ils par loin de moi les désastres ? [730] N'ont-ils pas pour rayons mille feux pétillants ? Et pour être un peu noirs en sont-ils moins brillants ? Non, non, d'une façon qui n’est point coutumière Cette noirceur éclate et me rend la lumière, Contre l’ordre du monde elle fait un beau jour, [735] Et rallume partout le flambeau de l’Amour, Mais pardonneras-tu ma première licence ?

Précieuse

Oui, puisque vous avez une entière puissance.

Andres

D’où te vient ce papier ? Que son destin est doux !

Précieuse

Si c’est une douceur que de faire un jaloux, [740] Ce poulet en ce lieu vous donne de l’ombrage, Avouez.

Andres

Nullement.

Précieuse

L’auteur vaut bien l’ouvrage.

Andres

Je le crois.

Précieuse

Tout de bon ?

Andres

Oui certes.

Précieuse

Cependant, Je veux de son rival faire mon confident, Tenez, après cela doutez que je vous aime, [745] Car je ne l’ai point lu.

Andres

La faveur est extrême.

Précieuse

J’en espère pourtant un aimable entretien, Il est un peu remis.

Andres
, à part, ayant lu

Mon cœur ne crains plus rien.

Précieuse

Lisez haut, vous riez.

Andres

Il faut bien que je rie De l’agréable effet de cette tromperie, [750] Ce sont des vers.

Précieuse

Hé bien, c’est le parler des Dieux, Le style en est plus doux, et persuade mieux.

Andres

Je chante dans les fers mieux qu'un Égyptien, Vous me réjouissez en me donnant la gêne : Mais pourquoi joignez-vous le repos à ma chaîne ? [755] Suis-je si malheureux de n’être propre à rien ? L’esclave trop oisif souffre un double tourment, Servez-vous du pouvoir que mon destin vous donne D’un emploi près de vous honorez ma personne, Et ne rejetez pas les vœux d'un pauvre amant. [760]

Précieuse

Hé bien qu'en dites-vous ? Ce n’est pas un novice, Voyez qu’adroitement il m’offre son service.

Andres

Voilà pour un captif parler bien librement, Mais il ne devait pas finir si pauvrement, L’Amour est de ce mal la mortelle ennemie, [765] Et pour un pauvre amant je serais endormie.

Précieuse

Ainsi que de ses vers vous rirez de l’objet.

Andres

Mais qui t’en ferait voir sur un autre sujet ?

Précieuse

De qui ?

Andres

D’un jeune gentilhomme Mon plus intime ami, qui t’aime.

Précieuse

Et qui se nomme ? [770]

Andres

Son nom ne se dit pas.

Précieuse

C'est lui-même. Et pourquoi ?

Andres

Pour cause, les voici, c’est un récit pour toi, Au ballet que...

Précieuse

J’entends ce que vous voulez dire, Voyons.

Andres

À ce penser il faut que je soupire, Là, mes superbes sens furent humiliés, [775] Et ta grâce à danser foula mon cœur aux pieds.

Précieuse

Épargnez ces discours où l’amour vous emporte.

Andres

Tu devais à peu près nous parler de la sorte.

Précieuse

Vous avez lu les miens, que je lise ceux-ci.

Andres

Il est juste, tiens donc, tu peux en rire aussi. [780]

Précieuse
,lit ce qui suit

Si je vous semble Égyptienne, Je n’en ai que l’habit, l’adresse et les cheveux, Et quoi que d'un César leur Reine ait eu les vœux, Sa beauté toutefois fut moindre que la mienne. J’attire à moi tous les humains, [785] Curieux de me voir ainsi que de m’entendre, Et pas un ne se peut défendre Des coups où mes beaux yeux font l’office des mains. Je donne aux âmes la torture, Je ne prends que des cœurs, mes larcins sont hardis, [790] Et je fais mieux que je ne dis. La bonne ou mauvaise aventure. Mes compagnes et moi d'une adresse subtile Nous volons en tous lieux, Mais de tout notre bien je leur quitte l’utile, [795] Et ne profite point que du délicieux. Comme on voit nos larcins être fort différents, Nos restitutions ont des effets contraires, La leur oblige fort, et moi lorsque je rends, Je cause des douleurs amères, [800] Et l’on me fait mille prières De retenir toujours ce que je prends.

Andres

Que t’en semble ?

Précieuse

L’ouvrage est sans doute admirable, Heureuse si le sens en était véritable.

Andres

Je le puis assurer sans faire le flatteur. [805]

Précieuse

Si vous craignez encore qu'on découvre l’auteur, Suivez-moi seulement.

Andres

Sais-tu qui se peut être ?

Précieuse

Je le vais déguiser, il se fait trop connaître, Mais il faut qu'avec moi vous y mettiez la main.

Andres

Elle s’en doute, Amour seconde son dessein. [810]


ACTE III



Scène I

Le Poète, Les Égyptiens.
Le Poète
en habit de berger et de nuit.

Au secours, je suis mort, ha ! Quelle destinée M'a fait trouver ces chiens dans leur rage obstinée ?

L'égyptien
, à son camarade.

Sans doute nos mâtins font quelque bon repas, Ils cessent d'aboyer, suis-moi, doublons le pas.

Le Poète

Ô Dieux ! Je n’en puis plus.

L'égyptien

J’entends quelqu'un se plaindre. [815] Approche ta lumière, et garde de l’éteindre. Ma foi c’est un berger prêt à laisser sa peau, Tu verras que nos chiens sont après le troupeau. Es-tu mort ?

Le Poète

Je me meurs.

L'égyptien

Hé ! Qui diable t’amène En ces lieux, et de nuit ?

Le Poète

Ma fortune inhumaine, [820] Mais sans plus discourir, de grâce assistez-moi.

L'égyptien

Après, qui nous payera ?

Le Poète

Moi-même.

L'égyptien

As-tu de quoi ? Je ne fais rien pour rien, songe à quoi tu t’engages.

Le Poète

Oui, tenez, ce ducat vous servira de gages.

L'égyptien

Prends courage à présent, va, crois-moi, ce n’est rien, [825] Quant tu seras guéri tu te porteras bien. Un ducat d'un berger !

Le Poète

Amis, qui vous arrête ?

L'égyptien

Ça, donne-moi tes pieds, toi prends-le par la tête, Une vieille entre nous par un magique sort, En touchant de l’argent ferait revivre un mort, [830] Nous allons de ce pas te porter dans sa tente, Pour en être content, rends-la devant contente.

Le Poète

Je n’épargnerai rien pour mon soulagement.


Scène II

Andres, La Vieille, Précieuse, Les Égyptiens, Le Poète.
La Vieille
, à Andres.

Mon fils, où courez-vous ?

Précieuse

Arrêtez un moment.

L'égyptien

La voilà, je l’entends, approchez bonne mère, [835] Voici de la pratique.

Andres

Ô Dieux quelle misère !

La Vieille

C'est la cause du bruit qui vous faisait courir.

Précieuse

Ma tante dépêchons, il faut le secourir.

La Vieille

Hé bien, qu'est-ce qui fait le sujet de tes plaintes ?

Le Poète

Les dents de vos mâtins sur mes jambes empreintes. [840] Hélas ! Si dans le temps qu'ils me faisaient ce mal, Il ne fut par bonheur passé quelque animal, Dessus qui maintenant ils repaissent leur rage, Ils n’auraient pas encore arrêté leur outrage.

La Vieille

Si je te puis guérir que me donneras-tu ? [845] L’or est un prompt remède, et de grande vertu, Le baume le meilleur coule de cette source, Et pour fermer la plaie il fait ouvrir la bourse.

Le Poète

Hâtez ma guérison de tout votre pouvoir, Je vous contenterai par dessus votre espoir. [850]

La Vieille

Enfants, portez-le donc en la plus proche tente, Ma fille va quérir de mon divin Nepante Je guéris avec lui toute sorte de maux, Mais il faut sur les tiens murmurer quelques mots, Pour arrêter le sang qui coule en abondance. [855]

Le Poète

Mon mal va jusqu'au cœur.

Andres

Ami, prends patience.

La Vieille
, à Précieuse.

Ne l’as-tu point tantôt assez considéré ? Cours, es-tu revenue ?

Précieuse

Il est trop assuré, C'est notre Poète, ô Dieux ! Quelle est son entreprise, De nuit, et déguisé, je crains quelque surprise. [860]


Scène III

Le Poète, Le Vieille, Andres, Les Égyptiens.
Le Poète

Soleil dont la lumière est si douce à mes yeux, Tarderas-tu longtemps de paraître en ces lieux ?

Andres

Non, il est tantôt jour.

Le Poète

Sa divine présence Peut des maux que je sens charmer la violence.

La Vieille
, aux Égyptiens.

Entrez-là, c'en est fait, son sang est arrêté. [865] Ô discours salutaire en cette extrémité.


Scène IV

La Vieille, Andres, Précieuse.
Andres
, à Précieuse.

Quoi déjà de retour ?

La Vieille

Vite, ma fille apporte.


Scène V

Précieuse, Andres.
Précieuse

La charité m’oblige à courir de la sorte.

Andres

Tu dois, s’il est ainsi, faire quelques efforts, Pour soulager mon âme aussi bien que son corps. [870]

Précieuse

Si vous n’avez besoin que de ma diligence...

Andres

Tu pourrais sans courir hâter mon allégeance.


Scène VI

La Vieille, Andres, Précieuse.
La Vieille
, sortant de la tente et parlant au poète.

Te voilà bien, à Dieu, repose en sûreté, Tandis que j'en vais faire autant de mon côté, Si pour ta guérison trop longtemps je sommeille, [875] Apprends qu'au son de l’or notre soin se réveille.

Andres

Sa mine et son discours me font connaître assez Que vos soins quelque jour seront récompensés.

La Vieille

J’entends bien dès demain recevoir mon salaire, Fut-il mon propre enfant, fut-il mon propre frère, [880] S'il m’avait fait attendre après lui plus longtemps, L’un de l’autre tous deux nous serions mécontents, Point d'argent, point d'onguent, dessus cette pensée Allons nous retirer.

Andres

Qu’elle est intéressée !

Précieuse

Ma tante allez devant, nous vous suivons de près. [885]


Scène VII

Précieuse, Andres.
Précieuse

Les lauriers d'Apollon sont changés en cyprès.

Andres

Comment ? À ce discours je ne puis rien comprendre.

Précieuse

Le plaisant accident que je vous vais apprendre !

Andres

Qu’est-ce donc mon souci ?

Précieuse

Mais me promettez-vous ?

Andres

Oui, parle, que veux-tu ?

Précieuse

De n’être point jaloux. [890]

Andres

Assis entre les Dieux, et parmi l’ambroisie, Qui pourrait à présent troubler ma fantaisie ?

Précieuse

Ce mal nous vient souvent d'un soupçon plus léger. Qui pensez-vous que soit ce malheureux berger ?

Andres

Parles-tu du blessé ?

Précieuse

Je parle de lui-même. [895]

Andres

Le connais-tu d'ailleurs ? Est-ce quelqu'un qui t’aime ?

Précieuse

N'excitera-je point une mauvaise humeur ?

Andres

Point du tout.

Précieuse

Sachez donc que c’est notre rimeur.

Andres

Quoi, celui dont tantôt nous avons lu des Stances ?

Précieuse

Celui-là même, auteur de ces extravagances. [900]

Andres

Ha ! Certes j'ai pitié de ce pauvre garçon.

Précieuse

Le sort le persécute en plus d'une façon, Ce n’était pas assez qu'il eut mal à la tête, Il fallait que ses pieds...

Andres

Enfin c’est ta conquête, Pourquoi traiter si mal un si fidèle amant ? [905] Tu l’as porté peut-être à ce déguisement.

Précieuse

Ne voilà pas déjà des effets de ma crainte. Vous êtes donc jaloux.

Andres
, à part.

Est-ce franchise ou feinte ? Moi, jaloux, nullement.

Précieuse

L’étrange vision De me croire complice en cette occasion ! [910] Hé bien, pour avoir paix, et me montrer fidèle, Je ne le verrai point.

Andres

C'est être bien cruelle.

Précieuse

Je vous ai fait déjà deux fois mon confident, J’attends de vous le même en pareil accident, Ne me procurez point le mal dont je vous prive, [915] Et chassons le martel aussitôt qu'il arrive.

Andres

Si je pouvais un jour t’en causer en effet, Je serais bien vengé du mal que m’as fait.

Précieuse

Ha ! Ma sainte amitié défend cette vengeance, Adieu, séparons-nous en bonne intelligence. [920]

Andres

Un baiser tout au moins m’en fera la raison, Peut-on cueillir ce fruit en plus belle saison ?

Précieuse

Est-ce là ce respect et cette retenue ?

Andres

Oui, malgré mon amour mon respect continue, Mais c’est une faveur permise à mon désir. [925]

Précieuse

Nous en disputerons le jour plus à loisir. Je n’ai pas entendu que ce fut à toute heure.

Andres

La nuit, et sans témoins elle serait meilleure.


Scène VIII

Andres
, seul.

Loin de ces beaux charmeurs qui corrompent les sens, Donnons un libre cours à nos désirs pressants, [930] Amour, foi, complaisance, incomparable idée, Dont par enchantement mon âme est possédée, Retirez-vous comme eux, et me laissez ici Examiner à part l’objet de mon souci, Votre ligue est trop forte, et cette conférence [935] Demande une sévère et juste indifférence, Mon cœur à votre aspect n’agit point librement, Bref vous êtes suspects à notre jugement. Ce rival odieux plus conforme à sa guise, Connaît, voit, parle, écrit, vient de nuit, se déguise, [940] Et je ne croirais pas qu'un favorable aveu Au mépris de ma flamme entretienne son feu ; Ha, que ta trahison visiblement éclate ! Inconstante beauté, lâche cœur, âme ingrate, Dont l’adresse perfide a caché sous des fleurs [945] Le dangereux aspic qui cause mes douleurs. Ne suis-je descendu du plus haut rang de gloire Dans ce honteux état qui ternit ma mémoire ? Ne t’avais-je promis d'élever ton bonheur Au faîte des plaisirs, des biens et de l’honneur ? [950] Enfin n’ai-je engagé mes plus belles années À suivre avec toi d'infâmes destinées, Que pour voir préférer à mon chaste dessein Celui d'un suborneur qui règne dans ton sein ? Achève d'ériger ton indigne trophée, [955] Sur le reste mourant de ma flamme étouffée, Comble-le de faveurs en me comblant d'ennuis, Tout m’est indifférent en l’état où je suis, Ton lâche mouvement vient d'arrêter ma course, Et je vais remonter à mon illustre source. [960] Mais pourrai-je accomplir le projet que je fais ? Non, j'aime trop mes fers pour en sortir jamais : Impuissants ennemis du Dieu qui me maîtrise, Savez-vous quelle chaîne arrête ma franchise ? Savez-vous le pouvoir de ces noirs assassins , [965] Qui me percent le cœur, et rompent vos desseins ? Si les trais et les feux vous marquent leur puissance, Que ne me rangez-vous sous leur obéissance, Et si de ces brillants vous ignorez le prix, Pourquoi me conseiller un injuste mépris ? [970] Devez-vous pas avoir beaucoup de retenue À dire votre avis d'une chose inconnue ? Conseillers indiscrets, ou laissez-moi périr, Ou par d'autres moyens venez me secourir. Quoi donc je fais régner mon amour déréglée ? [975] Quelle ombre, ou quel grand jour à mon âme aveuglée ? On s’offre à me tirer d'une infâme prison, Et ce zèle obligeant me paraît trahison, À quel point m’a réduit ma fière destinée ? Dans cet aveuglement mon âme est obstinée, [980] À me faire du mal je suis ingénieux, Et qui me veut aider me semble injurieux, De qui dois-je espérer un effet secourable, Puisque ma volonté ne m’est pas favorable ? Mais pour mieux profiter de ce raisonnement, [985] Tirons de ce rival un éclaircissement, Arrachons son aveu par force ou par adresse, Et perdons puis après le traître et la traîtresse.


Scène IX

Andres, Le Poète couché dans la tente.
Andres
, ayant relevé un côté de la tente.

Camarade, dors-tu ?

Le Poète

Les langueurs que je sens Commençaient d'assoupir mes esprits et mes sens. [990]

Andres

Hé bien, que dit le cœur ? Comment vont tes morsures ?

Le Poète

Comme il plaît au destin qui m’a fait ces blessures.

Andres

Je plains ton infortune, et j'en suis bien marri. Dans trois jours au plus tard tu seras tout guéri. Mais qui te presse aussi ? Quelle affaire importante [995] Te fait marcher de nuit, et devers cette tente ? Parle.

Le Poète

Hélas !

Andres

Je le tiens, ce discours l’a surpris. Réponds-moi, que crains-tu ? Rappelle tes esprits, Tu peux m’entretenir avec toute assurance.

Le Poète

Hé de quoi ? De douleurs, de peine, de souffrance, [1000] C'est là tout l’entretien que vous pourriez avoir, Déplaisant à donner, et triste à recevoir...

Andres

Voyez qu'il équivoque, et qu'il feint bien le traître. Plus je t’entends parler, plus je te crois connaître, Ta mine et cet état ont trop peu de rapport, [1005] Et ce rustique habit cache un plus noble fort, Confesse.

Le Poète

Plût au Ciel.

Andres

Ma pensée est trop vraie, Et me fait découvrir une nouvelle plaie, Mon âme a succombé sous de plus doux efforts, N'est-elle pas blessée encore plus que ton corps ? [1010] Certes, s’il est ainsi que je me l’imagine, Tu mérites le bien que l’Amour te destine. Nous avons entre nous une jeune beauté, Dont l’éclat a de l’air de la Divinité, Un cœur aura reçu son adorable image, [1015] Et par son ordre exprès tu viens lui rendre hommage.

Le Poète

Rien moins.

Andres

Ce rare effet de ta discrétion Te rend plus digne encore de son affection.

Le Poète

Perdez encore un coup cette injuste pensée, Dont sa chaste pudeur pourrait être offensée. [1020]

Andres

Comme il prend son parti, mais allons jusqu'au bout, Il faut après cela qu'il me déclare tout. À quoi bon, découvert te cacher davantage ?

Le Poète

Je ne puis avouer un si faux avantage.

Andres

Pour être Égyptien ne crois pas que mon cœur [1025] Ignore le pouvoir de ce noble vainqueur, Je sais bien que l’Amour porte à d'étranges choses, Et je pourrais parler de ses Métamorphoses. Ne me cèle donc plus ton dessein ni tes feux, La belle Égyptienne est digne de tes vœux, [1030] Bien loin de la blâmer j'estime ton adresse, Et je te veux servir auprès de ta maîtresse.

Le Poète

Ton zèle enfin me charme, et civilité Me force à contenter ta curiosité, Mon cœur s’ouvre de joie au nom de cette belle, [1035] J’ai l’heur de la connaître, et d'être connu d'elle, Et puisque tu peux lire en ce cœur malheureux, Je ne te nierai plus que j'en suis amoureux.

Andres

Après avoir langui, enfin ce mot me tue.

Le Poète

Elle a rendu la force à mon âme abattue, [1040] Et l’appareil plus doux à mon mal furieux, Fut le charme innocent qui vint de ses beaux yeux.

Andres

Il guérit et je meurs, mais la rage m’anime, De ton rare mérite elle fait grande estime.

Le Poète

Si peu.

Andres

Quoi tu t’en plains, ha ! N’en fais plus le fin, [1045] Achève d'exposer ton bien-heureux destin, Nous sommes, tu le sais, les plus secrets du monde. As-tu de ses faveurs ? Ta gloire est sans seconde, Montre-les moi, de grâce, et ne me cache rien, Fais-moi ton confident, je te ferai le mien, [1050] Sous d'autres vêtements j'ai fait des aventures, Dignes de raconter à nos races futures, Et sans aller plus loin que ce même séjour, Je t’en pourrais conter une du dernier jour, Qui vaut bien à mon gré la peine de l’entendre. [1055]

Le Poète

Que je serai ravi si tu veux me l’apprendre !

Andres

Tu me fermes la bouche en me fermant ton coeur, Et tu me crois sans doute indiscret ou moqueur, Vois-tu ? Ne couvre plus une flamme apparente, Et sache que la fille est ma proche parente, [1060] Que je vous puis servir tous deux en vos amours, Vous faisant préférer des nuits aux plus jours.

Le Poète

Je ne refuse pas cette offre avantageuse, Mais mieux que son parent je connais Précieuse, On ne peut faire brèche à sa chaste vertu, [1065] Par discours, par présents, en vain j'ai combattu, Rien ne peut ébranler cette vivante roche, Mille trais enflammés en défendent l’approche, Et lorsqu'on la permet, c’est pour mieux faire voir Que sans intelligence on ne la peut avoir. [1070]

Andres

Ha ! Ce dernier discours me redonne la vie, Mais redoublons l’épreuve, et sachons son envie. Dis ce que tu voudras pour cacher ton dessein, Je vois ce que tous deux vous avez dans le sein, Et dedans votre amour mon zèle s’intéresse, [1075] Mais enfin la veux-tu pour femme ou pour maîtresse ? Si tu la veux pour femme, hé bien dans peu de temps J’y ferai consentir tous ses autres parents, Sinon il ne faut point tant de cérémonies, De semblables vertus parmi nous sont bannies, [1080] Pourvu que nous voyons quelque somme d'argent.

Le Poète

Cher ami, ce discours est par trop obligeant.

Andres

En as-tu ?

Le Poète

J’ai sur moi quelques six vingts pistoles.

Andres

C'est pour la suborner. Donc sans plus de paroles Laisse-moi faire.

Le Poète

Hélas ! Perds ce soin odieux, [1085] Puisqu’un autre dessein m’a conduit en ces lieux, Ce n’est pas qu'en effet je n’aime Précieuse, Et que ma passion ne me soit glorieuse : Mais de mon seul destin l’implacable courroux Me fait venir chercher un asile entre vous. [1090] Apprends en peu de mots le sujet qui m’amène, Qui m’a fait déguiser, et qui cause ma peine. La mort d'un cavalier couché sur le pavé, Dedans une querelle où je m’étais trouvé, Me fit quitter Séville, et venir à Tolède [1095] Pour trouver dans ma fuite un assuré remède. Mes parents cependant qui savent où je suis, Avertis du danger où mes jours sont réduis, M'ont fait donner avis cette même soirée, Que j'eusse à me pourvoir de retraite assurée, [1100] Tout ce que j'ai pu faire en ce pressant souci, Est de changer d'habit, et de venir ici, Contre les trais du sort implorer assistance.

Andres

Si ce n’est que cela repose en assurance, Je m’en vais de ce pas y résoudre nos gens. [1105]

Le Poète

Va, je reconnaîtrai tant de soins obligeants.

Andres
, en s’en allant.

Marche droit hardiment, ou mon âme abusée Saura bien se vanter de ta flamme rusée, Qui cherche ma maîtresse il cherche le trépas, Je t’irais immoler, à ses yeux, dans ses bras, [1110] Et si son lâche cœur trempait dedans ton crime, J’abattrais d'un seul coup l’autel et la victime.


ACTE IV



Scène I

Andres, Précieuse.
Andres

Mais tu ne me dis rien de ce pauvre blessé, Est-ce ainsi qu'un Amant doit être délaissé ? Est-ce ainsi que l’amour doit céder à la crainte ? [1115]

Précieuse

Que vous êtes adroit à couvrir une feinte ! Vous l’avez vu sans doute.

Andres

Oui, je l’ai visité, J’ai plus de soin que toi, j’ai plus de charité.

Précieuse

S'il est vrai qu'on appelle ainsi la jalousie.

Andres

J’ai flatté la douleur dont son âme est saisie, [1120] Et même j’ai promis de l’en faire guérir.

Précieuse

Après avoir eu soin de vous bien enquérir, Mais se porte-t-il mieux ?

Andres

Je crains qu'il ne se trouble, Sa plaie est toute en feu, la fièvre lui redouble, Enfin il est fort mal, tu devais bien aussi [1125] Faire en sorte qu'il vint plus sûrement ici, Et c’était bien assez du feu qui le dévore.

Précieuse

Quoi ? Sur cet accident vous me raillez encore, Apprenez-moi plutôt quel étrange dessein Sous ce rustique habit il cache dans le sein, [1130] Ce secret n’aura pas échappé votre adresse.

Andres

Il ne le dira point qu'à sa seule maîtresse, Et je me suis chargé pour son allègement, D’obtenir l’entretien d'une heure seulement, Ne lui refuse pas un bien si désirable, [1135] Et prépare à ses vœux un accueil favorable.


Scène II

Andres, Précieuse, Hipolite.
Andres
, ayant aperçu Hipolite.

Ha ! Le fâcheux objet.

Précieuse

Hé quel malheur si prompt Vous met la flamme aux yeux et la rougeur au front ? Ha ! C'est une maîtresse.

Andres

Une fille importune.

Précieuse

Hé bien, faut-il rougir d'une bonne fortune ? [1140] Voilà ce que produite votre sombre beauté, Et le fard que je donne a cette qualité, Mais sa peine m’oblige à vous laisser ensemble.

Andres

Vois mon dernier refus.

Hipolite

Le voilà, mais je tremble.

Précieuse

Prié par ce regard si doux et si charmant [1145] D’une heure d'entretien pour son allègement, Et lui refusez pas un bien si désirable, Et faites à ses vœux un accueil favorable.

Andres

Je vois bien ce que c’est, tu veux rire à ton tour, Mais ne crois pas au moins...

Précieuse

Adieu, jusqu'au retour. [1150]

Hipolite

Feignons de l’arrêter, quoi qui nous en advienne, Où va si promptement la belle Égyptienne ? Peut-on pour un moment ici l’entretenir ?

Précieuse

Je ne suis point du tout savante en l’avenir. Celui que vous voyez suivant ma conjecture, [1155] Vous dira mieux que moi votre bonne aventure.

Hipolite

Hélas ! Elle a raison, éprouvons son avis.

Andres

De quel nouveau malheur mes jours sont-ils suivis ?


Scène III

Andres, Hipolite.
Andres

Madame, vous m’offrez un honneur qui m’étonne. J’ai vu de votre part l’une et l’autre personne, [1160] Toutes deux m’ont parlé de votre indigne choix, Toutes deux m’ont ravi l’usage de la voix, Et maintenant encore je ne sais que répondre, Trop d'éclat m’éblouit, trop d'heur me vient confondre, Et ces rares faveurs me font imaginer [1165] Qu’à quelque autre qu'à moi vous croyez les donner : Sortez de votre erreur, voyez ce que vous faites, Regardez qui je suis, et songez qui vous êtes, Si vos yeux ont un voile, ou si vous sommeillez, Arrachez-le, Madame, ou bien vous éveillez. [1170]

Hipolite

Non, non, ma passion en m’a point aveuglée, C'est toi seul qui la rends et juste et déréglée, Tu contrains à t’aimer quiconque ose te voir, Et c’est le moindre effet de ton charmant pouvoir. Mon âme te sentit dès que mes yeux te virent, [1175] Ta douceur m’enchanta, tes grâces me ravirent, Je trouvais de l’éclat dans ce teint basané, Et d'une obscure tige un noble Amour est né, Amour qui te remet les biens que je possède, En quoi sache que nul ne m’égale à Tolède, [1180] Amour qui t’offre encore un trésor plus exquis, Triomphe beau vainqueur après avoir conquis : De ce même regard qui me met toute en flamme, Lance un rayon d'espoir qui contente une âme, Modère ton tourment, et romps enfin le sort [1185] Qui l’agite, la trouble, et me donne la mort.

Andres

Notre pouvoir est vain pour les charmes de l’âme, Et ce sont les démons qu'en ce point on réclame.

Hipolite

Autre démon que toi ne l’y sut attacher, Autre démon que toi ne l’en peut arracher, [1190] Laisse, laisse cruel une importune feinte Qui donne à mon amour une mortelle atteinte. De roi ne devient point un tyran de mon cœur, Ni de maître adorable un insolent vainqueur, Que l’amitié succède à la feinte bannie, [1195] N’ajoute point la honte à ma peine infinie, Ne mêle point l’orgueil aux belles qualités Que je vois au travers de ces obscurités. Quoi, manquai-je d’appas ? Quoi, manquai-je de charmes Qui puissent t’obliger à me rendre les armes ? [1200] Ma personne, mes biens, et ma condition, Ne peuvent-ils forcer ton inclination ? Ne peux-tu préférer à cette vie infâme L’avantageux bonheur de m’avoir pour ta femme ? Quitte, quitte la honte où le sort t’engagea, [1205] Sors de cette misère où le sort te plongea, Seconde mes désirs en faveur de toi-même, Réponds au nom d'Hymen à mon amour extrême, Par là, de mes trésors tu deviens possesseur, Tu vivras avec gloire, en paix, dans la douceur, [1210] Et goûtant des plaisirs tous purs et sans limites, Braveras la Fortune ingrate à tes mérites.

Andres

Descendre jusqu'à moi, m’élever jusqu'à vous, D’un pauvre Égyptien en faire votre époux, Ravi d'une si haute et si rare merveille, [1215] Quoi que près d'un soleil je doute si je veille, Et je ne comprends pas par quel heureux destin J’ai pu faire un si noble, et si riche butin. À quelles dures lois est mon âme asservie, Que je ne puisse pas contenter votre envie, [1220] Que je ne puisse pas jouir de ce bonheur Qui contient le plaisir, la richesse et l’honneur ? Ha ! C'est bien maintenant que l’ingrate Fortune Me fait sentir les traits de sa haine importune, Me venant d'une main un trésor présenter, [1225] Que l’autre au même instant me défend d'accepter.

Hipolite

Dans ce consentement que ta grâce m’octroie, Qui s’oppose à ton bien ? Qui s’oppose à ma joie ?

Andres

La rigueur de nos lois, qui veut que parmi nous Nous prenions une femme et la fille un époux, [1230] Lors par qui mon malheur a sa rage assouvie, Et qu'il faut observer sur peine de la vie.

Hipolite

Je te sauve de tout par mon autorité.

Andres

Vous ne me sauvez pas de l’infidélité.

Hipolite

Es-tu déjà soumis au joug de l’Hyménée ? [1235]

Andres

J’espère voir bientôt cette heureuse journée.

Hipolite

L’avantage en ce cas te permet de changer.

Andres

Trop puissant est l’objet qui me sut engager,

Hipolite

Mais cet objet enfin n’est qu'une Égyptienne.

Andres

Sa vertu me plaît mieux qu'une race ancienne. [1240]

Hipolite

Quiconque a l’une et l’autre, elle est à préférer.

Andres

De la seule vertu je puis tout espérer.

Hipolite

Prends la possession, et quitte l’espérance.

Andres

Je me tiens à l’espoir, qui m’en donne assurance.

Hipolite

Le malheur trop souvent suit cet esprit flatteur. [1245]

Andres

Quoi qui puisse arriver j'en bénirai l’auteur.

Hipolite

La misère et l’orgueil ne sont pas bien ensemble.

Andres

J’aime dans mon destin le nœud qui les assemble.

Hipolite

Quoi ? Mon attente est vaine, et je souffre un refus.

Andres

Je ne vous puis donner un cœur que je n’ai plus. [1250]

Hipolite

Quoi d'un Égyptien je me vois refusée ! Quoi d'un fier vagabond je me vois méprisée ! Ma faveur le poursuit, il suit d'autres appas, Je lui parle d'Hymen, il ne l’accepte pas, Honte, dépit, affront, ressentiment, vengeance, [1255] Laissez-vous triompher cette superbe engeance ? Souffrez-vous que ce traître avec impunité Profane ma vertu, ma gloire et ma beauté ? Au secours ma fureur, vite forgeons un foudre, Qui réduise à mes yeux ces deux amants en poudre, [1260] Faisons pour le hâter des efforts merveilleux, Et lançons-le d'abord sur ce roc orgueilleux, Roc qui brave le Ciel qui s’attache à la terre ; Et semble défier les éclats du tonnerre, Bientôt, bientôt, ingrat, il va tomber sur toi, [1265] Tu sauras ce que c’est de se moquer de moi, Tu sauras ce que c’est de mépriser ma flamme, Et de me préférer je ne sais quel infâme, Tu ne tiens pas encore cet objet de tes vœux, Tu périras au port, et peut-être tous deux, [1270] Je te vais de ce pas faire charger de chaînes, Je te vais exposer aux plus cruelles gènes, Et tu confesseras dans l’horreur de tes fers, Qu’il vaudrait mieux vivant tomber dans les enfers, Qu’au pouvoir irrité d'une amante enragée [1275] D’un indigne mépris dont je serai vengée.


Scène IV

{{acteurs|Andres, Précieuse.}

Précieuse

Bon augure, il est seul, mais las ! En peu de temps On peut beaucoup résoudre. Est-ce lui que j’entends ? Quoi soupirer tout seul ? Cette belle maîtresse Vous a quitté trop tôt, c’est le mal qui vous presse. [1280] Que vous êtes confus ! Vous deviez bien aussi Lui donner rendez-vous en autre lieu qu'ici, Et c’est un peu manquer d'adresse et de prudence, Contez-moi vos transports, Dieux le triste silence ! Vous ne me dites mot, mais quelle est mon erreur ? [1285] Peut-on garder la voix ayant perdu le cœur ?

Andres

Amour, que ton pouvoir tyrannise nos âmes, Et que de ton flambeau sortent d'étranges flammes !

Précieuse

Il est vrai que l’Amour est un étrange Dieu, Il nous prend, il nous laisse, en tout temps, en tout lieu. [1290]

Andres

Que dans ce changement une fille est à craindre.

Précieuse

Non, non, ne craignez rien, j’aurais tort de m’en plaindre.

Andres

Que cette affaire, hélas, est fatale à ma foi !

Précieuse

Vous y puis-je servir ? Voyez, employez-moi.

Andres

Dieu ! Quelle est ta malice, ha ! Sois moins soupçonneuse. [1295]

Précieuse

Il le faut avouer, je suis bien malheureuse, Je souffre tout, je m’offre, et le veux consoler, Et pour tant de bontés il me vient quereller.

Andres

Pardon, tu vois mon âme encore toute agitée Du menaçant courroux d'une amante irritée. [1300]

Précieuse

Est-ce à moi qu'elle en veut ? J'implore, beau vainqueur, Le pouvoir que l’Amour vous donne sur son cœur, Sauvez-moi du danger que prépare sa rage.

Andres

Je suis compris aussi dans ce mortel orage, Mais le Ciel m’est témoin si j’ai peur que pour toi, [1305] Quoi que cette enragée ait vomi contre moi, Quelques fers qu'à présent me forgent sa malice, Je ne me plaindrais point d'un si proche supplice, Si ce même démon pour croître mes douleurs, Ne voulait t’exposer à de mêmes malheurs ; [1310] Je crains que sa menace enfin ne s’effectue, Et c’est ce qui me trouble, et c’est qui me tue, Fuyons, si tu m’en crois, de ce lieu malheureux.

Précieuse

Fort bien, pour mieux nier vos larcins amoureux. Peut-on couvrir sa faute avec plus d'industrie ? [1315]

Andres

Trêve, trêve, mon cœur à cette raillerie, L’orage dessus nous est tout prêt à crever, Et nous sommes perdus si l’on nous peut trouver.

Précieuse

Je ne puis croire encore ce projet détestable.

Andres

Hélas ! Notre malheur le rend trop véritable. [1320]

Précieuse

Dieux ! Que m’apprenez-vous ?

Andres

Un sanglant désespoir, Mais fuyons j'ois du bruit.

Précieuse

Que je crains son pouvoir !

Courons donc du départ prier

Le Capitaine

,

Faut-il qu'à mon sujet vous ayez tant de peine ? Ô Ciel ! Contre ces traits daigne armer notre sein, [1325] Ou bien fais avorter ce damnable dessein.


Scène V

Hipolite, Le Prévôt, Ses Archers.
Hipolite

Je bénis ce rencontre à mes yeux favorable, J’allais vous supplier de m’être secourable.

Le Prêvot

En quoi ? Me voilà prêt, et je me sens ravir Du glorieux bonheur de vous pouvoir servir. [1330]

Hipolite

Ces infâmes auteurs de mille fourberies Me sont venus voler toutes mes pierreries, Et je n’ai point d'espoir de recouvrer ce bien, Que par votre assistance, et par votre moyen.

Le Prêvot

Il faut pour cet effet prendre Le Capitaine, [1335] Notre exacte recherche autrement serait vaine.

Hipolite

Un certain entre tous d'assez bonne façon, De tout le voisinage attire le soupçon, On l’a vu qui rodait fort près de notre porte, Et les plus assurés l’ont dépeint de la sorte, [1340] Châtain clair, un peu grêle, et le plus haut de tous, Qui semble le plus propre à de semblables coups, Et dont la mine dit qu'il en a bien fait d'autres : Faites-le moi d'abord saisir par un des vôtres, Après, nous fouillerons et sa valise et lui. [1345]

Le Prêvot

C'est assez, ces voleurs rendront tout aujourd’hui. Ne perdons point de temps, l’affaire est d'importance, Allons, c’est ici près, et s’ils font résistance, Sans attendre ma voix, main basse, tuez tout, Du meurtre général mon pouvoir vous absout. [1350]


Scène VI

Hipolite
, seule.

Je te tiens arrogant, et ta perte arrêtée Va venger mon amour lâchement rejetée, Ma fourbe par mes mains conduite adroitement, Prépare à ton orgueil un juste châtiment, Et ces joyaux tirés du fond de ta valise [1355] Feront selon mes vœux réussir l’entreprise.


Scène VII

Andres, Précieuse, La Vieille, Le Capitaine et la troupe d'Égyptiens.
Le Capitaine

Oui, je trouve à propos d'éviter sa fureur, La femme en se vengeant va jusques à l’horreur, La flamme méprisée allume d'autres flammes, Dans leurs caresses même il faut craindre les femmes, [1360] C'est pourquoi que chacun se prépare au départ, Afin de déloger quand il sera plus tard, Nous pouvons cette nuit choisir une retraite, Et les bois en sont une assurée et secrète.

Précieuse

À quelle extrémité vous ai-je ici réduit ? [1365]

Andres

Ha ! mon cœur, c’est bien moi...

Le Capitaine

Ne faisons point de bruit, Et ne poursuivez point cette plainte inutile, Je m’en vais cependant faire un tour dans la ville, Afin d'en ramener quelques-uns de nos gens.

Précieuse

Ainsi rien ne s’oppose à vos soins diligents. [1370]

Andres

Sur nos chastes desseins mon amour se repose.

La Vieille

On dit bien vrai, l’épine est proche de la rose.


Scène VIII

Le Prévôt, Ses Archers, Hipolite, Le Capitaine et la troupe d'Égyptiens, Andres, Précieuse, La Vieille.
Le Prêvot

Demeurez. Le premier qui fait le moindre effort.

La Vieille

Ha bon Dieu ! qu'est ceci ?

Le Prêvot

Je le tue, il est mort. Il faut restituer à cette jeune Dame [1375] Ses joyaux qu'on a pris.

Andres

L’effrontée !

Précieuse

Ha ! l’infâme.

Le Capitaine

Vous peut-elle prouver son accusation ?

Le Prêvot

On ne connaît que trop l’auteur de l’action.

Hipolite

Oui, voilà mon voleur.

Andres

Moi !

Hipolite

Toi-même en personne, Toi que l’on m’a dépeint, et que chacun soupçonne. [1380]

Andres

, la tirant à part, et lui parlant bas.

Celle qui m’a prié m’ose-t-elle accuser ? Craint-elle point la honte où je puis l’exposer ?

Hipolite

Non, non, tout maintenant je veux qu'on me les rende, Ou l’on va t’enchaîner avec toute la bande, Voyez qu'il est rusé : sans faire plus de bruit [1385] Je les aurai, dit-il, et devant qu'il soit nuit.

Andres

Justes Dieux souffrez-vous cette lâche imposture ?

Hipolite

Son bagage fouillé prouve ma conjecture, Commandez qu'on l’apporte.

Andres

Oui, qu'on l’aille quérir, Si tout ne m’appartient je consens à périr. [1390]

Précieuse

Que ta fidélité me va coûter de larmes !

Andres

Qui croirait tant de ruses avec tant de charmes ?

Précieuse

C'est l’aspic sous les fleurs.

Le Prêvot

La vue en sera foi.

Hipolite

Ne fiez, s’il vous plaît, la recherche qu'à moi.

Le Prêvot

Elle vous appartient étant intéressée. [1395]

La Vieille

Nous n’aurions point ces maux si l’on l’eut caressée.

Hipolite
, voyant l'égyptien qui revient avec la malle.

Apporte ici, mets là, vous verrez si j’ai tort D’accuser ce voleur.

Andres

Quel titre !

Précieuse

Mais quel sort !

Hipolite
, fouillant la malle.

Ne voilà pas déjà mes bracelets, ma chaîne ? Pour découvrir le reste il ne faut point de gêne. [1400]

Andres

Que vois-je ?

Hipolite

Ton larcin.

Andres

Dieux que je suis confus !

Hipolite

Tu dois bien l’être aussi, si jamais tu le fus, Bon, je tiens mon collier, il faut que tout revienne, Oseras-tu nier que ce bien m’appartienne ?

Andres

Tout cela ne se fait que par enchantement. [1405]

Hipolite

Il me revient encore un certain diamant, Cherchons bien.

Précieuse

Juste Ciel fais voir son innocence.

Andres

C'est de lui seulement que j'attends ma défense.

Hipolite

Courage, le voici, nous tenons tout. Enfin Confesse qu'avec moi tu n’es pas le plus fin. [1410]

Andres

Oui, je succombe aux trais de ta noire malice.

Hipolite

Il m’injurie encore.

Le Prêvot

Vite, qu'on le saisisse, Et qu'on le mette aux fers.

Andres

Écoutez pour le moins.

Hipolite

Que peut-il alléguer, faut-il d'autres témoins ? Commandez qu'il se taise.

Andres

Ha monstre que j'abhorre ! [1415] Tu m’empêches en vain. UN ARCHER lui donnant un soufflet. Tu discoures encore.

Précieuse

Ha Dieu, quelle impudence !

Andres
, le tuant de son épée, qu'il lui tire de son côté.

Un soufflet, effronté, Ton sang me vengera de ta témérité.

Le Prêvot

Empêchez.

Andres

C'en est fait, il est mort.

Le Prêvot

Quoi perfide, À ton larcin encore ajouter l’homicide ! [1420]

Andres

Je n’endurai jamais de semblables affronts.

Hipolite

Il faut le dépêcher.

Le Prêvot

C'est ce que nous ferons.

Hipolite

Amis, vengez la mort de votre camarade, Immolez-lui ce traître, et toute sa brigade, Encore sera-ce peu pour contenter son sang. [1425]

Le Prêvot

Allons, et que pas un ne sorte de son rang, L’arrêt du Sénéchal fera punir son crime.

Précieuse

Bourreaux, vous lâcherez cette illustre victime, Et je lui vais conter, lâche, ta trahison.

Le Prêvot

Vous autres, vous aurez mon logis pour prison. [1430]

Hipolite

Je saurai reconnaître un si louable office.

Le Prêvot

Je serai toujours prêt à vous rendre service.


ACTE V



Scène I

Ferdinand, Isabelle.
Isabelle

Vous voyez bien, Monsieur, par cet événement, Qu’hier je combattais vos bontés justement, Et qu'avec raison mon âme était gênée [1435] De la permission que vous aviez donnée : Ces démons que le Ciel eut déjà foudroyés, Si comme un de ses fléaux ils n’étaient envoyés, Ont-ils pu s’abstenir de leur crime ordinaire ? Mais pour ce rare effort comment pourraient-ils faire ? [1440] Ils semblent destinés à ce métier honteux, Ils naissent de larrons, sont nourris avec eux, Et du premier moment qu'ils se peuvent connaître, S'efforcent d'imiter ceux dont ils tiennent l’être, Tant ce charme odieux est puissant sur leurs cœurs, [1445] Il faut donc l’arracher par d’extrêmes rigueurs, Et qu'un arrêt de flamme en ce jour extermine Ces noirs auteurs de maux, de fraude et de rapine.

Ferdinand

Madame, il est certain qu'un foudre rougissant Devrait exterminer cet hydre renaissant, [1450] Encore que tels voleurs, quoi qu'il nous puissent prendre, Par un droit ancien soient quittes pour le rendre : Mais le meurtre jamais ne se doit pardonner, Et l’homicide ouï je le vais condamner.

Isabelle

N'en demeurez pas là, que de rudes supplices [1455] Soient aussi préparés pour ses lâches complices ; Une seule entre tous m’excite à la pitié, Et par un tendre instinct gagne mon amitié, Ce charme de nos cœurs, ce jeune astre qui brille, Me fait ressouvenir de notre chère fille, [1460] À ce triste penser, coulez, coulez mes pleurs.

Ferdinand

Ne renouvelez point nos sensibles douleurs, Et laissons faire au Ciel, dont la toute puissance Des secrets plus cachés sait donner connaissance.

Isabelle

Hélas ! Depuis douze ans qu'un destin malheureux [1465] Nous ravit à Madrid ce gage de nos feux, Au travers des ennuis dont je suis possédée, Cet objet que je plains m’en retrace l’idée. Cela lui doit valoir quelque meilleur parti, Son sort avec ce traître était mal assorti, [1470] Pour un plus noble époux elle semble être née.

Ferdinand

Comment ? Au criminel elle était destinée.

Isabelle

En m’apprenant son crime on me l’a dit ainsi, Mais dessus ce propos je crois que la voici, Considérez, Monsieur, sa grâce non commune, [1475] Et ce front dont l’éclat répugne à sa fortune.

Ferdinand

En effet, j'y remarque un air tout glorieux, Laissez faire à mes soins, je la pourvoirai mieux.

Isabelle

La vertu sollicite aujourd’hui pour le vice.

Ferdinand

Il la faut écouter.


Scène II

Précieuse, La Vieille, Isabelle, Ferdinand.
Précieuse

Ha ! Monseigneur, justice, [1480] Délivrez mon époux, sauvez un innocent, Sa vertu vous en prie, et le Ciel y consent, S'il meurt, je dois mourir, c’est à tort qu'on l’accuse, Le vol qu'on lui suppose est l’effet d'une ruse, C'est un mauvais office, et qui part d'un démon [1485] Dont il vous apprendra la malice et le nom, Faites-lui seulement la faveur de l’entendre, Écoutez ses raisons qui le sauront défendre, Et ne vous hâtez pas de juger ce procès, Dont le Ciel par vos soins me promet bon succès. [1490]

Ferdinand

Ma fille, laisse là l’intérêt d'un perfide, Le vol peut être faux, et non pas l’homicide.

Précieuse

Il est vrai que son bras l’a vengé d'un affront Qui fait rougir ensemble et sa joue et son front, Il est l’homme d'honneur, et dans son innocence [1495] Endurer un soufflet excédait sa puissance : Mais, Monsieur, nous mettons nos biens à l’abandon, Pour obtenir plutôt un si juste pardon, Et si, pour accorder sa grâce à notre envie, Ils ne suffisent pas, j'offre encore ma vie, [1500] Qu’on me mette en sa place, et qu'il soit délivré, Il ne saurait mourir tandis que je vivrais, Il vit dedans mon cœur beaucoup mieux qu'en lui-même, Et je suis cause enfin de ce malheur extrême. Mais oyez ses raisons.

Ferdinand

Cesse de t’affliger, [1505] Oui, tes vœux sont reçus, je vais l’interroger, Demeure cependant pour divertir Madame.

Isabelle

Je chasserai le deuil qui règne dans son âme.

Ferdinand

Cette affaire contient des mystères cachés, Il s’en faut éclaircir.

Précieuse

Hé ! Monsieur, dépêchez. [1510] Justes Dieux qui savez le crime et l’innocence ! N'ordonnez point la peine à qui souffre l’offense.


Scène III

Isabelle, Précieuse, La Vieille.
Isabelle

Ne crains point, Précieuse, approche, baise-moi, Si l’on lui fait faveur, c’est pour l’amour de toi. Tais-toi, sèche tes pleurs, bannis cette tristesse, [1515] Tu briseras d'ici la chaîne qui le presse, Et tu sais emporter d'un effort ravisseur Ce que ta voix demande avec tant de douceur. Quel charme as-tu sur toi dont la force secrète T'obtient si promptement ce que ton cœur souhaite ? [1520] Par quel aimable sort te fais-tu tant aimer ? Ha ! Ce sont tes beaux yeux qui nous savent charmer, Ta beauté, ton esprit, ta grâce et ton adresse Élèvent jusqu'au Ciel ton indigne bassesse, Bonne mère, approchez.

La Vieille
, à part.

Dans l’ennui que je sens [1525] Quelle nouvelle peur vient troubler tous mes sens ?

Isabelle

Je vois bien qu'en son mal votre âme s’intéresse, Cette fille est à vous.

La Vieille

Madame, c’est ma nièce.

Isabelle

Quel âge a-t-elle bien ?

La Vieille

Je crois qu'elle a quinze ans, C'est tout ce que j'en sais. Ha ! Discours déplaisants. [1530]

Isabelle

Hélas ! C’est à peu près l’âge qu'aurait ma fille, Elle serait ainsi belle, aimable et gentille, Et rien ne semble mieux à ce gage d'Amour, Qu’on nous ravit si jeune à Madrid en plein jour.

La Vieille
, à part.

Dieu ! Qu’est-ce que j’entends ?

Isabelle

Ha, ma chère Constance ! [1535]

La Vieille
, à part.

Voilà son même nom.

Isabelle

Montre-moi ta présence, Fais nous voir ta personne, et non pas ton portrait.

La Vieille
, à part.

Ô Ciel ! Pour quelque temps cache encore ce secret.

Isabelle

Mais quel nouveau souci semble accroître ta peine. Parle un peu, réponds-moi.

Précieuse

Si ma prière est vaine, [1540] Madame assurez-vous que je cours au trépas, Puisque de mon époux je veux suivre les pas.

Isabelle

Ha ! C'est trop affecter sa ville destinée, Espère, Précieuse, un plus noble Hyménée, Oui, nous voulons donner en cette occasion [1545] Un plus illustre objet à ton affection.

Précieuse

Sa vertu me contente ainsi que sa naissance, Que puissiez vous, Madame, en avoir connaissance, Je cesserais de craindre, et vous de m’affliger, Voulant porter ici mon esprit à changer. [1550]

Isabelle

Mais encore quelle chaîne et si belle et si forte Dedans ses intérêts t’engage de la sorte ? A-t-il quelque mérite, et d'autre qualité Que celle de voler avec subtilité ?

Précieuse

Ha ! Ne lui donnez point cette honteuse tâche, [1555] Il est bien éloigné d'un sentiment si lâche, Puisque quelque trésor qu'on lui vint présenter, Je doute avec raison qu'il voulut l’accepter. Il est riche et content, il est sage et fidèle, C'est d'un homme de bien le plus parfait modèle, [1560] Et s’il avait l’honneur d'être connu de vous, Vous vous étonneriez qu'il se fit mon époux.

Isabelle

Quoi, tu veux que son corps enferme une belle âme ?

Précieuse

Il a le cœur d'un Roi sous cet habit infâme.

Isabelle

Quoi, tu veux faire croire, étant Égyptien, [1565] Qu’il est homme d'honneur, qu'il est homme de bien ? Il se voit à ce conte unique en son espèce.

Précieuse

Aussi l’est-il, Madame, en mérite, en noblesse, Et ce cœur généreux n’eut jamais de second.

Isabelle

Quoi, tu veux anoblir un traître, un vagabond ? [1570]

Précieuse

Il est ce qu'il vous plaît, mais il est honnête homme, Et vous me croirez mieux s’il faut que je le nomme.

Isabelle

Mais il est criminel, et quel que soit son sort, La Justice aujourd’hui doit conclure à sa mort.

Précieuse

Qu’ai-je ouï, juste Ciel ! Ha ! on âme abattue [1575] Cède au cruel effort de ce mot qui me tue : Si j’ai l’honneur encore de plaire à ces beaux yeux Qui surent enchanter un Ministre des Dieux, Si vous daignez comme eux défendre l’innocence, Si votre cœur connaît l’Amour et sa puissance, [1580] Si vous avez aimé son joug aimable et doux, Si vous aimez encore votre fidèle époux, Madame, par vos soins, vos bontés et vos charmes, Par ces divines mains que j'arrose de larmes, Par votre cher époux, par mes faibles appas, [1585] Que vous me témoignez ne vous déplaire pas, Par votre fille prise en un âge si tendre, Que peut-être le Ciel se prépare à vous rendre, Par cette ressemblance et ce juste rapport, D’âge, d'aspect, de mœurs, et possible de sort, [1590] Enfin au nom d'Hymen je demande une grâce, Que la Justice même ordonne qu'on nous fasse, Ne laissez point au vice opprimer la vertu,

Mon généreux

Andres

l’a trop bien combattu,

Sauvez-le du danger où l’a mis l’imposture, [1595] Mon destin est mêlé dans sa triste aventure, Et s’il succombe aux trais d'une injuste rigueur, Les mêmes trais aussi me perceront le cœur.

Isabelle

Quoi qu'il ait fait pour toi, par là tu le surpasses, Heureux dans son malheur d'avoir tes bonnes grâces, [1600] Hé bien, pour t’obliger ; je parlerai pour lui, Modère cependant l’excès de ton ennui.

La Vieille
, à part.

Parlons ; pour seconder une si juste envie, C'est l’unique moyen pour lui sauver la vie. Puis-je espérer, Madame, un pardon ?

Isabelle

Et de quoi ? [1605]

La Vieille

D’un important larcin que j’ai fait.

Isabelle

Est-ce à moi ?

La Vieille

Hélas ! Oui, c’est à vous.

Isabelle

La bonne conscience !

La Vieille

Donnez-moi, s’il vous plaît, un moment d'audience, Et je vous ferai voir ce que je vous ai pris,

Isabelle

Un si nouveau remords étonne mes esprits, [1610] Et déjà sur ce point certain désir me presse, Parlez donc.

Précieuse

Quel espoir vient chasser ma tristesse ?

La Vieille

Si l’heureux accident que je vais découvrir Ne saurait empêcher qu'on me fasse mourir, Et si votre bonté vainement je réclame, [1615] Au moins auparavant, lisez cela Madame, Consultez votre cœur, et voyez bien aussi Si vous reconnaîtrez le collier que voici.

Isabelle

Ô funeste présent que le sort me renvoie, Quelle confusion de douleur et de joie ! [1620] Hé bien qu'est devenu cet enfant précieux ? Est-il vivant ou mort ?

La Vieille

Demandez-le à vos yeux, Si vous ne l’apprenez de votre fille même, La voilà, parlez-lui.

Précieuse

Félicité suprême !

Isabelle

Quoi, c’est là ma Constance ? Hé dites-moi comment, [1625] Ne laissez point de doute en mon ravissement.

La Vieille

Faites-moi donc l’honneur de m’écouter encore. Je pris cette beauté, que tout le monde adore, À l’âge de trois ans, devers cette saison, À Madrid, en plein jour, et dans votre maison, [1630] J’appris secrètement qu'on la nommait Constance, Et fis écrire un mot de chaque circonstance, Afin que quelque jour tout cela pût servir À lui rendre les biens que j'osais lui ravir, Et sauver l’un de nous d'une mort violente, [1635] Comme l’occasion aujourd’hui s’en présente. Depuis elle a vécu mieux que nous ne faisons, En combattant nos mœurs avec mille raisons, Dont les moindres prouvaient par leur force divine La gloire et la vertu de sa noble origine. [1640]

Isabelle

Est-il vrai ? N’est-ce point un fantôme moqueur ? Mais pourquoi démentir et mes yeux et mon cœur ? Ha ! Je n’en doute plus, viens mon sang, viens ma vie Redoubler le plaisir dont mon âme est ravie.

Précieuse

Madame, je chéris un bonheur si parfait, [1645] D’autant plus que je vois qu'il vous plaît en effet.

Isabelle

Après douze ans d'ennuis et de peine soufferte, Je recouvre en ce jour une si chère perte, Je te revois, ma fille, ha quel contentement ! Ô favorable jour, ô bienheureux moment ! [1650] Oui, tout confirme ici ces faveurs désirées, J’en vois dessus ton bras des marques assurées, Mon œil de ce collier reconnaît la façon, Le sang achevé enfin de lever tout soupçon, Ho la, vite quelqu'un. Ma fille Égyptienne, [1655] Allez dire à Monsieur qu'il quitte tout, qu'il vienne, Ma Constance.

Précieuse

Madame.

Isabelle

Unique et cher trésor, Approche, baise-moi, que je t’embrasse encore. Mais parmi ces transports, quelle étrange disgrâce D’un reproche honteux diffame notre race ? [1660] Deviez-vous l’accorder, sachant sa qualité, Avec un de vos gens, quelle inégalité ?

La Vieille

Madame, il est aussi d'une illustre naissance.

Isabelle

Ô Dieux !

La Vieille

Et son nom seul en donne connaissance. L’esprit de votre fille avec sa chasteté, [1665] D’un pouvoir glorieux secondant sa beauté, Ont fait naître en plusieurs une amour sans pareille Pour cette incomparable et céleste merveille,

Mais

Don Jean

de Carcame est le seul entre tous

Que j’ai trouvé plus propre à faire son époux, [1670] Et d'hier seulement il est en cette ville.

Isabelle

Ce nom nous est connu, n’est-il pas de Séville ?

Précieuse

Oui, Madame, et son père en est le Gouverneur.

Isabelle

Ha l’aimable aventure, ha l’insigne bonheur ! Sois béni juste Ciel d'un destin si prospère, [1675] Que ce rare accident va réjouir ton père !

Précieuse

Madame, un doux excès de joie et de plaisirs Arrête bien ma voix, et non pas mes désirs.

Isabelle

Que veux-tu ?

Précieuse

Le pardon pour cette bonne mère, Qui tremble et qui frémit au seul nom de mon père. [1680] Faites qu'il s’y contente, apaisez son courroux.

La Vieille

Ma bonne Dame, hélas ! Je n’espère qu'en vous.

Précieuse

Dans quelque étrange sort qu'elle m’ait engagée, D’un vrai soin maternel je lui suis obligée, Joint qu'ayant déclaré ce rapt sans l’y forcer, [1685] On doit songer plutôt à la récompenser.

Isabelle

Allez, ne craignez rien.

Précieuse

Ce n’est pas tout, Madame, Il faut tirer des fers la moitié de mon âme, Hélas ! Songeant aux maux qu'il endure pour moi, Je succombe, je meurs.

Isabelle

Enfin, console toi, [1690] Attends cette faveur des bontés de ton père, C'est lui qui te rendra ce noble époux, espère : Ce que tu m’as appris de son extraction Le rend un digne objet de ton affection, Mais le voici.


Scène IV

Ferdinand, Isabelle, Précieuse, La Vieille, Un Valet muet.
Isabelle

Monsieur, bénissez l’aventure [1695] Qui prépare une histoire à la race future, Qui nous rend notre fille.

Ferdinand

Ô Dieux ! Qu’ai-je entendu ?

Isabelle

Qui nous rend ce trésor que nous avons perdu.

Ferdinand

Le verrai-je ?

Isabelle

Oui Monsieur, approche ma Constance, Non, non, ne témoignez aucune résistance, [1700] Mon esprit sur ce doute est trop bien éclairci, La marque de son bras, le collier que voici, Et ce que dit encore cette carte roulée De l’endroit et du temps qu'elle nous fut volée, Vous doivent bien, Monsieur, assurer du bonheur [1705] Qui nous la rend si belle, et même avec l’honneur.

Ferdinand

Inutiles témoins d'une fille si chère, Cédez à son aspect aux atteintes du père, Oui, je te reconnais espoir de mes vieux jours, Gage si précieux de mes chastes amours, [1710] Accours dedans mes bras, viens ça que je t’embrasse.

Précieuse

Ha Monsieur, que d'honneur succède à ma disgrâce !

Ferdinand

Ô du Ciel et du sort l’incomparable effet ! Après tant de faveurs je mourrai satisfait. Mais qui t’a découvert cet étrange mystère ? [1715] Ne saurais-je punir l’auteur de ta misère ?

La Vieille

Ô Dieux ! Je suis perdue.

Précieuse

Hé ! Monsieur, par ce nom Ou de père ou de fille accordez ce pardon, Voila qui la causa, mais loin d'être punie, Je la dois caresser puisqu'elle l’a finie. [1720]

Isabelle

Il est juste, Monsieur.

Ferdinand

Madame, rêvez-vous ? A notre fille encore destiner un époux Un traître Égyptien, un voleur, un infâme.

Isabelle

Mais fils du Chevalier Don François de Carcame, Qui s’est mis dans leur troupe épris de sa beauté. [1725]

Ferdinand

Dieux ! que m’apprenez-vous ?

Précieuse

La pure vérité.

Ferdinand

Courez vite quelqu'un dans la prochaine, Et que sans lui rien dire ici l’on le l’amène, S'il est vrai, le pardon vous est tout assuré.

La Vieille

Ainsi chacun aura ce qu'il a désiré. [1730]

Ferdinand

Don François de Carcame ! Ô Ciel ! Quels avantages, Ce noble compagnon d'armes et de voyages, Mon Pylade avec qui j’ai si longtemps vécu, Mon second, avec qui j’ai tant de fois vaincu, Ha comble de plaisir qui n’est point ordinaire ! [1735] Oui par l’aspect du fils je me remets le père, Il est ainsi posé, grave, modeste et doux.

Isabelle

Ne désirez-vous pas en faire son époux ? Ne désirez-vous pas en faire votre gendre ?

Ferdinand

Si tu l’aimes, ma fille, oui tu peux le prétendre. [1740]

Précieuse

Je n’ai d'amour pour lui dans un si grand bonheur Que ce qu'en doit avoir une fille d'honneur, Une fille portée à la reconnaissance Des devoirs d'un amant de si haute naissance, Qui méprisant son rang a tout quitté pour moi, [1745] S'est fait Égyptien, et m’a donné sa foi.

Ferdinand

Ô miracle d'Amour, ô vertu sans pareille !

Isabelle

Il nous faut achever cette rare merveille, Le voici qu'on amène.

Précieuse

En quel état odieux.

Ferdinand

Que personne à présent ne montre un front joyeux, [1750] D’un si parfait bonheur ma voix le veut surprendre.

Précieuse

Que j’ai peur de sa crainte, ha s’il pouvait m’entendre !


Scène V

Ferdinand, Isabelle, Andres, Précieuse, La Vieille.
Ferdinand

Approche scélérat.

Précieuse

Dieu ! Qu'est-ce j’entends ?

Ferdinand

Oui, je veux aujourd’hui rendre tes vœux contents, Devant que de souffrir la mort la plus infâme, [1755] À l’Hymen prétendu dispose ici ton âme, M'as-tu pas demandé cette insigne faveur ?

Andres

C'est le dernier souhait qui parte de mon cœur, Et je mourrai content pourvu que je l’obtienne.

Ferdinand

C'est aussi le désir de cette Égyptienne. [1760]

Andres

Sa vertu méritait un destin plus heureux, Et je devais avoir un sort moins rigoureux.

Ferdinand

Toi meurtrier, toi voleur.

Précieuse

Ha Dieu que j’appréhende !

Ferdinand

Toi le plus renommé de cette infâme bande Que ma juste fureur dût toute exterminer, [1765] Pour venger tant de maux, et pour les terminer.

Andres

Ces reproches honteux commencent mon supplice.

Ferdinand

De tes vols pour le moins cette fille est complice.

Andres

Dites, sans offenser sa générosité, Complice d'innocence et de fidélité. [1770]

Ferdinand

Ce larron d'Andrès mort, si Don Jean de Carcame Succède à son bonheur, et la reçoit pour femme.

Andres

Quoi donc je suis trahi de son affection ?

Ferdinand

Elle n’a pu se taire en cette occasion, Mais pour vous témoigner combien je vous honore, [1775] Outre la liberté, prenez ma fille encore, Je vois chacun content de cet offre.

Isabelle

En effet, Nous ne pouvons prétendre un gendre plus parfait, Et je ne pense pas que Monsieur le refuse.

Andres

Si j’ai la liberté, permettez que j'en use. [1780] Ce n’est pas que mon sort dans l’honneur de ce choix Ne fut trop glorieux de vivre sous ses lois, Mais j’ai déjà donné mon âme à cette belle, Et j'aime mieux mourir malheureux qu’infidèle.

Ferdinand

Si son cœur y consent vous ne le serez point, [1785] Et nous nous promettons son aveu sur ce point.

Précieuse

Oui, cet Hymen me plaît, et je vous le conseille.

Andres

Ô Ciel ! Ha lâcheté qui n’a point de pareille ! Quoi tu peux consentir...

Ferdinand

Ne vous en fâchez pas, Ma fille est aussi belle, et n’a pas moins d'appâts. [1790] Madame, montrez-lui.

Isabelle

Viens ma Constance, approche.

Précieuse

Quoi vous me refusez ? Ha ! J’ai droit de reproche.

Andres

Ô Dieux !

Ferdinand

N'en doutez point, et n’appréhendez plus, Vous serez à loisir éclairci là dessus, Oui, c’est ma fille unique, et cette Égyptienne [1795] Empêche votre perte en réparant la mienne.

Andres

Quoi donc je vois finir la rigueur de mon sort ? Je trouve mon salut dans les bras de la mort, Et dans le désespoir la source de ma joie, Que le Ciel me chérit ! Que de biens il m’envoie ! [1800] Ha sitôt que je vis cette rare beauté, Je lus bien sur son front en sa haute qualité, Je lus bien dans ses yeux son illustre naissance, Toutes ses actions en donnaient connaissance, Et sans examiner ces témoins superflus, [1805] Sa pudique vertu le pouvait encore plus. Mais de ces belles fleurs qui flattent mon estime, Peut-être voulez-vous couronner la victime.

Isabelle

Non, non, un faux appas n’abuse point vos yeux, Au nom de l’Hyménée embrassez-vous tous deux. [1810]

Andres

Mon Soleil.

Précieuse

Mon espoir.

Andres

Ma lumière.

Précieuse

Ma vie.

Andres

Que mon cœur est content !

Précieuse

Que mon âme est ravie !

Andres

Enfin je suis à toi doux charme de mes sens.

Précieuse

Enfin je suis à vous sans attendre deux ans.

La Vieille

Le Ciel veuille allonger vos nobles destinées, [1815] Une fois pour le moins autant que j’ai d’années.

Andres

Et vous, pour vous payer ma gloire et votre soin, Puissiez vous jusqu'au bout en être le témoin. Mais en faveur du bien que je prétends vous faire, Ayez soin du blessé dont vous savez l’affaire. [1820]

La Vieille

Je vous obéirai.

Précieuse

Je vous en prie aussi.

La Vieille

Dès qu'il pourra marcher je vous l’amène ici.

Ferdinand

Au reste assurez-vous d'un aveu que j’espère, Étant comme je suis ami de votre père, Joint que l’extraction, les biens, la qualité, [1825] Font voir de nos deux maisons dedans l’égalité.

Andres

Le mal me presse un peu, hâtez ce doux remède.

Isabelle

Un courrier dès demain partira de Tolède.

Andres

Que je suis redevable à vos rares bontés ! Que de joie à la fois ! Que de félicités ! [1830] Madame, Amour, Monsieur, mon père, ma maîtresse, À qui premier de vous faut-il que je m’adresse ?

Ferdinand

Dieux ! Qui nous vient troubler en ce jour solennel ?


Scène VI

Ferdinand, Isabelle, Andres, Précieuse, La Vieille, Le Prévôt, Le Capitaine, et la troupe d'Égyptiens.
Le Capitaine

Grâce, grâce, Monsieur, il n’est point criminel.

Ferdinand

Ne craignez plus pour lui, je sais toute l’affaire, [1835] Hipolite en a fait un aveu volontaire.

Le Prêvot

C'est elle qui m’a dit que j'amenasse ici Ces gens que vous voyez.

Ferdinand

C'était mon ordre aussi, Puisque dans ce pays ils n’ont point fait de crime, Qu’ils aient la liberté dont ils font tant d'estime. [1840]

Le Capitaine

Enfants, reconnaissez la grâce qu'on vous fait, Payez d'une cascade un si rare bienfait, Faites le noble Andres témoin de votre adresse, Et dansez en faveur de sa belle maîtresse.

Un de la troupe

Si nous eussions prévu tant de contentement, [1845] Nous eussions augmenté ce divertissement.

Le Seneschal

Allez, vivez contents, rendez grâce à ma fille, Dont vous avez privé si longtemps ma famille, Publiez ce bonheur et nos ravissements, Annoncez la vertu de ces nobles amants, [1850] Et que par votre choix voix l’Univers s’entretienne Du destin qu’éprouva LA BELLE EGYPTIENNE.