La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux/Préface originale

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Traduction par Émile-Louis Burnouf.
Libr. de l’Institut (p. v-xxii).

PRÉFACE.


La rapidité avec laquelle s’est écoulée la première édition de notre Grammaire sanscrite, a révélé dans le public français le besoin de connaître l’Inde autrement que par ouï-dire. Les demandes qui nous viennent de tous côtés, du Dictionnaire sanscrit dont nous avons annoncé la publication, prouvent que ce besoin persiste et qu’il y a ici autre chose qu’une pure curiosité. En effet, la science, la politique, le commerce, tout nous appelle vers l’Orient : la France y marche à son tour ; mais elle veut le connaître avant de l’aborder, persuadée que l’on ne s’entend avec les hommes que si on les connaît déjà. De plus, en France, on sait que l’Orient c’est surtout l’Inde, puisque l’Inde domine l’Orient par la supériorité de sa race, de sa langue et de ses deux religions. Or la civilisation de l’Inde est toute entière dans le sanscrit.

Tout ce qui peut faciliter l’étude du sanscrit est donc un moyen, de plus, donné à la France de marcher dans la voie féconde où elle s’engage et de réaliser l’avenir. C’est à vulgariser la connaissance de cette langue que nous consacrons nos efforts, notre temps et nos ressources, espérant que le public français ne nous fera pas défaut.

Voici le dessein dont nous poursuivons l’accomplissement. Pour étudier une langue, il faut trois livres, savoir : une Grammaire, un Dictionnaire, un Texte. — La seconde édition de notre Grammaire est sous presse et paraîtra presque en même temps que le présent ouvrage ; nous l’avons disposée, comme le permet la langue sanscrite, sur le modèle de la Méthode grecque et de la Méthode latine de Burnouf : de sorte que toute personne ayant faits ses études ou les faisant, retrouve dans le sanscrit, avec plus de clarté et d’ensemble, les formes et les règles de nos deux langues classiques.

— Le poëme que nous publions aujourd’hui, offre au public un Texte. Pour entendre l’étude plus facile et plus profitable, nous avons mis en regard une traduction aussi littérale que la langue française nous a permis de la faire. À cause de la métaphysique qui s’y développe, ce poëme offre une abondante variété de mots composés et abstraits dont les éléments ont entre eux des rapports moins faciles à saisir que dans les mots pittoresques de la langue épique ; il en résulte que l’étude de la Bhagavad-gîtâ est, au point de vue de la langue, beaucoup plus profitable que celle des épopées : de sorte que celui qui connaît à fond ce petit poëme, peut se considérer comme ayant fait un grand pas dans la connaissance du sanscrit. De plus, quelle que soit sa valeur théorique et l’époque de sa composition, la Bhagavad-gîtâ contient l’essence même de la philosophie brâhmanique et nous fait entrer de plain-pied dans la connaissance de l’Inde ; car dans l’Inde ce poëme est vénéré à l’égal des Livres Saints ; divisé en dix-huit lectures, il est l’objet, des méditations quotidiennes des personnes pieuses.

Le Dictionnaire, qui est le troisième ouvrage indispensable à tout étudiant, formera aussi la troisième partie de notre œuvre. Aux personnes qui, n’ayant entre les mains que des Lexiques incomplets, et ne pouvant se procurer le grand ouvrage de Wilson, nous pressent de faire paraître notre Dictionnaire, nous répondons qu’il est sur le métier. Mais que cet ouvrage de longue haleine demande un certain temps, si l’on ne veut pas qu’il se montre trop incomplet, et s’il doit répondre au besoin public. Il faut songer aussi qu’il existait bien des grammaires sanscrites avant notre Méthode, mais qu’il n’existe à vrai dire aucun dictionnaire classique du sanscrit.

Avec ces trois ouvrages, les Français seront en possession de tout ce qui est nécessaire pour apprendre les éléments de la langue sanscrite. Pour abréger cet apprentissage, nous avons adopté la transcription européenne de l’écriture dévanâgarie, et la séparation des mots. Nous donnons ci-après le tableau des signes transcriptifs tel qu’il est exposé dans le Journal Asiatique (Année 1860, annexe au cahier 60), persuadés que ce tableau ne tardera pas à avoir force de loi, au moins parmi les indianistes français qui désirent le progrès de la science. L’écriture dévanâgarie est, de l’aveu de tous, très-longue et très-difficile à apprendre ; mais quand on connaît déjà la langue sanscrite avec ses formes et ses constructions, on lit cette écriture comme en se jouant : il faut donc commencer par apprendre la langue ; l’écriture viendra après ; c’est d’ailleurs l’ordre de la nature.

Quant à la séparation des mots, elle était déjà hautement réclamée par Lassen et Schlegel ; elle a été mise en pratique par les orientalistes les plus célèbres ; rien n’est plus propre à abréger l’étude du sanscrit. Dans les manuscrits et dans beaucoup de textes imprimés, les mots sont unis, sans aucun signe de ponctuation, de manière que souvent les vers ou les phrases semblent ne former qu’un seul mot. Si l’on offrait à un Français, je ne dirai pas Homère ou Virgile, mais Racine ou Bossuet, imprimés de cette manière, il ne les comprendrait pas. Que sera-ce, si le livre qu’on lui présente sous cette forme est composé dans une langue étrangère, difficile à comprendre, et écrit en caractères entièrement nouveaux pour lui ? La séparation des mots complète le système de la transcription : elle met sous les yeux, de la manière la plus nette, les analogies du sanscrit avec le grec et le latin ; elle fait voir la construction des phrases ; elle en facilite l’intelligence : elle abrège donc l’étude du sanscrit. Celui qui a appris cette langue dans un texte ainsi présenté, se trouve armé de toutes pièces pour aborder les textes originaux et les manuscrits.

Comment la séparation des mots est-elle pratiquée dans ce livre ? — Quand le mot sanscrit finit par une consonne, sa séparation se fait d’elle-même et n’est sujette à aucune objection. — Quand le premier mot finit et que le second mot commence par une voyelle, il en résulté en dévanâgari une voyelle longue ou une diphtongue. Pour opérer la résolution de ces signes en leurs éléments, nous avons supposé que l’étudiant connaît les lois d’euphonie telles qu’elles sont exposées dans notre Méthode, et qu’il sait scander un vers ; à ces conditions, la contraction des voyelles séparées peut se refaire d’elle-même, et le retour de la transcription à l’écriture originale est toujours facile.

Quant aux mots composés, ils ne doivent pas plus être divisés que les composés grecs ou latins. Toutefois il y a en sanscrit ce que l’on nomme des composés de juxtaposition, dans lesquels les mots composants dépendent tous du dernier sans avoir entre eux aucun lien de dépendance. Nous avons divisé incomplètement ces mots par des traits-d’union ; ce n’est qu’en approchant de la fin du poëme, là où nous supposons l’étudiant suffisamment exercé, que nous traitons ces mots comme les composés ordinaires et que nous les donnons dans leur intégrité.

Tels sont les moyens principaux que nous proposons pour vulgariser la connaissance du sanscrit, et par lui celle de l’Inde et de l’Orient presque entier. Nous les présentons avec confiance à toute personne désireuse de s’instruire, comme offrant une méthode très-sûre et très-expéditive. Ils nous avaient été conseillés par Eugène Burnouf ; nous les avons employés nous-même et nous en ayons reconnu la valeur.

Mais, disons-le, ces moyens ne pourront avoir toute leur puissance que le jour où, n’étant plus seulement appliqués à des études individuelles dans le travail solitaire du cabinet, ils seront pratiqués publiquement dans des chaires fondées par l’État, et mis par l’enseignement officiel à la portée de tous. À partir seulement de ce jour, la France entrera de plain pied, dans la voie ou d’autres nations européennes l’ont devancée.

Puissent nos modestes travaux hâter, pour leur faible part, l’arrivée, de ce jour !


TABLEAU DE TRANSCRIPTION
pour l’alphabet sanscrit.


TRANSCRIPTION. LETTRES sanscrites. PRONONCIATION.
VOYELLES
BRÈVES
a a
i i
u ou
ŗ ri
li
VOYELLES
LONGUES.
â â
î î
û
ê ê (ai)
ô ô (au)
DIPHTONGUES. æ ay
a͡ou
CONSONNES
GUTTURALES
ka ka
k̒a kha
ga ga
g̒a gha
γa nga
CONSONNES
PALATALES.
c̕a tcha
c̒̕a tchha
ȷ̕a dja
ȷ̒̕a djha
ña ña
CONSONNES
CÉRÉBRALES.
ṭa ta
ṭ̒a tha
ḍa da
ḍ̒a dha
ṇa na
CONSONNES
DENTALES.
ta ta
t͑a tha
da da
d͑a dha
na na
CONSONNES
LABIALES.
pa pa
p͑a pha
ba ba
b͑a bha
ma ma
SEMIVOYELLES. ya ya
ra ra
la la
va
wa
va
oua
SOUFFLÉS. ça ça
s͑a cha
sa sa
ha ha
SIGNES
SUPÉRIEURS
ê  े ê
æ  ै ay
r र्◌ r
ń ṃ anuswâra. n, m
SIGNES
JUXTAPOSÉS.
ô ô
aou
i ि i
î î

Visarga.
s
insensible
Apostrophe
SIGNES
INFÉRIEURS.
u  ु u
û  ू û
 ृ ri
 ॄ
li

Nota. Les voyelles ŗ, ļ et leurs longues, doivent être distinguées des syllabes ri, li, रि, लि.

Le signe ñ que nous donnons pour équivalent à la nasale palatale , est le ñ des Espagnols, c’est-à-dire le gn français d’agneau, compagnie.

Le t aspiré ne se prononce jamais comme le th anglais, mais franchement comme dans théâtre.

Le p aspiré ne se prononce pas f, mais comme dans l’anglais haphazard, où, l’on sépare hap et hazard.

L’aspirée ś vaut sh, et se prononce toujours ch comme dans chagrin, chemin.

L’anuswâra ń ou se prononce comme un n sourd ou comme l’m nasal du midi de la France.


ÉCRITURE.


VOYELLES.


a â i î u û
ê æ ô


CONSONNES.


ka kha ga gha ĵa
ća ćha ja jha ña
ṭa ṭha ḍa ḍha ṇa
ta tha da dha na
pa pha ba bha ma
ya ra la va ou wa ça
śa sa ha
GROUPES
क्‍    क्क क्च क्त क्त्य क्त्र क्त्र्य क्त्व क्न क्न्य क्म क्य क्र क्र्य क्ल क्व क्ष
k    kka kća kta ktya ktra ktrya ktwa kna knya kma kya kra krya kla kva kśa (xa)
ख्‍    ख्न ख्र ख्व
   k̒na k̒ra k̒va
ग्‍    ग्ग ग्न ग्र
g    gga gna gra
घ्‍    घ्न घ्न्य घ्र घ्ल
ģ    ģna ģnya ģra ģla
   ङ्क ङ्क्न ङक्य ङ्क्ष ङ्ख ङ्ग ङ्ङ ङ्म ङ्घ ङ्य
γa    γka γkna γkya γxa γk̒a γga γγa γma γģa γya
च्‍    च्च च्ञ च्र च्व
ć    ćća ćña ćra ćva
   छ्म छ्य छ्र छ्व
c̒̕a    c̒̕ma c̒̕ya c̒̕ra c̒̕va
ज्‍    ज्ञ ज्र ज्ज
ȷ̒a    ȷ̒ña ȷ̒ra ȷ̒ȷ̒a
ञ्‍    ञ्च ञ्ज ञ्ञ
ña    ñća ñȷ̒̕a ñña
   ट्क ट्ट ट्त्स ट्प ट्म ट्ष ट्स ट्य
ṭa    ṭka ṭṭa ṭtsa ṭpa ṭma ṭs͑a ṭsa ṭya
   ठ्म ठ्य
ṭ̒a    ṭ̒ma ṭ̒ya
   ड्ग ड्ड ड्ढ ड्भ ड्य
ḍa    ḍga ḍḍa ḍḍ̒a ḍb͑a ḍya
   ढ्ण ढ्म ढ्य
ḍ̒a    ḍ̒ṇa ḍ̒ma ḍ̒ya
   ण्ण
ṇa    ṇṇa
त्‍    त्त त्र त्व त्त्र त्त्व त्न
ta    tta tra tva ttra ttva tna
थ्‍    थ्व
t͑a    t͑va
   द्ग द्ग्र द्ग्य द्घ द्घ्र द्द द्द्र द्द्व द्ध द्ध्न द्ध्व द्ध्य
da    dga dgra dgya dg̒a dg̒ra dda ddra ddva dd͑a dd͑na dd͑va dd͑ya
     द्न द्ब द्ब्र द्भ द्भ्य द्भ्र द्म द्य द्र द्र्य द्व द्व्य द्व्र
     dna dba dbra db͑a db͑ya db͑ra dma dya dra drya dva dvya dvra
ध्‍    ध्न ध्र ध्व
d͑a    d͑na d͑ra d͑va
न्‍    न्त न्त्र न्त्र्य न्त्व न्न न्र न्व
na    nta ntra ntrya ntva nna nra nva
प्‍    प्त प्न प्र प्ल प्व प्व्य
pa    pta pna pra pla pva pvya
   फ्म फ्य
p͑a    p͑ma p͑ya
ब्‍    ब्र
ba    bra
भ्‍    भ्र
b͑a    b͑ra
म्‍    म्न म्र म्ल म्व
ma    mna mra mla mva
   रु रू
ra    ru
ल्‍    ल्न ल्ल
la    lna lla
व्‍    व्र व्ल व्व
va    vra vla vva
श्‍    श्च श्न श्र श्ल श्व
ça    çc̕a çna çra çla çva
ष्‍    ष्ट ष्ट्य ष्ठ ष्ठ्य ष्ण ष्व
s͑a    s͑ṭa s͑ṭya s͑ṭ̒a s͑ṭ̒ya s͑ṇa s͑va
स्‍    स्त्र स्न स्र स्ल स्व
sa    stra sna sra sla sva
   हु हू हृ हॄ ह्य ह्ण ह्न ह्म ह्र ह्र्य ह्ल ह्व ह्व्य
ha    hu hṛ hṝ hya hṇa hna hma hra hrya hla hva hvya
SIGNES DIVERS

â    ि i    ी î    ु u    ू û    ृ    ॄ    े ê    ै æ    ो ô    ौ    anuswâraṃ ń    anunâsikam ńvirâma ् — visargaapostrophe

CHIFFRES
1 2 3 4 5 6 7 8 9 0
EXEMPLE D’ÉCRITURE.


न विस्मयेत तपसा वदेदिष्ट्वा च नानृतं ।

Na vismayêta tapasâ, vadêd-isṭwâ cha nânrtaṃ ;

नार्त्तो ऽ प्यपवदेद्विप्रान् न दत्वा परिकीर्त्तयेत् ॥

Nârttô ’pyapayadêdviprân ; na datwâ parikîrttayêt ;

धर्मं शनैः सञ्चिनुयाद्वल्मीकमिव पुत्तिकाः ।

Dharmaṃ çanæh sañchinuyâdvalmîkamiva puttikâh ;

परलोकसहायार्थं सर्वभूतान्यपीडयन् ॥

Paralôkasahâyârtaṃ sarvabhûtânyapîḍayan.

नामुत्र हि सहायार्थं पिता माता च तिष्ठतः ।

Nâmutra hi sahâyârtaṃ pitâ mâtâ cha tishṭhatah

न पुत्रदारं न ज्ञातिर्धर्मस्तिष्ठति केवलः ॥

Na putradâraṃ na jñâtir, dharmas tishṭhati kêvalâh.

एकः प्रजायते जन्तुरेक एव प्रलीयते ।

Êkah prajâyatê jantur, êka êva pralîyaté ;

एको ऽ नुभुङ्क्ते सुकृतमेक एव च दष्कृतं ॥

Ekô ’nubhugktê sukrtam, êka êva cha duskrtaṃ.

मृतं शरीरमुत्सृज्य काष्ठलोष्ठसमं ज्ञितौ ।

Mrtaṃ çarîram utsrjya kâshṭalôshṭasamaṃ xitꜵ

विमुखा बान्धवा यान्ति धर्मस्तमनुगच्छति ॥

Vimukhâ bândhavâ yânti ; darmas tam anugaćchhati.

तस्माद्धर्मं सहायार्थं नित्यंं सञ्चिनुयाच्छनैः ।

Tasmâd dharmaṃ sahâyârtaṃ nityaṃ sañćinuyâć [chhanæs ; ]

धर्मेन हि सहायेन तमस्तरति डुस्तरं ॥

Dharmêna hi sahâyêna tamas tarati dustaraṃ.

धर्मप्रधानं पुरुषं तपसा हतकिल्विषं ।

Dharmapradhânaṃ puruśaṃ, tapasâ hatakilviśaṃ.

परलोकं नयत्याशु भास्वन्तं खशरीरिणं ॥

Paralôkaṃ nayaty âçu bhâswantaṃ khaçarîrinaṃ,

Lois de Manu IV. 256.


TRADUCTION.

Qu’il ne soit pas fier de ses austérités, et qu’après avoir sacrifié, il ne profère pas un mensonge ; qu’il n’insulte pas les brahmanes, même blessé par eux ; après avoir fait un don, qu’il ne le publie pas.

Qu’il accroisse peu à peu sa justice, comme les fourmis blanches leur habitation ; évitant d’affliger aucun être vivant, de peur de s’en aller seul dans l’autre monde.

Car son père et sa mère, son fils, sa femme et ses parents, ne l’y escorteront pas ; la justice seule est là.

L’homme naît seul, meurt seul, reçoit seul la récompense de ses bonnes œuvres, et seul la punition de ses méfaits.

Abandonnant le corps mort à la terre, comme un morceau de bois ou une motte d’argile, les parents de l’homme détournent la tête et s’en vont ; mais la justice le suit.

Qu’il augmente donc sans cesse peu à peu sa justice, pour ne pas s’en aller seul ; car, escorté par la justice, l’homme franchit les infranchissables ténèbres.

L’homme qui, préférant à tout la justice, a détruit le péché par la pénitence, bientôt, brillant de lumière et revêtu d’un corps glorieux, est porté dans le monde céleste.