La Bienfaisance israélite à Paris/01

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La Bienfaisance israélite à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 721-753).
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LA BIENFAISANCE ISRAÉLITE À PARIS


I.

LA COMMUNAUTÉ. — L’HÔPITAL ET LES HOSPICES. — LE REPOS ÉTERNEL.


I. — LA COMMUNAUTÉ.

Il y a cent ans, le nombre des Israélites tolérés à Paris ne dépassait pas celui de huit cents ; ils restaient soumis à la discrétion du lieutenant-général de police, qui les surveillait de près et les tenait dans une dépendance presque absolue. Leur sort n’avait rien d’enviable, et certaines professions leur étaient interdites ; un arrêt royal du 14 août 1774 les exclut des « corps d’arts et de métiers ; » un autre, en date du 25 juillet 1775, leur défend d’exercer le commerce de la draperie et de la mercerie, auquel ils excellaient. Tout gouvernement semblait prendre à tâche de renouveler contre eux la vieille malédiction légendaire que les sectes issues du judaïsme leur avaient infligée. Parqués, soupçonnés, vilipendés, dépouillés, accusés d’égorger les petits enfans, objets des contes de vieilles femmes, épouvantails des nourrices, exposés à toutes les diatribes et à toutes les avanies, ils vivaient humbles, effarouchés, dans l’ombre, et réduits, pour vivre, aux basses industries dont nul ne voulait. Si quelqu’un d’entre eux parvenait à une condition tolérable et même à une haute situation, — Samuel Bernard ? — c’est qu’il avait réussi à dissimuler ses origines. L’existence des juifs était précaire, sinon persécutée ; la loi ne leur reconnaissait aucun droit, la société ne leur réservait aucune sécurité, la justice ne leur accordait aucun recours ; ils étaient, ainsi que je les ai encore vus dans certaines villes d’Orient, rejetés à part comme des pestiférés. Ils offraient l’exemple de la plus cruelle, de la plus persistante injustice dont l’humanité ait frappé des hommes, et que les siècles aveugles s’étaient léguée d’âge en âge, comme une tradition sacrée. Est-il donc dans la destinée des spéculations religieuses de susciter des luttes impitoyables et des haines sans merci ? La Bible baigne dans le sang des communions qui la révèrent et se sont entre-déchirées, parce qu’elles n’interprètent pas le même texte de la même manière, et n’adorent pas le même Dieu de la même façon.

Il appartenait à la France de mettre fin à l’iniquité de la persécution des israélites ; grâce à elle, une race et une croyance sont rentrées dans le droit commun, d’où l’aveuglement des préjugés les avait exclues. La révolution française avait décrété l’égalité des hommes ; elle ne voulut point se démentir et fut logique avec elle-même : le 28 janvier 1790, le droit de citoyen est accordé aux juifs du rite portugais et le 27 septembre 1791 aux juifs du rite allemand. Deux rites pour une communauté si restreinte[1], c’est beaucoup ; et si l’on en croyait certaines révélations faites à propos d’un procès financier qui eut un grand retentissement dans la dernière période du second empire, Israël d’Allemagne et Israël de Portugal se rencontreraient dans un même sentiment de haine fraternelle. Qu’importe ; ce n’est point sous cet aspect que je dois considérer les descendans de ceux à qui Moïse a dit dans le désert : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, » car si les deux sectes sont souvent en lutte sur un terrain où je me garderai bien de les suivre, elles n’ont point de contestations lorsqu’il s’agit d’exercer la charité, et c’est seulement de charité qu’il s’agit. Délivrée par l’initiative française, après dix-huit cents ans d’oppression, la communauté juive s’accrut rapidement à Paris ; il était naturel que les israélites s’empressassent vers la ville où pour la première fois les portes de la vie sociale leur étaient ouvertes. Ce ne fut point une sorte d’invasion, ainsi qu’on le pourrait croire ; prudemment, comme s’ils eussent tâté le terrain, ils arrivaient par petits groupes, s’établissaient sans bruit et semblaient chercher à se perdre au milieu de la foule. En 1806, on en compte 2,700, où dominent les adeptes du rite allemand, qui, dès lors, conserveront la supériorité numérique. Si la liberté dont ils peuvent jouir en France les attire, la conscription et le service militaire les éloignent ; en 1821, malgré des fortunes naissantes qui les convient et leur font des promesses, ils ne sont encore que 6,000. Sous le règne de Napoléon III, l’augmentation est notable et concorde avec l’extension des voies ferrées. La troisième république ne les effraie pas, loin de là, car ils paraissent chercher de préférence les pays d’où toute hiérarchie conventionnelle a disparu ; le recensement de 1872 indiquait, d’après les déclarations individuelles, le chiffre de 23,434 israélites, qui doit être au-dessous de la réalité. Depuis cette époque, la campagne antisémitique poursuivie en Russie, les expulsions des Polonais du grand-duché de Posen, ont refoulé bien des familles juives vers l’Europe occidentale ; plus d’une est venue s’établir à Paris, qui est la terre promise des malheureux, des proscrits et des aventuriers. Aujourd’hui, sur notre population, qui est de 2,500,000 habitans, on ne sera.pas loin de la vérité en évaluant la tribu d’Israël à 45,000 âmes ; elle représente assez exactement les deux tiers de la totalité des juifs vivant en France.

La communauté israélite s’organisa lentement à Paris ; elle semblait rester en défiance vis-à-vis des droits qu’elle était appelée à partager : on eût dit que le souvenir des persécutions subies lui inspirait une prudence qui ressemblait à de la crainte et paralysait son initiative. Elle était, — elle est encore, — divisée en deux classes, que le nombre et la condition rendaient singulièrement inégales. D’une part, quelques personnages exceptionnellement riches, que l’on surnommait avec un peu d’ironie et beaucoup d’envie les hauts barons de la finance, hommes habiles, spéculateurs avisés, maîtres du marché des fonds publics, souscripteurs d’emprunt pour les états souverains, directeurs ou administrateurs des grandes industries, devenus dans la société moderne la puissance que Loustalot a prophétisée, lorsque, après la nuit du 4 août, il a dit : « Cette révolution substituera l’aristocratie d’argent à l’aristocratie de naissance. » D’autre part, une plèbe famélique, vivant de grapillage, offrant des chaînes de sûreté et des pastilles du sérail au long des rues, faisant métier de modèle dans les ateliers, trafiquant de cigares de contrebande qu’elle échangeait contre de vieux habits, marchands de lorgnettes d’occasion, chiffonniers aux environs de la place Maubert, bouquinistes à la porte des collèges, brocanteurs experts à « la ramastique, » revendeurs de vieilles ferrailles, bijoutiers en faux et au besoin receleurs. Entre ces deux extrémités du monde juif s’agitait un groupe composé de coulissiers en quête d’un report, de petits industriels assidus au travail et alertes au gain, de savantasses qui cherchaient à mettre d’accord le Pentateuque et le Talmud, d’artistes souvent admirablement doués et de courtiers dont les services étaient parfois onéreux au commerce inférieur. C’était, on le voit, la force même des choses qui s’imposait et constituait au profit ou au détriment du clan israélite de Paris la division qui s’établit presque naturellement dans toute nation : l’aristocratie et le peuple, avec une caste intermédiaire participant des deux et formant la bourgeoisie, caste mobile, caste de recrutement qui s’élève jusqu’à la première si elle s’enrichit, et retombe dans le second si elle se ruine. Les relations entre ces trois fractions du judaïsme étaient-elles fréquentes ? J’en doute ; une foi commune les animait, le même respect de la tradition des ancêtres, la même espérance dans un avenir enveloppé de ténèbres soutenaient leurs croyances, mais leur milieu social et les intérêts qui les faisaient mouvoir étaient tellement différens que nulle cohésion ne paraissait possible. Ce fut la charité qui donna à la communauté israélite l’union qui lui manquait et en fit une sorte de famille où l’échange du bienfait a créé des liens puissans.

Je crois que le mot charité, avec le sens précis que nous lui donnons aujourd’hui, n’existe pas dans la langue hébraïque, car je ne le découvre pas une seule fois dans l’Ancien-Testament ; en revanche, il est répété soixante-quinze fois dans les Actes et les Épîtres[2]. En faut-il conclure que les anciens juifs ne connurent et n’exercèrent pas la charité avant la dispersion qui suivit le sac de Jérusalem par Titus ? Non, certes ; mais, pour l’exprimer, ils se servaient du mot zédaka, qui signifie à la fois justice et bienfaisance ; car pour eux la charité n’était point facultative, elle était imposée comme un devoir aussi rigoureux que la justice : s’y soustraire, c’était manquer à la loi. C’est aussi de cette façon qu’elle a été comprise par Mahomet, qui dans le Coran détermine le taux des aumônes au huitième du revenu. Un israélite n’était donc zaddik, c’est-à-dire juste, que s’il était charitable[3]. Le juif qui se conformera aux préceptes de sa religion distribuera en dons secourables la dime, maasser, — de son gain ou de son revenu ; lorsqu’il se mariera, les pauvres recevront de lui le dixième de sa dot. Ce dernier usage semble malheureusement tomber en désuétude, comme si le respect des traditions s’émoussait au contact d’une civilisation parfois trop raffinée ; mais il y a cinquante ans, nul n’eût osé y manquer.

Le premier essai tenté pour réglementer la charité israélite de Paris date du 24 novembre 1809 ; après plusieurs pourparlers entre diverses confréries juives indépendantes les unes des autres, et sous l’impulsion du consistoire, on fonda le « comité consistorial de secours et d’encouragement, » dont les membres furent chargés : 1° de soigner les malades pauvres ; 2° de suivre les convois funèbres au nombre de dix ; 3° d’assister, en même nombre, aux prières du matin et du soir ; 4° de laver les morts, de les veiller, de creuser leur tombe. Ce n’était qu’une organisation provisoire, mais il fallut attendre bien des années avant qu’elle fût modifiée d’une façon sérieuse. Le premier acte du comité, en dehors de ses attributions définies, semble avoir eu pour but de prendre possession de l’exercice des droits communs et de réagir contre les ordonnances dont jadis on avait été frappé ; à cet effet, tous les ans, on présentait au consistoire dix enfans âgés de treize à quinze ans, intelligens, aptes au travail, qui, aux frais du comité, devaient entrer « en apprentissage d’arts et de métiers, » et affirmaient de la sorte que l’édit royal du 14 août 1774 n’était plus que lettre caduque. Une autre préoccupation tenait et tient encore le comité en éveil ; par tous moyens, il essaya de détruire la mendicité israélite, qui, à certains jours de fêtes religieuses, encombrait les abords des lieux de prières ; on y réussit mal. En 1828, on étudia théoriquement la question ; on décida de laisser les mendians en dehors de toute bienfaisance : leur nombre augmenta presque immédiatement, comme s’ils eussent voulu protester contre une mesure hostile à leurs habitudes. Le consistoire rend des arrêtés : « L’indigent malade par suite d’ivresse ou d’inconduite n’a droit à aucun secours ; » peine perdue, la mendicité n’est point le privilège d’Israël, elle est inhérente à toute race et à toute croyance, elle est le produit de la double imperfection de l’homme et de la civilisation ; on a beau la combattre, on ne peut la vaincre, elle persiste et reste maîtresse du terrain qu’on lui dispute : sous ce rapport, les juifs ne sont pas plus habiles que les chrétiens. Partout et toujours il y a eu et il y aura des hommes qui, au gain du travail rémunéré, préféreront les chances de la quémanderie geignarde et de la main tendue. Malgré des efforts qui ne se sont point ralentis depuis près de quatre-vingts ans, le comité israélite ne me parait pas, à cet égard, plus avancé aujourd’hui qu’en 1809.

L’œuvre bienfaisante s’était développée un peu au hasard, d’une façon en quelque sorte empirique, selon des nécessités qui s’imposaient, après des révolutions naturellement accompagnées de chômage, après des épidémies, — choléra de 1832, — qui avaient aveuglément frappé et fait tant d’orphelins. En hâte on subvenait à ces obligations nouvelles, on ne se récusait pas, tant s’en faut, mais on courait au plus pressé, on agissait sans vues d’ensemble, et on ne s’était pas encore constitué de manière à pouvoir parer aux éventualités douloureuses qui sans cesse menacent les tribus de la famille humaine. Ce ne fut guère que dans les années qui précédèrent et suivirent la révolution du 24 février 1848 que la charité israélite se concentra dans une institution spéciale. En 1852, le a comité consistorial de secours et d’encouragement » devint le « comité de bienfaisance, » et procéda méthodiquement à la création des établissemens où toutes les manifestations de la souffrance et de la faiblesse peuvent être soulagées. D’une part, l’organisation primitive, qui suffisait à la population juive parisienne de 1809 (3,000), restait impuissante en présence de celle de 1850 (environ 20,000) ; d’autre part, certaines fortunes accrues dans des proportions considérables devaient faire naître une protection plus puissante ; néanmoins, il est possible que l’on eût continué à tâtonner et que l’on fût demeuré dans les étroites limites du début, si un homme de bien et d’intelligence, inébranlable en sa croyance et doué d’une prodigieuse activité, n’eût donné une impulsion déterminée à la charité juive ; il ne suscita pas les bonnes volontés, mais il les disciplina, les régularisa, leur apprit à ne point s’égarer et leur indiqua un but.

Issu d’une famille établie en Alsace, né le 14 septembre 1814, à Presbourg, par le hasard des migrations, il s’appelait Albert Kohn. Obéissant aux lois de l’atavisme on préoccupé de l’avenir de ses coreligionnaires, si durement traités dans les pays musulmans, il étudia de bonne heure les langues orientales et bientôt y devint maître. A Vienne, où il vivait alors, les israélites relevaient d’une section spéciale de la police que l’on appelait « le bureau des juifs ; » cent vingt-quatre familles avaient seules le droit de domicile, nul autre juif ne pouvait résider, même temporairement, dans la ville sans acquitter un droit de séjour onéreux ; toute carrière libérale, sauf celle de la médecine, leur était interdite. Ce fut donc à sa religion qu’Albert Kohn dut de ne pouvoir suivre les cours de l’académie orientale de Vienne. De telles exclusions datent à peine de cinquante ans, et c’est à peine, — heureusement, — si nous pouvons les comprendre aujourd’hui. Albert Kohn en était réduit à aller dans la bibliothèque publique apprendre, à coups de dictionnaires, l’arabe, le sanscrit, le syriaque et le persan. Ce fut le baron de Hammer, que son Histoire de l’empire ottoman a rendu célèbre, qui, après avoir entendu le jeune étudiant commenter un passage obscur du Coran, lui dit : « Quittez Vienne, où vous ne ferez que végéter, et allez à Paris, où toutes les portes vous seront ouvertes. » Albert Kohn suivit ce conseil, et, bien muni de lettres de recommandation, il arriva à Paris en 1836. Il entra facilement en relations avec Eugène Burnouf, Quatremère, Reinaud, A. Desgranges, Jouannin ; en leur compagnie, il était au cœur même de l’histoire et des langues orientales ; pendant une année entière, il fut l’unique auditeur du cours de persan professé par Sylvestre de Sacy. Plus tard, parlant de cette époque et de cet enseignement dont il était seul à profiter, il a dit : « J’ai passé là des heures délicieuses[4]. » Sa facilité, du reste, était extraordinaire ; il n’y avait guère, en son temps, que le cardinal Mezzofanti qui eût pu lui disputer le don des langues. Il était d’une ferveur exemplaire ; est-ce dans le Dieu ou dans la race d’Israël qu’il avait foi, je ne sais ; mais il aima son peuple d’une ardeur profonde ; partout où les juifs furent opprimés, il accourut, comme l’ambassadeur volontaire des revendications de la justice et de l’humanité. Dès que de nouvelles persécutions menaçaient le judaïsme, il partait : quatre fois il alla en Orient, apaisant les colères, éclairant les malentendus et rendant ses coreligionnaires à la paix douteuse qu’on leur accordait ; trois fois il les visita en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Dans tous les pays d’oppression qu’il parcourut, il fut habile, pressant, et obtint, sinon des concessions, du moins des adoucissemens dont profita la communauté des synagogues. Au cours de ses voyages en Orient, dans toute ville possédant un quartier juif, il avait fondé des écoles ; jusqu’à son dernier jour, jusqu’au 15 mars 1877, rien ne ralentit son zèle, et « la Société parisienne d’encouragement au bien, » lui décernant une médaille d’or, peu de temps avant sa mort, put dire avec raison : « M. Albert Kohn est un missionnaire de charité. »

Ce rôle, enviable entre tous, il s’en était emparé dès son arrivée à Paris ; car, à peine installé, il s’était mis en quête de la situation des israélites pauvres ; promptement il comprit que pour les arracher à la misère et au vice, qui en est souvent la conséquence, il fallait, en redoublant d’efforts, faire appel aux cœurs généreux. Dès lors, sa voie fut tracée, d’où jamais il ne dévia, et dans la communauté juive il devint le conseiller de la bienfaisance. Quoique un peu brouillon et parfois trop empressé, il la conseilla bien, car c’est en grande partie à lui qu’elle doit son organisation, qui est très forte. Il eut cette bonne fortune d’être attiré par la maison Rothschild, où il fut apprécié à sa valeur, choyé, consulté, écouté. Ce n’est pas tout que de vouloir faire le bien, il faut savoir le faire ; science parfois difficile, qu’Albert Kohn finit par acquérir, car il avait appris à ses dépens que, de toutes les vertus humaines, la charité est celle qui se laisse entraîner à commettre le plus d’erreurs. Trésorier du comité de bienfaisance en 1848, président en 1852, il avait payé sa bienvenue par un don de 20,000 francs, destinés à une caisse nouvellement créée pour faire des prêts aux ouvriers nécessiteux et même des avances de fonds à ceux qui désiraient s’établir. Le capital disparut rapidement et ne fut jamais remboursé : expérience décevante que Napoléon III renouvela plus tard dans des proportions considérables, qui ne produisit aucun bon résultat, et ne suscita que du mécontentement parmi ceux-là mêmes que l’on voulait aider. La présidence d’Albert Kohn fut féconde, car c’est de 1852 que date la constitution à la fois logique et pratique de la charité israélite à Paris. Sa position dans la maison Rothschild le mettait à la source même des bienfaits ; je crois pouvoir affirmer que là nul refus ne repoussa jamais ses demandes, qu’on lui laissait toute initiative, et qu’il lui suffisait d’indiquer le bien à faire pour que le bien fût fait. Il fut aumônier, au sens originel du mot, et comme il excellait à découvrir ceux qui avaient besoin d’aumônes, il était heureux d’exercer la bienfaisance avec ampleur et sans chômage. Il fut souvent prodigue, parce qu’il était autorisé à l’être, et que jamais une observation ne lui fut adressée sur les dépenses dont profitait la misère d’Israël. Des pauvres qu’il allait visiter, des malades qu’il faisait soigner, des affamés auxquels il distribuait la nourriture, il disait : « Ce sont de nos gens ; » locution singulière que j’ai retrouvée dans le judaïsme de tous les pays où j’ai séjourné.

Grâce aux largesses de la maison Rothschild, il établit une sorte d’assistance publique israélite, qui fut comme une administration centrale autour de laquelle rayonnèrent les œuvres dues à l’initiative privée ou fondée à l’aide de souscriptions provoquées. Albert Kohn quêtait pour les malheureux de sa confession ; il connaissait le moment propice, quand les cœurs sont émus par la naissance d’un enfant, par un mariage qui promet le bonheur, par une mort qui fait éclater la fragilité des espérances d’ici-bas. Aux jours de fête, on était presque certain de le voir apparaître : « Pensez à ceux qui souffrent ! » On lui donnait, et le comité de bienfaisance devenait de plus en plus secourable : les recettes, qui étaient de 47,000 francs en 1841, s’élevaient à 212,000 en 1871 ; je crois que ce dernier chiffre est au moins doublé aujourd’hui ; la pauvreté juive n’est pas éteinte à Paris, mais elle est diminuée. Comme autrefois le patriciat romain, l’aristocratie financière israélite a ses cliens qui reçoivent la sportule et qui, sans elle, ne vivraient guère. Albert Kohn avait fini par connaître chacun des individus de la troupe famélique qui sans cesse tendait la main vers le comité de bienfaisance ; il ne repoussait que les mendians de profession, accueillait les autres, ou les dirigeait vers les établissemens de commisération, dont il était un visiteur assidu. Mais entre toutes les institutions de charité juive, il s’intéressait de préférence, — sans doute parce qu’il n’y était point resté étranger, — à celles qui portent le nom de fondation de Rothschild, et qu’un décret du 8 avril 1866 a reconnues d’utilité publique. Cette fondation comprend : un service de malades adultes, un service des enfans malades, une maison de retraite pour les vieillards, un hospice pour les incurables, un service de consultations et de distributions gratuites de médicamens aux indigens, un service de secours accordés aux convalescens sortant de la maison. C’est une cité hospitalière ouverte par Israël riche à Israël pauvre, infirme et affaibli par l’âge. On peut la visiter et nous la visiterons tout à l’heure.

II. — L’HÔPITAL ET LES HOSPICES.

Aussitôt que le comité consistorial et d’encouragement put fonctionner, c’est-à-dire dès 1800, il s’occupa des soins à donner aux malades israélites ; ceux qui ne pouvaient être traités à leur domicile étaient mis en pension chez leurs coreligionnaires ; car à tout prix on voulait leur épargner l’hôpital, contre lequel ils éprouvaient et ils éprouvent toujours une insurmontable aversion. Y étaient-ils donc malmenés, exclus du bénéfice des règles de la bienfaisance et considérés comme des parias ? Non ; notre administration hospitalière n’a jamais établi aucune distinction entre eux et les autres malades. Ils n’avaient rien à redouter ni des médecins, ni des internes, ni des sœurs desservantes, mais ils étaient astreints à l’alimentation commune, et cette nourriture leur faisait horreur, car elle est impure, et ils ne pouvaient l’accepter sans prévarication. Dans la communauté Israélite, comme en toute communion religieuse, on trouve des sceptiques, des indifférens, des tièdes et des fervens. Ceux-ci, attachés par des liens indestructibles à la foi des ancêtres et à l’observance de LA LOI, se seraient laissés mourir de faim plutôt que de toucher à des alimens préparés en dehors des prescriptions imposées par Moïse ; volontiers ils eussent imité leurs aïeux, dont il est parlé au livre des Machabées, et qui « aimèrent mieux périr que de se souiller de viandes impures, ne voulurent point violer la loi sainte de Dieu et furent tués[5]. » Voilà bien de l’embarras pour une côtelette, dira-t-on ; non pas ; en telle matière, qui ne relève que de la conscience, les minuties même les plus puériles sont respectables, car elles attestent la sincérité des croyances. Toute religion s’est appropriée des notions hygiéniques et les a, jusqu’à un certain point, introduites dans ses dogmes, afin de les rendre obligatoires. Le judaïsme n’a point échappé à cette loi générale. Sorti d’Egypte, campé dans le désert, destiné à vivre en Palestine, il a formulé certaines prescriptions indispensables dans un pays brûlant, inutiles dans un climat tempéré, mais que les israélites observent rigoureusement, qu’ils soient à Jérusalem, à Moscou, à Tunis ou à Paris. Or, parmi ces prescriptions souvent répétées dans l’Ancien-Testament, commentées, développées par le Talmud, celles qui concernent le choix des animaux alimentaires et la façon de les convertir en nourriture, sont péremptoires ; nul ne peut s’y soustraire sans pécher.

Il est dit au Deutéronome : « Vous ne mangerez d’aucune bête morte ; .. — tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère ; .. — tiens fort à ne point manger du sang, car le sang c’est l’âme, et tu ne mangeras point l’âme avec la chair. » C’est Dieu qui parle ainsi à Moïse, et c’est pourquoi toute nourriture ou, pour mieux dire, toute cuisine chrétienne, est en abomination aux israélites. Nous mangeons des animaux abattus ; le juif ne peut, ne doit manger que des animaux égorgés ; aussi la communauté a-t-elle des boucheries spéciales où l’on n’accepte que la viande marquée du sceau du schohet, qui est le sacrificateur. Celui-ci n’est pas seulement chargé de se conformer aux rites en mettant à mort les bœufs et les moutons, il doit vérifier si l’animal est casher (droit) ou treipha (lacéré). Toute blessure, toute fracture, fût-ce celle d’une vertèbre caudale, toute trace de maladie ancienne ou récente, constituent une impureté qui exclut l’animal de l’alimentation juive. Il ne peut en être autrement, car tout animal tué de la sorte est sacrifié, c’est-à-dire mentalement offert à Dieu, auquel on ne doit faire que des oblations irréprochables. Donc, l’israélite obligé de ne se nourrir que de viande casher se laissait réduire aux extrémités dernières plutôt que de demander asile aux hôpitaux où la viande treipha n’inspire et ne peut inspirer aucune répugnance, car les usages orientaux, imposés au judaïsme et à l’islamisme pour combattre la rapide décomposition d’une chair qui ne serait point exsangue, sont ignorés dans nos pays. Éviter à l’homme croyant d’être contraint par la nécessité de se mettre en contradiction avec sa foi est un devoir pour ceux qui ont charge d’âmes ; le comité consistorial le savait bien ; aussi, dès qu’il eut quelque liberté d’action et qu’il fut sorti de la géhenne où le peuple d’Israël gémissait depuis dix-huit siècles, s’empressa-t-il de chercher le moyen de donner à cet égard toute sécurité à ses malades. On n’était pas riche alors comme on l’est devenu ; la rage de spéculation qui, depuis cinquante ans, s’est emparée de nos sociétés égalitaires et pousse les impies et les croyans de toute communion vers la fortune, n’avait point encore permis aux israélites de profiter de leurs aptitudes. Pour édifier un hôpital et l’ouvrir aux juifs, l’argent manquait.

En 1815, le comité, tout en émettant un vœu pressant et en réclamant la création d’un « asile consacré à l’humanité souffrante, » — ici l’humanité signifie la race d’Israël, — reconnaît qu’à Paris « les gens aisés ne se trouvent pas en grand nombre, tandis que la quantité des pauvres est très considérable. » Le vœu reste stérile, et, en 1820, on se contente d’organiser, vaille que vaille, un service de gardes-malades. Ce n’était qu’un palliatif, et, faute de mieux, il fallut s’en contenter. En 1825, le docteur Cahen proposa au comité consistorial de faire l’acquisition d’une petite maison sise rue Picpus, no 47, et d’y établir une infirmerie. Cette maison était connue dans le quartier sous le nom de l’Ermitage ; je crois ne pas me tromper en disant que Millevoye l’habita, que Théaulon en fut propriétaire, et que Boïeldieu y composa la musique du Petit Chaperon rouge. La négociation resta pendante et ne put aboutir, car il ne fut pas possible de réunir l’argent nécessaire à l’acquisition et à l’aménagement. On se traîna pendant longtemps de projet en projet sans parvenir à en réaliser aucun. On crut avoir trouvé une sorte de moyen ‘terme qui, sans être trop onéreux, permettrait d’épargner aux juifs les inconvéniens que leur imposaient les hôpitaux ordinaires. On demanda au préfet de la Seine de céder deux chambres dans un hôpital à la communauté Israélite, qui les meublerait et y ferait soigner — et nourrir — ses coreligionnaires. M. de Rambuteau émit un avis favorable ; mais le conseil des hospices, tout en protestant de sa tolérance pour les cultes reconnus, refusa de ratifier la décision préfectorale. Ceci se passait en 1836, et on se retrouva dans l’embarras d’où l’on ne pouvait sortir depuis 1809. J’imagine, sans le savoir d’une façon positive, que c’est l’intervention, que c’est le zèle d’Albert Kohn qui dénoua les difficultés.

Au mois de janvier 1841, le comité fit un effort, réunit des souscriptions et put louer une maison rue des Trois-Bornes ; les travaux d’appropriation exigèrent plus d’une année, et ce fut seulement à la date du 1er avril 1842 que les salles, contenant ensemble douze lits, purent s’ouvrir aux malades. Douze lits pour répondre aux exigences de deux mille indigens inscrits sur les registres du consistoire, c’était bien peu ; mais l’effet fut considérable, car on accentuait ainsi la volonté de donner aux juifs malades la sécurité morale qui leur manquait dans nos hôpitaux. Nulle cérémonie extérieure, nulle inauguration solennelle ne sollicita l’attention publique, que l’on sembla, au contraire, prendre à tâche d’éviter. On eût dit qu’encore à cette époque, le judaïsme n’avait point abandonné les habitudes de mystère derrière lesquelles on l’avait refoulé pendant si longtemps. L’exiguïté de la maison était telle que l’on fut obligé de n’y admettre que des adultes atteints de maladies aiguës et que l’on repoussa les malades frappés des affections que l’on traite dans des établissemens spéciaux. En somme, c’était plutôt une ambulance qu’un hôpital, et l’on ne tarda pas à reconnaître qu’elle n’était pas en rapport avec une population qui s’accroissait de jour en jour. On voulait s’agrandir, on désirait acheter un terrain situé rue de Ménilmontant et y construire un bâtiment de dimensions plus amples et plus généreuses. Des pourparlers furent échangés à ce sujet, en 1846, et le consistoire était préoccupé de trouver les moyens de mener son projet à bonnes fins, lorsque James de Rothschild fit savoir qu’il avait l’intention de fonder une maison de secours exclusivement réservée à ses coreligionnaires. Il n’est que de prêcher d’exemple : à culte nouvelle, les israélites riches de Paris se sentirent saisis d’émulation ; ils voulurent, eux aussi, prendre part au bienfait, et s’empressèrent d’apporter leurs offrandes au consistoire, qui se donna garde de les refuser. Il faut reconnaître que les circonstances avaient singulièrement favorisé le développement des fortunes financières et industrielles. Le réseau des voies ferrées que l’on venait de jeter sur la France, l’application de la vapeur aux usines, avaient fait naître une prospérité à laquelle la haute banque avait largement contribué tout en en profitant. Comme noblesse, richesse oblige ; plus Israël s’était enrichi, plus il s’était montré bienfaisant. L’époque n’était plus où il pouvait dire avec sincérité : « Les gens aisés ne se trouvent point en grand nombre, » et où, parlant de James de Rothschild (1828), il se contentait de le noter comme : « banquier estimé, Israélite recommandable. » Le « banquier estimé » était devenu l’un des potentats du marché européen, et sa situation exceptionnelle en faisait le protecteur de ses coreligionnaires ; loin d’hésiter devant ce rôle, il l’accepta avec ardeur, s’en montra digne et le transmit à ses enfans, qui n’ont point répudié l’héritage.

James de Rothschild acheta, rue Picpus, un terrain contenant à peu près 13,000 mètres superficiels, et y fit construire un hôpital. Par un acte en date du 7 avril 1852, il en faisait don au consistoire de Paris, à la condition que cette fondation serait à perpétuité destinée à recevoir des malades et des vieillards israélites. Cette fois, l’inauguration n’eut rien de mystérieux : le ministre des travaux publics, qui était M. Lefèvre-Duruflé ; le préfet de la Seine, qui était M. Berger ; le directeur des cultes dissidens, qui était M. Charles Read, assistèrent à la cérémonie et lui donnèrent un caractère officiel. Selon l’usage, on prononça quelques discours et l’on souhaita toute prospérité au nouvel établissement ; ces vœux lui ont porté bonheur, car depuis ce jour, depuis le 26 mai 1852, il s’est dilaté dans de vastes proportions. Six semaines après, le 2 juillet, l’hospitalette de la rue des Trois-Bornes était fermée, après avoir, en l’espace de dix ans, abrité et soigné 1,374 malades ; on voit que ses douze lits avaient fait bon service. Au mois de septembre 1853, la nouvelle maison était complète, on le croyait du moins, car elle contenait deux divisions, celle des malades adultes, — 46 lits, et celle des vieillards admis au repos, — 34 lits. Il nous suffira de la visiter avec quelque détail pour constater l’importance des développemens successifs dont elle a profité.

Elle s’ouvre dans la rue Picpus, rue excentrique, allongée entre la place du Trône et le bastion numéro 5, rue paisible, presque déserte, où les nourrisseurs ont installé leurs étables, que côtoient des congrégations religieuses, des asiles d’aliénés, et des établissemens attirés par le bas prix des terrains. J’y compte deux maisons de santé, l’hospice d’Enghien, les dames des Sacrés-Cœurs, que la commune enferma à Saint-Lazare, le cercle catholique des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, les religieuses de la Mère de Dieu, les sœurs du Sacré-Cœur de Marie, les petites-sœurs des pauvres, les sœurs du Rosaire, les dames de l’Adoration perpétuelle, qui ont la garde du cimetière particulier où, depuis 1793, les Montmorency, les La Fayette, et les Noailles ont leur sépulture. Ce cimetière particulier est ce qui reste du cimetière de Picpus, que la première commune de Paris avait fait ouvrir non loin de la guillotine permanente, qui travaillait près de la barrière du Trône ; un décret du premier empire en concéda la propriété aux familles dont les ascendans y avaient été enterrés, après avoir été exécutés par ordre du tribunal révolutionnaire. L’histoire de cette rue serait à écrire et serait féconde. A l’heure où je l’ai parcourue, les portes des maisons étaient closes ; son aspect monacal et sa tranquillité contrastaient avec le tumulte de la grande ville, qui bruissait au loin.

Je suis entré dans l’hôpital Israélite, dont le vestibule est éclairé par un demi-jour discret qui semble inviter au silence. Un double escalier, sur le palier duquel se détache le buste du fondateur, conduit aux salles réservées aux malades. Les chambrées sont larges, très aérées, bien aménagées ; mais certains couloirs trop étroits, certains passages presque obscurs sont l’acte de naissance de l’hospice : 1851 ; les percées Haussmann dont nous jouissons aujourd’hui avec gratitude, et qu’il était de bon goût de maudire autrefois, n’avaient point encore, en multipliant les constructions, enseigné aux architectes l’art des distributions ingénieuses. Néanmoins, les salles sont de bonnes dimensions, et si quelques inconvéniens se produisent, c’est dans les annexes du service principal. Pas d’infirmiers, mais des infirmières, ce qui est excellent : la femme est plus compatissante, plus sobre, plus maternelle que l’homme, elle est bien à son office au chevet de la souffrance, et la créature malade, quel qu’en soit le sexe, l’émeut et lui obéit volontiers. Les 46 lits du début se sont multipliés, car aujourd’hui j’en compte 134, distribués en trois divisions séparées, occupées par les hommes, les femmes et les enfans.

On me paraît très hospitalier dans cette maison et l’on n’y redoute pas les séjours prolongés auxquels les hôpitaux cherchent ordinairement à se soustraire. Dans un lit placé près d’une fenêtre, j’aperçois un homme éclairé en pleine lumière ; sa barbe d’un noir bleuâtre, le teint de son visage qui rappelle la patine des bronzes florentins, la sclérotique de ses yeux éclatante et nacrée, lui donnent l’aspect d’une idole des pays primitifs. Je lui parle, il ne me comprend pas : il arrive des côtes du Malabar et ne sait que des idiomes qui nous sont inconnus ; il baragouine quelques mots d’anglais, il peut réciter ses prières en hébreu, et c’est tout. Sa main repose sur les draps et ressemble à une main de momie qui a longtemps trempé dans le bitume. On n’a pas eu à l’interroger sur son mal, qui se dénonce de lui-même par ses ongles bombés et de cette forme hippocratique que les médecins connaissent bien ; le pauvre homme est tuberculeux, la phtisie le dévore, lente ou rapide, nul ne peut le deviner, mais dût-elle le garder là pendant des mois et pendant des années, il y restera ; car ici l’hôpital ne rend ses malades que guéris ou morts ; celui qui souffre lui appartient, et il ne s’en sépare pas aux heures de la convalescence pour faire place à d’autres. Une fois de plus, je répéterai que le système hospitalier de l’assistance publique est très bon ; mais il est insuffisant, il ne peut répondre à toutes les exigences qui l’assaillent. Parfois il est obligé de se montrer cruel et de fermer ses portes, même quand il sait qu’il devrait les ouvrir, car on pourrait doubler le nombre de ses lits avant qu’il pût accueillir tous ceux qui l’invoquent.

L’Indou poitrinaire que j’ai remarqué dans la salle des hommes m’a paru être le seul malade gravement atteint ; les autres avaient figure de convalescens et lisaient des journaux qu’ils font acheter, ou les livres que leur prête la bibliothèque assez bien munie de la maison. Dans la division des femmes, on hospitalise aussi les maladies lentes, et si longues, si longues, qu’elles ne se terminent qu’avec la vie. Une femme jeune encore est étendue ; sous ses cheveux noirs, son visage, qui ne manque point de grâce, est d’une pâleur mate et profonde ; nulle apparence de sang sous cette chair épuisée ; le sourire est très doux et le regard presque joyeux : on y lit l’espérance. Des yeux j’interroge l’infirmière, qui me répond : « Carcinome. » Le mot est-il donc prétentieux ? Nullement ; il m’a touché, car il est empreint d’humanité. La malade n’a pu le comprendre, n’en connaît pas la signification, tandis qu’elle n’ignore pas celle du mot cancer. Elle est charmante, cette infirmière, avec un beau type oriental qui rappelle les histoires de Salomon. Je m’aperçus que, tout en continuant ma visite, je fredonnais mentalement un duo d’Halévy : « Ou juive ou chrétienne ; » heureusement je passai devant un miroir qui me montra mon image : cela me permit de me rire au nez et coupa court à la mélodie.

Non-seulement on admet les cancérées, mais voici une névropathe dont les souffrances peuvent se prolonger indéfiniment. Elle est assise auprès de sa couchette et lit. Elle a vingt et un ans, elle est blonde, fraîche, avec de jolis yeux bleus et de petites fossettes à ses joues roses. Je lui parle, elle rit aux éclats. « Vous avez bien raison d’être gaie, c’est le moyen de mettre le mal en fuite. » Elle répond : « Ah ! monsieur, j’ai tant envie de pleurer. » Je n’avais pas fait trois pas qu’un sanglot déchirant me faisait retourner. La tête sur ses bras appuyés à son lit, elle était secouée par le spasme, son pauvre petit corps tremblait, elle se renversait en arrière et criait douloureusement. Sa plainte est celle de la souffrance atroce et diabolique, qui est partout sans être nulle part, qui est intangible, brise l’âme et ne touche point à la chair : rien n’est à faire, il faut laisser la crise s’épuiser d’elle-même. Tant de jeunesse, de force apparente, et ne pouvoir dominer l’angoisse qui saisit l’être tout entier ! J’étais déjà dans les corridors que les cris de la pauvrette me poursuivaient encore et me faisaient penser aux lamentations de la fille de Jephté.

L’étage supérieur de la maison est consacré aux enfans ; ils y sont en nombre, frêles, attendrissant à regarder, avec ces mines résignées que l’on est toujours attristé de voir à cet âge ou tout devrait être animation et sourire. Ils sont si petits que l’on est surpris de ne pas voir la nourrice à leur chevet ; leurs lits sont plus grands que des berceaux, mais guère plus. L’un d’eux, plus âgé que les autres, est atteint de coxalgie ; voilà déjà bien des mois qu’il est immobilisé sur sa couchette ; pendant longtemps il y restera encore, peut-être n’en sortira-t-il que déformé et boiteux comme fut Jacob. J’avise une petite fille aveugle de cinq à six ans, très blonde ; ses yeux voilés d’une taie épaisse l’ont enfermée dans les ténèbres ; dès qu’on l’approche, elle tend les mains avec une sorte de tendresse qui semble solliciter la protection. Elle est Russe de naissance ; elle a été apportée en France par sa mère, qui fuyait les persécutions slaves et qui l’a abandonnée avant d’avoir été naturalisée Française. Il en résulte que l’enfant ne peut trouver place dans un établissement destiné aux aveugles, et qu’elle reste en charge à l’hôpital israélite, qui n’est point outillé pour lui donner l’enseignement approprié à son infirmité. C’est grande pitié de la voir : ni famille, ni lumière, ni instruction. Pourquoi le mauvais sort s’est-il acharné sur elle, et que deviendra-t-elle dans la vie, si quelque bonne âme n’en prend soin et ne paie sa pension à l’institution Braille ?

Des chambres isolées, sans communication possible avec les salles, sont réservées aux enfans frappés de maladies contagieuses : rougeole, scarlatine, diphtérie ; mais, si bien combinées que soient les précautions, on ne les a pas jugées suffisantes, et M. Alphonse de Rothschild a fait l’acquisition d’un terrain de 3,000 mètres, mitoyen à l’hôpital qui porte le nom de sa famille. C’est un jardin qui souriait au printemps, lorsque je l’ai visité ; les arbres n’y sont pas jeunes, et leur ombrage s’étend sur les restes d’une grotte en rocaille, près d’une butte qui doit avoir été jadis un labyrinthe et en face d’une maison qui eut de la célébrité. Au siècle dernier, à l’époque où le village de Picpus n’avait pas encore été soudé à Paris par le mur d’enceinte commencé en 1782 et terminé en 1803, cette maison de campagne était celle de Mlle Clairon, que les mauvaises langues avaient surnommée Frétillon. C’est là qu’elle échangeait avec Marmontel ses idées sur l’art dramatique en commentant l’art d’aimer ; c’est là sans doute qu’elle reçut l’épître de Voltaire :

Toi que forma Vénus et que Minerve anime !


et c’est de là que, malgré sa cinquantaine bien sonnée, elle partit pour aller gouverner le margraviat d’Anspach. De cet « asile champêtre, » où « les jeux et les ris » s’empressaient autour de « la fille de Melpomène, » il ne restera bientôt plus qu’un souvenir constaté dans des actes de propriété. La maison sera jetée bas, et à la place on élèvera des pavillons exclusivement destinés à recevoir les enfans atteints de maladies transmissibles. Ce sera un grand bienfait, un bienfait de plus à inscrire au compte des fondateurs et des protecteurs de l’hôpital. La place est bonne, bien choisie, entourée d’arbres qui versent la fraîcheur et chassent les épidémies. On ne saurait trop développer le système de l’isolement : l’idéal serait que chaque espèce de maladie eût son hôpital particulier. C’est un rêve, je le sais ; mais il n’est pas mauvais parfois de rêver tout éveillé.

Lorsque les enfans, en traitement dans leur division spéciale, sont reconnus scrofuleux ou anémiques, ce qui n’arrive que trop fréquemment pour les rejetons de la population pauvre de Paris, on les envoie au bord de la mer, à Berck, dans une maison hospitalière qu’ont fondée, que possèdent et qu’entretiennent MM. Edouard et Arthur de Rothschild, en mémoire de leur père Nathaniel. C’est une propriété particulière, un établissement privé exclusivement attribué aux enfans israélites et situé non loin du grand hôpital bâti par l’assistance publique du département de la Seine. En vérité, l’on ne peut mieux faire, et la petite communauté juive, servie, guidée par des familles dont la bienfaisance est opulente, semble, comme un état dans l’état, s’être constituée en gouvernement indépendant et charitable pour porter plus efficacement secours aux infortunes dont son peuple est frappé. La richesse rend tout facile, certes, mais à la condition qu’elle ne se ménage pas et qu’elle donne spontanément la dîme, — le maasser, — aux malheureux.

Les services que l’hôpital israélite a rendus et rendra seront appréciés par ce fait que depuis sa création, — 5 juillet 1852, — jusqu’à ce jour, — 1er mai 1887, — il a reçu, hébergé, soigné 31,956 malades. On ne se contente pas de les admettre dans les salles, on donne des consultations gratuites où toute communion est admise, sans distinction d’origine. Les gens du quartier en profitent avec d’autant plus d’empressement que les médicamens prescrits, préparés à la pharmacie abondamment fournie de la maison, ne leur coûtent pas plus cher que la consultation. Les consultans sont si nombreux, ils encombrent tellement les salles qui leur sont réservées, que l’on s’est vu contraint, pour sauvegarder le service de l’hôpital proprement dit, de les limiter au chiffre quotidien de quarante. Cette organisation est postérieure à celle de l’hôpital et ne date en réalité que de 1858. Depuis cette époque, 205,110 consultations ont été données ; les israélites, fort disséminés dans le XIIe arrondissement, n’en ont profité que dans la proportion de 3 pour 100. Une fois le service de l’hôpital assuré et celui des consultations terminé, la besogne des internes n’a pas pris fin, car ils ont reçu de leurs devanciers et accepté la charge d’aller dans ces quartiers populeux visiter les malades indigens qui répugnent à entrer dans les salles hospitalières ou qui n’y ont point été admis faute de place. Dans ce cas, c’est encore la pharmacie de l’hôpital Picpus qui fournit les médicamens. Si l’hôpital est exclusivement destiné aux israélites, il ne s’ensuit pas qu’il reste obstinément fermé aux malades des autres religions ou de la libre pensée. Tout individu victime d’un accident sur la voie publique est accueilli : jamais on ne se refuse à ce que le langage technique appelle l’urgence ; le nombre des malades reçus de la sorte représente 4 pour 100 du total général. On est très libéral et généreux à leur égard. Sur leur demande ou sur celle de leurs familles, ils sont assistés par les sœurs de charité ou par les prêtres de leur paroisse. Bien plus, en cas de décès, c’est la caisse, — la caisse israélite — de l’hôpital, qui pourvoit à tous les frais de la taxe municipale, du service religieux et du convoi. Ceci démontre à quel point est poussé le principe de la gratuité dans cette maison. Lorsqu’un malade guéri la quitte, il n’est point abandonné ; on admet que la faiblesse peut subsister encore, que la convalescence n’a pas fait place à une santé solide. Deux fondations spéciales permettent de prolonger le repos et de ne pas être immédiatement ressaisi par la nécessité de pourvoir aux besoins de l’existence : l’une (Betty de Rothschild) est destinée aux personnes qui ont séjourné moins de quinze jours à l’hôpital ; le secours varie de 5 à 10 francs ; l’autre (André-Gustave de Rothschild) s’adresse aux malades que l’hôpital a gardé plus de deux semaines ; la somme à laquelle ils ont droit oscille entre 25 et 100 francs. Donc le système de bienfaisance hospitalière est complet, et j’ajouterai irréprochable.

Cet hôpital, que créa James de Rothschild, qu’entretiennent le revenu des valeurs qui lui ont été attribuées et une subvention annuelle d’environ 80,000 francs fournie par la communauté israélite de Paris, communique, à travers un jardin, avec l’hospice des Incurables. C’est une fondation particulière due à Mme James de Rothschild, qui l’a fait construire, a pourvu aux frais d’installation et a légué une rente de 800 francs à chaque lit. La maison, telle qu’elle est aujourd’hui, a été inaugurée le 15 novembre 1877, au jour anniversaire du décès de la bienfaitrice dont la générosité a permis d’hospitaliser soixante-dix infirmes incapables de gagner leur vie et accablés par ces maux incompréhensibles qui mettent l’homme de pair avec la brute. La matière n’est point décomposée, c’est tout ce que l’on en peut dire ; elle souffre, elle se déforme, elle subit toutes les exigences animales, mais le plus souvent rien ne l’éclaire, et l’âme qu’elle renferme semble s’être endormie derrière les brouillards qui l’ont enveloppée. Là j’ai retrouvé le lamentable troupeau des incomplets, voitures dans de petits chariots, se traînant sur des béquilles, amputés de quelques membres par les scrofules, ankylosés par la goutte, qui apparaît sur leurs mains en soulèvemens crayeux ; à les voir inutiles à eux-mêmes, incommodes aux autres, exclus de la vie réelle et repoussés dans les limbes de toutes les infériorités, il est impossible de ne point penser aux êtres charmans, aimés, indispensables, qui sont partis trop tôt, et de ne point se révolter contre la férocité de la nature. Il est, ici-bas, plus d’une énigme cruelle, et celle-là n’est pas la moindre. Soixante-dix malheureux, dont trente-trois hommes et trente-sept femmes, vivent là à l’abri de tout péril, bien nourris, bien logés, bien couchés, bien nettoyés et dans la liberté relative qu’autorise leur état. Un personnel de dix infirmières et infirmiers, conduit par une infirmière en chef qui me parait fort experte, en prend soin. Leur préau est un jardin garni de bancs où ils vont chauffer leurs infirmités au soleil et se traîner au grand air lorsque le temps le permet. Aux jours de temps maussade, ils se tiennent dans des galeries percées de larges haies par où pénètre la clarté, car on sait que ces vieilles plantes humaines contournées et biscornues ont besoin de lumière pour ne point tomber en langueur. Çà et là, sur les murailles, quelques champignons de bois font saillie : ce sont les pointe de repère à l’aide desquels les aveugles peuvent se guider.

La salle de bains est aménagée d’une façon presque luxueuse et munie d’appareils spéciaux, très bien combinés, dont l’usage est fréquent, pour ne pas dire incessant, car ils sont destinés aux infirmes, dont certaines fonctions s’exercent malgré eux et comme à leur insu ; la moitié au moins des pensionnaires est réduite à cette abjection ; il faut les surveiller de près et les changer de langes comme des enfans nouveau-nés. Les dortoirs sont vastes, avec un cube d’air suffisant et des lits sagement écartés les uns des autres ; il est rare que le repos y soit troublé, car l’hospice n’admet point les épileptiques, qui sont une cause d’accidens pour les autres comme pour eux-mêmes. Les plus ingambes de ces pauvres êtres sont logés au premier étage ; l’escalier est muni d’un « chemin » en sparterie qui permet d’éviter les chutes, précaution excellente que je voudrais voir appliquée dans toutes les divisions de ce groupe de constructions hospitalières, car les escaliers en bois de chêne, cirés, luisans, glissans, sont périlleux pour les malades, les incurables et les vieillards. Un moment attendu toujours avec impatience est celui des repas, qui se prennent dans un réfectoire lambrissé, muni de tables en marbre, outillé de vaisselle d’étain et que préside l’infirmière en chef, chargée de distribuer les portions. L’ordre est parfait et la propreté vraiment supérieure ; on dirait qu’à cet égard on y met une coquetterie qui ressemble à une protestation contre une opinion accréditée.

La paralysie, la cécité, la myélite, l’hémiplégie, l’arthrite persistante, ont envoyé là leurs victimes, au milieu desquelles on compte sept ou huit idiots dont la face hébétée rit et pleure sans motif ; les idiotes se dandinent avec des grâces de chien savant, les idiots sont plus refrognés. Les unes et les autres ne parlent guère ; ils grognent, ils geignent, ils gloussent, ils ont des mouvemens circulaires de la tête qui rappellent ceux des oiseaux de nuit. L’un de ces malheureux frappés d’imbécillité est accablé de rhumatismes ; il est barométrique : lorsqu’il se plaint, étire ses membres et se débat contre des souffrances qu’il éprouve sans les pouvoir exprimer, on peut prendre un parapluie pour sortir, car l’ondée ne va pas tarder à tomber. Je n’aperçois pas un seul cul-de-jatte ; en revanche, voici un homme qui n’est pas vieux et que l’ankylose a saisi ; elle lui a pour ainsi dire pétrifie les articulations coxo-fémorales, et il ne peut marcher qu’à quatre pattes ; les cuisses et les jambes étant naturellement plus longues que les bras, son dos forme un plan très incliné qui lui ôte même l’apparence d’un animal. Pour l’asseoir, on le met d’aplomb, appuyé, — calé, — d’un côté contre la muraille ; si on le pousse, il tombe tout d’une pièce, raide, inflexible comme un mannequin en bois. Il n’est pas triste, il a le mot pour rire, il aime la vie. Grand bien lui fasse ! Près de lui se tient un grand gars solide, dont les larges épaules semblent indiquer la force ; il est réduit à l’impuissance par une contracture des mains, que l’on n’ouvrirait pas plus que celles des statues de bronze ; il ne peut agir qu’à poings fermés, ce qui le condamne à l’inaction. Dans un angle de la galerie, un homme très jeune est réfugié, comme s’il évitait ses compagnons et recherchait la solitude ; il est vêtu d’une blouse bleue et porte une calotte de soie noire rabattue jusque sur ses sourcils. Au bruit de nos pas, il ne s’est point retourné ; il lèche l’index de sa main droite, l’examine attentivement et le passe sur l’index gauche, puis il recommence ; parfois il interrompt son geste maniaque, regarde le plancher, y découvre un grain de poussière, un fragment de paille, une plume échappée d’un oreiller ; alors il se baisse, ramasse cette scorie oubliée par le balai du nettoyage, la saisit rapidement, la porte à sa bouche et l’avale en souriant avec satisfaction. On peut lui appliquer ce que le Psalmiste a dit des idoles qui ont des bouches et ne parlent pas, des oreilles et n’entendent point. Il est sourd, il est muet, et, par surcroît, il est idiot. Malgré sa cervelle obtuse et privée d’entendement, je crois que, s’il a traversé la maladrerie de Bicêtre, il a su apprécier la maison qui l’a recueilli.

Elle est de dispositions ingénieuses, cette maison, bien appropriée à son objet et faite pour des incurables ; on voit qu’elle a été conçue et exécutée dans un dessein déterminé, et qu’elle n’a pas été utilisée, vaille que vaille, comme tant d’autres établissemens de même nature que l’on a installés dans d’anciens couvens et d’anciens châteaux. L’art des aménagemens a réalisé de grands progrès depuis une trentaine d’années ; cet hospice suffirait à le démontrer et fait honneur à M. Aldrophe, qui l’a élevé, mais qui s’est surpassé en construisant la maison de retraite où les vieillards reçoivent l’hospitalité définitive. C’est le modèle du genre. Dans toutes les œuvres analogues que j’ai étudiées, — municipales, laïques, religieuses, — je ne vois rien qui lui soit comparable. Elle est exceptionnelle. Elle est le produit d’une minorité riche qui a voulu affirmer son amour du bien et le souci qu’elle a d’elle-même. Elle a été bâtie pour remplacer la division consacrée, dans le principe, aux vieillards, et qui rapidement était devenue insuffisante. Quoique fondée en grande partie par la famille de Rothschild, elle n’en reste pas moins, comme l’hôpital, entretenue par les souscriptions que recueille le comité de bienfaisance Israélite. Ses débuts, par suite des circonstances désastreuses que notre pays traversait, se manifestèrent en dehors de la communauté juive ; ils furent patriotiques et d’un intérêt général. La maison venait d’être terminée, on commençait à la meubler, mais nul vieillard n’y avait encore été admis, lorsque éclata la guerre de 1870. Au milieu du mois de septembre, Paris était investi, l’ennemi battait l’estrade à nos portes, les combats d’avant-postes étaient fréquens et précédaient les batailles décevantes ; la guerre faisait son office et blessait les hommes, en attendant que la famine aidée par le froid les décimât. La maison fut bientôt convertie en ambulance, on installa des lits, on fit provision de linge à pansement et l’on se tint prêt à venir en aide aux combattans ; Israël arbora la croix rouge et ne s’épargna pas. Après la période d’investissement vinrent la révolte, la commune, le siège, les luttes impies, les incendies, les massacres ; ouverte à tous, la maison reçut, en ces heures exécrables, quatre cent quatre-vingt-trois malades et blessés dont le séjour, la nourriture et le traitement n’appauvrirent ni la caisse de la municipalité ni celle de l’état, car tous les frais de cet hôpital militaire improvisé furent supportés par l’administration consistoriale israélite de Paris. Rendue à sa destination primitive, la maison était pleine, lorsque je l’ai visitée, au mois de mai dernier, et les quatre-vingt-six lits qu’elle contient étaient occupés. Suffisent-ils à la population juive indigente et caduque ? Non pas ; en ce moment, plus de cent postulans, dont un tiers d’octogénaires, frappent à la porte et attendent.

Un énorme promenoir couvert, prenant jour sur le jardin, abrite les pensionnaires et leur permet l’exercice lorsque le mauvais temps les retient au logis. Nulle séparation entre les sexes ; le promenoir, comme le préau, est commun aux hommes et aux femmes ; on peut causer ensemble du a bon vieux temps, » se rappeler les heures de sa jeunesse et revivre son passé en le racontant. Les vieux Manassès ramassent la canne des vieilles Salomé, et l’on échange des prises de tabac sympathiques. Chante-ton le Cantique des cantiques ? j’en doute ; les Sulamites ne pourraient plus dire : Sum nigra sed formosa ; je les ai trouvées blanches, ridées et d’une beauté contestable ; quant aux a bien-aimés, » il m’a semblé qu’ils n’étaient semblables ni aux chevreuils ni aux faons des biches. Les a-t-on célébrés autrefois : « tour d’ivoire et tour du Liban ? » Qu’importe ! Je les regarde aujourd’hui, inclinés par l’âge, décrépits, comptant les jours qui leur restent à vivre, mais de bonne tenue, proprets, empressés à saluer ; les hommes fraîchement rasés, les femmes portant des bonnets d’où tout vestige de coquetterie n’a point disparu. Dans ce milieu où les meubles reluisent, où les parquets sont éclatans, où les pensionnaires semblent sortir de leur cabinet de toilette, ma pensée se reporte malgré moi au temps de mes voyages en Orient.

Je revois Hébron, le quartier juif de Jérusalem, Safeth, qui fut Bétulie, et je me rappelle mon séjour à Tibériade, dans cette ville si encombrée d’immondices, si repoussante de saleté, que j’allai dormir dans la cellule d’un ancien bain abandonné. Les israélites de toute provenance semblaient s’y être donné rendez-vous dans les masures qui bordent le lac ; il en était venu d’Algérie, de Russie, d’Allemagne, de Pologne. Vêtus de souquenilles apportées des pays d’où ils émigraient, coiffés du bonnet de fourrure, du vieux chapeau effondré ou de la calotte noire, couvert de houppelandes, de redingotes à brandebourgs ou de robes orientales serrées de la ceinture de laine, ils figuraient un Ghetto universel où toutes les misères sordides se seraient réunies. Maîtres de la petite ville, sans autre surveillance que la leur, toujours menacés par les incursions des Arabes maraudeurs, exposés à toutes les vexations musulmanes, ils vivaient là, dans la métropole des ordures, parmi la vermine, au milieu du bourdonnement des mouches, en présence d’un admirable paysage, en marge d’un lac qui ne leur servait pas aux ablutions et dont ils ne savaient pas profiter, car je n’y aperçus qu’une barque incapable de contenir plus de trois personnes. Ces pauvres êtres, sans souci d’eux-mêmes, étaient si différens de ceux que je voyais dans cet asile de la vieillesse, que je me suis demandé s’ils étaient de la même race, et que j’ai admiré les miracles que peut accomplir le contact de la civilisation. En cette maison, la civilisation est représentée par le directeur, M. Weill, ancien interne de nos hôpitaux, qui a la haute main sur les trois établissemens contigus et qui, en matière d’hygiène ou de soins méticuleux, ne tolère pas une négligence. On peut, comme je l’ai fait, pousser les portes les plus secrètes, on reste surpris et presque reconnaissant d’une propreté à laquelle d’autres institutions similaires ne nous ont point accoutumés.

Des salles qui font à la fois office de fumoir et de salon de conversation reçoivent les plus valides au cours de la journée. On s’y défie sur le damier, on agite les dés dans les cornets du jacquet, on se passionne pour les parties de dominos à quatre, et le temps passe. On ne tolère point les cartes, ni pour les jeux de hasard, ni pour les jeux de commerce : c’est le bon moyen d’empêcher les querelles et d’empêcher ces vieilles gens d’en venir aux mains ou aux béquilles. On cause avec animation dans les fumoirs, où il y a beaucoup de pensionnaires ; dehors, le temps est dur, froid, avec des rafales de pluie et de grêle, aussi est-on resté à l’abri, à la chaleur, et n’a-t-on pas profité de la liberté, qui est la règle de la maison. Chaque jour, les portes sont ouvertes de huit heures du matin à huit heures du soir : sort qui veut ; hospitalité et captivité sont deux mots de signification différente ; on le sait à la direction, où l’on ne refuse jamais l’autorisation de prolonger l’absence, lorsque l’on croit que nul inconvénient n’en peut résulter pour le vieillard. Là tout est paternel et très adjuvant ; on ne serait pas exagéré en disant que l’on s’est efforcé de constituer la vie de famille, ce qui, malgré le nombre restreint des pensionnaires, n’est pas toujours facile. Un oratoire est commun aux trois maisons ; est-on astreint aux services religieux et y exige-t-on de l’assiduité ? je ne l’ai point demandé, mais je crois flue là on n’ignore pas le proverbe russe qui dit : « On peut vivre sans père et sans mère ; on ne peut pas vivre sans Dieu. »

Lorsque j’ai traversé le réfectoire, on mettait le couvert pour le repas prochain. Ici plus de plats ni de gobelets d’étain, comme pour les incurables, que leur maladresse et leurs mouvemens désordonnés condamnent à l’usage des objets peu fragiles : vaisselle de porcelaine, verres en cristal, couverts d’alfénide ou de ruolz. Devant chaque place, un carafon de vin joyeux, contenant un demi-litre, qui est la consommation de la journée ; je remarque, sans étonnement, que les carafes d’eau sont rares. Au-dessous de la suspension qui porte les becs de gaz, on a fixé une sorte de petite roue horizontale percée de sept trous et que l’on peut atteindre de la main. Le vendredi soir, à l’heure où commence le repos du jour consacré, les vieilles et les vieux ne laissent à nul autre la joie d’en faire jaillir sept lumières, en vénération de la parole du Dieu qui, dans l’Exode, a dit à Moïse : « Tu feras les sept lampes. » Dans les églises, dans les temples, dans les synagogues, on substitue le gaz à l’huile et à la cire ; c’est une économie ; est-ce un progrès ? A quand la lumière électrique ? Je ne me la figure pas brillant aux côtés du tabernacle et élevée à la dignité de cierge pascal.

La distribution de la maison a été si bien ordonnée que chaque pensionnaire a sa chambre à lui, pour lui seul, c’est-à-dire une retraite dont il est le maître, où il peut se réfugier, où nul n’a le droit de venir le troubler, où il se repose, rêvasse, se souvient quand bon lui semble. Cela est inappréciable et constitue un bienfait de premier ordre. Elles sont charmantes, ces chambres, avec table, fauteuil, armoire, tabouret ; chacune d’elles a sa bouche de chaleur et sa sonnette électrique correspondant à un tableau placé dans un couloir, où jour et nuit des filles de service sont en permanence ; un bec de gaz allumé de l’extérieur, garanti à l’intérieur par un solide cristal bombé, donne la clarté nécessaire ; chaque lit est garni d’un édredon et de deux oreillers. C’est mieux que du confortable, c’est du luxe, et plus d’un vieillard qui termine ses jours dans cette bonne maison y trouve des jouissances que sa vie n’a jamais connues. Aucun objet de toilette dans ces chambres claires et dominant la verdure des préaux ; je m’en étonne, et l’on me conduit à un lavabo bien outillé, mais où les ablutions se font en commun. Pour des gens très âgés et de mains débiles, il y avait inconvénient à leur laisser le libre usage des cuvettes et des pots à eau, je le crois ; mais je crois surtout que l’on a voulu s’assurer par une surveillance facile que les soins de propreté personnelle n’avaient rien de trop sommaire, et l’on a sagement fait. Quarante chambres pour les hommes, quarante chambres pour les femmes, six chambres à deux lits pour les ménages, pour ces Philémon et ces Baucis de l’indigence qui ont vieilli ensemble, qui ont souffert côte à côte, et qui veulent mourir l’un près de l’autre. J’entr’ouvre une porte : la vieille femme dort écroulée sur un fauteuil, son vieux mari marche sur la pointe du pied pour ne la point réveiller. La richesse est enviable qui permet de faire tant de bien et si intelligemment. Tout est gratuit dans cet asile, et je ne répondrais point qu’on ne fournît des vêtemens à ceux qui en manquent. Chaque lit a été l’objet d’une fondation particulière, instituée par la famille Rothschild et par divers membres de la communauté israélite de Paris. La somme, une fois versée, qui forme le capital dont le revenu est affecté à l’entretien de chacun des lits, a varié selon le renchérissement successif des denrées et l’abaissement des valeurs monétaires produit par l’abondance des métaux monnayables ; au début, 10,000 francs, puis 12,000 ; aujourd’hui, 15,000, qui déjà sont devenus insuffisans et devraient être portés à 18,000, sinon à 20,000, afin de sauvegarder les intérêts de l’administration et de n’avoir rien à modifier dans cette organisation supérieure à tous les degrés. Les soins sont tels et les précautions sont si bien prises que, dans chaque couloir, je remarque un poste d’eau accosté de ses tuyaux prêts à être gréés, sans compter les boites d’extinction, qui sont disséminées en tout endroit où l’on a pu les placer.

Les trois maisons, — hôpital, incurables, retraite, — profitent d’un immense jardin, — je dis immense, parce que nous sommes à Paris, — qui a été divisé en autant de préaux que l’on compte de divisions ; les hommes, les femmes, les enfans malades ont chacun le leur, comme les incurables et les vieillards. Des allées sablées, garnies de bancs, circulent à travers des parterres où le printemps tardif n’a point encore épanoui les fleurs ; les murs mitoyens sont revêtus de lierre ; il me semble que l’on a essayé de masquer et même de détruire l’aspect morose qui attriste la plupart des établissemens hospitaliers, surtout lorsqu’ils sont de création récente et que les plantations forestières y sont encore à l’état de baliveaux. Je me figure que, vers 1850, ce terrain contenait de vieux arbres que l’on a conservés pour le plus grand bien des malades. Un préau, — celui, je crois, qui est réservé aux femmes, — contigu à la maisonnette de Mlle  Clairon, est orné d’une allée un peu courte, mais très large, bordée de marronniers de toute beauté. Je les ai admirés ; ils versent l’ombre autour d’eux ; ils forment une salle de verdure fraîche, arrêtant les rayons du soleil, propice au repos, conviant à la santé, qui doit être un lieu de prédilection pour les convalescens. Je me figure que, dans les jours de tiède température, la pauvre petite névropathe, dont les sanglots m’ont remué le cœur, aime venir y pleurer, et qu’elle prend les arbres à témoin de ses douleurs qui, pour être imaginaires, n’en sont pas moins réelles, puisqu’elles la font souffrir.

III. — LE REPOS ÉTERNEL.

Il est dit au sixième chapitre des Proverbes : « La fortune du riche, c’est sa ville fortifiée ; ce qui consterne les pauvres, c’est leur dénûment. » Il me semble que la ville fortifiée a incliné ses ponts-levis pour faire place au pauvre et soulager son dénûment. Malgré toutes les infortunes qui ont été, sont et seront secourues dans les trois établissemens où j’ai conduit le lecteur, il en est bien d’autres encore, poignantes et vivaces, que la maison de retraite, l’hôpital, l’hospice des incurables ne peuvent recueillir. Elles retombent à la charge du comité de bienfaisance Israélite, où ce devoir de charité n’est jamais répudié. L’organisation de ce comité est aussi complète que possible et forme, au milieu de la communauté, une administration à part, assez semblable, proportions gardées, à l’assistance publique, qui, tout en relevant de la préfecture de la Seine, possède sa fortune particulière et agit sous sa propre responsabilité. Indépendamment des donations, des legs, des souscriptions, des offrandes déposées dans la bourse des quêteuses, la caisse de bienfaisance est alimentée par une loterie annuelle dont le produit reste invariablement fixé entre 80 et 90,000 francs nets, sans frais d’achat, car les lots sont gratuitement fournis. Depuis le 26 janvier 1887, le comité de bienfaisance Israélite est reconnu établissement d’utilité publique. Ce titre est justifié par les services rendus, qu’il suffira d’énumérer pour en démontrer l’importance : — secours réguliers et mensuels aux indigens inscrits ; — secours temporaires aux indigens non inscrits et aux indigens de passage ; — secours de rapatriement ; — distributions extraordinaires à l’occasion des fêtes religieuses ; — distribution de combustibles en hiver ; — fourneaux alimentaires (300,000 portions annuellement) ; — secours aux femmes en couches, distribution de layettes ; — distribution de vêtemens chauds et de vêtemens aux enfans des écoles primaires (environ 2,000) ; — distribution de vêtemens aux enfans qui célèbrent leur initiation religieuse (de 150 à 180 par an) ; — distribution de machines à coudre aux ouvrières ; — caisse de prêts (le maximum est de 100 francs) ; — service des enfans assistés ; les orphelins et les enfans abandonnés, non recueillis dans les orphelinats, sont placés dans des familles auxquelles on paie une pension variant de 20 à 40 francs par mois. Autour de cette charité, que l’on pourrait qualifier d’officielle, gravitent une quarantaine de sociétés de secours mutuels qui toutes concourent dans une mesure appréciable à soulager la misère israélite.

Deux fondations spéciales ressortissant au comité me semblent mériter une mention particulière ; la première est l’œuvre des loyers, destinée à assurer la jouissance d’un logement à des familles que l’indigence a visitées. Bien des juifs sont pauvres à Paris ; le petit métier qu’ils exercent les empêche de mourir de faim, mais ne leur permet de faire aucune économie : le gain quotidien est absorbé par les exigences quotidiennes. Pour eux la question des loyers est capitale, car les petits locataires n’ont point à compter sur la mansuétude de leurs propriétaires ; le jour du terme est redoutable : paie ou va-t’en ! D’autre part, l’israélite, plus que tout autre, est exclusif, il aime son chez soi ; le home lui est sacré, il s’y réfugie, il s’y console, il y reprend courage et, quelque malheureux qu’il soit, ressaisit l’espérance lorsqu’il y fait briller les sept lumières. La promiscuité des garnis lui fait horreur, car presque toujours l’étranger lui est hostile ; en outre, son péché lui suffit et il redoute celui des autres. À Paris, il s’est cantonné ; tandis qu’Israël opulent a bâti ses demeures dans les plus beaux quartiers, Israël misérable a ses lieux d’élection vers la rue Mouffetard, vers le Temple, vers les rues Saint-Maur et de la Roquette, et surtout vers la zone étendue entre la rue Saint-Antoine et l’ancien hôtel Saint-Paul, sur les terrains où s’allongent les rues du Petit-Musc, Beautreillis, des Lions, de la Cerisaie, qui, par leur nom, rappellent les différentes divisions des jardins de Charles VI. Ils vivent là sans grand bruit, et acquittent régulièrement leur loyer, car c’est le comité de bienfaisance qui le paie pour eux. La moyenne des locations auxquelles on pourvoit de la sorte est de 240 francs par an. C’est entre les mains du propriétaire ou du portier que le montant du terme est remis, et jamais au locataire, car il ne faut tenter personne, pas même les descendans de Ruben et de Nepthali, que le souvenir de la grappe de Chanaan pourrait engager à aller la chercher, en bouteilles, chez le marchand de vin. Plus de soixante familles trouvent ainsi la sécurité du logis, et doivent peut-être à la charité de leurs coreligionnaires d’échapper aux hasards du vagabondage. Toute femme pauvre, devenue veuve dans l’année, est adoptée d’office par l’œuvre des loyers, qui étend de préférence sa protection sur les vieillards, sur les malades et sur les ouvriers qu’une blessure accidentelle ou un chômage a fait sortir de l’atelier. En dehors de cette action officielle, le comité exerce une action officieuse dont il garde le secret, le secret du confesseur. Parfois, à la suite de circonstances imprévues, d’affaires mal engagées, de maladie persistante, une famille honorable, bien posée, comme l’on dit, se trouve réduite à une condition précaire qui dépasse la gêne et côtoie l’indigence. Dévoiler cette situation, c’est nuire au crédit et mettre obstacle à un relèvement possible, sinon probable. Dans ce cas, c’est généralement le grand-rabbin qui reçoit la confidence et s’empresse déparer à des éventualités cruelles. Est ce au comité qu’il s’adresse ? je ne puis l’affirmer ; j’imagine plutôt qu’il va trouver un de ceux qui ont « une ville fortifiée, » et qu’il en reçoit, sans longues explications, la somme nécessaire au salut du « pauvre honteux. » Le loyer est payé, et si l’on y ajoute de quoi tenter de nouveaux efforts, je n’en serais pas surpris.

La seconde fondation dont je vais parler ne s’occupe plus des choses de ce monde ; pour ceux qui en profitent, le logement est définitif ; il reste clos à jamais et ne s’ouvrira qu’au jour où la trompette de l’ange sonnera la diane au-dessus de la vallée de Josaphat : c’est l’œuvre du repos éternel, à côté, mais en dehors de laquelle fonctionne une société mutuelle appelée « la terre promise ; » toutes deux ont pour but et pour résultat de donner à l’israélite pauvre, que la vie vient de délaisser, les prières prescrites par la Loi, un cercueil et une place isolée dans le cimetière, qui est la maison des vivans : Beth-Haim. Dormir seul son dernier sommeil, cela paraît facile au premier abord ; mais dans une ville comme Paris, où les terrains se paient à poids d’argent, où les concessions perpétuelles et privilégiées ressemblent à la prison cellulaire des cadavres, où, sans respect pour l’être humain, sans souci de l’hygiène, en entasse les morts dans la fosse commune, il en coûte cher de réserver sa tombe, et bien des gens ne peuvent se donner le luxe d’une sépulture personnelle. Or le juif y tient, par croyance, par dégoût de la promiscuité des décompositions, et par ce sentiment commun à tous les hommes qui espèrent échapper à l’anéantissement de leur individualité. Or entrer dans « les tranchées gratuites, » c’est se perdre au milieu de la foule et y disparaître. En cela, l’israélite n’a rien de particulier, nous sommes tous ainsi, et nous avons tant aimé notre « moi » que nous voudrions lui assurer une personnalité indéfinie, même lorsque l’on sait que toute personnalité matérielle est destinée à se confondre dans l’universalité des choses. J’ai connu à la Salpêtrière une bonne femme qui, à force de mettre sou sur sou, était parvenue à réunir la somme nécessaire à l’achat d’une concession perpétuelle ; pendant bien des années, elle se priva de tout, sans murmure et avec courage, parce que, selon son expression, elle ne voulait pas aller « bouillir dans la grande marmite, » c’est-à-dire être versée dans les pourritures de la fosse banale.

Toute religion a entouré la mort d’un appareil grandiose, où la terreur et l’espérance font tour à tour entendre leur voix. La vie terrestre vient de finir, la vie d’outre-tombe s’est ouverte, car nulle révélation n’admet, comme dit Montaigne, « cette opinion si rare et incivile de la mortalité des âmes ; «tout en promettant à « l’esprit » des destinées supérieures, on prie sur le corps qui lui a servi d’habitacle et on lui rend une sorte de culte. On dirait que la mort efface le souvenir du mal et ne laisse subsister que celui du bien. Que de vivans haïssables et détestés sont devenus sacrés au lendemain de leur dernier jour ! À Rome, on déifiait les empereurs aussitôt après leur décès ; j’imagine que l’on témoignait ainsi la joie que l’on éprouvait d’en être délivré.

Le judaïsme, auquel le catholicisme, l’orthodoxie grecque, l’islamisme, le protestantisme dans toutes ses communions, ont tant emprunté, a environné la mort de cérémonies particulières qui diffèrent des nôtres et qu’il n’est point superflu de faire connaître ; elles rentrent dans notre sujet, car elles nécessitent, pour les pauvres, l’intervention secourable du comité de bienfaisance. Lorsqu’un israélite fervent en sa croyance, soumis à la Loi et respectueux des prescriptions du Talmud, sent venir sa dernière heure, il doit, s’il a conservé la lucidité de son intelligence, confesser à haute voix ses péchés les plus graves et mêler sa prière à celles des assistans : « Je reconnais, ô mon Dieu, ô Dieu de mes ancêtres, que ma guérison et ma mort sont entre tes mains, car dans ta main est le souffle de tout être vivant ! » Lorsque les personnes présentes s’aperçoivent que l’agonie touche à son terme, elles disent ensemble : « L’Éternel règne, l’Eternel a régné, l’Éternel à jamais régnera ; l’Éternel est un ! » Quand le malade a rendu le dernier soupir et que l’on a constaté le décès en posant une plume de duvet sous la lèvre supérieure, chacun s’incline et dit : « Louanges au juge équitable ! » Dès lors commencent les prières qui doivent durer pendant sept jours, qui sont les « jours d’Abel ; » souvenir du premier meurtre, aïeul des guerres où la bête humaine se complaît et qui feraient croire que le souffle divin, dont fut animé le moule d’argile, s’est évaporé dès l’aurore de la création. Ces prières doivent être récitées en assemblée, c’est-à-dire par dix personnes au moins. C’est l’œuvre du repos éternel qui envoie, à ses frais, les pleureurs dont la fonction est de louer le défunt, de consoler les survivans et de prier avec eux. Pendant les jours d’Abel, tout travail est interdit ; donc nul gain ; le comité y supplée par ses aumônes.

La purification du corps se fait au cimetière même, dans un pavillon spécial dit la maison des purifications. Le cadavre placé sur une dalle, couvert d’un drap blanc, est lavé avec soin, puis aspergé d’une ablution comprenant environ neuf litres d’eau ; lorsqu’il a été essuyé, il est coiffé d’un ample bonnet de toile blanche, puis vêtu d’une chemise, d’un caleçon et d’une large robe blanche serrée aux reins par une corde. Le corps est alors déposé dans le cercueil, où le plus proche parent du défunt lui métaux pieds des chaussons de toile blanche : symbole et souvenir de l’Exode, alors que les pieds chaussés et la ceinture aux reins, debout, ils mangèrent l’agneau avant de quitter la terre de servitude et de faire la première étape de leur longue route vers la terre promise. C’est alors que les membres de la famille immédiate devraient déchirer leurs vêtemens, du côté droit s’ils pleurent leur père ou leur mère, du côté gauche s’ils n’ont qu’un collatéral à regretter. Cette cérémonie tout orientale n’est pas tombée en désuétude, mais elle a été simplifiée ; on se contente aujourd’hui d’un simulacre ; autrefois, au temps des royaumes d’Israël et de Juda, on lacérait les longs vêtemens que portaient les ancêtres ; aujourd’hui, on coupe l’angle du revers de l’habit. Lorsque le cercueil est fermé, il est descendu dans son sépulcre individuel, sans contact possible avec les bières voisines. Pour les riches qui possèdent des tombes, c’est fort bien ; mais pour les pauvres qui ne laissent même pas de quoi acquitter la taxe municipale et payer le transport à « la maison des vivans, » ce serait impossible, si le comité directeur de l’œuvre du repos éternel n’était propriétaire d’un certain nombre de concessions à perpétuité, ouvertes de dix-huit cases séparées les unes des autres, disposées à peu près comme les tiroirs d’une commode et qu’il livre gratuitement à son peuple indigent. Grâce à cette précaution inspirée par la foi, tout israélite pauvre peut mourir en paix, persuadé qu’il ne sera point mêlé à la tourbe des morts. Ce n’est pas sans peine que le judaïsme de Paris a obtenu l’autorisation de posséder, à deniers comptans, des concessions perpétuelles pour donner un asile suprême à ses coreligionnaires. Le conseil municipal fut saisi de la question le 31 mai 1879 ; on refusait aux sociétés du repos éternel et de la terre promise le droit de faire inhumer dans la même sépulture des personnes n’appartenant pas à la même famille. On discuta longtemps ; à propos d’enterrement, on parla, sans rire, de propagande religieuse ; on dit même qu’en se montrant récalcitrant pour les Israélites, on voulait « atteindre les associations catholiques dont l’esprit d’envahissement est à craindre. » On finit par s’arranger, sinon par s’entendre, et le comité de bienfaisance put offrir une dernière demeure, une demeure inviolée, à ses pauvres, après les avoir secourus pendant leur existence.

La cérémonie de la purification, qui se fait actuellement au cimetière, me semble destinée à disparaître et à être remplacée par une cérémonie analogue faite au domicile du défunt. Tout ce qui expose un rite funéraire à être contemplé, seulement deviné et commenté par la pensée, est déplaisant. La mort a quelque chose de mystérieux et de solennel qui doit être soustrait aux curiosités, aux interprétations, et je crois que, sous ce rapport, le judaïsme fera bien de renoncer à certaines traditions, assurément fort respectables, mais qui résultent des usages importés d’Orient plutôt que des prescriptions d’une loi révérée. Le corps doit être purgé de toute souillure et revêtu de vêtemens blancs, afin de se lever avec décence le jour où l’ange de la résurrection l’appellera, car Daniel a dit : « Ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront ; ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour la honte éternelle. » Mais la purification ne perdra rien de sa valeur à être accomplie dans un appartement clos, loin des commentaires incrédules et moqueurs. Malgré les murailles, malgré les portes, malgré les séparations administratives, le cimetière est un lieu public, on ne doit qu’y cacher les morts. Les Israélites du rite portugais, — séphardi, — en seront quittes pour faire sept fois le tour du cercueil dans une chambre au lieu de le faire dans la maison des purifications, et le mort n’en sera pas moins honoré, car le respect que l’on garde à son souvenir lui est surtout témoigné par les jours d’Abel, qui ne mettent pas fin au grand deuil, lequel doit se prolonger pendant un mois. À ce moment, les proches parens du défunt se rendent à la synagogue, y allument les lampes et distribuent des aumônes aux pauvres ; car tout, pour l’israélite, — les naissances, les mariages, les décès, les anniversaires, — tout est un prétexte à charité : je le répète, cette race est très bienfaisante.

Je crois bien que le désir de la communauté juive de Paris est d’avoir son cimetière particulier, à elle seule, loin de tout autre. Les traditions historiques l’y autorisent et nos lois ne s’y opposent pas. Pendant le moyen âge, les juifs eurent leurs cimetières distincts, rue Galande, rue de la Harpe, rue Pierre-Sarrasin ; sous le second empire, lors de la percée des nouvelles voies de communication, on trouva, sur ces emplacemens, des pierres tombales couvertes d’inscriptions hébraïques qui ont été, je crois, déposées au musée de Cluny. À la fin du siècle dernier, deux champs de repos ont été achetés et consacrés par des israélites à la sépulture de leurs coreligionnaires. Ce fut Jacob-Rodriguez Pereire, agent des juifs portugais à Paris, qui résolut de créer un cimetière où, loin des autres communions, dormiraient à toujours les descendans d’Abraham ; il avait compté sans l’esprit de secte, qui n’a pas plus épargné le judaïsme que les autres religions. Les difficultés que lui suscitèrent les juifs du rite allemand, — aschkenasi, — furent telles qu’il dut renoncer à son projet primitif et n’ouvrir la porte de « la maison des vivans » qu’aux adeptes du rite portugais. À cet effet, par contrat passé, le 3 mars 1780, devant Me Margantin, notaire à Paris, il se rendit acquéreur d’un enclos situé dans la Grand’Rue de La Villette. L’endroit était bien choisi, dissimulé derrière des constructions, échappant aux regards, presque mystérieux. C’est le cimetière portugais ; il existe encore, rue de Flandres, no  44, et j’eus de la peine à le découvrir lorsqu’il y a quelques années, j’étudiais l’organisation de nos cimetières. Je n’y pus entrer, mais il me fut possible de l’apercevoir, grâce à la complaisance d’un locataire riverain, qui me permit de l’examiner de sa fenêtre. J’y vis une trentaine de tombes que les herbes ont envahies et que rongent les lichens. Il est, je crois, resté propriété particulière ; à qui appartient-il ? je n’ai pas réussi à le savoir : on m’a nommé la famille Sylveira et la famille Pereire, mais c’est un on-dit et je ne le répète qu’avec réserve.

Le rite portugais ayant un cimetière spécial, le rite allemand ne voulut pas demeurer en reste. Les premières tentatives faites par un certain Leifmann Calmer, seigneur de Picquigny, ou soi-disant tel, échouèrent par la faute même de l’intermédiaire, qui paraît avoir été un homme d’un esprit exclusif et vaniteux. Les israélites allemands, polonais, avignonais continuèrent à n’avoir point de lieu de repos particulier, jusqu’au jour où l’un d’entre eux, nommé Cerf Béer, acheta, le 25 avril 1785, auprès du Petit-Vanves, un terrain placé entre Châtillon et Montrouge. Dès lors, le rite allemand eut sa sépulture, et il en devint propriétaire en vertu d’un acte passé, le 24 octobre 1792, en l’office de Me Petit, notaire à Paris. Par ce contrat. Cerf Béer faisait donation « pure, simple et irrévocable » de ce terrain à « la nation juive. » Pas plus que le cimetière portugais, le cimetière allemand n’a disparu ; on peut le voir au no  94 de la Grand’Rue de Montrouge ; il a reçu en garde quatre-vingt-six tombes, dont plusieurs sont ruinées. Sur l’une d’elles, datée de l’an 5558, on lit : « Jeune homme, jouis de ta jeunesse ; repose en paix dans le tombeau ; au paradis, on dressera ton lit nuptial. » Le décret impérial du 23 prairial an xii (12 juin 1804), qui prescrivait la création de trois cimetières hors de Paris, qui réglait et règle encore la matière, ne mit pas immédiatement en interdit les champs des morts israélites. Le cimetière de Montrouge fut clos le 27 septembre 1809, et celui de La Villette, le 18 février 1810. À partir de cette époque, une partie du cimetière de l’Est (Père-Lachaise) fut réservée aux juifs, sans distinction de rites. Depuis lors, les concessions exclusives de terrains aux israélites dans les cimetières parisiens se sont multipliées : cimetière du Nord (Montmartre), 1823 ; cimetière du Sud (Montparnasse), 1853, 1858, 1875, 1881 ; cimetière de l’Est, 1863, 1865 ; cimetière d’Ivry, 1875. On est loin, comme l’on voit, des deux jardinets funèbres qui suffisaient, il y a cent ans, aux besoins de la population juive ; celle-ci s’accroît tous les jours et, malgré l’hospitalité qu’on lui ménage à côté de nos morts, elle va bientôt ne plus savoir où enterrer les siens. Il faut lui faire de la place, ou plutôt lui accorder l’autorisation de quitter nos cimetières, d’en créer un où seule elle aura le droit d’entrer, de même que jadis, au temps de Salomon et de Jéroboam, seule elle avait le privilège de reposer dans la vallée de Josaphat.

Depuis que Paris, brisant le mur des fermiers-généraux, s’est étendu jusqu’aux fortifications, nos trois grands cimetières sont hors la loi ; car le décret législatif de l’an xii a spécifié que tout cimetière serait rejeté au-delà de l’enceinte des villes. Tôt ou tard les champs du Père-Lachaise, de Montmartre et de Montparnasse disparaîtront, on les fermera et on transportera ailleurs les restes qu’ils recèlent, ainsi que de 1785 à 1787 on a versé aux Catacombes les débris mal contenus dans le charnier des Innocens. Pourquoi ne pas permettre, dès à présent, à Israël d’aller dresser ses tombes sur des terrains qui lui appartiendront et qui seront sa propriété particulière, comme le petit cimetière de Picpus est la propriété de quelques familles ? Cela ne serait que conforme à la loi, car il est dit à l’article 15 du décret constitutif : « Dans la commune où l’on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d’inhumation particulier. » Le décret ajoute que, si la commune n’a qu’un cimetière, on le partagera en autant de parties qu’il y a de cultes différens. Cela est bon pour les petites villes, pour les villages, et ne peut convenir à Paris, qui, aujourd’hui, possède vingt cimetières, mais qui se comporte vis-à-vis des israélites comme pourrait le faire un simple chef-lieu de canton. J’ajouterai qu’une population de 45,000 âmes qui a ses temples, ses hôpitaux, ses hospices, ses maisons de retraite, ses écoles, ses orphelinats, ses refuges, fondés et entretenus par elle, a le droit d’avoir son « lieu d’inhumation particulier, » pour parler comme le législateur de l’an xii. Quelle ampleur prendrait alors cette œuvre du repos éternel, qui est la suprême consolation des Israélites indigens, et qui deviendrait alors la grande maîtresse des sépultures !

Le comité de bienfaisance a le droit de posséder, puisqu’il a été reconnu établissement d’utilité publique, et les terrains qu’il serait dans la nécessité d’acquérir ne seraient point trop considérables, car il résulte d’un document que j’ai sous les yeux qu’avec le système des concessions munies de dix-huit cases propres à recevoir un cercueil, un hectare suffit à quatre-vingt-dix mille inhumations. Est-ce que ce projet n’a pas de quoi tenter la générosité de quelques familles dont la richesse est célèbre ? La veuve du roi Mausole, pour avoir élevé un tombeau, est entrée à jamais dans l’immortalité de l’histoire. Quel renom n’auraient pas dans Israël ceux qui le doteraient de la demeure où il pourrait à perpétuité dormir au milieu des siens, isolé comme il aime à l’être, sur une terre que nul « étranger » ne pourrait fouler ! Puisqu’il a été délivré des lois d’exception qui l’ont régi pendant si longtemps, pourquoi ne fait-il pas effort afin de se libérer des promiscuités mortuaires auxquelles répugnent ses croyances, ses traditions et son orgueil ? Une fois de plus, il démontrerait ainsi qu’il ne recule devant aucun sacrifice lorsqu’il s’agit d’affirmer sa vitalité. Tant que les morts seront l’objet d’un culte pieux, il est bon de ne rien épargner pour mieux vénérer leur mémoire. Le cimetière juif, séparé par un mur du cimetière banal, mais enclos dans la même enceinte, rappelle encore le Ghetto des temps passés ; il est juste que les israélites aient leur cité des morts où seuls les gens de leur race et de leur culte pourront trouver asile, comme aux Indes anglaises les Parses, bien moins nombreux cependant que les juifs, ont leur « Tour du Silence, » isolée et loin des autres cimetières. Ce jour-là, Israël pourrait chanter avec le psalmiste : « Dieu rétablit les bannis dans leur maison et fait sortir les captifs de leurs fers ! »

J’ai dit ce que la communauté de Paris fait en faveur de ses malades, de ses infirmes, de ses vieillards et de ses morts. Pour être complet, il me reste à dire de quels soins elle entoure les enfans, quelles précautions elle prend pour leur ouvrir les bonnes portes de la vie et dans quelle proportion elle vient au secours des misères du groupe social auquel elle appartient ; c’est ce que j’essaierai bientôt.

Maxime Du Camp.
  1. D’après le baron de Hübner, la population Israélite du globe ne dépasse pas 6,500,000 âmes.
  2. La Vulgate et les catholiques donnent pour le verset 12 du chapitre X des Proverbes : « La haine (sinea) excite les querelles ; la charité (ahaba) couvre les fautes. » Les Septante traduisent ahaba par amicitia, Cahen par amour. M. E. Renan, que j’ai consulté, m’a dit qu’en langage moderne l’équivalent de sinea est antipathie et d’ahaba sympathie. Les rabbins adoptent la version de Cahen ; nul n’admet charité.
  3. Le doute à cet égard ne parait pas possible : la Vulgate et les Septante sont d’accord pour traduire le premier verset du chapitre VI de l’évangile selon saint Matthieu par : attendite ne justitiam vestram faciatis coram hominibus. Bossuet traduit le mot à mot : « Prenez garde à ne pas faire votre justice. » Le Maistre de Saci a donné exactement le sens : « Prenez garde de ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes. » Zédaka est donc l’ensemble des actions secourables qui sont prescrites à l’Israélite.
  4. J’ai emprunté la plupart des faits relatifs à l’influence exercée par Albert Kohn sur la communauté israélite à la Biographie d’Albert Kohn, par Isidore Loob, 1 vol. in-18. Paris, 1878 ; et pour la partie historique de cette étude, j’ai consulté avec fruit le Comité de bienfaisance, par Léon Kahn, 1 vol. in-18, Paris, 1886.
  5. Mach., liv. I, chap. I, vers 63 et 66.