La Belle France, portraits de chez nous/02

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La Belle France, portraits de chez nous
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 164-197).
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LA BELLE FRANCE [1]
PORTRAITS DE CHEZ NOUS


SŒUR IGNACE

Tous les touristes un peu familiarisés avec les sites de la Haute-Alsace connaissent le bourg de Willer, l’un des centres d’excursions les plus fréquentés des Vosges. On y monte en quelques heures au grand ballon de Guebviller, au Molkenrain d’où l’œil va des Alpes à la Forêt-Noire, et l’on n’y est pas très loin du fameux Hartmansweillerkopf dont tant de combats devaient ensanglanter les crêtes. Des vallons boisés et rocheux débouchant les uns dans les autres, des tunnels d’où s’allongent des voies ferrées, des ponts sur des torrens, des fermes dans la montagne, une rivière serpentante et fraîche, des usines et des moulins, tel est ce beau pays de Willer et de ses environs où l’industrieuse et jolie Thurr, dont la vallée porte le nom, coule pittoresquement de Saint-Amarin à Moosch et de Moosch à Bishwiller, pour s’en aller vers l’historique petite ville de Thann, dominée par la ruine de son vieux château et parée de son clocher gothique.

Il y a une quarantaine d’années, peu de temps après la guerre de 1870, l’un des moulins du pays était la propriété des Roesch. Ils y vivaient heureux, avec leurs cinq enfans, un fils et quatre filles, dont deux étaient jumelles, et il y avait cependant une ombre sur leur vie. Français dans l’âme, ils ne se consolaient pas d’être Allemands de fait, et leur bonheur, d’autre part, devait peu durer. Mme Roesch mourait en 1876, son mari ne tardait pas à la suivre, et les enfans se trouvaient orphelins. Un de leurs oncles, l’abbé Roesch, se chargeait alors de leur éducation, et les envoyait en pension en France. Puis, le temps passait, chacun suivait sa voie, et une trentaine d’années plus tard, à l’approche de 1914, le fils, entré dans les Ordres, était professeur à Quito, dans la République de l’Equateur, au collège des Jésuites, l’aînée des filles mariée en Lorraine, la seconde prématurément retournée à ses parens dans le petit cimetière de Willer, et les deux autres, les jumelles, Religieuses du Divin Sauveur. L’une de ces dernières était la Sœur Ignace, dont la charité devait rester légendaire, et réservée à un si tragique avenir. Mme Roesch, en mourant, avait prononcé ces paroles rapportées sur un de ces touchans mémento en usage dans les familles pieuses : « Mon Dieu, je vous fais le sacrifice de ma vie, faites de moi ce qu’il vous plaira, mais protégez mes enfans ! » La destinée les avait tous conduits singulièrement loin du moulin de Willer, mais la prière de la mère n’avait pas été entièrement inexaucée, et Sœur Ignace devait même revenir, un jour, rendre son dernier soupir bien près du clocher où avaient sonné son baptême et le glas paternel et maternel.

Longtemps avant la guerre, la maison des Sœurs de la rue Bizet était renommée à Paris pour la perfection de ses services. La maîtrise de la chapelle n’était pas au-dessous du reste, et on y remarquait, dans les chœurs, une voix qu’on aurait presque prise pour une voix d’homme. C’était celle de Sœur Ignace, et sa charité, d’un caractère tout viril, malgré la tendresse de sa nature et la profonde bonté de son cœur, n’était pas sans s’accorder avec ce timbre plutôt mâle, qui marquait et soutenait les chants. On la citait volontiers pour sa vaillance gaie et forte que rien ne pouvait jamais déconcerter, et qui avait plus d’une fois aidé la Mère Supérieure, par les temps de persécution et d’épreuves, à sortir des passes difficiles.

— Allons, ma mère, lui disait-elle avec son invariable bonne humeur et une petite pointe de familiarité qui n’excluait pas le respect, allons, ne vous alarmez pas… C’est sans importance, ce n’est rien… Le bon Dieu va arranger ça !…

Presque toujours, en effet, le bon Dieu « arrangeait ça, » et personne ne savait aussi comme elle mettre les malades sur la route du rétablissement par sa manière à la fois rassurante et plaisante de les remonter. De taille et de corpulence moyennes, avec une expression d’indulgence et de franchise au fond de ses yeux bleus légèrement bridés et comme un peu narquois, dans une figure qui aurait été moqueuse si le sourire n’en avait pas été aussi bon, elle tenait d’habitude, en vous parlant, ses deux mains tranquillement posées l’une sur l’autre entre sa ceinture et sa poitrine, et les remuait seulement d’un petit geste optimiste qui semblait aussi vouloir arranger les choses.

— Allons, disait-elle au patient, ça va mieux, ça va s’arranger… La figure est bonne, c’est bon signe… Le bon Dieu va vous tirer de la !…

Il y avait déjà vingt ans qu’elle était rue Bizet, lorsque le couvent se trouva transformé en ambulance au moment de la mobilisation. Elle y restait alors encore une année, pendant laquelle, après avoir été la Providence des malades, elle devenait celle des blessés, et rien ne donnera mieux l’idée de l’action et du charme de sa charité que le témoignage même de l’un d’eux, et de l’un des plus terriblement éprouvés en même temps que du plus illustre. A la veille de quitter l’établissement où il avait recouvré la vie, et qu’elle venait de quitter pour une ambulance du front, le général Gouraud lui exprimait sa reconnaissance dans une lettre où la gratitude se cachait sous la plaisanterie, comme si le bien, avec Sœur Ignace, devait toujours s’accompagner d’enjouement, et lui parlait, notamment, d’un certain « général Gustavin » sous la croix duquel on reconnaît sans peine une bonne Sœur Gustavine, aimablement secourable, elle aussi, aux douleurs des mutilés.


« Chère Sœur Ignace,

« Je m’empresse de vous remercier de votre bonne lettre du 4 septembre.

« Je suis désolé que ce petit bombardement ait obligé à l’évacuation de l’hôpital de Moosch, où vos Sœurs et vous soignez si bien nos chers soldats. J’espère que nos succès sur les crêtes vous permettront bientôt de recouvrer votre hôpital.

« Le fromage sera-t-il arrivé à temps pour que vous ayez pu le distribuer à vos blessés ?

« J’ai à vous donner les meilleures nouvelles de votre ami le général Guslavin. Non seulement il m’a soigné avec le dévouement et la bonté que vous lui connaissez, mais sa compagnie, pendant ces longues heures de réclusion, m’a été bien précieuse, et sa gaîté, aussi bien que ses soins, a certainement contribué à mon rapide rétablissement.

« Aussi, j’estime qu’en face de résultats aussi remarquables, le général Gustavin mériterait d’être promu au grade supérieur. Je remets la chose entre vos mains.

« Je compte quitter dans une dizaine de jours la rue Bizet pour aller dans le Midi, puisque ce mois de septembre n’est pas très chaud. Ce ne sera pas sans émotion que je quitterai cette chère rue Bizet où j’étais arrivé mourant, et d’où je partirai en assez bon état, grâce en grande partie à vos Sœurs. Aussi garderai-je de leur rayonnante charité un éternel souvenir.

« Veuillez agréer, chère Sœur Ignace, l’expression de mes sentimens très respectueux.

« Général GOURAUD. »


Cette lettre était du 7 septembre 1915, et depuis deux mois, en effet, Sœur Ignace était à Moosch, tout à côté de son village, à quelques minutes de Willer, dans le joli coin d’Alsace où elle était née, et qu’avait reconquis la France. Un riche propriétaire du pays y avait fondé un hôpital pour les ouvriers de la région, et la construction venait d’en être achevée à la déclaration de guerre. On y avait établi une ambulance, confiée à l’Ordre du Divin Sauveur, et Sœur Ignace venait d’y être envoyée pour y apporter L’impulsion qu’elle savait donner partout. Arrivée au début de l’été, elle s’était retrouvée ainsi avec les beaux jours dans la vallée de son enfance, où le fracas du canon et des obus remplaçait maintenant le bruit des usines et le fredonnement des moulins.

Aussitôt à l’hôpital, elle y apportait l’ordre et la vie, et la direction n’avait pas tardé à lui en être à peu près laissée quand elle annonçait, le 12 août, à ses Sœurs de la rue Bizet, qu’il « y avait des taubes sur Moosch, » et leur écrivait, une quinzaine de jours après, un peu inquiète, malgré la solidité de sa bonne humeur : « Bien chère Sœur Séraphine et bonne Mère Théobaldine, quelle aventure ! Figurez-vous, on était en train d’opérer et de travailler, quand tout d’un coup éclatent des obus… Oui, messieurs les Boches ont inventé, et nous ne savons pas par quel droit, de venir bombarder la ville de Moosch. Ah ! si vous aviez vu ce manège ! Ils en ont lancé huit, dont deux n’ont pas éclaté. Il y a eu quatre blessés, dont deux civils, et quelques maisons un peu abîmées… Aussi, déménagement complet. On a immédiatement descendu les malades à la cave, les plus malades au réfectoire des Sœurs, et tous ceux qu’on pouvait évacuer ont été renvoyés sur Bussang. Ils étaient si malheureux ! Il y en a eu plusieurs qui ont pleuré !… Je termine, car il est tard, minuit, et je suis bien fatiguée… »

Même sous les bombes et les obus, l’un des soucis de Sœur Ignace était d’être privée de « retraite. » Aussi, racontait-elle à ses Sœurs de Paris comment elle s’en dédommageait, et leur écrivait-elle, avec sa gaîté ordinaire : « Nous nous sommes payé une petite fête bien religieuse pour la Nativité… Messe chantée, Reine des Cieux, Sancta Maria, Reste avec moi, Magnificat… Après l’Evangile, un sermon en français sur la sainteté. C’était si simple, mais si bienfaisant ! » Un nuage, pourtant, assombrissait la solennité, et elle continuait : « Après la messe, on nous a amené un blessé nageant dans son sang. Ce pauvre s’est suicidé ! Vous ne vous figurez pas combien c’était pénible de le voir se débattre… Il avait une maladie nerveuse, et surtout des idées noires. Espérons que le bon Dieu lui fera miséricorde. Je plains de tout mon cœur sa pauvre femme et sa petite fille… » Mais les obus pleuvent de plus en plus drus, et elle note alors, dans ses lettres suivantes, leur fréquence toujours plus grande : « Dimanche, il en est tombé treize, mardi quinze, et c’est curieux comme on s’y fait. D’un côté, bombardement et, peu de temps après, musique dans la cour de l’hôpital… On ne conserve plus que les blessés inévacuables, les deux étages supérieurs sont vides et, à la moindre alerte, on les descend à la cave qui est assez bien installée. Nous y avons même une salle d’opéra-lions… » Puis, quelques jours après : « Quelle canonnade !… Jeudi soir, on a opéré jusqu’à deux heures et demie du matin, et vendredi jusqu’à trois heures… Jamais nous n’avons vu autant d’hommes abrutis et à bout comme ces pauvres malheureux. Ils faisaient peine à voir. Aussi, ma chère Sœur Séraphine, je me suis couchée hier sans adoration, lecture et deux chapelets de moins… Il est onze heures du soir, et je suis éreintée… »

Malgré le bombardement, et les incessantes arrivées de mutilés et de mourans, elle n’en maintenait pourtant pas moins l’ordre et l’entrain dans l’établissement. Jamais démontée, et redonnant du cœur aux plus découragés, rendant le sourire aux plus souffrans, elle était même allée jusqu’à organiser une chorale où elle s’amusait à faire chanter aux blessés allemands, mêlés aux nôtres, ce refrain qu’ils répétaient sans le comprendre :

Nous les aurons,
Nous les aurons !

Chaque jour, cependant, le bombardement augmentait d’intensité et, le 4 janvier, il était d’une si grande violence qu’elle écrivait dans la journée à Sœur Séraphine : « Aujourd’hui 4, on peut se tenir prêt à rendre compte à Dieu… » Le matin, en voyant se succéder les enterremens, et passer les cercueils enveloppés du drapeau, entre les hommes qui marchaient fusils bas, elle avait déjà dit, avec sa bravoure habituelle :

— Moi, je demande à être enterrée comme les soldats, et je veux aller en cimetière militaire… Allons, avait-elle ajouté en regardant encore défiler un cortège funèbre, puisque tout le monde doit mourir, il va falloir nous confesser tous aujourd’hui !

Une heure plus tard, les Allemands commençaient un feu terrible, l’hôpital semblait prêt à s’écrouler, les carreaux des maisons volaient en éclats et, vers cinq heures, la nuit tombée, on frappait à la porte de l’ambulance. C’étaient deux religieuses de l’Ecole dont l’une avait reçu un éclat de bombe en faisant sa classe ; et Sœur Ignace, après l’avoir pansée, ne voulait pas laisser les deux femmes s’en aller seules. Elle priait Sœur Isaïe de les reconduire avec elle, et les quatre religieuses se mettaient en route deux par deux, en se tenant à quelque distance, afin de ne pas former groupe. Elles s’étaient bientôt perdues de vue dans l’obscurité, et tout à coup, à quelques pas de Sœur Isaïe et de celle qu’elle accompagnait, un obus éclatait avec un épouvantable fracas, en les couvrant de terre et de cailloux. Tout étourdies mais ne se sentant pas blessées, et supposant qu’il en était de même de leurs compagnes, craignant en même temps d’autres explosions, elles entraient se mettre à couvert dans une cave voisine où se trouvaient déjà d’autres personnes, et où se réfugiaient aussi des soldats. Sœur Isaïe leur demandait s’ils n’avaient pas rencontré deux Sœurs, mais ils n’en avaient aperçu aucune, et elle commençait à se rassurer complètement, lorsqu’un chasseur arrivait en disant qu’une religieuse venait d’être blessée près de la fontaine, sur la place de la mairie. Tout angoissée, Sœur Isaïe quittait alors précipitamment la cave, demandait au chasseur de la conduire sur la place, et là, à côté de la fontaine, distinguait en effet une ombre allongée par terre, au milieu d’un groupe. Elle s’approchait aussitôt de cette forme immobile et noire, y reconnaissait Sœur Ignace, l’appelait, se jetait à genoux, lui parlait, croyait l’entendre soupirer, et envoyait le chasseur chercher immédiatement un prêtre et un médecin… Mais tout était fini, et Sœur Ignace ne donnait déjà plus signe de vie. Elle venait d’expirer, et l’automobile sanitaire, qui ne tardait pas à arriver, ne rapportait plus qu’un cadavre à l’ambulance.

Il est très rare qu’une mort fasse vraiment verser des larmes à une foule, mais dans tout Moosch, à la nouvelle de celle de Sœur Ignace, il ne se trouva personne pour rester les yeux secs. On la couchait sur un lit tendu de blanc, parmi les cierges et les fleurs, dans sa robe et dans sa cape noires, et ses mains jointes, ses yeux clos, son rosaire, ses lèvres qui semblaient presque remuer encore, lui donnaient l’air de prier. Puis, le dernier jour se levait, et le cortège, précédé de six prêtres-soldats, la menait au champ du repos comme on y mène les héros. A la foule des officiers et des troupes, à la garde d’honneur avançant fusils bas, on aurait pu croire au cortège d’un chef militaire, sans les symboliques et virginales guirlandes de fleurs blanches dont le cercueil était orné. Comme elle l’avait souhaité le matin même de sa mort, on la conduisait au cimetière militaire, où l’attendait sa tombe entre celles de. deux officiers ; on plantait dessus la croix de bois, on y attachait la cravate de tulle blanc, et la belle et tragique vallée, où devaient bien dormir encore quelque part, sous les roulemens du canon, quelques anciens échos du moulin de Willer, assistait aux plus émouvantes funérailles qu’aient peut-être jamais vues les hommes !

Quelques jours après les obsèques, un planton venait à l’hôpital, et remettait un pli à la Supérieure. Elle en reconnaissait tout de suite l’écriture, y lisait en même temps : Ouvert par l’autorité militaire, et c’était, en effet, une lettre de Sœur Ignace à l’une de ses amies d’Amérique, pleine de trop cruelles réalités pour n’avoir pas été alors interceptée au départ, mais trop caractéristique pour ne pas être maintenant donnée ici ;


A Mlle F… M… A BOSTON

Moosch, le 31 décembre 1915.

« Ma toute chère et bonne amie,

« Malgré que je sois très en retard pour vous offrir tous mes vœux de bonne et heureuse année, je le fais d’autant plus chaudement… Si vous saviez quelle triste fin d’année nous avons passée ! Depuis le 22 décembre, et nous sommes le 31, on n’a pas arrêté d’attaquer, de contre-attaquer, et de bombarder la vallée, mais c’est surtout les 22, 23, 24 et 25 que c’était le plus fort. C’est tout dire quand, dans quarante-huit heures, on peut compter 1 095 blessés Français et 54 Allemands qui ont passé chez nous. Vous ne pouvez pas vous figurer une chose aussi épouvantable que le spectacle que nous avions nuit et jour sous les yeux. Il y en avait de couchés partout, dans les corridors, dans les escaliers et dans les chambres entre les lits ; partout des brancards. Et alors il fallait entendre ces plaintes, ces cris, ces pleurs, etc. Que d’opérations, d’amputations, de trépanations, et combien nombreux ceux blessés aux poumons comme notre bon F… Le Hartmannsweillerkopf est une vraie nécropole, et ce n’est pas fini. Ici, à l’hôpital, en dix jours, nous avons eu 78 morts. Alors, jugez !

« Nous avons, comme automobilistes ou conducteurs, rien que des Américains de bonne famille qui s’étaient engagés volontairement pour la durée de la guerre. Ils sont vraiment bien admirables et bien courageux. Eux qui aiment bien le confortable, ils ne l’ont pas, ou plutôt sont privés de tout. Ces jours derniers, un d’eux, de vingt ans, n’est plus revenu ; un obus l’a tué net sur une route, où il passait depuis tant de temps, et que son cher frère est obligé de parcourir plusieurs fois journellement. Il a été cité à l’ordre de la Division, et a reçu la croix de guerre. Pauvre petit ! Combien il l’a méritée !

« Si je vous disais que rarement j’ai vu des amies aussi gentilles et dévouées que les petites Américaines. Il y a mesdames W…, L… et quantité d’autres qui me sont bien dévouées, et tout cela grâce à votre délicate attention… Voilà quatre fois qu’on me dérange, et je suis en train d’écrire sur la table d’opérations, et il est minuit, le 1er de l’An.

« Vous m’excuserez de vous écrire aussi mal que cela, mais je dors debout…

« Votre grande amie,

« SŒUR IGNACE. »


UN EMPLOYÉ DE COMMERCE

Georges Condom appartenait à une de ces vieilles familles de dignes et modestes fonctionnaires comme on en voyait tant autrefois honorer la France, et comme elle en comptait encore au moment de la guerre, malgré tout ce qui avait si gravement altéré sa physionomie morale. Dans des situations peu rétribuées, mais auxquelles s’attachait une considération spéciale, elles s’estimaient assez dédommagées de la médiocrité relative de leur vie par la respectabilité qu’elles en retiraient, et se transmettaient fidèlement, d’une génération à l’autre, comme une vocation d’autorité, de désintéressement et de devoir. Les Condom étaient de cette race de bons serviteurs du pays, et en conservaient toutes les traditions. M. Condom exerçait les fonctions de directeur d’hospice, son père en avait occupé d’analogues dans la même administration, et son grand-père et un de ses oncles avaient appartenu à l’Université. Père de deux fils, il aurait pu les croire destinés à suivre sa voie, mais les nouvelles conditions de la vie générale, aussi bien que de la vie administrative, les en avaient détournés. L’aîné faisait son droit, le poussait jusqu’au doctorat, et Georges, le (second, entrait dans le commerce.

Le jeune Georges, dès son enfance, s’était tout de suite annoncé pour un vaillant. Il avait fait sa première communion à Forges-les-Bains, où son père dirigeait l’Hôpital et l’Orphelinat, et le curé, la veille de la fête, ayant demandé à ses petits communians vde nettoyer eux-mêmes les abords de l’église, trop négligés par l’édilité, Georges, immédiatement, les réunissait tous, prenait le commandement de la petite équipe, et mettait lui-même tant de cœur à la besogne qu’il rentrait tout fourbu chez ses parens. Il avait tout juste la force de se tendre le lendemain à la cérémonie, et n’assistait même pas au dîner de famille donné le soir en son honneur. A quelque temps de là, un incendie éclatait dans le pays, le personnel de l’Hôpital accourait avec la pompe de l’établissement, les habitans aidaient à la manœuvre, et on remarquait alors, parmi ceux qui s’exposaient le plus, un petit garçon dont l’adresse et le courage faisaient l’admiration de tous. C’était le petit Condom, qui venait d’avoir ses treize ans !

A dix-sept ans, ses études terminées, il se décidait pour la carrière commerciale, se plaçait d’abord dans une maison de gros, y faisait son apprentissage, et entrait ensuite aux Magasins du Louvre, comme vendeur au rayon de la jupe. Quatre ans après, il allait faire son service militaire à Lunéville, au 8e Dragons, d’où il revenait maréchal des logis. Employé modèle, il avait été aussi un parfait dragon. Si excellent soldat qu’il se fut montré, il n’en avait pas moins cependant toujours regretté son état, et le brillant sous-officier de cavalerie, aussitôt son temps fini, s’était hâté de redevenir l’actif vendeur d’auparavant, lorsque, le 2 août 1914, la mobilisation le reprenait encore à son métier, et l’envoyait à la frontière lorraine, dès la première heure de la guerre.

Georges Condom avait toujours eu le culte de la famille, et son père et sa mère dont il avait été la joie, son frère le docteur en droit qu’il appelait son « grand savant, » sa jeune sœur qu’il appelait toujours sa « petite sœur, » lui étaient profondément chers. Aussi ne leur faisait-il pas ses adieux sans déchirement, mais n’en laissait rien paraître.

— Allons, ne pleurez pas, disait-il gaiement à sa mère et à sa sœur au moment de la séparation, il ne m’arrivera rien de fâcheux… Cette guerre, voyez-vous, il fallait absolument la faire, et il vaut mieux en finir une fois pour toutes… Après, nous serons tranquilles et heureux !…

A peine à son régiment, il était nommé adjudant, et faisait avec ce grade toute la campagne de Lorraine. Renvoyé ensuite à son dépôt, et affecté à la remonte, il supportait mal son éloignement de la bataille, réclamait instamment son retour au feu, et finissait par recevoir la mission de former un groupe léger appelé à s’y rendre aussitôt instruit. Un accident, la veille du départ, avait bien failli le retenir. Un pan de mur s’était écroulé sur lui dans un incendie et l’avait blessé assez sérieusement, mais il voulait quand même suivre ses hommes, et peu s’en fallait encore, à quelques jours de là, qu’il ne trouvât la mort à son arrivée au front. Chargé d’une reconnaissance de nuit, et parti seul avec son ordonnance, il tombait dans une embuscade. Heureusement, il s’en tirait avec un coup de baïonnette dans la manche de sa tunique, et l’ordonnance en était quitte pour un coup de crosse à la tête. Plus tard, il était de la grande attaque de septembre, et réchappait encore, comme miraculeusement, à l’explosion d’une marmite. Puis, il passait en Haute-Alsace, dans les parages fameux de l’Hartmansweillerkopf, et là, aussitôt rendu dans ces terribles et célèbres défilés, il était nommé sous-lieutenant.

Avec sa nature toute en élans, il avait très vite conquis l’affection et l’admiration de ses chefs comme de ses soldats, et l’un de ses camarades, le lieutenant de Tauriac, avec qui il s’était lié d’une de ces héroïques et tendres amitiés de guerre comme il s’en noue entre frères d’armes dans l’habitude de la vaillance et du dévouement en commun, devait un jour dire de lui, dans une lettre toute pleine elle-même de noble générosité : « Quand je suis arrivé au groupe léger, j’ai tout de suite, été frappé par ce visage sympathique, ce cœur d’enfant vaillant et généreux qui se donnait tout entier dans une poignée de main. » Tout de suite, et tout entier, c’était bien ainsi en effet que se donnait Georges Condom, non seulement à l’amitié, mais au devoir, et il allait bientôt encore le faire une fois de plus. Il venait d’être détaché aux chasseurs à cheval, pour y former un autre groupe léger, sur le modèle de celui des dragons, quand, aux premiers jours de mars 1916, son capitaine recevait l’ordre d’enlever un ouvrage allemand. Comme l’affaire devait être particulièrement difficile, le capitaine redemandait son sous-lieutenant aux chasseurs, et Condom répondait à l’appel avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il s’agissait d’un coup plus hardi et plus périlleux. Il allait falloir attaquer, se battre, exposer sa vie, enlever une position, et il accourait avec joie, mais songeait aussi à ses vieux parens, à son frère le « grand savant, » à sa sœur, sa « petite Alice, » à tous les siens, et leur écrivait alors, avant la bataille :

« Mes très chers parens, vous m’excuserez d’être pour vous la cause d’un gros chagrin, car si vous recevez jamais cette lettre, c’est que j’aurai eu la gloire de mourir au champ d’honneur.

« A l’heure où j’écris cette lettre, nous sommes tout près de tenter un coup audacieux sur un ouvrage boche. Cette action, très bien comprise et habilement menée par M. le capitaine Lacroix, mon chef d’unité, doit réussir, mais bien entendu il doit y avoir de la casse.

« Eh bien ! soyez absolument persuadés, mes chers parens, que c’est avec joie que je fais le sacrifice de ma vie, car je sais que c’est beaucoup pour la France et un petit peu pour vous que je tomberai : pour cette France que j’aime tant, pour vous qui partagez cet amour et à qui je dois tant !

« Je tiens, mes très chers parens, à vous remercier de tout mon cœur de tout ce que vous avez fait pour moi. Vous avez été des parens modèles, et je meurs en vous vénérant.

« Je n’ai rien de bien spécial à vous demander à cette dernière heure. Le peu de bricoles que j’ai sera pour vous des petits souvenirs, bien modestes du reste.

« Je dis adieu à ma gentille et très aimée petite Alice, qui a toujours été si bonne et mignonne avec son grand Georges. Je regrette de ne l’avoir pas fait danser plus souvent, mais j’espère que le Bon Dieu lui réserve de longs jours de bonheur !

« Je fais mes adieux à mon grand savant Paul, un homme qui comprendra mieux peut-être le calme absolu avec lequel je vous écris. Adieu, mes chers parens, adieu à toute la famille, adieu à tous mes amis !

« Je désire que rien de spécial ne soit fait pour mon corps, égal dans la mort comme tous mes compagnons tombés avec moi. Je vous défends de porter le deuil plus longtemps que la stricte nécessité pour les convenances.

« Je meurs pour Dieu, pour la France, pour tous les vivans !

« Votre fils très affectionné et reconnaissant,

« GEORGES CONDOM,

« sous-lieutenant au 8e dragons. »


Puis, il écrivait au lieutenant de Tauriac pour le charger de prévenir sa famille, le priait de remettre cette dernière lettre aux siens, lui demandait pardon de la peine qu’il lui donnait, et ajoutait : « Je vous aimais beaucoup, cher monsieur de Tauriac. Je sais que vous êtes un homme ayant un moral élevé, et c’est pourquoi je vous demande ce dernier service… Que personne ne me regrette, moi qui ne me regrette pas moi-même ! »

C’était le 6 mars et, le 8, la position allemande était enlevée. Le coup de main, bien conduit, avait eu un plein succès, et le sous-lieutenant Condom, selon l’expression même du capitaine Lacroix, avait déployé, d’un bout de l’attaque à l’autre, « la plus magnifique désinvolture. » Allant continuellement de peloton en peloton, et revenant tranquillement renseigner son chef entre ses allées et venues, il restait le dernier sous le feu, à la tête de son groupe, pour protéger le repli des autres. L’opération terminée, il voulait même retourner faire une dernière patrouille dans les tranchées prises, pour bien s’assurer que rien n’y était resté, mais y renonçait sur un ordre formel, et revenait seulement encore une fois en arrière, sous la fusillade qui ne discontinuait pas, pour diriger les groupes qui rapportaient les morts et les blessés, quand une balle l’avait frappé…

Il était tombé… C’était fin !…


LE CAPITAINE DE VISME

Le 25 février 1916, par une mauvaise journée de neige et de boue, le 146e d’infanterie s’arrêtait, dans l’après-midi, à Chaumont-sur-Aire, petite localité de la Meuse, à moitié chemin de Bar-le-Duc et de Verdun. En route depuis deux jours, les hommes, malgré leur entrain, n’étaient pas fâchés de se reposer un peu, mais leur repos devait être court, et à cinq heures, ou dix-sept heures selon le nouveau style, le commandant de la 3e compagnie du bataillon de mitrailleurs, le capitaine Jacques de Visme, venait inscrire lui-même sur le cahier d’ordres : Appel à 19 heures. Réveil à 23 heures 15. Départ à 0 heure 30. Les sous-officiers coucheront avec leurs hommes. Un contre-ordre, dans la soirée, retardait, il est vrai, le départ du régiment, dont le transport devait avoir lieu en camions-autos, mais rien n’était changé pour les compagnies de mitrailleuses. Elles devaient toujours faire l’étape à pied, et à vingt-trois heures quinze, comme l’avait indiqué l’ordre, le réveil sonnait pour elles. Une heure plus tard, par une nuit noire, « une nuit d’encre, » a dit un témoin, sous une pluie glacée qui pénétrait les os, le bataillon quittait Chaumont-sur-Aire.

Entré d’abord dans les dragons en quittant Saint-Cyr et Saumur, d’où, il était sorti brillamment, le septième de la première école et le premier de la seconde, le capitaine de Visme avait renoncé, à la cavalerie pour s’engager dans l’infanterie, et ne commandait sa compagnie que depuis un mois. Agé de vingt-cinq ans, appartenant par sa famille à la haute société protestante de Paris, de mâle et beau visage, de nature délicate et d’âme religieuse, il donnait à tout le monde une impression de charme, de sensibilité et de finesse. Un de ses camarades écrivait de lui dans une lettre : « Il m’a témoigné tout de suite, presque sans me connaître, une si bonne confiance que l’on s’aimait déjà. Je n’étais alors que sous-officier, et il me traitait déjà en égal… Jacques devint vite pour moi le cœur où l’on aime à s’épancher. Quoique de religion différente, seul sujet dont nous n’ayons jamais parlé ensemble, nous sympathisions en tout… J’allais souvent le voir dans sa chambre, et j’ai trouvé sur sa table certains livres de piété dont l’usure prouvait un usage fréquent… » Un autre aimait à rappeler la fougue avec laquelle, au sortir de l’Ecole, ils entraînaient ensemble leurs chevaux, et comment ensuite, dès la guerre, ils faisaient des reconnaissances d’où ils avaient failli souvent ne pas revenir. Il ajoute : « C’était un brave, et nous aimions à causer de guerre ensemble. Nous nous comprenions et nous nous aimions. » Aimer la guerre et ses compagnons de guerre, tout le capitaine de Visme était là ! Son changement d’arme avait été pour lui un véritable drame intérieur. Passionné pour la cavalerie, mais n’y trouvant pas l’activité désirée, désolé d’y laisser des camarades auxquels il s’était attaché de cœur, mais décidé à tout pour servir comme l’y poussait son impatience du combat, il avait vivement souffert de quitter son corps et ses hommes, mais n’en annonçait pas moins avec triomphe à ses parens son passage au 146e, et sa nomination de capitaine de mitrailleurs. Un mois plus tard, son régiment recevait l’ordre de se rendre à une destination gardée secrète, et gagnait alors Chaumont-sur-Aire, pour être transporté de là sur un autre point en camions-autos, pendant que le bataillon de mitrailleurs devait continuer sa marche à pied.

Personne, parmi les soldats, ne savait où l’on allait, mais le colonel, au moment du départ, avait confié à son entourage :

— A vous, je ne vous le cacherai pas, nous sommes appelés à une mission de sacrifice complet… Les Allemands avancent avec une artillerie formidable, et nous n’avons rien !

À cette heure sombre, et dans cette nuit glaciale, les mitrailleurs du 146e partaient donc pour une marche au martyre, et l’une des plus écrasantes qu’ait eu à fournir une troupe. Les officiers, heureusement, avaient la pleine confiance des soldats, mais pas un d’eux ne la possédait comme le capitaine de Visme. L’espèce de tendresse guerrière qu’il éprouvait pour ses hommes l’avait vite rendu leur idole et, par un de ces gestes dont il avait le don, sachant combien l’étape allait être dure, il avait résolu de la faire à pied comme eux, et donné son cheval à son ordonnance, qui devait le monter à sa place.

On s’était donc mis en route aussitôt après minuit. Le vent soufflait, il pleuvait, les pieds glissaient dans la boue, il faisait tellement sombre qu’on ne reconnaissait même pas ses voisins, et la colonne, dans cette obscurité, avançait d’abord en silence. Puis, un vieux sergent entonnait la rengaine :

Un éléphant se balançait
Sur une assiette de faïence…

Alors, la troupe reprenait les couplets, et marchait au rythme de la chanson…

On marchait déjà ainsi depuis plus de six heures lorsque le jour commençait à poindre. On distinguait alors peu à peu les formes, le pays se dessinait, les silhouettes se précisaient.

Vers neuf heures, la colonne atteignait Souilly. On mangeait, on se reposait, puis l’ordre était donné de repartir. Plongeant dans les vallons, ou regagnant les plateaux, la route traversait un panorama magnifique, et le bataillon, à deux heures de Souilly, croisait des groupes de gens en fuite. Ils disaient s’être sauvés de Verdun, et la colonne devinait alors où elle allait, quand toute une suite d’ordres, et de contre-ordres venaient encore compliquer sa marche. Ou bien, à une croisée de chemins, on prenait à droite, mais pour faire bientôt demi-tour, retourner sur ses pas, et prendre une autre direction. Ou bien, on coupait tout à coup à travers champs, à destination de crêtes et de petits bois où l’on espérait camper, mais on n’avait pas fait cinq cents mètres qu’un contre-ordre arrivait encore, et qu’il fallait de nouveau revenir en arrière, pour se remettre à suivre la route, dont le ruban se déroulait à l’infini.

— C’est long ! finissait par grogner quelqu’un.

— Bah ! répondait le sergent à la chanson de l’éléphant, ça ne sera jamais si long que. les impôts !

Le jour, vers cinq heures, commençait cependant à baisser, et on s’arrêtait, à la nuit, dans une localité du nom de Regret. Les compagnies faisaient la soupe, et le capitaine de Visme félicitait la sienne. Il payait à chacun un quart de vin, encourageait ses hommes, et leur annonçait qu’ils allaient coucher à Verdun, à la caserne Marceau… Puis, le bataillon repartait encore, entendait bientôt tonner le canon, et ne tardait pas à croiser des régimens qui semblaient revenir du combat.

On leur criait alors au passage :

— Eh ! là-bas… Vous venez de Verdun ?

— Oui.

— C’est loin, Marceau ?

— Quatre kilomètres…

Une heure ensuite, seulement, on n’apercevait pas encore Marceau, et d’autres troupes, passant toujours, répondaient de même aux mêmes interpellations. Néanmoins, on marchait de bon cœur, le canon tonnait de plus en plus, et, au pied d’une côte, où l’on continuait à rencontrer des troupes, les hommes leur criaient encore :

— Et Marceau ?

On leur répondait enfin :

— C’est là-haut…

Il y avait plus de vingt heures qu’ils étaient en marche, et la route, à leur arrivée, se retrouvait aussi boueuse, la boue aussi glissante, la pluie aussi glacée, l’obscurité aussi notre qu’au départ. Quelques hommes, malgré leur courage, avaient dû rester en chemin, d’autres pleuraient de souffrance, tous tombaient de lassitude, et la caserne était si encombrée qu’on ne voulait pas d’abord les recevoir. Devant l’insistance, et presque la violence, du capitaine de Visme, on consentait cependant à les loger, et ils pouvaient enfin, un peu avant minuit, écrasés de fatigue et de sommeil, s’étendre sous un abri. Mais ils n’y reposaient pas depuis trois heures que le colonel faisait appeler les capitaines, et leur disait, vers deux heures du matin :

— Messieurs, vos hommes ont déjà fait une marche terrible… Considérez-vous pourtant comme possible de les remettre encore en route, pour engager le combat à cinq kilomètres d’ici ?

— Mon colonel, lui répondait le plus ancien du grade, le capitaine Barryat, ce n’est pas possible humainement, mais au 20e corps, ça peut se faire !

Alors, les compagnies, qu’on allait réveiller, repartaient encore, se trouvaient en ligne avant l’aube, et là, sous une tempête d’artillerie, criblaient elles-mêmes l’ennemi de leur mitraille, repoussant le flot allemand qui ne cessait de s’élancer, pour se briser contre leur feu. La bataille durait six jours, et le capitaine de Visme y était blessé dès le début, mais ne voulait même pas paraître le sentir. Allant et venant dans la tourmente, mettant la main à l’installation des pièces, assurant le tir, entraînant ses hommes, prudent pour eux sans l’être pour lui-même, il était partout, se dépensait partout, et tombait, le sixième jour, foudroyé par une balle, sans une plainte et sans un cri… Le soir même, le fort était repris, et le colonel et le commandant attestaient, par leurs lettres à sa famille, pour quelle large part il avait été, depuis Chaumont, dans le miracle de la marche et dans celui du combat.

Un jour, à quelques semaines de là, le capitaine Augustin Cochin, qui devait aussi laisser un si grand souvenir, et qu’une amitié héroïque liait à de Visme, se trouvait en permission à Paris, et racontait les péripéties de la bataille.

— Et Jacques ? lui demandait-on… Comment avait-il accueilli la nouvelle de cette mission de sacrifice annoncée par le colonel ?

— Mais il en avait paru content, répondait Cochin.

— Et, en arrivant à Verdun, après cette marche de vingt heures ?

— Oh !… Il était frais comme la rose, et seulement un peu peiné à cause de ses hommes…[2].


UN PRÊTRE-SOLDAT

Jean-Maurice Portas était né à Périgueux le 11 novembre 1885. Son père, originaire des environs, avait d’abord été cultivateur à Saint-Orse, et s’y était marié. Obligé ensuite de renoncer à la terre, il était venu s’établir au chef-lieu où, tout en n’étant pas sans bien, il entrait comme manœuvre à la Compagnie d’Orléans. Plus tard, avec sa dot et celle de sa femme, il avait acheté un petit terrain derrière le Carmel, entre Saint-Martin et le faubourg du Toulon, s’y était fait bâtir une maison, et devait l’habiter jusqu’à sa mort.

Le jeune Maurice était un enfant particulièrement docile et doux, mais d’une sensibilité extrême, et qui se troublait et pleurait au moindre mot. Aucun élève, au pensionnat Saint-Jean, n’était cependant aussi aimé des autres, car aucun ne s’oubliait pour eux d’aussi bon cœur. Unanimement désigné un jour par ses petits camarades pour la mention d’honneur à décerner au plus méritant, lors d’une tournée du Frère visiteur, il en avait rougi jusqu’au blanc des yeux, et fondu tout à coup en larmes. Puis, la visite ayant prolongé la classe, et sa mère lui ayant demandé un peu sévèrement pourquoi il rentrait si tard, il lui en avait donné la raison, mais avec un si grand trouble, et tellement bouleversé, qu’elle en était restée elle-même tout émue.

Mme Portas avait un cousin germain curé à Beaussac, joli village du canton de Mareuil-sur-Belle, et le petit Maurice n’avait pas encore dix ans qu’il déclarait déjà vouloir se faire prêtre comme son oncle l’abbé Geneste. Toute sa joie était d’aller le voir avec sa mère, et tout son rêve de venir vivre un jour au presbytère. Aussi, après sa première communion, les Portas avaient-ils consenti à l’envoyer chez leur parent, qui se trouvait désormais chargé de son éducation, et pouvait juger à loisir de l’enfant confié à sa direction. De cœur tendre et d’âme délicate, mais timide, et toujours prêt, selon l’expression même de son oncle, à se « recoquiller » au moindre reproche, comme ces fleurs qui se referment au moindre nuage, il préférait la retraite à toutes les camaraderies, ne demandait qu’à être seul, et ne restait en même temps jamais inoccupé, faisant de la menuiserie et de la peinture, s’amusant à dresser des bêtes, et remplissant ainsi tous ses instans. Avec cela, détestant le travail des champs, et extraordinairement peureux ! Il avait même fallu pratiquer entre sa chambre et celle du curé un guichet qui restait ouvert toute la nuit. Autrement, il n’aurait jamais pu dormir. Son oncle lui donnait des congés pour aller voir ses parens, et son père et sa mère l’engageaient alors à les prolonger un peu, mais il s’y refusait toujours, et leur répondait gravement que, devant un jour être prêtre, il ne pouvait pas rester chez eux passé le temps permis. L’abbé Geneste l’avait déjà ainsi comme pensionnaire depuis plus d’un an, quand il avait été nommé curé de Lanquais, dans le Bergeracquois, où le suivait le petit Maurice, de plus en plus dominé par sa vocation.

Le 11 novembre 1901, le jour même de ses seize ans, Maurice Portas perdait son père. Il était alors, depuis un an, à l’école cléricale de Périgueux, et sa mère, devenue veuve, se retirait à Lanquais chez son cousin, où le jeune homme continuait lui-même à venir passer ses vacances et ses congés. Tous les deux ans, l’oncle, la mère et le fils allaient en famille à Notre-Dame de Lourdes, et Maurice se trouvait toujours comme transformé par ces journées de pèlerinage, où il montrait un entrain et une expansion extraordinaires. Enfin, il était entré au séminaire et, en 1910, était nommé vicaire à Nontron. Il avait alors vingt-cinq ans. Grand, élancé, toujours un peu timide, mais plein de bonne grâce, d’apparence frêle, mais vaillant, d’une bonté simple et d’une modestie vraie sous lesquelles se cachait une énergie douce, il avait plu tout de suite à la population. L’archiprêtre l’avait chargé du patronage des jeunes gens et, chaque année, certains d’entre eux partant pour le régiment, où ils allaient faire leur service militaire, comme il avait lui-même fait le sien, il ne cessait pas pour cela de les conseiller et de les suivre, leur écrivait fréquemment, et les lettres par lesquelles il leur continuait ainsi ses directions mettent particulièrement bien en relief sa physionomie ecclésiastique.

Le caractère le plus marquant de cet apostolat par correspondance est d’abord ce qu’il a de pressé et de bref. Les plus étendues de ses recommandations n’ont pas vingt lignes. D’autres n’en ont que cinq ou six. On dirait déjà des instructions envoyées d’un champ de bataille. Ce qu’on y remarque ensuite, c’est la sensibilité, la délicatesse des conseils, et ce qu’ils ont de doucement, mais de tenacement impérieux. Il y est répété, à chaque instant : « Il faut… On doit… C’est le devoir… » Sous l’affection et la tendresse, on sent bien vraiment le directeur. Enfin, on y est à la fois frappé par leur piété et leur familiarité. C’est le ton d’une camaraderie mystique, mais celui d’une camaraderie.

Il écrit ainsi à l’un de ceux que suivait plus spécialement sa sollicitude : « C’est pénible, mon cher ami, de quitter les siens. Mais ne sommes-nous pas faits pour cela les uns et les autres ? N’est-ce pas aussi en prévision de ces éloignemens que le bon Dieu a mis dans l’amitié une telle source de courage et d’énergie qu’à elle seule elle est capable d’empêcher le découragement, même aux heures les plus noires ? Il te faut donc envisager crânement la vie en face… » Dans une autre lettre : « Il me semble que tu prends un peu de courage, malgré tes heures noires. Tu as encore besoin de réagir pour cela. Je compte sur toi… Te voilà donc dans un patronage. Tant mieux ! Et membre du… Deux fois tant mieux ! Et conférencier. Vingt fois tant mieux ! Aie beaucoup confiance en ton directeur. Il nous faut à tous, mon cher ami, une personne à qui nous puissions tout dire. Il faut qu’elle soit près de nous, car parfois on n’a pas le courage d’écrire et on a la force de parler. Avec cela, et les prières de tous tes amis, en route !… » Et, quelque temps après : « A peine le temps de griffonner au crayon sur un papier quelconque. Ta mère vient de me dire que tu ne viendras pas à Noël. Il faut que tu viennes… Fais l’impossible pour cela, ne serait-ce qu’un jour. Tes parens seraient trop tristes… » Dans l’un des billets suivans : « Ta mère et ton père te font dire de leur écrire. Ne te fais pas prier, ils sont si contens quand ils reçoivent un mot de toi ! Dis-leur ce que tu fais et, si tu es fatigué ou si tu t’ennuies, tu n’es pas obligé de le mettre… » Une autre fois, il insiste pour lui faire encore demander une permission : « Je rentre, et j’ai juste le temps de te demander de venir le 15. Il le faut pour tes vieux qui veulent te voir. Voici cinq francs pour le voyage. Inutile d’en parler. Cela rentre dans tes économies. Tu manifesteras ta reconnaissance par une bonne prière… Bon courage, mon petit Fernand. Le bon Dieu n’abandonne jamais. Il éprouve, mais c’est pour fortifier le caractère… » Et ailleurs : « Eh bien ! que fais-tu ? Veux-tu te dégourdir ? Tu t’es laissé pincer par tes idées noires. Allons ! Expédie-moi tout cela loin de ton esprit et de ton cœur. J’attends une lettre de toi. Il me la faut sans tarder. Et puis, pas de fausse honte ! Tu sais combien je t’aime, et une hésitation me ferait de la peine… » Et il lui recommande encore instamment, quelques jours après : « Il faut que tu viennes à Pâques. Tes parens ont besoin de te voir. Il faut les contenter, un désir des parens est un désir que j’appellerais volontiers sacré. Tâche d’obtenir la permission… Ta mère voulait te répondre, mais c’est un bien gros travail pour elle. Alors, je me suis chargé de la commission, et j’en profite pour t’embrasser… »

Dès la déclaration de guerre, l’abbé Portas était lui-même rappelé sous les drapeaux, et trouvait alors, malgré toute sa tendresse filiale, la force de partir pour le front sans aller embrasser sa mère, afin de lui éviter le déchirement des adieux. Il avait fuit son service au 250e d’infanterie, d’où il était revenu avec les galons de sergent-fourrier, et les raisons qui lui avaient toujours valu partout tant de sympathies lui avaient également gagné celles des soldats. Aimé des jeunes gens de son patronage au point qu’on pouvait l’en dire adoré, il avait aussi conquis très vite l’affection et le respect des -hommes de sa compagnie, et vivait d’ailleurs avec eux sur le pied d’une assez libre camaraderie. Beaucoup, en le retrouvant dans la vie civile, continuaient même à l’y tutoyer comme au régiment, et son lieutenant, aux manœuvres, ne l’appelait jamais familièrement que « le curé, » tout en le respectant beaucoup, et en lui servant même quelquefois la messe.

— Où est le curé ? demandait-il en plaisantant.

Et il s’amusait à ajouter :

— Nous n’avons rien à craindre… Nous avons un curé avec nous en cas d’accident…

La popularité du fourrier Portas remontait donc assez loin, et datait de ses premiers galons, mais devait encore grandir avec la guerre. Sa vaillance au combat n’avait d’égal que le dévouement avec lequel il se jetait à genoux auprès des blessés et des mourans pour les secourir ou les absoudre, et tant de bravoure et de charité touchaient les âmes les plus dures. On le trouvait toujours aussi prêt à exercer son ministère qu’à faire le coup de feu et, dès les premiers jours de la guerre, il était nommé sous-lieutenant, à la bataille de Bapaume. Sur le point de commencer sa messe lorsque était arrivé l’ordre de partir, il avait aussitôt quitté ses ornemens, rejoint son poste, et son commandant de compagnie écrivait quelques jours après, à l’archiprêtre de Nontron : « C’est sur ma proposition, et pour sa belle conduite sur le champ de bataille de Bapaume que votre vicaire, M. l’abbé Portas, a été nommé sous-lieutenant. Il a fait bravement son devoir sur la ligne de feu comme sous-officier, mais il l’a fait aussi comme prêtre. Il avait promis les secours de la religion à ceux qui les lui demanderaient ou l’avaient prié de les leur porter. Sous une pluie de balles, il allait d’un blessé à l’autre, encourageant celui-ci, recueillant de celui-là le dernier soupir, le suprême adieu aux êtres chéris. Il n’a pas été blessé, mais il a fait tout ce qu’il fallait pour l’être. »

Le régiment, le lendemain de la bataille, s’arrêtait à Frévent, où l’école libre était réquisitionnée pour loger la troupe. Le fourrier Portas venait prendre possession de l’établissement, et la directrice et ses sous-maîtresses ne pouvaient s’empêcher de s’intéresser à l’air fragile et doux de ce grand et mince sous-officier, dont la sollicitude pour le soldat avait comme quelque chose de maternel. Elles voyaient ensuite arriver les hommes, et sa patience, au milieu de leurs réclamations, ne leur causait pas moins d’admiration. Plusieurs d’entre eux semblaient assez grossiers, et d’autres avaient même d’assez mauvaises figures, mais tous, lorsqu’ils lui parlaient, le regardaient avec déférence. En apprenant qu’il était prêtre, elles insistaient pour l’inviter le soir à leur table, et remarquaient d’abord la profonde tristesse que lui avaient laissée les terribles visions de la veille. Puis, il devenait moins taciturne, leur parlait de sa paroisse et de son pays, de Lanquais, de sa mère, de son oncle le curé, et la directrice, le jour suivant, écrivait à Mme Portas : « Madame, j’ai eu l’honneur et le bonheur hier de recevoir M. Portas, sergent-fourrier du 250e… De suite, je remarquais l’intérêt qu’il portait à ses hommes et le bien-être qu’il désirait pour eux, et je ne fus pas très étonnée quand l’adjudant me dit tout bas qui il était. Vous pouvez être fière, madame, d’avoir un tel fils, et toutes, ici, nous avons été profondément touchées de son égalité d’humeur, de la bonté qu’il témoigne à tous et de son oubli complet de lui-même. Son souvenir ne s’effacera pas de notre mémoire… Arrivé dimanche à trois heures de l’après-midi, il nous a quittées le lundi à cinq heures du matin. Nous avons voulu le soigner comme vous l’auriez fait vous-même, mais nous avons dû insister longtemps avant de réussir à lui faire accepter un lit et un repas. »

Un mois plus tard, le 250e se battait dans la Somme, et l’un des jeunes gens du patronage de Nontron recevait cette carte du front : « Dans une tranchée, face à l’ennemi. Merci, mon petit Antonin, de toutes tes lettres. Elles sont vraiment bien bonnes, et j’y puise beaucoup de courage pour accomplir chaque jour mon devoir. Ce sera une grande consolation et joie pour tous de penser que, par tes lettres, tu aides ton petit sous-lieutenant à servir la Patrie. Prie toujours bien, fais des sacrifices, rien de tout cela n’est perdu, et songe que, bien souvent, pendant le jour, ou la nuit en sentinelle, ma pensée et mon cœur vont vers vous tous que je désire tant revoir. Embrasse tous les camarades pour moi, et remercie tous ceux qui m’ont écrit… Bonjour à ta famille. Je t’embrasse. »

Le régiment, à ce moment-là, occupait, au bord de l’Avre, au pied de Villers-les-Roye, des tranchées établies dans les champs, à proximité d’un petit bois. Les sorties contre les Allemands étaient fréquentes, et le sous-lieutenant Portas y faisait toujours, comme à Bapaume, « tout ce qu’il fallait » pour être tué, mais sans être jamais atteint, semblait même comme invulnérable, et commençait à s’en divertir, en criant quelquefois dans la fusillade :

— Ah ! les maladroits !… Ils ne savent pas tirer… Si ça continue, je serai obligé, après la guerre, de cribler moi-même mon habit de balles, pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir fait l’embusqué !…

Les balles et les obus ne devaient pas cependant toujours l’épargner et, le 6 octobre, il disparaissait dans une alerte de nuit, sans que les récits de sa mort aient jamais bien concordé, ni que son corps ait même jamais été retrouvé.

Vers le milieu de la nuit, d’après certains témoins, un soldat cycliste rencontrait, après l’attaque, les restes de la compagnie dans une tranchée de seconde ligne, et demandait aux hommes s’ils avaient beaucoup souffert.

— Oh ! oui, lui répondaient-ils.

Ils ajoutaient :

— Tenez, le sous-lieutenant Portas a été tué, le voilà !…

Et ils lui montraient un mort étendu au fond de la tranchée… On venait alors, au jour, pour reconnaître le corps, mais ni le mort, ni les hommes n’étaient plus là.

D’après d’autres témoins, le lendemain même du 6, un homme avait annoncé à sa mère qu’il venait d’assister aux derniers momens de l’abbé Portas, mais l’homme était mort lui-même lorsqu’on lui avait écrit pour lui demander des détails. D’autres racontaient aussi avoir vu le vicaire tué à bout portant en refusant de se rendre, d’autres qu’ils l’avaient vu se repliant blessé vers le bois, et d’autres qu’il était tombé dans le bois même, blessé, mais faisant encore face à l’ennemi. Il leur semblait toujours, disaient-ils, l’apercevoir, dans la demi-lueur de la nuit, agitant ses grands bras pour essayer de les rallier, puis se retournant pour tirer, quand ils avaient tout à coup cessé de l’entendre, et ne l’avaient plus aperçu…

Un jour, peu après cette disparition, des permissionnaires débarquaient à la gare de Périgueux, en rencontraient un autre qui repartait pour le front, et les premiers demandaient au second :

— Dis donc, tu te rappelles bien Portas, le curé ?

— Oui, le sous-lieutenant… Eh bien ?

— Il est mort…

À cette nouvelle, le permissionnaire pâlissait, regardait un instant ses camarades sans pouvoir leur dire un mot, et fondait tout à coup en larmes.


FAMILLES DE FRANCE.

J’ai entendu raconter à un religieux :

— Il arrive fréquemment que, dans mon ministère, une pauvre enfant me dise à la fin de l’entretien : « Mon père, priez pour mes frères… J’en ai quatre, j’en ai cinq, j’en ai six à la guerre. » Un jour, l’une m’a même dit : « J’en ai sept ! »

De ces frères, pour qui tremblaient ainsi leurs sœurs, combien ne seront pas revenus ! Combien seront morts loin de tout secours, martyrs innombrables et ignorés, en murmurant seulement, à leur dernier soupir, le nom de leur mère et celui de leur pays ! Combien de maisons, pleines de joie et de jeunesse avant le cataclysme, et dans le vide et le silence desquelles ne sont plus que des femmes en noir, des vieillards et des enfans !

Vers le milieu de mai 1916, le député de Cholet, M. Jules Delahaye, visitait sa circonscription. On était aux journées les plus terribles de Verdun, et parmi les femmes et les veuves, venues pour lui exposer leurs besoins ou lui raconter leurs deuils, il voyait se présenter une vieille paysanne en coiffe, une femme Brémond, veuve d’un petit propriétaire de Saint-Christophe-du-Bois, qui lui disait avec une douleur profonde :

— Monsieur, nous avons eu, mon mari et moi, six enfans, quatre garçons et deux filles, et tous nos fils sont partis pour la guerre… Brémond et moi, monsieur, nous avons été élevés dans l’amour de la France, et nos fils ont été élevés comme nous. Ils ont été fiers de partir, comme nous en avons été fiers pour eux. Dès le début, malheureusement, l’un d’eux, notre cadet, est tombé à la bataille de la Marne, et j’en ai éprouvé tant de chagrin que mon mari me l’a reproché. Il me disait : « Ne sois pas aussi triste… C’est un honneur pour notre enfant d’être mort comme il est mort… » Et puis, peu de temps après, nous en avons eu un second tué, et mon mari m’a dit encore : « Ne pleure pas tant, il faut montrer du courage ! » Ensuite, seulement, nous en avons eu un troisième si gravement blessé qu’il a été comme perdu… C’était trop, et mon mari, alors, en est tombé tout d’un coup. Il restait des journées devant la cheminée, sans rien dire, à regarder les cendres. Un jour, il s’est couché, et il est mort sans maladie… Ainsi, monsieur, j’ai déjà perdu deux enfans, même trois, j’ai perdu aussi mon mari, et il ne me reste plus qu’un fils, mon aîné, qui est sergent et se bat à Verdun. Eh bien ! monsieur, j’ai lu dans un journal que lorsque des parens avaient eu deux fils tués à l’ennemi et qu’ils en avaient encore un au feu, ils pouvaient demander que celui-là soit mis un peu à l’arrière, et je suis venue pour vous prier de me dire comment il faut faire ma demande… De ces hommes-là, voyez-vous, il faut tacher d’en conserver la race !…

M. Delahaye rédigeait la demande de la mère, et les larmes, lorsqu’il la lui lisait, coulaient sur la figure immobile et ridée de la veuve… Puis, elle gardait le silence, comme si quelque chose l’avait tout à coup gênée, et disait, en effet, après avoir hésité :

— Mon Dieu, monsieur, je réfléchis que mon fils ne connaît pas ma démarche… Il serait peut-être mécontent, s’il lisait la lettre comme elle est là… Et, cependant, je voudrais qu’il vive… Alors, monsieur, pourriez-vous mettre que je demande bien toujours de le retirer de Verdun, mais seulement lorsque la bataille sera finie !…

Dans nos villes et nos villages, combien d’humbles familles auront ainsi donné jusqu’à la dernière goutte de leur sang ! Elles sont légion, elles ont sauvé la France, et l’historien ne saura jamais leurs noms… Mais il en est aussi d’illustres ou de connues, et qui peuvent dire comme les obscures : « J’ai donné cinq, six, huit, dix de mes enfans à la Patrie ! » Celles-là non plus ne sont pas rares, et la première à citer sera celle des Castelnau, du vainqueur de Lorraine et de ses cinq fils. Trois sont tombés au champ d’honneur, et les autres servent toujours… Ce seront aussi les frères Cochin, Jacques, Augustin et Jean. Marié, père de deux enfans, et mobilisé comme officier d’état-major, Jacques n’a de repos qu’après avoir obtenu le commandement d’une compagnie d’infanterie, et tombe à l’assaut du Xon, frappé d’une balle dans la tempe. On le retrouve au sommet de la colline, le bras encore tendu dans le geste de la charge, avec sa canne et ses gants dans la main ! Homme d’étude et d’érudition, auteur d’importans travaux historiques, Augustin est tué à Verdun. Sous-lieutenant, lieutenant, puis capitaine, six fois blessé, mais se refusant toujours au repos ordonné par les médecins, il tombe en menant ses hommes à l’attaque, avec son bras cassé dans un appareil en plâtre ! Jean commande le Papin et fait sauter les torpilleurs autrichiens, coule leurs mines flottantes, et se jette lui-même à la nage pour aller couper leurs crins ! Ce seront encore les cinq du Paty de Clam, et leurs cousins, les sept Daras. Retraité, et voyant sa demande de réintégration traîner en d’interminables longueurs, le lieutenant-colonel du Paty de Clam s’engage, à soixante ans, comme simple chasseur à pied, et rejoint son bataillon à la frontière lorraine, où il accepte toutes les fatigues des hommes de troupe, quand le général le retire enfin du rang pour lui confier des missions. Trois mille fuyards refluent, épouvantés, sur Etain, et il faudrait arrêter leur fuite, leur rendre le moral, tâcher de refaire un corps de tous ces élémens débandés. Du Paty de Clam s’en charge, part avec cent gendarmes, et c’est fait en quelques heures, par la seule magie de l’ascendant, du sourire et de l’autorité ! Les hommes l’écoutent, se reforment, et l’acclament. Puis, il faudrait aussi conduire des renforts à une destination difficile, leur faire franchir l’Argonne à travers des combats et des embuscades, et du Paty de Clam s’acquitte encore de la tâche. Alors, on lui rend un régiment et, le 30 octobre, le 117e enlève sous sa conduite le Quesnoy-en-Santerre à la baïonnette. Il n’a ni clairon, ni tambour, mais ne s’embarrasse pas pour si peu et, ne pouvant faire battre ou sonner la charge, il la chante. Une mauvaise couverture sur les épaules pour mieux cacher son grade à l’ennemi, il entonne, de tous ses poumons : Y a d’a goutte à boire là-haut, y a d’la goutte à boire ! Les soldats reconnaissent sa voix, il les entraîne et, leur montrant le village avec un fusil allemand ramassé par terre, il chante toujours, à gorge déployée : Y a d’la goutte à boire là-haut, y a d’la goutte à boire ! On le suit de plus en plus, l’élan gagne, la troupe reprend le refrain, on marche, on court, on charge, et la place, le soir, est à nous. Objet de l’une les plus belles citations parues à l’Ordre de l’Armée, nommé officier de la Légion d’honneur, blessé, âgé, mal guéri, il succombera aux suites de ses blessures, et mourra de son héroïsme, mais l’héritage en sera recueilli par ses fils, qui semblent, tous les quatre, le recevoir chacun tout entier ! Trois fois cité à l’ordre de l’armée, trois fois blessé, chevalier de la Légion d’honneur, Jacques du Paty de Clam, capitaine de chasseurs à pied, est amputé d’une jambe. François du Paty de Clam, capitaine de hussards, est cité à l’ordre de son régiment pour vingt mois de bravoure et de « merveilleux allant. » Blessé, et cité à l’ordre de la brigade, Charles du Paty de Clam sauve son bataillon en se couchant sur une caisse de grenades, pour y faire matelas de son corps et l’empêcher de prendre feu. Commandant de l’Archimède, Michel du Paty de Clam est enlevé par une lame en torpillant un transport autrichien, et sombre dans sa victoire… Et voici l’admirable liste des Daras… Georges est prisonnier, et Maurice trois fois blessé. Un troisième, l’aîné, Henri, est amputé d’une jambe et chevalier de la Légion d’honneur. Un quatrième, Charles Daras : la mâchoire fracassée et chevalier de la Légion d’honneur. Un cinquième, Louis Daras : tué à l’ennemi. Un sixième, Pierre Daras : dix-huit ans et tué à l’ennemi. Et le septième, Michel Daras : englouti dans un torpillage en veillant au salut de sa troupe. Il meurt, mais il a sauvé ses hommes !

Nobles familles, et qui devaient l’exemple, mais qui le donnent magnifiquement, et que va cependant dépasser encore celle des de Maistre !

Au général baron de Maistre, arrière-petit-fils d’un maréchal de camp d’Henri IV et chef des barons de Maistre, ou des de Maistre de France, il est resté trois fils de ses nombreux enfans, Armand, capitaine de cavalerie, Emmanuel, capitaine d’artillerie, André, sous-lieutenant de réserve, et la mort du troisième a la beauté de l’épopée. En avant de sa section, il l’exhorte au combat, quand une balle le frappe à la hanche. Sans fléchir, il poursuit son exhortation, tombe foudroyé par une seconde balle, et ses camarades, la bataille terminée, annoncent sa fin en ces termes :

— Ses dernières paroles ont été : « Je vais me porter en avant »… Son dernier geste a montré le ciel, où il est, et l’ennemi !

Le baron Yvan de Maistre, frère du général, a eu quatorze enfans, parmi lesquels quatre fils, Bernard, Jacques, Joseph et Pierre, et trois d’entre eux accomplissent exploits sur exploits. Parti pour prendre Javrecourt, le lieutenant Bernard de Maistre reçoit une première balle en traversant une zone battue par un feu terrible, n’en tient pas compte, porte le sac d’un de ses hommes plus grièvement blessé que lui, continue à entraîner sa troupe, entre dans le village à la baïonnette, y reçoit une seconde balle, refuse toujours de la prendre au sérieux, est nommé capitaine, et tombe, un an plus tard, en Lorraine, en ralliant sa compagnie, à la tête de laquelle il se bat jusqu’à sa dernière cartouche. « Il est mort face à l’ennemi, écrit un des officiers de son régiment, en héros, en Français, et le fusil à la main ! » Le capitaine Joseph de Maistre, quatre fois cité pour son « cran superbe, » et resté légendaire à la fois comme dragon et comme fantassin, accumule, à Verdun, témérités sur témérités. N’ayant plus avec lui, au Bois-Camard ; qu’une poignée d’hommes contre tout un gros d’Allemands, il se rue sur eux malgré leur nombre et, le revolver au poing, un gourdin dans l’autre main, les tue, les assomme, et les met en déroute. Puis, après Verdun, c’est Sailly-Saillisel, où il crie à ses soldats : « En avant, c’est pour la France ! » et tombe criblé de mitraille, à quelques pas de la tranchée ennemie. Servant dans les dragons au début de la guerre, et déjà de toutes les audaces, il avait, à ce moment, un émule dans un de ses cousins, dragon et lieutenant comme lui, de Maistre comme lui, et s’appelant comme lui Joseph. Egalement célèbres pour la fougue de leurs raids, et l’un et l’autre de la même brigade, tous les deux du même grade, de même nom, de même prénom, et de même héroïsme, ils étaient alors les deux Joseph de Maistre ! Héroïque aussi, le lieutenant Pierre de Maistre, chevalier de la Légion d’honneur, cité comme ses aînés à l’ordre de l’armée » et gravement blessé dans une attaque ! Héroïque, le jeune brigadier Baubiet, de Maistre par sa mère, neveu des trois précédens, et tué à dix-huit ans sur ses pièces ! Héroïque enfin, le vieux colonel Henry de Maistre, blessé à Gravelotte quarante-quatre ans auparavant, retraité comme son frère le général, mais ayant réussi à reprendre du service, et y succombant d’épuisement, pendant que son fils, le lieutenant Louis de Maistre, se distingue brillamment dans les batailles de Champagne !

Et, cet élan à servir, les hommes ne sont pas seuls à le suivre dans la famille ! Comme leur frère le baron Jacques, qu’une infirmité empêche de porter Les armes, mesdemoiselles Geneviève et Jeanne de Maistre se dévouent avec lui au soin des blessés sous les bombes, dans leur ambulance de Vauxbuin, et ne cessent d’y affronter tous les dangers du front, ainsi qu’en témoigne, avec la citation à l’ordre de l’armée, la croix de guerre avec palme attachée à leur corsage d’infirmières !

Maintenant, voici les comtes de Maistre, ou les de Maistre de Savoie. Descendans ou neveux du grand Joseph de Maistre, ils vont être plus prodigues encore des leurs que les premiers, et les soldats de carrière, les martyrs du devoir, les blessés, les morts, vont même sembler, chez eux, ne plus pouvoir se compter !

Au plus fort de la persécution antimilitariste, le comte Rodolphe de Maistre a donné sa démission de capitaine de cavalerie, et vit, depuis dix ans, retiré en Normandie, dans son château de Beaumesnil, lorsque la guerre éclate. Il demande aussitôt sa réintégration, l’obtient, est nommé commandant, chevalier de la Légion d’honneur, cité à l’ordre du régiment, et ses deux fils aînés, Joseph et Henri de Maistre, se distinguent en même temps chacun dans son arme. Sous-officier de dragons, Joseph fait toute la campagne de Belgique, perd son cheval dans une fondrière à l’affaire de Saint-Vincent-Rossignol, n’échappe aux Allemands qu’en traversant la rivière à la nage, se cache dans les bois, rallie en route des hommes partis pour se rendre, et les ramène avec lui dans nos lignes. Henri, mobilisé comme sergent, est gravement blessé dès le début de la campagne, guérit, repart, est nommé sous-lieutenant, et blessé de nouveau à l’Hartmansweillerkopf, où il reste aux mains de l’ennemi avec les débris de son régiment. Il avait reçu sa première blessure dans une reconnaissance de nuit et, rampant alors au fond d’une tranchée, d’où il cherchait à voir dans la tranchée voisine, il y apercevait les Allemands, faisait un signe à ses hommes, leur recommandait le silence, et recevait une balle, mais ne bronchait pas, quand un de ses soldats en recevait une à son tour, et ne pouvait s’empêcher de gémir.

— Chut ! lui murmurait de Maistre, tu vas nous faire découvrir… Tais-toi, ça ne fait pas de mal… Je viens d’en recevoir une, je le sais bien !…

Oncle et grand-oncle du comte Rodolphe et de ses enfans, le comte Eugène de Maistre a eu, parmi les siens, Pierre, Xavier, Maurice et Béatrix ; et, à cinquante-deux, ans, le Père Pierre de Maistre, professeur à l’Université de Beyrouth, part comme aumônier militaire, pendant que ses deux frères, les commandans Xavier et Maurice de Maistre rentrent en activité. Affreusement brûlé par les jets de liquides enflammés, le commandant Maurice de Maistre est fait prisonnier, jeté dans un camp de représailles, en subit toutes les horreurs, et son fils, pendant ce temps-là, s’engage à dix-huit ans, comme le font également ses trois cousins germains, les fils de Béatrix, sœur de son père et de ses oncles, les jeunes de la Chevasnerie, dont l’un sera tué, un autre gravement blessé, et le troisième deux fois trépané. Puis, ce sont les fils du comte François de Maistre, André, Joseph, Jean et François-Benoît. Déclaré inapte, André, malgré tous les obstacles, parvient à entrer dans les transports, et fait les campagnes les plus dures, la Belgique, Verdun, la Somme. Frappé du plus cruel des deuils par la mort de sa jeune femme, et père de cinq enfans, Joseph, lieutenant de dragons, et l’émule en hardiesse de l’autre Joseph de Maistre, ne passe pas, en trois mois, une seule journée sans livrer un combat ou faire une reconnaissance. Terrassé à la fin par un éclatement de marmite, laissé pour mort, sauvé par son ordonnance, nommé capitaine, trois fois proposé pour la Légion d’honneur, trop abîmé pour remonter en selle, il entre dans l’aviation, et se fait des ailes de ses infirmités. Blessé et prisonnier, le quatrième, François-Benoît, est emmené dans un camp d’Allemagne, et Jean, le troisième, réformé d’abord comme André, admis ensuite dans un bataillon de marche, puis blessé comme Joseph et François-Benoit, ne veut quand même pas rester inutile, et passe, lui aussi, dans les services aériens. Des ailes ! Des ailes ! Il voudrait pouvoir voler lui-même à l’ennemi, mais ne le pourra pas, aidera du moins à la lutte autant que le lui permettront ses forces, et deviendra dépanneur. Il ira, sous les balles et sous les bombes, délivrer les avions en panne, leur rendre la volée et leur rouvrir l’espace !

Aucune lecture ne va au cœur comme ces lettres de héros pieusement recueillies par les leurs, ou ces récits de leur vie et de leur mort par un père, un frère ou un ami, où l’âme des disparus semble s’être enfermée pour y parler encore à ceux qui restent. Saintes et précieuses plaquettes de famille comme La Mort du Chef ou les Lettres de Jacques et d’Augustin Cochin, et l’une des plus émouvantes est celle qui porte à la fois pour titre et pour dédicace : A mon cher petit-fils Henri de Maistre, tombé glorieusement pour la France à l’assaut de Souchez, le 25 septembre 1915. Père A. du Bourg. Le vieillard, dont la main bénissante a tracé ces lignes si tendrement paternelles, est le vénérable Dom du Bourg, supérieur des Bénédictins de Paris, ancien officier retiré dans les Ordres, et grand-père des trois fils du comte Ignace de Maistre. Le premier, Joseph, est blessé, et le second, Henri, celui qui doit mourir, envie gaîment à son « grand, » dans une vaillante et charmante lettre à leur mère, la gloire d’avoir reçu « le baiser de l’obus, » mais l’aura bientôt reçu lui-même, et c’est alors que l’aïeul lui dédiera les quelques pages de larmes et de fierté, qu’il signe comme en tremblant : Ton bon papa. Le noble petit héros n’avait pas vingt ans, mais un vengeur se lève déjà pour lui dans son jeune frère François, qui n’en a pas dix-huit, et s’engage dans le régiment où vient de tomber son aîné !

Du Bourg, de Laubier, Dartige du Fournet, Plan de Sieyès de Veynes, tous ces noms, dans ce glorieux tableau familial, doivent encore se ranger autour de celui de Maistre. Deux fois blessé, à Bagatelle et à Verdun, Michel du Bourg, neveu de Dom du Bourg, et de Maistre par sa mère, quitte la cavalerie pour les chasseurs à pied, pendant que son frère Charles fait d’abord campagne au Maroc, où il est de tous les raids, pour s’engager ensuite dans l’aviation où il va se broyer une jambe dans une chute de deux mille mètres. Leur mère, pendant ce temps-là, Mme du Bourg, gagne elle-même la médaille d’infirmière sous les bombes à Bar-le-Duc, et leur cousin Gabriel entraîne ses dragons partout ! Neveux du Père Dominique de Maistre, les deux frères de Laubier et leur cousin Dartige du Fournet ont l’enthousiasme du péril. Six officiers se présentent à leur colonel comme volontaires pour l’aviation, et Léon de Laubier est des six. Ensuite, deux seulement d’entre eux, en voyant s’abattre un avion, et le pilote et l’observateur broyés sous leur appareil, maintiennent leur candidature, mais Léon de Laubier est des deux. Dieudonné, son cadet, s’engage à dix-sept ans, est nommé brigadier, maréchal des logis, cité à l’ordre du régiment, puis de la division, et va chercher, sous la mitraille, les blessés qu’il ramène sur ses épaules. Quant au jeune Dartige, il est si pressé de courir au feu qu’il invente un nouveau genre de désertion, la désertion héroïque. Il trompe ses chefs, trompe son oncle le jésuite à l’autorité de qui il est confié, saute en fraude dans un train à destination du front, se jette enfin dans la bataille, est blessé au visage, à la main, à la poitrine, perd un doigt, a le corps et la figure zébrés de cicatrices, mais ne s’en porte pas plus mal, et ne tient toujours pas en place, dès qu’il n’est plus en danger !

Cinq fils au front, et qui semblent, tous les cinq, moins relever quelquefois de l’histoire que de la légende, c’est le bilan de famille du marquis de Sieyès de Veynes, cousin germain du comte François de Maistre. Capitaine de réserve, grièvement blessé aux Eparges, et réduit par sa blessure à quitter l’infanterie, l’aîné, Jean de Sieyès, passe dans l’aviation, y multiplie les exploits, et disparaît dans un combat, en incendiant un Drachen. Il survit, mais tombe en Hanovre, où il est retenu prisonnier. Egalement capitaine, le second, Joseph de Sieyès, accourt de Chine où l’a surpris la guerre, passe de la réserve dans les coloniaux, est blessé en Champagne, et rejoint sa compagnie sans avoir pris le temps de guérir. On lui propose de la quitter pour passer dans l’Etat-major, mais il refuse. Il s’est attaché à ses soldats comme ils se sont attachés à lui, ils l’aiment comme il les aime, et il tombera à Belloy-en-Santerre, victime de sa fidélité à ses hommes. Ayant reçu l’ordre d’occuper avec eux un emplacement trop terriblement périlleux, il a voulu l’occuper seul, afin d’exécuter l’ordre, mais les a mis, en même temps, à l’abri de l’extermination ! Le troisième est Jacques de Sieyès. Vingt-trois ans, capitaine et chevalier de la Légion d’honneur, il a livré combats sur combats, obtenu citations sur citations, reçu blessures sur blessures. Un bras cassé par un éclat d’obus, l’autre par une balle, une jambe broyée par une bombe, il lui reste cependant encore assez de lui-même pour pouvoir se faire aviateur, et il y laisse encore deux de ses doigts, mais ne vole qu’avec plus d’entrain, avec ses bras brisés, sa jambe coupée et sa main mutilée, aux Drachens et aux Fokkers. Une nouvelle citation à l’ordre de l’armée témoigne alors, une fois de plus, de l’admiration qu’il excite, et de la main, ou de la demi-main qui lui reste, il écrit à sa mère, entre ses envolées, des lettres pleines de foi religieuse et de gaîté. Xavier est le quatrième. Médaillé militaire, blessé, deux fois cité pour ses coups de main, il a vingt ans, et le cinquième, Bernard, qui en a dix-sept, veut s’engager dans les hussards, mais est réformé au corps, parvient à passer dans l’artillerie, doit aussi la quitter à la suite de ses blessures, se réfugie alors comme ses trois frères encore vivans dans la guerre aérienne, et sera mitrailleur là-haut. Ne pouvant plus, ni les uns, ni les autres, servir et se battre sur terre, ils s’en vont se battre et servir dans l’espace. Des ailes, des ailes, des ailes ! est comme le cri de la famille, et l’héroïque défilé n’est pas encore clos ! Arrière-petits-fils de Marie, d’Anne et de Jeanne de Maistre, les de Toytot, les de Buttet, les de Surigny, les de Foras, se trouvent aussi au rendez-vous du devoir et de l’immolation. Le capitaine Pierre de Toytot : mort au champ d’honneur ! Le capitaine Xavier de Buttet : blessé et prisonnier de guerre ! Le lieutenant Humbert de Buttet : blessé et prisonnier de guerre ! Le capitaine Louis de Buttet : mort au champ d’honneur ! Le capitaine Pierre de Surigny : mort au champ d’honneur ! Le capitaine Rodolphe de Foras : mort au champ d’honneur !

Si remplie de ces glorieux exemples que soit déjà ainsi, dans ces années de cataclysme, l’histoire d’une famille illustre, il en est cependant encore un sans l’évocation duquel elle resterait incomplète.

Vers 1904 ou 1905, le comte Barle de Foras émigrait de Savoie avec ses enfans pour le Canada. Quelques années auparavant, son père, le comte Amédée, avait occupé la charge de grand maréchal à la Cour de Bulgarie, et sa petite fille, la petite Ferdinande, la première née du comte Barle, avait eu le roi pour parrain. Le prince, malheureusement, faisait ensuite abjurer le Catholicisme à son fils Boris pour le culte schismatique, et le vieux comte Amédée ne se regardait plus comme autorisé par l’honneur à rester à son service. Sans vouloir même s’arrêter à ce qu’une rupture avec son souverain allait lui faire perdre, il n’hésitait pas à rompre, se résignait d’avance aux épreuves qui ne pouvaient manquer de lui advenir, et l’exode de ses enfans, pour les régions perdues où ils s’étaient expatriés, n’en avait été que la conséquence.

Puis, le temps avait passé, et les de Foras se faisaient à la vie d’Amérique, lorsque le coup de tonnerre de la guerre leur arrivait dans leur exil. Le comte Barle avait dix enfans, et Ferdinande, leur aînée, la filleule de l’apostat, sentait alors se réveiller en elle toutes ses générosités héréditaires. Ses frères étaient partis défendre leur pays, ses oncles étaient comme eux sur les champs de bataille, des Anglaises et des Canadiennes s’engageaient elles-mêmes pour le service des blessés, et sa résolution était vite prise. Elle s’engagerait comme elles, et rien ne l’arrêterait, ni les difficultés, ni la longueur du voyage, ni les prières ni la tendresse même de ses parens ! Et elle s’embarquait pour la France, se rendait à l’ambulance de Dinard où l’envoyait la Croix-Rouge, et où sa foi, sa jeunesse et sa race accomplissaient des prodiges. Mais elle allait y perdre sa santé, y contractait un mal qui ne lui pardonnait pas, et mourait à Genève, le 19 décembre 1915, décorée dans ses derniers jours de la Médaille d’Or des épidémies, entourée de l’affection de parentes accourues à son appel, et martyre de sa charité !

Fors l’Honneur nul souci… C’est la vieille devise des de Maistre, et ils ne devaient pas y forfaire. Du vieux blason de famille, et des pages immortelles de l’écrivain-prophète, toute une tribu héroïque devait se lever ainsi dans les descendans, les neveux et les porteurs mêmes du nom ! Après le génie du premier, les vertus et la foi des autres ! Après le plus riche héritage de vérité, la plus riche abondance de sang joyeusement donné !


MAURICE TALMEYR.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Le frère du capitaine de Visme, l’adjudant Pierre de Visme, du 127e d’infanterie, était également tué, le 3 septembre 1916, à Maurepas.