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La Bergerie/17

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 258-261).

XVII

« Un dernier mot, mon cher ami, lui écrivait Beaudry-Rogeas dans la lettre qui vint ce matin-là ; je ne voudrais pas exagérer l’insistance ou tomber dans l’indiscrétion, mais je crois pouvoir vous dire encore ceci : — afin que toutes choses soient bien établies — sachez que c’est un service que je vous demande. J’ai travaillé ferme ces vacances, mais je n’avance pas dans Naissance d’Europe. Trop de documents avaient été, si je puis dire, mâchés par vous, pour que je puisse maintenant les absorber seul. Répondez-moi courrier par courrier si vous pouvez me donner encore six semaines de votre temps, ou si je dois renoncer à ce travail qui me décourage. Chapenel, qui a le foie malade, est aux eaux. Lydie et moi sommes absolument seuls. Nous vivrons ce temps-là comme des bénédictins, et je vous jure que le travail achevé, nulle insistance de ma part n’essayera de vous retenir. J’ai entrevu votre vie champêtre dans l’intérieur le plus exquis, votre existence mêlée d’action et de pensée ; je vous comprends, vous admire et vous envie trop pour vous enlever à votre bonheur. »

« Puis-je refuser ? disait Frédéric ; puis-je refuser ? »

Ce « puis-je refuser » il le répétait à tout le monde, à tante d’Aubépine, à Camille, à de Marcy, à Laure qui souriait sournoisement dans un secret triomphe, ayant toujours soupçonné que cet événement, sous une forme ou l’autre, se présenterait un jour. Et il faisait lire cette lettre autour de lui, comme pour demander conseil à tous, quoique prenant les devants et s’empressant de dire : « Vous allez voir que je ne puis refuser. »

Camille lui dit :

« Non, vous ne pouvez pas refuser, mon ami ; autant que possible, il ne faut jamais refuser un service.

— Vous pleurez, Camille ?

— Non, je ne pleure pas, reprenait-elle la voix étranglée.

— Vous pleurez…

— Non… »

Et elle éclata en sanglots.

Il télégraphia le soir à Beaudry-Rogeas :

« Cher maître, je suis toujours à vous, et dans trois jours serai chez vous. »

Il passa ce délai près de Camille à la rassurer le plus tendrement, le plus certainement. Elle avait de ce voyage une épouvante irraisonnée. « Paris va vous reprendre, disait-elle, vous allez revoir des choses… vous apprendrez à vous ennuyer ici. » Et tout ce qu’il lui disait de plus passionné, de plus rassurant, glissait sur sa désolation. Même quand à force de volonté elle eut retenu ses larmes, elle paraissait encore, pâlie, défaite, navrée comme elle était, une petite figure de douleur si meurtrie, que Frédéric affolé se demandait de quel bonheur surhumain il pourrait compenser plus tard ces jours de chagrin qu’il lui infligeait.

M. de Marcy le prit à part, il le regarda bien en face, de ses yeux intelligents et profonds, où l’on sentait le bon sens et un affinement excessif d’humanité, et il dit :

« Frédéric, souvenez-vous de ceci : sous aucun prétexte ne laissez s’augmenter le délai de six semaines qu’on vous demande. Paris vous séduit beaucoup, je sens tout ce que vous pensez. Quoi que vous rencontriez là-bas, quoi qu’il vous arrive et qu’on vous promette, sachez bien que vous ne trouveriez rien d’aussi bon que la petite âme qui vous attend et qui vous aime ici, rien d’aussi beau, d’aussi grand.

— Et ! s’écria Frédéric avec humeur, croyez-vous, mon cousin, que je sois disposé à l’oublier ? »

Camille le conduisit, cette fois encore, quand il partit, jusqu’au bout de l’allée des hêtres. De la voiture il se pencha vers elle, baisa ses cheveux d’un baiser long, rempli de promesses.

« Adieu, ma petite Pensée ! » lui dit-il.

Elle ramassa à pleines mains des fleurs jaunes qui poussaient au bord du fossé, et, blême et stoïque, elle les jeta sur la voiture.

« Adieu ! mon grand Souci ! » fit-elle d’une voix brisée.