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La Bible d’Amiens/Préface du traducteur/Chapitre I

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Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 8-14).



PRÉFACE
DU TRADUCTEUR


I

AVANT-PROPOS


Je donne ici une traduction de la Bible d’Amiens, de John Ruskin. Mais il m’a semblé que ce n’était pas assez pour le lecteur. Ne lire qu’un livre d’un auteur, c’est voir cet auteur une fois. Or, en causant une fois avec une personne, on peut discerner en elle des traits singuliers. Mais c’est seulement par leur répétition, dans des circonstances variées, qu’on peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, pour un musicien ou pour un peintre, cette variation des circonstances qui permet de discerner, par une sorte d’expérimentation, les traits permanents du caractère, c’est la variété des œuvres. Nous retrouvons, dans un second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la première fois nous aurions pu croire qu’elles appartenaient au sujet traité autant qu’à l’écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des œuvres différentes nous dégageons des traits communs dont l’assemblage compose la physionomie morale de l’artiste. Quand plusieurs portraits peints par Rembrandt, d’après des modèles différents, sont réunis dans une salle, nous sommes aussitôt frappés par ce qui leur est commun à tous et qui est les traits mêmes de la figure de Rembrandt. En mettant une note au bas du texte de la Bible d’Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m’était ainsi revenu à l’esprit, j’ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu’un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j’ai essayé de pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée où j’ai disposé des souvenirs des autres livres de Ruskin, — sorte de caisse de résonance, où les paroles de la Bible d’Amiens pourront prendre une sorte de retentissement en y éveillant des échos fraternels. Mais aux paroles de la Bible d’Amiens ces échos ne répondront pas sans doute, ainsi qu’il arrive dans une mémoire qui s’est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains, habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a mesuré jour par jour les distances variées. Ils n’auront pas, pour venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés, à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui a l’étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la mémoire.

Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d’un écrivain, devrait être la première partie de la tâche de tout critique.

S’il a senti cela, et aidé à le sentir, son office est à peu près rempli. Et, s’il ne l’a pas senti, il pourra écrire tous les livres du monde sur Ruskin : l’Homme, l’Écrivain, le Prophète, l’Artiste, la Portée de son Action, les Erreurs de la Doctrine, toutes ces constructions s’élèveront peut-être très haut, mais à côté du sujet ; elles pourront porter aux nues la situation littéraire du critique, mais ne vaudront pas, pour l’intelligence de l’œuvre, la perception exacte d’une nuance juste, si légère semble-t-elle.

Je conçois pourtant que le critique devrait ensuite aller plus loin. Il essayerait de reconstituer ce que pouvait être la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si spéciales, son inspiration étant la mesure dans laquelle il avait la vision de ces réalités, son talent la mesure dans laquelle il pouvait les recréer dans son œuvre, sa moralité, enfin, l’instinct qui, les lui faisant considérer sous un aspect d’éternité (quelque particulières que ces réalités nous paraissent), le poussait à sacrifier au besoin de les apercevoir et à la nécessité de les reproduire pour en assurer une vision durable et claire, tous ses plaisirs, tous ses devoirs et jusqu’à sa propre vie, laquelle n’avait de raison d’être que comme étant la seule manière possible d’entrer en contact avec ces réalités, de valeur que celle que peut avoir pour un physicien un instrument indispensable à ses expériences. Je n’ai pas besoin de dire que cette seconde partie de l’office du critique, je n’ai pas essayé de la remplir ici à l’égard de Ruskin. Cela pourra être l’objet de travaux ultérieurs. Ceci n’est qu’une traduction, et, pour les notes, la plupart du temps je me suis contenté d’y donner la citation qui me paraissait juste sans y ajouter de commentaires. Quelques notes cependant sont plus développées. Celles-là eussent été plus à leur place, si au lieu de les laisser çà et là, au bas des pages, je les avais fait entrer dans ma préface, qu’elles complètent et rectifient sur plusieurs points. Mais je ne l’ai pas voulu, cette préface reproduisant simplement, sauf cet avant-propos et un post-scriptum plus récent, des articles qu’au moment de la mort de Ruskin j’avais donnés au Mercure de France et à la Gazette des Beaux-Arts.

D’autres notes ont un caractère différent. Celles du chapitre IV sont surtout archéologiques. Enfin, chaque fois que Ruskin, par voie de citation mais bien plus souvent d’allusion, fait entrer dans la construction de ses phrases quelque souvenir de la Bible, comme les Vénitiens intercalaient dans leurs monuments les sculptures sacrées et les pierres précieuses qu’ils rapportaient d’Orient, j’ai cherché toujours la référence exacte pour que le lecteur, en voyant quelles transformations Ruskin faisait subir au verset avant de se l’assimiler, se rendît mieux compte de la chimie mystérieuse et toujours identique, de l’activité originale et spécifique de son esprit. Je n’ai pu me fier pour la recherche des références ni à l’Index de la Bible d’Amiens ni au livre de Mlle Gibbs, Ruskin Références of Bible, qui sont excellents mais par trop incomplets. Et c’est de la Bible elle-même que je me suis servi.

Le texte traduit ici est celui de la Bible d’Amiens in extenso. Malgré les conseils différents qui m’avaient été donnés et que j’aurais peut-être dû suivre, je n’en ai pas omis un seul mot. Mais ayant pris ce parti, pour que le lecteur pût avoir de la Bible d’Amiens une version intégrale, je dois lui accorder qu’il y a bien des longueurs dans ce livre comme dans tous ceux que Ruskin a écrits à la fin de sa vie. De plus, dans cette période de sa vie, Ruskin a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté, plus que le lecteur ne consentira souvent à le croire. Il accusera alors très injustement les fautes du traducteur.

Pour les mêmes raisons, j’ai donné tous les appendices, sauf l’Index alphabétique, et la liste des photographies de la cathédrale par M. Kaltenbacher, photographies qu’on pouvait autrefois acheter avec la Bible d’Amiens. Enfin, l’édition anglaise est ornée de quatre gravures qui ne sont pas reproduites ici, la Madone de Cimabue, Amiens le jour des Trépassés (je décris cette gravure plus loin, pages 66 et 67), le Porche nord avant sa restauration. On comprend que des photographies de la Cathédrale se vendant avec le livre, Ruskin ait choisi pour ses gravures des sujets ne se rapportant que par une sorte d’allusion aux descriptions qu’il donne de la cathédrale et ne faisant pas double emploi avec les photographies. Mais ceux qui ont l’habitude des livres de Ruskin verront plus volontiers dans le choix un peu singulier des sujets de ces gravures un effet de cette disposition originale, on peut presque dire humoristique, de son esprit — qui lui faisait en quelque sorte manquer toujours au programme indiqué, mettre en regard de la description du Baptême du Christ par Giotto, une gravure représentant le Baptême du Christ non par Giotto, mais tel qu’on le voit dans un vieux psautier, ou bien, dans une étude sur l’église Saint-Marc, ne décrire aucune des parties importantes de Saint-Marc et consacrer de nombreuses pages à la description d’un bas-relief qu’on ne remarque jamais, qu’on distingue difficilement, et qui est d’ailleurs sans intérêt  ; mais ce sont là des défauts de l’esprit de Ruskin que ses admirateurs reconnaissent au passage avec plaisir parce qu’ils savent qu’ils font, fût-ce à titre de tics, partie intégrante de la physionomie particulière du grand écrivain.

Il me reste à exprimer ma reconnaissance plus particulière, parmi tant de personnes dont les conseils m’ont été précieux, à M. Alfred Vallette qui a donné à cette édition des soins infiniment intelligents et généreux, qui lui font le plus grand honneur ; à M. Charles Ephrussi, toujours si bon pour moi, qui a facilité toutes mes recherches en mettant à ma disposition la bibliothèque de la Gazette des Beaux-Arts et à M. Robert d’Humières. Quand j’étais arrêté par une forme difficile de langage, j’allais consulter le merveilleux traducteur de Kipling, et il résolvait aussitôt la difficulté avec son étonnante compréhension des textes anglais où il entre autant d’intuition que de savoir. Bien des fois, sans jamais se lasser, il me fut ainsi secourable. Qu’il en soit ici affectueusement remercié.