La Belle France/11

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XI


Patience. Il te faut de la patience. La fin n’est pas encore.
Carlyle.


La fin viendra ; la fin du monde où nous vivons, où nous faisons semblant de vivre, où nous crevons dans le désespoir et l’angoisse ; la fin du monde qu’a créé la main du prêtre. Aujourd’hui, c’est la Paix — ce qu’on appelle la paix ; la solitude, le silence, l’étouffement, la mort. C’est la paix de l’Église ; la paix des tombeaux. Demain, ce sera la Guerre, la guerre qui tuera cette paix abjecte. Nulle évocation n’éveillera Lazare, ne le fera sortir de la tombe ; mais les boulets briseront la lourde pierre qui clôt son sépulcre, et il apparaîtra, hors de son suaire, avec du fer dans ses deux mains. Vive le son du canon ! À une époque où les hommes n’ont plus d’âme, il faut que les choses montrent qu’elles en ont une. On dit : « l’Âme » d’un canon.

Il y a une patience qui est un engourdissement ; elle est passive, machinale, veule ; elle produit inévitablement la mort intellectuelle et morale de ceux qui deviennent sa proie, individus ou peuples. C’est comme une lèpre. Elle suinte les viscosités de l’espérance, les poisses de l’idéal. La Révolution Française a inculqué au peuple français cette patience-là. Elle a ses limites, tout de même. De temps à autre, des explosions de colère sauvage, provoquées en partie par le souvenir fanfaron et faussé de rages anciennes, viennent interrompre de leur violence douloureuse ce misérable état d’esprit. Mais, comme ces accès d’énergie n’ont été ni raisonnés, ni même voulus, leur résultat est piètre, voire désastreux. Tels ont été les mouvements insurrectionnels de 1830, de février 1848, de juin 1848, de 1871. La menteuse légende de 1789 et de 1793 hantait l’esprit des insurgés ; le spectre de la Grande Révolution, agitant devant leurs yeux son bonnet rouge taillé dans une robe d’enfant de chœur, les empêchait de distinguer leur route. Les révoltés, hallucinés par les mythes du passé, affolés par les mirages de l’avenir, ne surent ni voir, ni comprendre le Présent. Ils furent défaits et leur défaite leur coûta cher.

Il y a une autre patience, qui n’a nul rapport avec la torpeur. Elle est voulue, calculée, clairvoyante et aux aguets. Elle attend, avec ténacité, et sans se laisser distraire de sa veillée des armes, le moment où pourra se faire jour l’invincible énergie qu’elle recouvre. C’est de cette patience-là que les Pauvres doivent faire preuve, en attendant — la fin.

Je crois que le temps est arrivé, pour les Pauvres, de s’apercevoir que l’état social actuel ne peut pas être le résultat normal de la Révolution Française qu’ils imaginent ; et que cette révolution, par conséquence ne peut point avoir été ce qu’on l’a trompettée jusqu’ici. Ils doivent croire, comme Clemenceau, qui s’y connaît, que la Révolution Française est un bloc ; ils doivent croire, de plus, que cette Révolution est un bloc d’infamies ; ils doivent la rejeter — en bloc.

Ils doivent laisser le soin de chanter les louanges de la Révolution Française, aux bourgeois, aux prêtres, et même à ce prétendant syphilitique qui descend du roi-citoyen par la cuisse d’un geôlier lombard et qui aspire à devenir le roi-républicain. Que ces gens, qui sont virtuellement des cadavres, rendent aux cadavres qui les ont fait vivre tous les hommages de leur choix ; et qu’ils fassent durer les apothéoses et les funérailles jusqu’à perpète. Tout ça, c’est des affaires de macchabées. Laissez les morts ensevelir leurs morts.

Aucun mouvement social cherchant son point d’appui dans la Révolution Française, dans ce qu’on appelle son esprit, ses enseignements, ses idées ou ses principes, ne pourra réussir. Tout mouvement social qui ne rejettera pas cette révolution, totalement, qui ne la considérera pas comme nulle et non avenue, sera voué à l’avortement. Les cafards de la réaction, les plus habiles d’entre eux au moins, savent que la Révolution Française fut une fraude ; c’est là leur principale force. Sachez ce qu’ils savent, dénoncez l’imposture, et vous leur aurez enlevé les trois quarts de leur pouvoir. Tandis que tous les ennemis de la liberté acclament cette Révolution, reniez-la, Pauvres ! Elle fut faite contre vous, par votre éternelle ennemie : l’Église. Et en voici une preuve, la meilleure de toutes, peut-être : le carcan qu’elle a mis, cette Révolution, autour du cou de la Femme, et que la main du Prêtre, seule, était assez cruelle pour river.

Que cette révolution ait eu ses instants de réelle grandeur ; que l’indignation vraie ait vibré sourdement dans le cœur du peuple et ait essayé souvent de s’exprimer ; qu’elle ait tenté, vainement, de se faire jour à travers les barrières tendues de tricolore derrière lesquelles la séquestrait la trahison ; qu’elle ne se soit pas éteinte, même, lorsque la bouche qui l’interprétait fut close par la mort ; que la haine de l’iniquité sociale et le désir d’un état de bonheur rationnel aient survécu, impotents, au triomphe des charlatans de la liberté ; c’est possible. Je n’ose pas dire non. Mais je n’ose pas dire oui, quand même. Je ne peux pas oublier que cette révolution qui promettait la Liberté, l’Égalité et la Fraternité, n’a donné ni la Liberté, ni l’Égalité, ni la Fraternité. Plus d’un siècle après elle, c’est l’Inégalité qui règne ; et l’on est obligé, encore, de tuer des rois. Je ne peux pas oublier que les Pauvres ont été des dupes ; qu’ils ont été des sots de ne pas exiger que la Louisette tranchât la tête de la Misère, d’abord ; c’est la misère qu’il eût fallu guillotiner ; et ils l’ont laissée vivre. Je ne peux pas oublier ça. C’est tellement affreux, tellement infect, et tellement criminel d’être pauvre, de rester pauvre !

Et, voici : parce que vous avez été des dupes, parce que vous avez consenti à rester pauvres, votre esclavage a été augmenté. Les armes de liberté que le Destin avait préparées pour vous, se sont tournées en instruments de servitude. La Vapeur vous a subjugués. À l’appel de son sifflet vous êtes accourus, en grande hâte. Elle vous a parqués comme des bêtes. Elle vous a enchaînés dans son bagne. Elle vous a craché à la figure le poison de son haleine et sa salive empestée. Elle a noirci vos corps, noirci vos âmes. Elle vous a jetés à l’alcool. Elle vous a bâti les grandes villes, qui vous pompent, mâles et femelles, avec leurs tentacules à bubons ; où l’on semble avoir honte du travail misérable et du plaisir plus misérable encore ; où l’on vit dans des égouts, dans des cloaques, dans des puisards ; où il y a des églises qui déclarent qu’il y aura toujours des pauvres ; où il y a des écoles qui affirment que l’homme des cavernes était un sauvage, et que l’homme des tavernes est un civilisé. Et le soleil a disparu. Il a disparu sous la fumée.

Mais, voici : le mystère d’une lumière nouvelle s’est dévoilé tout d’un coup ; le mystère d’une manifestation en clarté des réalités sidérales, des nécessités universelles. On a vu ce que l’œil n’avait pas vu, parce que l’œil n’avait pas su voir. L’éternel Prométhée a perçu la lueur, en a deviné le secret, en a fixé un rayon : et de ce rayon il a fait un luminaire qui grandit sans cesse, et qui éclaire les efforts qu’il tente pour rompre complètement les liens qu’il a commencé à briser. C’est aux dieux que Prométhée avait dérobé la première étincelle ; et ce feu céleste qu’il avait apporté au monde, bien qu’il eût perdu, sous l’haleine du demi-dieu qui l’attisait, beaucoup des pouvoirs néfastes qu’il devait à son origine divine, ce feu s’attesta funeste, et de plus en plus funeste, à l’humanité qu’il devait servir. Il consuma les sacrifices offerts aux puissances menteuses et aux forces illusoires ; il enflamma les bûchers ; il poussa les hommes à se mettre en troupeaux, hostiles les uns aux autres, prêts à tous les crimes pour la défense des misérables tisons de leurs foyers ; s’effrayant, après la mort même, des brasiers d’une éternelle géhenne. Et, à la voix des prêtres infâmes de Moloch, l’humanité offrit son culte et sa vie à la fournaise ardente qui rugissait dans le ventre du Taureau d’airain, et qui gronde aujourd’hui aux flancs de la Machine. Et Prométhée, enchaîné par le Destin sur la terre, afin qu’il comprît, sut comprendre. Il comprit que c’était la générosité de la Terre, et non l’inimitié du Ciel, qui devait lui donner le feu libérateur.

L’Électricité libérera le monde ; elle mettra fin à l’ignominie des villes, à toute la misérable existence qu’a créée la Vapeur ; elle donnera à l’homme l’espace qu’il lui faut, élargira ses poumons et son intelligence ; l’affranchira. Elle est prête à l’affranchir et à chasser, en même temps que la fumée puante du charbon, tous les brouillards de la superstition et de la servitude. Les Pauvres n’ont qu’à vouloir, à se méfier, et à être intolérants.

Pauvres, n’avez-vous pas souffert assez, pour apprendre à vous méfier et à être intolérants ? À vouloir par vous-mêmes et pour vous-mêmes ? Et à exiger le salaire de vos luttes et de vos labeurs ? Préparerez-vous toujours le festin des Riches, et vous contenterez-vous de l’os sans moelle, après ? Donnerez-vous toujours le vin de vos veines pour rien, afin qu’on puisse vendre votre chair exsangue, après ? Serez-vous toujours les dupes, avant, afin d’être les victimes, après ? Dites, n’en avez-vous pas assez ? — Et ne croyez-vous pas qu’elle a assez duré, votre patience, votre sale patience ? Et qu’il est temps de la remplacer par une autre patience, à l’œil clair, à l’esprit lucide, avec du nerf dans ses bras croisés ?

Il faut voir, nettement, ce qu’il faut faire. Et cela, il faut le faire. Pour moi, je suis persuadé qu’il faut, pour que la liberté soit commune et pour que le bonheur soit commun, que le Sol, d’abord, soit commun. Je crois que toutes réformes sont illusoires, ridicules ; transportent la racine du mal d’un point à un autre ; ne la suppriment jamais. Je crois que la question de la Terre est la seule question. Je crois que c’est par la suppression de la propriété individuelle du sol qu’on peut donner la solution du problème que propose à l’homme, depuis tant de siècles, le sphinx de la Misère. Frappez la Terre d’un pied libre, et vous aurez déchiffré l’énigme.

Voilà ce que je crois. Il se peut que je me trompe. Je ne sais pas. Mais si je ne me trompe point, si les déshérités pensent que je ne me trompe point, qu’ils s’efforcent de reprendre la Terre. Que les Pauvres de France, d’abord, s’efforcent de donner la France aux Français ; qu’ils constituent la Patrie Française, en réalité. Leur pays est menacé ; il est en danger ; il est en grand danger. Il a été conduit au bord de l’abîme par la réaction qui le dirige depuis la fin du siècle dernier, mascaradant sous la défroque révolutionnaire. Cette réaction, aujourd’hui, consciente des périls imminents, mais caressant l’espoir de tirer profit, une fois de plus, des malheurs du pays, fait appel au patriotisme creux des imbéciles, leur affirme qu’elle est capable de faire front à toutes les attaques, et que le salut de la France est entre ses mains. Mensonges. Le salut de la France est entre les mains des hommes qui veulent être libres ; qui veulent qu’on fasse un usage immédiat de tous les instruments qui peuvent donner le bonheur et qui sont voués à l’inaction ; que la Terre subvienne aux besoins de tous ; et que l’imbécillité des Riches, qui digère, et l’imbécillité des Pauvres, qui bâille, cessent d’exister. Quant aux saltimbanques du patriotisme, de la fraude, de l’ignorance galeuse et de la trahison, quant aux cabotins du libéralisme à menottes et aux figurants de l’honnêteté à doigts crochus, quant à toutes les fripouilles qui chantent l’honneur, la vertu, les grands sentiments et les grands principes, il est simplement monstrueux qu’ils aient l’audace d’élever la voix. Il faut qu’ils soient bien convaincus, vraiment, que l’échine des Français est faite spécialement pour leurs goupillons, religieux ou laïques, toujours emmanchés d’une trique ; il faut qu’ils soient bien persuadés qu’on ne rendra jamais son véritable caractère à la frauduleuse légende révolutionnaire derrière laquelle ils s’embusquent ; il faut qu’ils aient une foi profonde dans l’éternel aveuglement du peuple pour venir, après tous les désastres qu’ils ont essuyés, agiter leur drapeau de vaincus et se poser en sauveurs ; pour oser parler à la France de son avenir et de sa mission.

Une mission ! Il est possible que la France en ait une ; elle paraît en avoir une. Elle semble destinée, ayant plus tôt que tous les pays européens achevé son évolution politique sous les divers régimes émanant de la propriété individuelle du sol, à se constituer en nation, en nation réelle, avant tous. Détournée de son but, à la fin du XVIIIe siècle, par la main du prêtre, elle doit revenir maintenant, non pas en arrière, mais en avant ; et avec de nouvelles forces ; avec toutes les forces que lui donnent les outils d’affranchissement amassés durant un siècle d’efforts avortés, d’espoirs déçus, de souffrances et d’humiliations sans nom. Elle doit comprendre que, si une Autocratie ou une Oligarchie peuvent établir leur existence sur une abstraction, incarnée en un homme, ou en un groupe réduit, une Démocratie ne le peut pas ; une Démocratie ne peut baser sa vie que sur une réalité, sur une réalité inaltérable. Autrement, elle ne se développera jamais qu’en abjection, ne créera que des tribus animales et serviles. La France doit comprendre que la Liberté n’est possible que si elle repose sur une certaine somme, au moins, d’égalité ; et que la liberté est absolument indispensable au monde à une heure où il ouvre de toutes parts ses portes à l’activité humaine ; où l’Individu sent, partout, d’augustes anticipations s’élever en lui et fermenter des symboles puissants.

Cette liberté, après tout, la France doit l’offrir à l’humanité, à qui elle l’a promise une fois, et qu’elle a déçue. Aujourd’hui elle peut la lui donner ; elle peut la lui donner en s’érigeant en nation, en vivant enfin pour elle-même, dans un effort constant et beau, sur sa terre affranchie. La lutte pour la vie, chez les nations réelles, est une lutte, non seulement pour l’existence, mais pour la vie de plus en plus belle, de plus en plus aisée ; c’est une lutte grandiose de la nation tout entière contre les obstacles rencontrés sur le chemin du bonheur, lutte inspirée par le sentiment artistique de solidarité. Ce n’est plus le combat mercenaire et lamentable de chacun contre chacun et contre tous, pour l’acquisition de soi-disant avantages personnels. « Les races qui contiennent le plus d’individus sympathisant davantage entre eux ont le plus de chances, » dit Darwin. Elles ont le plus de chances, non seulement d’exister, mais de grandir — et d’aider les autres races à vivre et à grandir aussi.

Si la France — je veux dire la vraie France, celle qui n’est contaminée ni par le poison bourgeois, ni par le virus catholique — si la France croit avoir une mission, il faut qu’elle mette son cœur au niveau de la tâche qu’elle pense avoir à accomplir. Il faut qu’elle se constitue en nation en reprenant sa terre ; il faut qu’elle supprime les Sans-patrie. Et c’est ainsi qu’elle pourra marcher, de la Guerre et du Despotisme, à la Paix et à la Liberté ; c’est ainsi qu’elle préparera la glorieuse réalisation de l’immortelle idée d’Emmanuel Kant : la fédération des peuples européens.

Voilà ce que je crois ; ce que je crois physiquement. Voilà ce que je voulais dire ici, dans ce livre… Je ne sais pas si c’est un livre. Je voudrais que ce fût un cri.



Je voudrais me tenir debout sur une terre libre avec un peuple libre.
Gœthe.


Et c’est un cri. Et ce cri, ce n’est pas moi qui le profère. Je l’entends et je le répète ; il faut que je le répète : — mais c’est la Terre qui le hurle.

« Venez à moi, vous qui avez faim ; venez à moi, vous qui avez soif. Venez à moi, vous qui souffrez, et je vous donnerai le bonheur. L’ère du bonheur s’ouvrira pour vous, à jamais. Ne voyez-vous pas comme je vous fais signe, dans les beaux jours, lorsque mes fleurs s’ouvrent, et que mes arbres étendent leurs branches qui vont vous offrir leurs fruits ? Ne voyez-vous pas comme je vous appelle, à l’heure où mes moissons sont mûres, mes moissons de pain et de vin, les moissons de ma chair et de mon sang ? Ne sentez-vous pas le parfum d’amour, l’odeur de joie, qui s’exhale de mes floraisons et de mes maturités ? Pourquoi ne fêtez-vous pas Floréal ? Pourquoi ne jouissez-vous pas de Messidor ?… Ne comprenez-vous pas les colères qu’excite en moi votre démence ? N’entendez-vous pas mes cris de rage et les sifflements de ma fureur lorsque je déchaîne mes tempêtes, lorsque mes eaux se gonflent à déborder ? Vous avez peur de moi, alors ; vous n’auriez pas peur si vous me compreniez… Est-ce que vous me foulerez toujours sans vous rappeler que vous avez des instincts, des sens et des appétits, et que c’est en moi seulement qu’ils peuvent se satisfaire ? Vous m’appauvrissez, vous m’asservissez, esclaves de l’Illusion et du Mensonge ; vous stérilisez mes flancs, riches et fertiles par delà tous les rêves ; et je souffre de toutes les douleurs qui vous supplicient. Prenez-moi, fécondez-moi de toutes vos pensées ; aimez-moi de tout votre cœur, de toute votre âme et de toutes vos pensées. Je vous donnerai la vie et le bonheur à tous — à tout ce qui palpite sous le soleil. — Et vous lirez le nom qui est écrit sur mon front, le nom qui vous fait tous frères : Égalité. »

Mais il vient une Clameur ; une clameur tellement énorme qu’on n’entend plus le cri de la Terre ; et cette clameur, c’est comme la respiration même, la respiration haletante et angoissée d’une multitude qui monte, qui monte par grandes vagues désespérées. L’air frémit et semble fuir devant l’haleine de cette foule ; sous les pieds sanglants qui la pressent, la Terre se met à trembler. C’est l’armée de ceux qui ont faim : c’est l’armée des Pauvres ; et parmi ces Pauvres il y a des Riches, qui ont faim aussi. Il y a des hommes qui se lamentent ou vocifèrent, lourds de vices, las de durs labeurs ; des femmes qui pleurent, pâles, avec des mains crispées ; ou qui rient nerveusement, avec du fard sur leurs figures ; des vieillards qui portent sur leurs faces hébétées l’étonnement puéril d’avoir pu vivre ; des enfants qui semblent plus vieux que les vieillards. Il y a des blessures qui saignent, des plaies qui suppurent, de la fange et de la poussière de choses mortes ; il y a des bouches ouvertes pour le bâillement, pour le blasphème ou pour la prière ; il y a de la folie dans tous les yeux. Et l’on entend le cliquetis des chaînes.

« Oh ! vivre, vivre ! N’avoir plus à acheter la vie, à la vendre ! N’avoir plus à compter de l’or, des sous, des liards ! Voir le Ciel, sentir la Terre ! Oh ! vivre, vivre ! Être libres ! N’avoir plus faim ! Que faire ? Que faire ? Savoir que faire ! Oh ! Misère, misère, misère… » (Exeunt omnes.)

Alors, il n’y a que du silence.

Et puis, voici une marée qui monte, une marée rouge, un grand flux d’écarlate…

Et la Terre a bu le sang ; elle a bu assez de sang ; et elle est libre.

La voilà, heureuse, féconde, souriante et belle à jamais… Et c’est un spectacle magnifique, en vérité ; tellement, que je ne peux pas le dépeindre et que je puis dire seulement deux mots : c’est la Terre libre, fière de l’Homme libre. Amen.


Londres, 1900.


fin