La Biosphère/La Biosphère dans le cosmos

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Félix Alcan (p. 1-92).

PREMIÈRE PARTIE

LA BIOSPHÈRE DANS LE COSMOS

1.La biosphère dans le milieu cosmique. — La face de la Terre, son image dans le Cosmos, perçue du dehors, du lointain des espaces célestes infinis, nous paraît unique, spécifique, distincte des images de tous les autres corps célestes.

La face de la Terre révèle la surface de notre planète, sa biosphère, ses régions externes, régions qui la séparent du milieu cosmique. Cette face terrestre devient visible grâce aux rayons lumineux des astres célestes qui la pénètrent, du Soleil en premier lieu. Elle reçoit de tous les points des espaces célestes un nombre infini de rayonnements divers, dont les rayonnements lumineux visibles pour nous ne forment qu’une part insignifiante. Nous ne connaissons jusqu’à présent qu’un petit nombre des rayonnements invisibles. Nous commençons à peine à nous rendre compte de leur variété, à comprendre combien nos représentations du monde de ces rayonnements qui nous environnent, nous pénètrent dans la biosphère, sont défectueuses et incomplètes, à nous rendre compte de leur importance fondamentale dans les processus ambiants, importance presque insaisissable pour notre esprit habitué à d’autres tableaux de l’Univers.

Non seulement la biosphère, mais tout espace pouvant être embrassé par la pensée et lui étant accessible, est pénétré par les rayonnements de ce milieu immatériel. Ces rayonnements, dont les ondes varient entre des dix millionièmes de millimètre et des longueurs exprimées en kilomètres, se propagent autour de nous, en dedans de nous, incessamment, partout et en tout lieu, ils s’entre-choquent, se succèdent, se rencontrent.

Tout l’espace en est rempli. Il est difficile et peut-être impossible de nous faire de ce milieu une image nette, milieu cosmique de l’Univers, dans lequel nous vivons, et où nous apprenons en perfectionnant nos méthodes d’investigation, à distinguer et à mesurer au même endroit et à un même instant des rayonnements toujours nouveaux.

L’alternance perpétuelle de ces rayonnements qui remplissent l’espace distingue nettement ce milieu cosmique dénué de matière, de l’espace idéal de la géométrie.

Ce sont des rayonnements de divers ordres. Ils révèlent les changements du milieu et la présence de corps matériels qui se trouvent dans ce milieu. Une partie de ces rayonnements se manifestent sous forme d’énergie, par la transmission des états. Mais, à côté de ces rayonnements un autre rayonnement s’effectue dans le même espace cosmique, qui se propage souvent, avec une vitesse du même ordre, rayonnement des particules qui se meuvent rapidement et dont les plus étudiées, outre les particules matérielles, sont les électrons, atomes d’électricité, éléments constitutifs de la matière et de l’atome.

Ce sont deux faces du même phénomène ; il existe des transitions. La transmission des états, c’est la manifestation du mouvement des ensembles, quanta, électrons, charges. Le mouvement de leurs éléments séparés est déterminé par leurs ensembles ; ils peuvent par eux-mêmes rester sur place.

Le rayonnement des particules est la manifestation de la transmission des éléments séparés des ensembles. Ces particules ainsi que les rayonnements déterminés par la transmission des états peuvent passer à travers les corps matériels qui bâtissent l’Univers, Ces particules mobiles peuvent devenir des sources de modification des phénomènes que nous observons dans le milieu où ils pénètrent, sources de modifications aussi puissantes que les formes d’énergie.


2. — Nos connaissances à ce sujet laissent beaucoup à désirer, et nous pouvons pour le moment, ne pas tenir compte du rayonnement des particules dans le domaine des phénomènes géochimiques de la biosphère.

Mais nous devons, dans toutes nos constructions, prendre toujours, en considération les rayonnements des transmissions des états que nous considérons comme des formes d’énergie. Suivant la forme des rayonnements, en particulier suivant la longueur de leurs ondes, ces rayonnements se manifesteront soit comme lumière, soit comme chaleur ou électricité, et transformeront de diverses façons le milieu matériel, notre planète et les corps dont elle est composée.

En prenant l’étude de la longueur de l’onde pour point de départ on découvre une immense région de ces rayonnements. Cette région embrasse actuellement quelque 40 octaves. Nous pouvons nous faire une exacte idée de ce nombre en remarquant que la partie visible du spectre solaire ne forme qu’une seule octave.

Il est évident que cette conception ne permet pas encore d’embrasser l’univers entier, de connaître toutes ces octaves. Mais par la marche de la création scientifique, la région des rayonnements devient toujours plus étendue. Or, jusqu’à présent, seul un petit nombre de ces 40 octaves, dont l’existence est indubitable, a pénétré notre pensée, nos représentations scientifiques habituelles du Cosmos.

Les rayonnements cosmiques interceptés par notre planète (qui, nous le verrons, créent sa biosphère), ne correspondent qu’à 4 octaves 1/2 des 40 octaves connues. L’absence des autres octaves dans l’espace mondial paraît absolument improbable ; nous la considérons comme illusoire et l’expliquons par l’absorption des rayonnements dans le milieu matériel raréfié des hautes régions de l’atmosphère terrestre.

On distingue pour les rayonnements cosmiques les plus connus, ceux du Soleil, une octave de rayonnements lumineux, 3 octaves de rayonnements thermiques et une demi-octave de rayonnements ultra-violets. Il paraît indubitable que cette dernière demi-octave est un petit reste des rayonnements non retenus par la stratosphère (§ 115).


3. — Les rayonnements cosmiques déversent éternellement sur la face de la Terre un puissant courant de forces, qui prête un caractère complètement nouveau et particulier aux parties de la planète qui confinent à l’espace cosmique.

La structure de la biosphère reçoit par suite de ces rayonnements cosmiques, des propriétés nouvelles, singulières, inconnues pour la matière terrestre. La face de la Terre qui lui correspond dans le milieu cosmique y révèle un tableau nouveau de la surface terrestre, surface transformée par les forces cosmiques.

La matière de la biosphère pénétrée de l’énergie communiquée, devient active : elle amasse et distribue dans la biosphère l’énergie reçue sous forme de rayonnements, et finit par la transformer en énergie libre, capable d’effectuer du travail dans le milieu terrestre.

Ainsi, cette couche terrestre extérieure ne doit pas être considérée comme le domaine de la matière seule ; c’est une région d’énergie, une source de la transformation de la planète par des forces cosmiques extérieures.

Ces forces transforment la face de la Terre ; dans une large mesure elles la moulent. Cette face n’est pas seulement le reflet de notre planète, la manifestation de sa matière et de son énergie : elle est en même temps une création des forces extérieures du Cosmos.

En raison de ce fait, l’histoire de la biosphère, se distingue nettement de celle des autres parties de la planète et son rôle dans le mécanisme de celle-ci est absolument exceptionnel.

La biosphère est tout autant (sinon davantage) la création du Soleil que la manifestation de processus terrestres. Les intuitions religieuses antiques de l’humanité qui considéraient les créatures terrestres, en particulier les hommes, comme des enfants du soleil étaient bien plus proches de la vérité que ne le pensent ceux qui voient seulement dans les êtres terrestres la création éphémère, le jeu aveugle et accidentel de la modification de la matière et des forces terrestres.

Les créatures terrestres sont le fruit d’un processus cosmique long et compliqué, et forment une partie nécessaire, soumise à des lois déterminées, d’un mécanisme cosmique harmonieux dans lequel, nous le savons, il n’existe pas de hasard.


4. — C’est la conclusion à laquelle nous amènent aussi nos représentations de la matière, dont la biosphère est construite, représentations qui, ces dernières années, se modifient profondément. En les prenant pour base nous sommes obligés d’y voir la manifestation du mécanisme cosmique.

Ce n’est nullement là une conséquence du fait, qu’une partie de la matière de la biosphère, peut-être la plus grande, d’origine non terrestre y ait pénétrée du dehors, des espaces cosmiques. Car cette matière étrangère, poussière cosmique et météorites, est impossible à distinguer dans sa structure interne, de celle de la matière terrestre.

Le caractère imprévu de la matière terrestre, que nous commençons à découvrir, demeure en beaucoup de points obscur et incompréhensible. Nous n’en avons pas encore de notion nette et entière ; cependant nos notions subissent à ce sujet de si grandes transformations et bouleversent tellement toute notre compréhension des phénomènes géologiques qu’il est absolument nécessaire de nous y arrêter, en abordant ce domaine des phénomènes terrestres.

Il est certain que l’identité de structure de la matière cosmique qui parvient jusqu’à nous, avec celle de la terre, n’est pas réduite aux limites de la biosphère, mince couche extérieure de la planète. Cette structure est identique dans toute l’écorce terrestre, dans l’enveloppe de la lithosphère, dont l’épaisseur atteint 60 kilomètres, et dont la partie supérieure — la biosphère — se confond avec elle d’une façon indissoluble et graduelle (§ 89).

Il est certain que la matière des parties plus profondes de la planète se distingue aussi par le même caractère, bien que sa composition chimique soit différente. Elle ne semble cependant jamais pénétrer en masses tant soit peu considérables jusqu’à l’écorce terrestre. C’est pourquoi on peut la négliger en étudiant les phénomènes observés dans la biosphère.


5. — On a longtemps considéré comme un fait indubitable que la composition chimique de l’écorce terrestre était déterminée par des causes purement géologiques, qu’elle était le résultat de l’action réciproque de nombreux et divers phénomènes géologiques, les uns grandioses, les autres insignifiants.

On cherchait à expliquer cette composition par l’action réunie des phénomènes géologiques que nous observons encore actuellement dans le milieu ambiant, par l’action chimique et dissolvante des eaux, de l’atmosphère, des organismes, des éruptions volcaniques, etc. L’écorce terrestre paraissait devoir sa composition chimique actuelle, quantitative et qualitative, à l’action réunie de processus géologiques immuables durant tous les temps géologiques, jointe à l’immuabilité des propriétés des éléments chimiques dans tout le cours de ces temps.

Une telle explication présentait de nombreuses difficultés ; en même temps qu’elle, se répandaient des idées plus compliquées encore de modifications imprimées à la composition de l’écorce à travers ces mêmes temps par divers phénomènes géologiques. On tenta de considérer cette composition comme un reste des anciennes périodes de l’histoire de la Terre, dissemblables de celles d’aujourd’hui ; on commença à tenir l’écorce terrestre pour une scorie transformée de la masse jadis fondue de notre planète, scorie formée à la surface terrestre conformément aux lois de la distribution des éléments chimiques auxquelles ces masses fondues sont soumises, quand elles commencent à se consolider par suite de la baisse de la température. Pour expliquer la prédominance d’éléments chimiques comparativement légers dans l’écorce, on se référait à ces périodes encore plus anciennes de l’histoire de la Terre, antérieures à la formation de l’écorce terrestre, aux périodes cosmiques, et on estimait qu’à ce temps de la formation de la masse fondue de la Terre, issue d’une nébuleuse, les éléments chimiques plus lourds s’amassaient près du centre.

Dans toutes ces représentations, on rattache la composition de l’écorce terrestre à des phénomènes géologiques. Les éléments chimiques y prennent part par leurs propriétés chimiques lorsqu’ils peuvent donner des composés ; par leur poids atomique à des températures élevées lorsque tous les composés deviennent instables.


6. — On commence à établir actuellement des lois concernant la composition chimique de l’écorce terrestre qui sont en contradiction flagrante avec ces explications. En même temps l’aperçu général de la composition chimique de tous les autres astres découvre une complexité, une diversité et une régularité de cette composition dont on ne se doutait même pas jadis.

Nous trouvons dans la composition de notre planète, de l’écorce terrestre en particulier, des indications sur l’existence de phénomènes qui dépassent de beaucoup ses limites. Pour les saisir, il faut s’éloigner du domaine des phénomènes terrestres, même planétaires, et diriger nos regards sur la composition de toute la matière cosmique, sur ses atomes, sur leur modification dans les processus cosmiques. Diverses indications, à peine effleurées par la pensée théorique, s’accumulent rapidement dans cette région de l’esprit. On ne fait que commencer à se rendre compte de leur importance. Il n’est pas toujours possible de les formuler avec netteté et précision, et l’on n’en tire habituellement pas les déductions qu’elles comportent.

Mais on ne saurait méconnaître l’immense importance de ces phénomènes. Il faut apprécier les conséquences inattendues découlant de ces nouveaux faits. Nous pouvons dès maintenant nous arrêter sur trois ordres de ces phénomènes : 1o la situation particulière que les éléments chimiques de l’écorce terrestre occupent dans le système périodique de Mendeleeff ; 2o leur complexité ; 3o le manque d’uniformité de leur distribution.

Ainsi, tout d’abord, les éléments chimiques qui correspondent aux nombres atomiques pairs, dominent nettement dans la matière de l’écorce terrestre (M. Oddo, 1914). Nous ne pouvons expliquer ce phénomène par des causes géologiques connues. En outre, il est de suite devenu clair que le même phénomène est exprimé plus nettement encore, pour les seuls corps cosmiques étrangers à la Terre accessibles à une étude scientifique immédiate, les météorites (M. Harkins, 1917).

Les deux autres ordres de faits sont peut-être plus obscurs encore. Les efforts accomplis pour les expliquer par des phénomènes géologiques (J. Thomson, 1921) sont en contradiction avec les faits établis. Nous ne pouvons comprendre l’immuable complexité des éléments chimiques terrestres, les relations déterminées et constantes qui existent en plus de la quantité des isotopes qui en font partie. L’étude des isotopes dans les éléments chimiques des météorites a démontré l’identité de leur mélange dans ces corps, corps absolument différents de ceux de la Terre par leur histoire et leur situation dans le Cosmos.

L’impossibilité d’expliquer la composition de l’écorce terrestre et de notre planète, composition soumise à des lois fixes, par des phénomènes géologiques, par les stades cosmiques de son histoire, ainsi qu’on l’avait cru jadis, devint évidente. Ces phénomènes n’expliquent ni la ressemblance de ces parties plus profondes avec la composition des météorites, ni la prédominance relative qu’on y observe d’éléments chimiques plus légers et de fer comparativement lourd en même temps. L’hypothèse que les éléments se distribueraient selon leur poids — les plus lourds étant plus près du centre, lors de la formation de la Terre à partir de la nébuleuse — ne correspond pas aux faits. Ce n’est pas dans les phénomènes géologiques ou chimiques seuls, ce n’est pas dans l’histoire de la Terre seule, que doit être cherchée cette explication.

Les racines du phénomène sont plus profondes : il faut les chercher dans l’histoire du Cosmos, peut-être dans la structure des éléments chimiques.

Cette manière de voir vient d’être confirmée d’une façon nouvelle et inattendue par la découverte de l’analogie de composition des parties extérieures de la Terre (c’est-à-dire de l’écorce terrestre) et de celle du Soleil et des étoiles. Déjà, en 1914, M. Russel avait noté la ressemblance de composition de l’écorce terrestre et du Soleil (c’est-à-dire de ses parties extérieures, accessibles à notre étude). Ces rapports se manifestent d’une façon encore plus marquée dans les derniers travaux sur le spectre des étoiles. Les recherches de Mlle C. Payne (1925) donnent le tableau suivant de la succession des éléments chimiques stellaires en ordre décroissant :

Si — Na — Mg — Al — C — Ca — Fe
(plus de 1 pour 100 ; première décade) ;
Zn — T — Mn — Cr — K
(plus de 0,1 pour 100 ; seconde décade).

Une ressemblance nette s’y manifeste avec la succession, soumise au même ordre, des éléments chimiques de l’écorce terrestre :

O, Si, Al, Fe, Ca, Na, K, Mg.

Ces travaux sont les premiers résultats obtenus dans un nouveau domaine étendu de phénomènes, mais nous ne pouvons dorénavant fermer les yeux et ignorer le fait, que ces premiers résultats accentuent plus nettement encore la ressemblance observée dans la composition des couches extérieures de corps célestes profondément différents, la Terre, le Soleil, les étoiles.

Les parties extérieures des corps célestes se trouvent en rapports immédiats avec le milieu cosmique et exercent par leur rayonnement une action réciproque les uns sur les autres.

On doit peut-être chercher l’explication de ce phénomène dans l’échange matériel qui se produit entre ces corps et qui semble exister dans le Cosmos.

Les parties plus profondes des corps cosmiques paraissent offrir un autre tableau. La composition des météorites et des masses internes de la Terre se distingue nettement de celle des enveloppes terrestres extérieures.


7. — Ainsi notre représentation de la composition de notre planète et en particulier de la composition de l’écorce terrestre et de son enveloppe extérieure, la biosphère, subit un changement brusque. Nous commençons à y percevoir, non pas un phénomène planétaire ou terrestre seul, mais la manifestation de la structure des atomes et de leur situation dans le Cosmos, de leur évolution à travers l’histoire de ce dernier.

Si même nous ne pouvons expliquer ces phénomènes, nous avons trouvé le chemin pour y arriver ; nous avons ainsi atteint un nouveau domaine de phénomènes, différent de celui auquel nous nous sommes efforcés pendant si longtemps de rattacher la chimie terrestre.

Nous savons nous devons chercher la solution du problème qui nous est posé et cette recherche serait inutile. Notre compréhension des faits observés change d’une façon radicale.

C’est dans la pellicule supérieure superficielle de notre planète que nous devons chercher le reflet, non seulement de phénomènes géologiques isolés et accidentels, mais la manifestation de la structure du Cosmos, liée à la structure et à l’histoire des atomes, des éléments chimiques en général.

Les seuls phénomènes qui ont lieu dans la biosphère ne peuvent donner une représentation de cette dernière, si l’on ne tient pas compte du lien évident qui l’unit à la structure de tout le mécanisme cosmique.

Nous pouvons établir ce lien dans les faits nombreux de son histoire.


8.La biosphère comme région de transformation de l’énergie cosmique. — La biosphère peut, de par son essence, être considérée comme une région de l’écorce terrestre, occupée par des transformateurs qui changent les rayonnements cosmiques en énergie terrestre active, énergie électrique, chimique, mécanique, thermique, etc. Les rayonnements cosmiques qui jaillissent de tous les astres célestes embrassent la biosphère, la pénètrent toute, ainsi que tout ce qui se trouve en elle. Nous ne saisissons et ne percevons qu’une partie insignifiante de ces rayonnements, et, parmi ces derniers, presque exclusivement les rayons solaires.

Mais l’existence d’ondes qui parcourent d’autres voies, qui prennent naissance dans les espaces les plus éloignés du Cosmos est indubitable. Ces ondes pénètrent notre planète. Les étoiles et les nébuleuses émettent continuellement des rayonnements spécifiques. Tout nous fait croire que les rayons pénétrants découverts par M. Hess dans les hautes régions de l’atmosphère, prennent leur origine au delà des limites du système solaire. On cherche cette origine dans la voie lactée, dans les nébuleuses, dans les étoiles du type de Mira Ceti.

L’évaluation de leur importance appartient à l’avenir. Il est toutefois certain que ce ne sont pas eux, mais les rayons du Soleil qui déterminent les traits principaux du mécanisme de la biosphère.

L’étude de l’action des radiations solaires sur les processus terrestres nous permet déjà d’envisager la biosphère en première approximation, d’une manière scientifiquement précise et profonde, comme un mécanisme à la fois terrestre et cosmique. Le Soleil a complètement transformé la face de la Terre, transpercé et pénétré la biosphère. Dans une large mesure, la biosphère est la manifestation de ses rayonnements ; c’est un mécanisme planétaire qui convertit ceux-ci en des formes nouvelles et variées d’énergie terrestre libre, énergie qui change entièrement l’histoire, ainsi que la destinée de notre planète.

Nous nous rendons déjà compte du rôle important que jouent dans la biosphère les courtes ondes ultra-violettes de la radiation solaire, ainsi que du rôle des longues ondes rouges thermiques et des ondes intermédiaires du spectre lumineux visible. Nous pouvons déjà d’autre part, dégager dans la structure de la biosphère les parties qui remplissent le rôle de transformateurs vis-à-vis de ces trois systèmes distincts de vibrations solaires.

Ce n’est que peu à peu, et difficilement, que notre esprit commence à dominer le mécanisme de la transformation de l’énergie solaire en forces terrestres dans la biosphère. Les phénomènes par lesquels ce mécanisme se manifeste et que nous sommes habitués à considérer sous un autre aspect, sont dissimulés à nos yeux par la variété infinie de couleurs, de formes, de mouvements propres à la nature, dont nous-mêmes formons, par notre vie, une partie intégrante.

Il a fallu des milliers de siècles pour que la pensée de l’homme ait pu dégager les lignes d’un mécanisme unique et fini sous l’apparence chaotique du tableau de la nature.


9. — La transformation des trois systèmes des radiations solaires en énergie terrestre s’effectue en partie dans les mêmes régions de la biosphère, dont quelques-unes se font cependant remarquer par la prédominance des transformations d’une espèce de rayonnements déterminés. Les appareils de transformation sont toujours des corps naturels absolument distincts pour les ondes solaires ultra-violettes, lumineuses et thermiques.

Certains de ces courts rayonnements solaires ultra-violets sont entièrement absorbés, d’autres le sont en grande partie dans les régions raréfiées supérieures de l’enveloppe terrestre gazeuse — dans la stratosphère, et peut-être dans « l’atmosphère libre » encore plus haute et plus pauvre en atomes.

Cet arrêt des courtes ondes par l’atmosphère, cette « absorption », se trouve en rapport avec la transformation de leur énergie. Sous l’action des rayonnements ultra-violets, on observe dans ces hautes régions des changements dans les champs électro-magnétiques, des décompositions de molécules, divers phénomènes d’ionisation, des créations nouvelles de molécules gazeuses, de nouveaux composés chimiques. L’énergie rayonnante se transforme d’une part en diverses formes de manifestations électriques et magnétiques, d’autre part en de singuliers processus chimiques, moléculaires et atomiques, propres aux états gazeux raréfiés de la matière, processus qui se rattachent à cette énergie. Ces régions et ces corps se manifestent à nos regards sous l’aspect d’aurores boréales, de fulgurations, de lumière zodiacale, de lueurs de la voûte céleste, lueurs visibles seulement dans les nuits obscures, bien qu’elles forment l’éclairage principal du ciel nocturne ; sous forme de nuages lumineux et d’autres divers reflets de la stratosphère et des cadres extérieurs de la planète dans le tableau de notre monde terrestre visible. Nos instruments découvrent ce monde mystérieux de phénomènes, avec leur mouvement incessant et leur variété qui dépasse l’imagination, dans leurs reflets électriques, magnétiques, radioactifs, chimiques et spectroscopiques.

Ces phénomènes ne sont pas le résultat de la modification du milieu terrestre par les rayons ultra-violets solaires seuls. Nous devons ici tenir compte d’un processus plus compliqué. Toutes les formes de l’énergie radiante du Soleil, en dehors des quatre octaves et demie qui pénètrent la biosphère (§ 2), y sont « retenues », c’est-à-dire transformées en nouveaux phénomènes, déjà terrestres. Il est douteux que ces limites soient dépassées par les nouvelles sources d’énergie, c’est-à-dire par les torrents puissants des particules, les électrons perpétuellement émis par le Soleil, ainsi que par les particules matérielles, poussière cosmique et corps gazeux, attirés avec la même continuité par les forces de la gravitation terrestre.

Le rôle important que ces phénomènes jouent dans l’histoire de notre planète commence peu à peu à pénétrer dans la conscience générale. Ainsi leur importance est devenue indubitable pour une autre forme de transformation de l’énergie cosmique, la région de la matière vivante. Il existe des rayonnements absolument funestes pour la vie dans toutes ses manifestations. Les radiations dont la longueur correspond à l’intervalle 180-200 µµ, détruisent tous les organismes. Les ondes plus longues ou plus courtes sont inoffensives. La stratosphère retient intégralement les courtes ondes destructives, et de ce fait, protège les couches inférieures de la surface terrestre, région de la vie.

Il est très caractéristique que l’absorption principale de ces rayons est liée à l’ozone (écran ozoné, § 115), dont la formation est déterminée par l’existence de l’oxygène libre, produit de la vie.


10. — Tandis qu’on commence à peine à se rendre compte de l’importance de la transformation des rayons ultra-violets, le rôle de la chaleur solaire, principalement des rayonnements infra-rouges, est depuis longtemps reconnu. Ce rôle attire surtout l’attention lorsqu’on étudie l’influence du Soleil sur les processus géologiques et même géochimiques. L’importance de la chaleur solaire radiante pour l’existence de la vie est claire et incontestable. La transformation de l’énergie thermique radiante du Soleil en énergie mécanique, moléculaire (évaporation, etc.), chimique, est également indubitable.

Nous pouvons observer ces transformations à chaque pas, elles ne demandent aucun commentaire, elles se manifestent dans la vie des organismes, dans le mouvement et l’activité des vents ou des courants marins, dans la vague marine et le ressac, dans la destruction des rochers et l’activité des glaciers, dans le mouvement des rivières et leur formation, et dans le travail colossal des dépôts de neige et de pluie.

On se rend habituellement moins compte du rôle d’accumulateur et de distributeur de la chaleur que jouent les parties liquides et gazeuses de la biosphère ; leur rôle dans la transformation de l’énergie radiante et thermique du Soleil. Ce travail est produit par l’atmosphère, l’océan, les lacs, les fleuves, les pluies et neiges. L’Océan mondial, en raison des propriétés thermiques de l’eau, propriétés spécifiques spéciales, probablement déterminées par le caractère des molécules, remplit le rôle de régulateur de chaleur, rôle important qui se fait sentir à chaque pas dans les phénomènes innombrables du climat et des saisons et des processus de la vie et de l’altération superficielle qui s’y rattachent.

L’Océan se réchauffe vite par suite de sa grande chaleur spécifique, mais ne restitue que lentement la chaleur accumulée en raison de sa faible conductibilité thermique. Il transforme la chaleur rayonnante absorbée, en énergie moléculaire par l’évaporation ; en énergie chimique par la matière vivante dont il est pénétré ; en énergie mécanique par ses brisants et ses courants marins. Le rôle thermique des fleuves, des météores, des masses aériennes, de leur réchauffement et de leur refroidissement est d’un ressort et d’une échelle analogues.


11. — Les rayons ultra-violets et infra-rouges n’exercent qu’une action indirecte sur les processus chimiques de la biosphère. Ce n’est pas en eux que résident les sources essentielles de son énergie. C’est l’ensemble des organismes vivants de la Terre, la matière vivante, qui transforme l’énergie rayonnante du Soleil en énergie chimique de la biosphère (dans sa forme active). La matière vivante crée dans la biosphère, par la photosynthèse, par le rayon solaire, un nombre infini de nouveaux composés chimiques, des millions de différentes combinaisons d’atomes. La matière vivante recouvre incessamment la biosphère avec une vitesse inconcevable d’une épaisse couche de systèmes moléculaires nouveaux, donnant facilement de nouveaux composés, riches en énergie libre dans le champ thermodynamique de la biosphère ; ces composés sont instables et se convertissent sans cesse en nouvelles formes d’équilibre stable.

Ce mode de transformateurs est un mécanisme absolument particulier en comparaison des corps terrestres, champs de la transmutation des courtes et longues ondes de la radiation solaire. Nous expliquons la transformation des rayons ultra-violets par leur action sur la matière, sur les systèmes atomiques formés indépendamment des rayons ultra-violets ; en ce qui concerne les transformations des rayonnements thermiques, nous les rattachons aux constructions moléculaires, créées en dehors de leur influence immédiate. Mais la photosynthèse, telle qu’elle se fait connaître dans la biosphère, est liée à des mécanismes particuliers compliqués, créés par la photosynthèse elle-même. Cependant cette photosynthèse ne peut fonctionner que moyennant la manifestation et la transformation simultanées dans le milieu ambiant des rayonnements ultra-violets et infra-rouges du Soleil en énergie terrestre active.

Les organismes vivants, mécanismes transformateurs d’énergie, sont des formations d’une espèce particulière nettement distinctes de tous les systèmes atomiques, ioniques ou moléculaires, qui bâtissent la matière de l’écorce terrestre hors de la biosphère, ainsi qu’une partie de la matière de la biosphère.

Les structures des organismes vivants sont analogues à celles de la matière brute, bien que plus compliquées. Mais en raison des changements que les organismes vivants effectuent dans les processus chimiques de la biosphère, on ne peut les considérer comme de simples ensembles de ces structures. Leur caractère énergétique, tel qu’il se manifeste dans leur multiplication, ne peut être comparé au point de vue géochimique aux structures inertes qui bâtissent la matière brute, ainsi que la matière vivante.

Le mécanisme de l’action chimique de la matière vivante nous est inconnu. Il semble cependant qu’on commence à se rendre compte du fait que la photosynthèse, au point de vue des phénomènes énergétiques, s’effectue dans la matière vivante non seulement en un milieu chimique particulier, mais aussi dans un champ thermodynamique particulier, distinct de celui de la biosphère. Les composés qui étaient stables dans le champ thermodynamique de la matière vivante, deviennent instables lorsqu’ils pénètrent, après la mort de l’organisme, dans le champ thermodynamique de la biosphère, où ils forment une source d’énergie libre[1].


12.Généralisation empirique et hypothèse. — Il semble qu’une telle compréhension des phénomènes énergétiques de la vie, en tant qu’ils se manifestent dans les processus géochimiques, donne une expression à peu près juste des faits observés. Mais on ne saurait l’affirmer en raison de l’état particulier de nos connaissances dans le domaine des sciences biologiques par comparaison avec celui des sciences relatives à la matière brute.

Nous savons qu’on a dû également renoncer, dans ces dernières sciences, aux anciennes idées de la biosphère et de la composition de l’écorce terrestre, considérées comme justes, pendant de longues générations ; on a dû rejeter les explications de nature purement géologique, longtemps dominantes (§ 6).

Ce qu’on avait tenu pour logiquement et scientifiquement nécessaire était en fin de compte une illusion, et le phénomène est apparu sous un aspect inattendu pour tous.

Dans le domaine de l’étude de la vie, la situation est encore plus difficile, car il est douteux qu’il existe un autre domaine des sciences naturelles où les principes fondamentaux mêmes, fussent autant pénétrés de constructions philosophiques et religieuses, étrangères à la science par leur genèse même. Les recherches et les acquisitions de la philosophie et de la religion se font sentir à chaque pas dans nos idées sur l’organisme vivant. Tous les jugements des naturalistes les plus exacts ont au cours des siècles, subi dans ce domaine, l’influence de cet embrassement du Cosmos par des conceptions de la pensée humaine qui, d’une nature parfois étrangère à la science, n’en sont pas moins précieuses et profondes par leur essence. Une grande difficulté s’en est suivie de maintenir dans ce domaine de phénomènes les procédés d’investigation scientifique pratiqués dans les autres domaines.


13. — Les deux représentations dominantes de la vie, vitaliste et matérialiste, sont aussi les reflets d’idées philosophiques et religieuses de ce genre et non de déductions tirées de faits scientifiques. Ces deux représentations entravent l’étude des phénomènes vitaux, et troublent les généralisations empiriques.

Les représentations vitalistes donnent aux phénomènes vitaux des explications étrangères au monde des modèles sous la forme desquels nous élevons par généralisation scientifique l’édifice du Cosmos. Le caractère de ces représentations enlève leur portée créatrice dans le domaine scientifique, et les rend infructueuses. Les représentations matérialistes qui ne saisissent dans les organismes vivants qu’un simple jeu des forces physico-chimiques, ne sont pas moins funestes. Elles restreignent le domaine de la recherche scientifique en empiétant sur son résultat final ; en y introduisant la divination, elles obscurcissent la compréhension scientifique. En cas de divination heureuse, l’élaboration scientifique se serait vite débarrassée de tous les obstacles. Mais la divination était liée trop étroitement à des constructions philosophiques abstraites, étrangères à la réalité qu’étudiait la science. Ces constructions amenaient à des représentations de la vie trop simpliste et détruisaient la notion de complexité des phénomènes. Cette divination n’a, jusqu’à présent pas avancé notre compréhension de la vie.

Aussi nous considérons comme fondée la tendance toujours plus dominante des recherches scientifiques à renoncer à ces deux types d’explication de la vie ; à étudier ses phénomènes par des procédés purement empiriques ; à se rendre compte de l’impossibilité d’expliquer la vie, c’est-à-dire de lui assigner une place dans notre Cosmos abstrait, édifice scientifiquement composé de modèles et d’hypothèses.

On ne peut actuellement aborder avec quelque garantie de succès les phénomènes de la vie que d’une façon empirique, sans tenir compte des hypothèses. C’est la seule voie pour découvrir des traits nouveaux en ces phénomènes, traits qui élargiront le domaine des forces physico-chimiques actuellement connues, ou y introduiront (de front avec les principes constructeurs de notre univers scientifique) un principe ou un axiome nouveau, une nouvelle notion, qui ne peuvent être ni entièrement prouvés, ni déduits des axiomes et des principes connus. C’est alors qu’il sera possible en se basant sur des hypothèses nouvelles, de relier ces phénomènes à nos constructions du Cosmos, comme la radioactivité avait relié ces dernières au monde des atomes.


14. — L’organisme vivant de la biosphère doit actuellement être étudié de manière empirique, comme un corps particulier impossible à réduire en entier aux systèmes physico-chimiques connus. La science ne peut à ce sujet rien affirmer pour l’avenir, mais la chose ne paraît pas impossible. En étudiant empiriquement les phénomènes naturels, nous ne devons pas oublier une autre possibilité : ce problème posé par tant de savants dans la science est peut-être une illusion pure. Des doutes analogues s’élèvent pour nous maintes fois dans le domaine de la biologie.

Dans les sciences géologiques plus encore que dans la biologie, on doit rester sur un terrain purement empirique et éviter les représentations matérialistes et vitalistes.

Dans l’une de ces sciences, la géochimie, on se heurte à chaque pas à des phénomènes de la vie. Ici, les organismes sous forme de leurs ensembles, les matières vivantes, en sont les agents principaux.

La matière vivante prête à la biosphère un aspect absolument extraordinaire, jusqu’à présent unique dans l’univers. La distinction s’y impose de deux types de matière, brute et vivante, qui exercent une influence réciproque l’une sur l’autre, mais que certains traits essentiels de leur histoire géologique séparent par un abîme infranchissable. Il a toujours été hors de doute que ces deux différents types de matière de la biosphère appartiennent à des catégories de phénomènes divers qui ne peuvent être réduites à une seule.

L’existence d’une différence fondamentale (qui paraît immuable) entre la matière vivante et la matière brute, peut être considérée comme un axiome, qui un jour sera peut-être effectivement établi[2]. Nous ne pouvons l’affirmer à l’heure actuelle, mais il est certain que ce principe doit être considéré comme une des plus grandes généralisations des sciences naturelles.

On perd souvent de vue la portée d’une telle généralisation, comme la portée de généralisations empiriques dans la science en général et, on les identifie, par routine et sous l’influence de constructions philosophiques avec les hypothèses scientifiques. Lorsque l’on s’occupe des phénomènes de la vie, il est surtout nécessaire d’éviter cette habitude pernicieuse et enracinée.


15. — Il existe une énorme différence entre les généralisations empiriques et les hypothèses scientifiques ; l’exactitude de leurs déductions est loin d’être identique.

Dans les deux cas, généralisations empiriques et hypothèses scientifiques — nous nous servons de la déduction pour arriver à des conclusions, que nous vérifions par l’étude des phénomènes réels. Dans une science de caractère historique comme la géologie, on procède à cette vérification par l’observation scientifique.

La différence entre les deux cas tient à ce que la généralisation empirique s’appuie sur des faits amassés par voie inductive : cette généralisation ne dépasse pas les limites des faits et ne se soucie pas de l’existence ou de la non-existence d’un accord entre la conclusion tirée et nos représentations de la Nature. Sous ce rapport, il n’existe pas de différence entre la généralisation empirique et le fait établi scientifiquement : leur concordance avec nos représentations scientifiques de la Nature ne nous intéresse pas, mais leur contradiction avec elles constituerait une découverte scientifique.

Bien que certains caractères des phénomènes étudiés ressortent au premier rang dans les généralisations empiriques, l’influence de tous les autres caractères du phénomène se fait toujours infailliblement sentir.

La généralisation empirique peut faire longtemps partie de la science, sans pouvoir être expliquée par aucune hypothèse, demeurer incompréhensible, et exercer pourtant une influence immense et bienfaisante sur la compréhension des phénomènes de la Nature.

Mais ensuite arrive un moment où une lumière nouvelle éclaire soudain cette généralisation ; elle devient le domaine de créations d’hypothèses scientifiques, commence à transformer nos schémas de l’Univers et à subir à son tour des changements. Souvent alors, on constate que la généralisation empirique ne contenait pas en réalité ce que nous avions supposé ou que son contenu était bien plus riche. Un exemple frappant en est l’histoire de la grande généralisation de D. J. Mendeleef (1869), du système périodique des éléments chimiques, qui, après 1915, année de la découverte de J. Moseley, est devenue un champ étendu de l’activité des hypothèses scientifiques.


16. — L’hypothèse ou la construction théorique est bâtie d’une façon absolument différente. On n’y prend en considération qu’une seule ou qu’un petit nombre des propriétés essentielles du phénomène sans tenir compte du reste, et on édifie la représentation du phénomène sur cette base seule. L’hypothèse scientifique dépasse toujours — souvent considérablement — les bornes des faits qui lui ont servi de base ; dès lors, elle est obligée, pour obtenir la solidité nécessaire, de se rattacher autant que possible, à toutes les constructions théoriques dominantes de la Nature, et de ne pas les contredire.


17.La généralisation empirique n’exige donc point de vérification après qu’elle a été déduite des faits avec exactitude. Notre exposé ultérieur n’est basé que sur de semblables généralisations empiriques, appuyées sur l’ensemble des faits connus et non sur des hypothèses et des théories. Voici les principes auxquels nous faisons appel :

1o Pendant toutes les périodes géologiques il n’a jamais existé, et il n’existe pas à l’heure actuelle, de traces d’abiogenèse (c’est-à-dire de création immédiate d’un organisme vivant partant de la matière brute) ;

2o On n’a jamais observé dans le cours des temps géologiques de périodes géologiques azoïques (c’est-à-dire dénuées de vie) ;

3o Il s’en suit : a) que la matière vivante contemporaine est rattachée par un lien génétique à la matière vivante de toutes les époques géologiques antérieures ; b) que les conditions du milieu terrestre dans le cours de tous ces temps ont été favorables à son existence, c’est-à-dire toujours voisines de celles d’aujourd’hui ;

4o Dans le cours de tous ces temps géologiques, l’influence chimique de la matière vivante sur le milieu ambiant n’a pas subi de changement important ; les mêmes processus d’altération superficielle se sont développés pendant tous ces temps sur la surface terrestre, c’est-à-dire qu’on a constaté à peu près la même composition chimique moyenne de la matière vivante et de l’écorce terrestre qu’aujourd’hui ;

5o De l’immutabilité des processus d’altération superficielle, découle l’immutabilité du nombre des atomes englobés par la vie, c’est-à-dire la presque invariabilité au cours des temps géologiques de la masse globale de la matière vivante[3] ;

6o Quels que soient les phénomènes de la vie, l’énergie dégagée par les organismes est principalement (et peut-être entièrement) l’énergie radiante du Soleil. Par l’intermédiaire des organismes, cette énergie règle les manifestations chimiques de l’écorce terrestre.


18. — En prenant ces généralisations empiriques pour base de nos raisonnements, nous nous voyons obligés d’admettre qu’un grand nombre de problèmes posés devant la science (principalement dans les élaborations philosophiques de cette dernière) devront disparaître du champ de notre examen, comme ne découlant pas des généralisations empiriques et ne pouvant être construits sans l’aide d’hypothèses. Par exemple les problèmes relatifs au commencement de la vie sur la Terre, s’il en a eu un ; toutes les représentations cosmogoniques ayant trait à l’état passé de la Terre, dénué de vie ou à l’existence de l’abiogenèse aux périodes cosmiques hypothétiques de l’histoire de la Terre.

Ces problèmes, la genèse de la vie, l’abiogenèse, l’existence de périodes dénuées de vie dans l’histoire de l’écorce terrestre, sont liés si étroitement avec les constructions scientifiques et philosophiques dominantes (pénétrés d’hypothèses cosmogoniques), qu’en général, on ne doute pas de leur nécessité logique.

Cependant, l’étude de l’histoire de la science démontre que c’est du dehors que ces problèmes ont pénétré dans la science, qu’ils ont pris naissance au sein des constructions religieuses ou philosophiques de l’humanité. Le fait devient évident quand on les compare avec le domaine des faits et des généralisations empiriques rigoureusement établies, de la science.

Tous ces faits demeureraient immuables même si ces problèmes avaient été résolus dans un sens négatif ; en d’autres termes, si même nous avions décidé que la vie a toujours existé sans commencement, que l’organisme vivant n’a jamais et nulle part tiré son origine de la matière brute, et qu’il n’a pas existé de périodes géologiques dénuées de vie dans l’histoire de la Terre.

Il faudra seulement remplacer les hypothèses cosmogoniques actuelles par des hypothèses nouvelles, soumettre quelques constructions philosophiques ou religieuses, rejetées par la pensée scientifique, à une nouvelle élaboration mathématique ou scientifique, comme ce fut le cas pour d’autres intuitions philosophiques et religieuses lors de la création des cosmogonies scientifiques contemporaines.


19.La matière vivante dans la biosphère. — La biosphère est la région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie. Ce n’est que dans la biosphère, mince couche extérieure de notre planète, que la vie est concentrée ; tous les organismes s’y trouvent et y sont toujours séparés de la matière brute ambiante par une limite nette et infranchissable. Jamais organisme vivant n’a été engendré par de la matière brute. Lors de sa mort, de sa vie et de sa destruction, l’organisme restitue à la biosphère ses atomes et les lui reprend incessamment, mais la matière vivante pénétrée de vie puise toujours sa genèse au sein de la vie elle-même.

La vie englobe une partie considérable des atomes qui forment la matière de la surface terrestre. Sous son influence, ces atomes se trouvent en un mouvement perpétuel et intense. Des millions de composés de ces atomes les plus divers sont incessamment créés. Or, ce processus subsiste depuis des milliards d’années, depuis l’ère archéozoïque la plus ancienne jusqu’à nos jours, et demeure inaltérable dans ses traits essentiels.

Il n’est pas de force chimique sur la surface terrestre, plus immuable, et par là plus puissante en ses conséquences finales, que les organismes vivants pris dans leur totalité. À mesure qu’on étudie les phénomènes chimiques de la biosphère on se convainc de plus en plus qu’il n’existe pas de cas où ces phénomènes soient indépendants de la vie. Or, l’existence de ce fait peut être établie dans le cours de toute l’histoire géologique. Les couches archéozoïques les plus anciennes fournissent des indices indirects de l’existence de la vie ; les roches anciennes algonques (jatouliennes), peut-être même archéozoïques (J. Pompeckj, 1927), ont conservé des empreintes directes et des traces visibles d’organismes. Des savants tels que C. Schuchert (1924) ont eu parfaitement raison de rapprocher les roches archéozoïques des roches riches en vie : paléozoïques, mésozoïques et cénozoïques. Les roches archéozoïques correspondent aux parties accessibles de l’écorce terrestre les plus anciennes que nous connaissions, Ces roches contiennent des témoins d’une vie qui remonte à la plus haute antiquité (d’au moins 1,5 × 109 années). L’énergie du Soleil n’a pu par conséquent subir depuis de modification sensible et ces déductions sont confirmées par des conjectures astronomiques très vraisemblables (H. Shapley, 1925).


20. — En outre, il est évident que, si la vie venait à disparaître, les grands processus chimiques infailliblement liés avec elle disparaîtraient aussi, sinon dans toute l’écorce terrestre, du moins à sa surface, la face de la Terre, la biosphère. Tous les minéraux des parties supérieures de l’écorce terrestre, les acides alumo-siliciques libres (argiles), les carbonates (calcaires et dolomies), les hydrates d’oxyde de fer et d’aluminium (limonites et bauxites) et des centaines d’autres minéraux y sont perpétuellement créés sous l’influence de la vie. Si la vie disparaissait, les éléments de ces minéraux formeraient immédiatement de nouveaux groupements chimiques répondant aux nouvelles conditions, tandis que tous leurs minéraux habituels disparaîtraient de manière irrévocable. Après l’extinction de la vie, il n’existerait pas de force sur l’écorce terrestre capable de donner perpétuellement naissance à de nouveaux composés chimiques.

Un équilibre chimique stable, un calme chimique, s’y établirait irrévocablement, troublé seulement de temps en temps et en certains points seuls par l’apport de matière des profondeurs terrestres, émanations gazeuses, sources thermales ou éruptions volcaniques. Mais ces matières nouvellement apportées auraient plus ou moins vite revêtu les formes stables des systèmes moléculaires propres aux conditions de l’écorce terrestre dénuée de vie, et ne subiraient désormais plus de changements.

Bien que le nombre des points servant d’issue à la matière qui jaillit des profondeurs de l’écorce terrestre puisse être évalué à des milliers, dispersés sur toute la surface de la planète, ils se perdent dans son immensité ; se répétant de temps en temps ces processus, comme par exemple les éruptions volcaniques, demeurent quand même imperceptibles dans l’infinité des temps terrestres.

Lors de la disparition de la vie, seuls des changements lents insensibles, ayant trait à la tectonique terrestre se développeraient à la surface terrestre. Ces changements se manifesteraient, non dans le cycle de nos années et de nos siècles, mais dans celui des années et des siècles géologiques. Ils ne deviendraient perceptibles, comme les changements radioactifs des systèmes atomiques, que dans le cycle des temps cosmiques.

Les forces incessamment actives de la biosphère, chaleur du Soleil et activité chimique de l’eau, changeraient à peine le tableau du phénomène, car, avec l’extinction de la vie l’oxygène libre disparaîtrait aussi et la masse de l’acide carbonique diminuerait extrêmement. Les principaux agents de l’altération superficielle devraient ainsi disparaître, agents, qui, à l’heure actuelle sont sans cesse absorbés par la matière brute de la biosphère et reconstitués en même quantité par la matière vivante. Dans les conditions thermodynamiques de la biosphère, l’eau est un agent chimique puissant, mais cette eau « naturelle », l’eau vadose (§ 89) est riche en centres chimiquement actifs, grâce à l’existence de la vie, surtout des organismes microscopiques. Cette eau est modifiée par l’oxygène et l’acide carbonique qui s’y trouvent dissous. Cependant l’eau dénuée de vie, d’oxygène libre, d’acide carbonique possédant une température et une pression propres à la surface terrestre, dans un milieu gazeux inerte, est un corps chimiquement peu actif et indifférent.

La face de la Terre deviendrait aussi immobile et chimiquement inerte que la face de la Lune, les fragments des corps célestes attirés par l’attraction de la Terre, les météorites riches en métaux, et la poussière cosmique dispersée dans les espaces célestes.


21. — La vie est ainsi un perturbateur puissant, permanent et continu de l’inertie chimique sur la surface de notre planète.

En réalité, non seulement elle crée, par ses couleurs, ses formes, par les associations des organismes végétaux et animaux, par le travail et l’œuvre créatrice de l’humanité civilisée, tout le tableau de la nature ambiante, mais elle pénètre les processus chimiques les plus profonds et les plus grandioses de l’écorce terrestre.

Il n’est pas de grand équilibre chimique sur l’écorce terrestre où l’influence de la vie ne se manifeste, marquant toute la chimie de son sceau ineffaçable.

Ainsi la vie n’est pas un phénomène extérieur ou accidentel à la surface terrestre. Elle est liée d’un lien étroit à la structure de l’écorce terrestre, fait partie de son mécanisme et y remplit des fonctions de première importance, nécessaires à l’existence même de ce mécanisme.


22. — Toute la vie, toute la matière vivante peut être envisagée comme un ensemble indivisible dans le mécanisme de la biosphère. Mais c’est une partie seule de la vie, la végétation verte, porteuse de la chlorophylle qui utilise immédiatement le rayon lumineux du Soleil, et produit au moyen de la photosynthèse, et par l’intermédiaire de ce rayon, des composés chimiques instables en dehors de l’organisme ou après sa mort dans le champ thermodynamique de la biosphère.

Tout le monde vivant est lié par un lien immédiat et indissoluble à cette partie verte. La matière des animaux et des plantes sans chlorophylle est une élaboration ultérieure de ses composés chimiques. Il se peut que les bactéries autotrophes seules ne soient pas un appendice de la végétation verte, mais ces bactéries sont aussi d’une manière ou d’une autre, liées dans leur passé par un lien génétique à la végétation verte (§ 100).

On peut ainsi considérer toute cette partie de la Nature vivante comme le développement ultérieur du même processus de transformation de l’énergie solaire lumineuse en force planétaire active. Les animaux et les champignons accumulent les corps riches en azote, corps qui deviennent des agents de modification encore plus puissants, des centres d’énergie chimique libre, lorsque après la mort et la destruction des organismes ou bien en se dégageant de ceux-ci, ils quittent le champ thermodynamique où ils furent stables et pénètrent dans la biosphère, dans un autre champ thermodynamique, où ils se décomposent en dégageant de l’énergie.

On peut ainsi considérer soit la matière vivante en entier, soit la totalité des organismes vivants sans exception (§ 160), comme le domaine unique et particulier de l’accumulation de l’énergie chimique libre, de la transformation dans la biosphère des radiations lumineuses du Soleil en cette énergie.


23. — L’étude de la morphologie et de l’écologie des organismes verts a démontré de longue date que l’organisme vert tout entier, par ses associations comme par son mouvement, était en premier lieu adapté à l’exécution de sa fonction cosmique — l’accaparement du rayon solaire et sa transformation. D’autre part, un naturaliste distingué qui a creusé ce problème, le botaniste autrichien J. Wiesner, a depuis longtemps remarqué que la lumière, plus encore que la chaleur, exerçait une action puissante sur la forme des plantes vertes : « On dirait que la lumière pétrit leurs formes comme une matière plastique ».

Une généralisation empirique de première importance surgit ici à deux points de vue divers et opposés, entre lesquels il est actuellement impossible de choisir. D’une part on cherche à expliquer le phénomène par des causes intérieures, propres à l’organisme vivant autonome, qui s’adapte de façon à accaparer toute l’énergie lumineuse du rayon solaire, d’autre part, cette explication est cherchée en dehors de l’organisme, dans le rayon solaire, qui, en éclairant l’organisme vert, l’élabore tel une masse inerte.

Il serait probablement juste de chercher la solution du problème dans les deux phénomènes ; l’avenir en décidera. Pour le moment on doit surtout tenir compte de l’observation empirique elle-même, qui offre une bien plus grande importance que les représentations ci-dessus.

L’observation empirique nous démontre l’existence d’un lien indissoluble entre le rayonnement lumineux du Soleil qui éclaire la biosphère et le monde des êtres verts organisés vivants qui habitent celle-ci. Il existe toujours des conditions assurant au rayon lumineux la rencontre sur son chemin de la plante verte, ce transformateur de l’énergie apportée par lui.

On peut affirmer que normalement chaque rayon de Soleil déterminera une semblable transformation de l’énergie, transformation qui peut être envisagée comme une propriété de la matière vivante, comme sa fonction dans la biosphère.

Dans tous les cas où une transformation de cet ordre ne s’effectue pas et où la plante verte ne peut remplir la fonction qui lui est propre dans le mécanisme de l’écorce terrestre, il faut chercher une explication à cet état anormal du phénomène.

La conséquence essentielle tirée de l’observation est l’automatisme extrême du processus. Le rétablissement de son ordre troublé s’effectue sans participation d’autres agents que le rayon lumineux du soleil et la plante verte, adaptée à ce rôle par une structure et une forme de vie déterminées. Ce rétablissement de l’équilibre ne pourrait se produire qu’en cas de supériorité des forces contraires. Il se trouve en rapport avec le temps.


24. — L’observation de la nature ambiante nous donne à chaque pas des indices de l’existence de ce mécanisme dans la biosphère. La réflexion nous fait comprendre sa grandeur et sa portée.

Toute la Terre ferme est recouverte de végétation verte. Les places dénudées y font exception et se perdent dans l’ensemble. La Terre ferme doit paraître verte, perçue des espaces cosmiques.

L’appareil vert qui capte et transforme le rayon se répand sur toute la surface de la Terre ferme et de l’Océan de manière aussi continue que le courant de lumière solaire qui tombe sur la Terre.

La matière vivante, l’ensemble des organismes, se répand sur toute la surface terrestre de manière analogue à celle des gaz et produit une pression déterminée dans le milieu ambiant ; elle évite les obstacles qui se trouvent sur le chemin de son mouvement ascendant ou s’en rend maîtresse, et les recouvre.

Avec le temps, la matière vivante revêt d’une enveloppe continue tout le globe terrestre et ne disparaît qu’à certains moments seuls, lorsque une force extérieure brise ou arrête dans son cours son mouvement, son étreinte.

Son ubiquité immuable se trouve en rapport avec le rayonnement solaire qui éclaire continuellement la face de la Terre et auquel le monde vert vivant qui nous environne doit son existence.

Ce mouvement est causé par la multiplication des organismes, savoir, par l’accroissement automatique du nombre de leurs individus. Il s’effectue d’habitude sans jamais s’interrompre, avec une intensité déterminée analogue à celle du rayon solaire tombant sur la face de la Terre.

Il est certain que, malgré l’extrême mutabilité de la vie, les phénomènes de sa reproduction, multiplication et croissance des organismes et de leurs ensembles (matières vivantes), c’est-à-dire le travail vital de la transformation de l’énergie solaire en énergie chimique terrestre, sont soumis à des lois mathématiques immuables. Tout y est calculé et approprié selon la précision et l’adaptation mécanique, la mesure et l’harmonie qui distinguent les mouvements des corps célestes et que nous commençons à percevoir dans les systèmes des atomes de la matière et des atomes de l’énergie.


25.Multiplication des organismes et l’énergie géochimique de la matière vivante. — La diffusion de la matière vivante verte provoquée par sa multiplication dans la biosphère est une manifestation des plus caractéristiques et des plus importantes du mécanisme de l’écorce terrestre. Cette diffusion est une propriété commune à toutes les matières vivantes avec ou sans chlorophylle : c’est la manifestation la plus caractéristique et la plus importante de la vie dans la biosphère, le signe essentiel par lequel on distingue la vie de la mort, c’est une forme de l’englobement de tout l’espace de la biosphère par l’énergie de la vie. Cette diffusion provoquée par la multiplication, se manifeste dans la nature ambiante par l’ubiquité de la vie, son accaparement de tout espace libre, si elle ne rencontre sur son chemin aucun obstacle insurmontable qui y mette un frein. Le domaine de la vie, c’est toute la surface de la planète. S’il advenait qu’une partie fut dénuée de vie, elle finirait par être accaparée plus ou moins rapidement par des êtres vivants. Les temps géologiques, considérés à l’échelle de l’histoire de la planète, ne représentent qu’un moment bien court dans lequel des organismes se développent néanmoins, adaptés à des conditions qui leur eussent jadis été funestes ; les limites de la vie semblent ainsi s’étendre avec les temps géologiques (§ 119, 122) ; en tous cas, la vie s’empare ou tend à s’emparer pendant l’histoire géologique de tout l’espace qu’elle peut utiliser.

Cette tendance de la vie lui est manifestement inhérente et n’est pas l’indice d’une force étrangère, comme l’est pas exemple la diffusion d’un tas de sable ou d’un glacier, par suite de la gravitation.

La diffusion de la vie, c’est un mouvement qui se manifeste par l’ubiquité de la vie, c’est la manifestation de son énergie interne, du travail chimique qu’elle effectue. Cette diffusion est analogue à la diffusion du gaz, qui n’est pas provoqué par la gravitation mais par sa propre énergie, par les mouvements séparés des particules dont l’ensemble constitue le gaz. La diffusion de la matière vivante à la surface de la planète est aussi la manifestation de son énergie : c’est un mouvement inévitable, déterminé par les nouveaux organismes provenant de la multiplication, qui occupent des places nouvelles dans la biosphère. Cette diffusion est, en premier lieu, la manifestation de l’énergie autonome de la vie dans la biosphère, énergie qui se fait connaître par le travail que la vie effectue, transportant les éléments chimiques et créant de nouveaux corps de ces éléments. Nous appellerons cette énergie — énergie géochimique de la vie dans la biosphère.


26. — Ce mouvement provenant de la multiplication des organismes vivants, exécuté avec une régularité mathématique inéluctable et surprenante, se produit dans la biosphère de manière ininterrompue et offre par ses résultats le trait le plus caractéristique et le plus essentiel du mécanisme de la biosphère. Il a lieu sur la Terre ferme à la surface terrestre, il pénètre tous les bassins, l’hydrosphère y compris, on l’observe à chaque pas dans la troposphère ; il s’infiltre sous forme de parasites dans l’intérieur même des matières vivantes. Il se produit sans intervalle, sans ralentissement, d’une façon immuable et infaillible pendant des myriades d’années, accomplissant pendant tout ce temps un énorme travail géochimique, et présentant une forme de la pénétration de l’énergie du rayon solaire dans notre planète et de la distribution de cette énergie à la surface terrestre.

Il accomplit ainsi non seulement le travail du transport des corps matériels, mais celui de la transmission de l’énergie. De ce fait, le transport des corps matériels par la multiplication devient un processus sui generis.

Ce n’est pas un déplacement mécanique ordinaire des corps à la surface terrestre, corps indépendants, non reliés au milieu dans lequel ils se meuvent. Ce milieu suscite par sa résistance un frottement analogue à celui provoqué par le mouvement des corps provenant de l’attraction. Mais le lien de ce mouvement avec le milieu est plus profond encore : il ne peut se produire que par suite de l’échange gazeux qui s’opère entre les corps mobiles et le milieu dans lequel il a lieu. Il est d’autant plus rapide que l’échange gazeux est plus intense : il s’arrête lorsque l’échange gazeux ne peut plus se produire. L’échange gazeux est la respiration des organismes ; cette respiration, nous le verrons, transforme profondément la multiplication, et la dirige. Le mouvement de la multiplication présente ainsi une grande importance géochimique, et constitue une partie du mécanisme de la biosphère ; il est en même temps un reflet du rayon solaire. Par ailleurs la respiration elle-même, l’échange gazeux entre la vie et le milieu ambiant, est la manifestation de l’énergie de ce même rayon.


27. — Bien que ce mouvement se produise autour de nous de façon continue, nous ne le remarquons pas, car notre regard n’en saisit que l’impression générale : beauté et diversité des formes, couleurs, mouvements et corrélations que la nature vivante nous offre. Nous voyons seulement les champs et les forêts, avec leur vie végétale et animale, les bassins et les mers débordant de vie, le sol imprégné de cette vie, mais faisant l’effet d’un corps dénué de vie. Nous voyons le résultat statique de l’équilibre dynamique de ces mouvements, mais il est rare que nous puissions les observer par eux-mêmes.

Arrêtons-nous sur quelques exemples qui rendent manifeste ce mouvement, principe créateur de la nature vivante, mouvement invisible, mais jouant un rôle essentiel et particulier dans la nature.

Nous observons de temps en temps sur des espaces comparativement restreints une disparition de la vie végétale supérieure. Un incendie de forêts, des embrasements de steppes, des champs remués, labourés, délaissés ; des îles nouvellement formées, des courants de lave consolidée, des terrains recouverts de cendre volcanique, d’autres terrains dégagés de glaciers ou de bassins aqueux, de nouveaux sols formés sur des rochers arides par les lichens et les mousses : tous ces phénomènes et d’autres formes de manifestations infinies de la vie sur notre planète créent pour un certain temps des taches qui marquent l’absence d’herbes et d’arbres sur l’enveloppe verte de la terre ferme. Mais ces taches ne restent pas longtemps. La vie recouvre rapidement ses droits, les herbes vertes et, au bout d’un certain temps, les végétations d’arbres rentrent en possession des places perdues ou en occupent de nouvelles. Cette végétation pénètre en partie du dehors avec les semences apportées par les organismes mobiles ou plus souvent encore par le vent ; d’autre part cette végétation est due aux fonds des semences qui gisent partout dans le sol à l’état latent en conservant parfois cette forme durant des siècles entiers.

Mais cette pénétration des semences du dehors, bien qu’étant condition nécessaire du développement de la végétation, n’est pas la cause déterminante. Ce développement s’effectue par multiplication des organismes, et dépend de l’énergie géochimique manifestée par cette multiplication ; le processus dure des années jusqu’au rétablissement de l’équilibre troublé. Il se trouve, nous le verrons, en rapport avec la vitesse de transmission de la vie dans la biosphère, de la transmission de l’énergie géochimique de ces matières vivantes, des espèces supérieures de plantes vertes.

Dans ce dernier cas, l’observateur attentif du repeuplement des espaces dénudés peut saisir ce mouvement d’effusion de la vie, et sentir réellement sa pression ; il peut, en concentrant sa pensée, contempler sur notre planète le mouvement de l’énergie solaire, transformée en énergie chimique terrestre.

Il perçoit aussi ce mouvement dans les cas où il doit défendre contre une invasion étrangère les champs et les espaces vides, qu’il entend utiliser, lorsqu’il s’efforce de surmonter la pression de la vie.

Il voit ce mouvement lorsqu’il examine d’un regard attentif la nature ambiante, la lutte pour l’existence sourde, silencieuse, inexorable menée autour de lui par les plantes vertes. Il perçoit ce mouvement et a éprouvé la sensation réelle de l’ébranlement de la forêt sur la steppe, ou du mouvement ascendant de la masse de lichens de la toundra qui étouffe la forêt.


28. — Les arthropodes, les acariens, les araignées constituent la masse principale de la matière animale vivante de la Terre ferme. Dans les régions tropicales et subtropicales ce sont les orthoptères, fourmis, termites, qui jouent le rôle dominant. Leur multiplication se produit de façon particulière. Bien que l’énergie géochimique qui leur est propre (§ 37) appartienne à l’ordre de celle des plantes vertes supérieures, elle est pourtant quelque peu moindre.

Dans les états des termites, c’est un organisme unique entre des dizaines de milles, parfois des centaines de milles d’individus neutres, doué de la faculté de reproduction immédiate qui donne des descendants : nous voulons parler de la reine-mère. Elle pond des œufs toute sa vie de manière ininterrompue, parfois dix années de suite et davantage. Le nombre des œufs qu’elle peut pondre, des individus nouveaux qu’elle peut produire, s’élève à des billions. Elle en donne des centaines de milliers par an. On cite des cas où elle pond 60 œufs par minute, soit 86 400 en 24 heures, avec la même régularité qu’une pendule marquant les secondes, à raison de 86 400 en 24 heures.

La multiplication se produit par essaims. Une partie de la génération, avec la nouvelle reine-mère, s’envole et occupe un nouvel espace en dehors de l’aire nécessaire à l’existence du premier état primordial. L’instinct fonctionne partout avec une exactitude mathématique, tant dans la conservation des œufs, instantanément emportés par les termites-ouvriers, que dans l’envol des essaims, ou dans le remplacement, en cas d’accidents inattendus, de l’ancienne reine-mère par une mère nouvelle. Le nombre s’y manifeste partout avec la même précision merveilleuse. Tout y est soumis à la mesure, à des lois numériques déterminées : moyenne des œufs, moyenne annuelle des essaims, moyenne des individus qu’ils contiennent, moyenne de la population des états, dimensions et poids des organismes ; l’intensité moyenne de la multiplication, et transport de l’énergie géochimique des termites à la surface terrestre, provoqué par cette multiplication : ce sont là toujours autant de constantes numériques.

On peut exprimer en nombre moyen exact l’intensité du mouvement des termites à la surface de la Terre provenant de leur multiplication, si l’on connaît le nombre annuel des essaims, le nombre moyen des individus qui les composent, leurs dimensions, le nombre moyen des œufs pondus annuellement par la reine ; on peut représenter par un nombre déterminé l’action produite par ce mouvement dans le milieu ambiant, et sa pression.

Cette pression est très élevée. Les hommes voisins de l’habitat des termites le savent par le travail qu’ils sont obligés de faire pour protéger les produits nécessaires à leur subsistance, et à leur alimentation.

Si les termites n’avaient pas rencontré d’obstacle dans le milieu extérieur, surtout dans la vie ambiante étrangère, ils auraient pu en peu d’années envahir et recouvrir toute la surface de la biosphère : 5,10065 × 108 kilomètres carrés.


29. — Les bactéries occupent parmi les organismes une place particulière. Ce sont des êtres organisés, de dimensions les plus minimes que nous connaissions : leurs dimensions linéaires n’atteignent que 10−4 et même 10−5 centimètres. En même temps ce sont des organismes qui possèdent la plus grande force de multiplication. Ils se multiplient par scission. Chaque cellule se double à maintes reprises dans l’espace de 24 heures. La bactérie qui possède la plus grande intensité de multiplication produit quotidiennement ce travail 63 à 64 fois, en moyenne toutes les 22-23 minutes, avec la même régularité que la femelle des termites qui pond les œufs, ou la planète qui tourne autour du Soleil.

Les bactéries habitent un milieu liquide ou semi-liquide. C’est dans l’hydrosphère qu’on observe leurs masses principales ; il en est de grandes quantités se trouvant dans le sol, qui pénètrent d’autres organismes.

Si elles ne rencontraient pas d’obstacles dans le milieu extérieur, elles auraient pu créer avec une vitesse inconcevable des quantités infinies de composés chimiques des plus compliqués, réceptacles d’une énergie chimique immense.

L’immense vitesse de multiplication correspond à une très grande énergie. Cette reproduction est si prodigieuse que les bactéries pourraient en 36 heures et moins, recouvrir de leur corps sous forme d’une mince couche toute la surface du globe terrestre ; travail dont les herbes vertes ou les insectes ne pourraient venir à bout qu’en plusieurs années, ou en des centaines de jours dans des cas particuliers.

Il existe dans le milieu marin des bactéries de forme presque sphérique, dont le volume atteint d’après M. Fischer un micron cube, soit 10−12 centimètres cubes. Un centimètre cube peut contenir 1012 individus qui en tenant compte de l’intensité de leur multiplication, environ 63 scissions de chaque cellule en 24 heures, pourraient combler un centimètre cube en 11 à 13 heures, si une bactérie de cette espèce y pénétrait.

En fait, les bactéries ne se rencontrent pas isolées, elles forment toujours une population et, dans des conditions favorables, comblent encore plus rapidement un centimètre cube.

Le processus du dédoublement se produit effectivement avec cette vitesse lorsque les conditions sont propices ; en premier lieu, si la température du milieu le permet. La vitesse de l’ordre de succession des générations ralentit avec la baisse de la température, et ce changement peut s’exprimer par une formule numérique précise. La bactérie respire tout le temps c’est-à-dire qu’elle se trouve en un rapport étroit avec les gaz dissous dans l’eau. Il est clair que le nombre de bactéries en un centimètre cube ne peut atteindre le nombre des molécules gazeuses occupant le même volume, soit 2,706 × 1019 (nombre de Loschmidt). Un centimètre cube d’eau contiendra un nombre bien moindre de molécules gazeuses. Le nombre des bactéries en un centimètre cube ne pourra dépasser celui des molécules gazeuses avec lesquelles ces bactéries sont génétiquement liées. On constate ici une limite à la multiplication des êtres organisés, posée par les phénomènes de la respiration, et par les propriétés de l’état gazeux de la matière.


30. — L’exemple des bactéries nous permet d’exprimer le mouvement observé dans la biosphère et provenant de la multiplication sous une autre forme que nous ne l’avons fait jusqu’ici.

Représentons-nous la période de l’histoire de la Terre dont l’existence, simple conjecture est admise sans preuve par les géologues ; période où l’océan recouvrait, non les trois quarts de la surface terrestre, mais la planète tout entière. E. Suess fait remonter cette « mer universelle », « panthalasse », à l’ère archéozoïque. Des bactéries la peuplaient alors indubitablement. Leurs restes visibles sont constatés dans les couches paléozoïques les plus anciennes. Le caractère des minéraux appartenant aux couches archéozoïques et surtout celui de leurs associations établissent avec semblable certitude l’existence des bactéries dans tout l’archéozoïque, dans les couches de la planète les plus anciennes, accessibles à l’investigation géologique. Si la température de cette mer universelle avait été favorable à leur vie et s’il n’avait pas existé d’obstacles à leur multiplication, la bactérie sphérique d’un volume de 10−12 centimètres cubes aurait formé une pellicule ininterrompue de 5,10065.108 kilomètres carrés en 1,47 fois 24 heures, soit en moins de 36 heures.

Des pellicules de bactéries formées par multiplication, de dimension moindre, mais occupant de grandes surfaces, sont continuellement observées dans la biosphère. Vers 1890, le professeur M. A. Égounoff s’est efforcé de prouver l’existence d’une pellicule mince, mais immense de bactéries sulfureuses, de surface égale à celle de la mer Noire 411 540 kilomètres carrés, à la limite de la surface de l’oxygène libre, et à la profondeur d’environ 200 mètres. Les recherches du professeur B. L. Issatchenko, de l’expédition de N. M. Knipovitch (1926), ne confirment pas ces indications. On observe le phénomène à une échelle moindre, mais sous une forme pourtant très nette, dans les équilibres dynamiques de la vie, par exemple à la limite de l’eau douce et salée dans le lac Mertvoje (lac “mort”), dans l’île de Kildine, toujours recouverte d’une couche ininterrompue de bactéries pourpoureuses (C. Derjuguine, 1926).

D’autres organismes microscopiques plus gros, les organismes du plancton, offrent l’exemple constant d’un pareil phénomène ; parfois, la pellicule que complètent ces organismes du plancton océanique, recouvre des milliers de kilomètres carrés. Ces pellicules se forment rapidement.

On peut toujours représenter l’énergie géochimique de ces processus, d’une même manière : en l’exprimant sous forme de vitesse de transmission de cette énergie à la surface terrestre, vitesse v, proportionnelle à l’intensité de la multiplication de l’espèce, dans notre cas, des bactéries de M. Fischer.

Dans sa manifestation maximum, et si l’organisme peuplait toute la surface de la terre (5,10065.108 kilomètres carrés), cette énergie parcourra dans un temps déterminé, différent pour chaque espèce, une même distance maximum, qui correspond à l’équateur terrestre, 4,0075721.107 mètres.

La bactérie de Fischer, d’un volume de 10−12 centimètres cubes développera, en formant la pellicule dans l’océan panthalassique de E. Suess une énergie dont la transmission selon le diamètre terrestre aura une vitesse avoisinant 33 000 centimètres seconde.

La vitesse v, égale à 33 100 centimètres-seconde, peut être considérée comme la vitesse de transmission de la vie, de l’énergie géochimique autour du globe terrestre : elle est égale à la vitesse moyenne du mouvement de rotation autour de ce globe d’une bactérie par suite de sa multiplication. En 1,45 journées de 24 heures, cette bactérie pourrait faire, par suite de sa multiplication, le « tour » complet du Globe terrestre en traversant la mer hypothétique universelle.

La vitesse de la transmission de la vie sur la distance maximum qui lui est accessible sera la constante caractéristique de chaque matière vivante homogène, constante dont nous nous servirons pour exprimer l’énergie géochimique de la vie.


31. — Cette grandeur toujours spécifique pour chaque espèce ou race, exprime d’une part le caractère du mécanisme de la multiplication, d’autre part les limites posées à la multiplication par les dimensions et les propriétés de la planète.

La vitesse de transmission de la vie n’est pas une simple expression des propriétés des organismes autonomes ou de leurs ensembles, les matières vivantes : elle exprime leur multiplication dans les cadres de la biosphère, comme phénomène planétaire. Les éléments de la planète, la grandeur de sa surface et de son équateur y entrent comme une partie intégrante. Il existe ici une analogie avec quelques autres propriétés de l’organisme par exemple avec son poids. Le poids de l’organisme sur la Terre et le poids du même organisme transporté sur une autre planète ne seraient pas les mêmes, bien qu’ils n’aient subi aucun changement. De même, les vitesses de transmission de la vie sur la Terre ou sur Jupiter, dont la surface et le diamètre ne sont pas identiques à ceux de la Terre, seraient différentes, même si l’organisme était demeuré sans modifications.

Ce caractère terrestre, spécifique de la transmission de la vie, est déterminé par les limites que les propriétés et le caractère de la Terre comme planète, de la biosphère comme phénomène cosmique, posent à la manifestation du mécanisme de la multiplication.


32. — Le domaine des phénomènes de la multiplication n’a pas assez attiré l’attention des biologistes. Mais en fait, de façon presque imperceptible pour les naturalistes eux-mêmes, quelques généralisations empiriques s’y sont introduites, qui, par la force de l’habitude, ont fini par paraître claires.

Il faut noter parmi ces dernières, les généralisations suivantes : la multiplication de tous les organismes s’exprime en progressions géométriques. On peut l’exprimer par une formule unique : par exemple par 2nΔ = Nn, où n est le nombre de fois 24 heures à partir du commencement de la multiplication, Δ la raison de la progression, qui pour les organismes unicellulaires se multipliant par scission, est le nombre des générations issues en 24 heures. Nn est le nombre des individus qui se forment par la multiplication en n journées (de 24 heures).

Δ sera caractéristique de chaque matière vivante. Cette formule est sans limites et sans restrictions, pour n, pour Δ, et pour Nn.

De même que la progression, ce processus est considéré comme infini.

Cette infinité potentielle propre à la manifestation de la multiplication de l’organisme s’exprime par la soumission de cette manifestation dans la biosphère, autrement dit de l’effusion de la matière vivante à la surface terrestre, à la règle de l’inertie. On peut considérer comme empiriquement prouvé que le processus de la multiplication n’est entravé dans son cours que par des forces externes ; il s’affaiblit à une température basse, prend fin ou s’affaiblit faute de nourriture ou de gaz nécessaires à la respiration, faute de place pour l’habitation des nouveau-nés. Dès 1858, C. Darwin et A. Wallace avaient exprimé cette idée sous une forme déjà familière aux naturalistes anciens : C. Linné, Buffon, A. Humboldt, C. Ehrenberg, C. de Baer, qui avaient approfondi ces problèmes. Chaque organisme peut, dans un temps différent, mais déterminé pour chacun d’eux, couvrir par voie de multiplication, s’il n’en est empêché par quelque obstacle extérieur, tout le globe terrestre, créer une postérité d’un volume égal à celui de la masse de l’Océan ou de l’écorce terrestre, voire de la planète elle-même.

Le temps nécessaire à la réalisation de cet effet qui diffère selon les organismes, se trouve en rapport étroit avec leurs dimensions. Les petits organismes, autrement dit plus légers, se multiplient beaucoup plus vite que les organismes gros (c’est-à-dire les organismes d’un plus grand poids).


33. — Ces trois principes empiriques expriment les phénomènes de multiplication des organismes sous une forme irréelle, dans les cadres du temps et de l’espace infinis et abstraits.

Mais la vie est en réalité, sous sa forme accessible pour nous, un phénomène purement terrestre, planétaire, inséparable de la biosphère, créée et adaptée en vue de ses seules conditions.

Transporté dans le temps et l’espace abstrait des mathématiques, la vie devient une fiction, une création de notre esprit, qui ne coïncide pas avec le phénomène réel.

Pour s’en faire une idée exacte et scientifique il faut apporter des corrections aux notions abstraites de temps et d’espace qui ont trait à ces trois représentations. Ces corrections sont susceptibles, comme l’indique le cas présent, de modifier radicalement les déductions établies sans tenir compte des propriétés terrestres du temps et de l’espace.


34. — Les organismes occupent un espace limité, et unique pour tous. Ils habitent un espace d’une structure déterminée, un milieu gazeux ou un liquide pénétré de gaz. Il y aura des limites différentes pour chaque organisme, selon le caractère de son processus de multiplication.

Une suite nécessaire de ce principe, c’est la limitation de toutes les grandeurs qui déterminent les phénomènes de multiplication des organismes dans la biosphère. Il doit exister des nombres maxima d’individus pouvant être créés par différentes matières vivantes. Ces nombres Nmax doivent être finaux et caractéristiques pour chaque espèce ou race. Les vitesses de transmission de la vie doivent être renfermées dans des limites exactes et déterminées, jamais incapables d’être dépassées. Enfin, les grandeurs Δ des progressions géométriques de la multiplication ont aussi des limites déterminées.

Ces limites sont réglées par deux manifestations de la planète : 1o par ses dimensions ; 2o par la constitution physique du milieu terrestre, liquide ou gazeux, dans lequel la vie se déroule, en premier lieu par les propriétés des gaz et l’échange entre leurs molécules et les organismes.


35. — Arrêtons-nous sur la limitation imposée par les dimensions de la planète.

Nous observons à chaque pas l’influence de ces dimensions. Les surfaces des petits bassins sont très souvent recouvertes de manière ininterrompue par une végétation verte flottante. À nos latitudes, ce sont très souvent les lentilles d’eau vertes, différentes espèces de Lemna. La surface de l’eau devient souvent une couche verte continue sans aucune lacune. Les petites plantes sont étroitement rapprochées l’une de l’autre, leurs lamelles vertes se touchent ; le processus de la multiplication fonctionne, mais un obstacle extérieur l’entrave — tout d’abord le manque de place. Le phénomène ne se manifeste que lorsque, par suite de diverses causes extérieures, destruction des lentilles d’eau ou leur déplacement, les places vides se produisent sur la surface aqueuse. Ces places sont instantanément comblées par multiplication. Il est évident que le nombre des individus de lentilles d’eau, qui peuvent tenir sur la surface donnée, est déterminé et dépend de leur dimension et de leur condition d’existence. Ce nombre une fois atteint, le processus de multiplication s’arrête : il est entravé par des obstacles extérieurs insurmontables. Dans chaque étang s’établit un équilibre dynamique particulier, analogue à celui observé pendant l’évaporation de l’eau à sa surface. La tension de la vapeur d’eau et la pression de la vie sont mécaniquement analogues.

Un autre exemple universellement connu comme tableau de la nature, c’est la vie de l’algue verte, qui possède une énergie géochimique bien supérieure à celle de la lentille d’eau. Elle recouvre complètement, dans des conditions favorables, les troncs d’arbres sans aucune lacune (§ 50). Elle ne peut aller plus loin faute de place ; son processus de multiplication est arrêté dans son cours ; il recommence à fonctionner, dès que se présente la moindre possibilité de trouver des places libres pour loger de nouveaux individus du Protococcus. Le nombre des individus de cette algue qui peuvent tenir sur la surface d’un arbre est rigoureusement déterminé et ne peut être dépassé.


36. — On peut étendre intégralement ces considérations à toute la nature vivante et au domaine accessible à son peuplement, la surface de notre planète.

La manifestation maxima de la force de multiplication de la matière vivante, est déterminée par les dimensions de la planète, et par le nombre des individus qui peuvent tenir sur une surface égale à 5,10065.1018 centimètres carrés. Ce nombre est fonction de la densité de population qui ne peut être dépassée.

Cette densité est très variable : pour les lentilles d’eau ou le protococcus unicellulaire, elle n’est déterminée que par leurs dimensions ; d’autres organismes demandent une bien plus grande surface (ou volume) pour leur vie. L’éléphant exige aux Indes jusqu’à 30 kilomètres carrés ; la brebis dans les pâturages des montagnes d’Écosse environ 105 mètres carrés ; une ruche d’abeilles moyenne, un minimum de 10-15 kilomètres carrés (soit un minimum de 200 mètres carrés, par abeille) de forêt à feuilles de l’Ukraine ; 3 000 à 15 000 individus de plancton se développent normalement dans un litre d’eau de mer ; 25 à 30 centimètres carrés suffisent aux graminées ordinaires, quelques mètres carrés, parfois des dizaines aux individus de notre forêt ordinaire.

Il est évident que la vitesse de transmission de la vie dépend de la densité possible des ensembles d’individus, qui peuvent se développer normalement, c’est-à-dire d’une densité normale de la matière vivante.

Nous ne nous arrêterons pas ici sur cette constante importante de la vie dans la biosphère[4], constante encore peu étudiée. Il est évident que la densité maxima d’une couche continue d’organismes (type de lentilles d’eau ou de protococcus) ou d’un centimètre cube complètement rempli de plus petites bactéries (§ 29) correspond au nombre maximum d’individus pouvant exister dans la biosphère.

On peut étendre cette déduction à tous les organismes, en admettant pour eux semblable densité de la population. Dans ce cas, la densité de la population doit être égale au carré de la dimension moyenne maximum de l’individu, c’est-à-dire au carré de sa longueur moyenne ou de sa largeur moyenne (coefficient κ).


37. — La limitation de la multiplication par les dimensions de la planète, de l’arrêt inévitable du processus, lui prête, abstraction faite de l’influence plus profonde exercée par le milieu des plantes vertes (comme on le verra dans la suite), des traits particuliers et importants.

En premier lieu, il existe évidemment un parcours maximum, déterminé, égal pour tous les organismes, sur lequel la transmission de la vie peut s’effectuer. Ce parcours est égal à la longueur de l’équateur, soit 40 075 721 mètres. Ensuite, il existe pour chaque espèce ou race une quantité maxima d’individus, qui ne peut jamais être dépassée. Pour que ce nombre soit atteint, la race donnée devrait peupler toute la surface terrestre avec une densité maxima. Ce nombre que nous désignerons dans la suite par Nmx et que nous appellerons nombre stationnaire de la matière vivante homogène, est de grande importance pour l’évaluation de l’influence géochimique de la vie. Il répond à la manifestation maximum possible de l’énergie de la matière vivante homogène, donnée dans la biosphère, de son travail géochimique maximum ; la vitesse de son obtention (différente pour chaque organisme), n’est autre que la vitesse v, celle de la transmission de la vie.

Cette vitesse v est reliée au nombre stationnaire par la formule ci-dessous :

v = 13 963,3 × Δ/lg Nmx.

Il est évident que si la vitesse de transmission de la vie restait constante, Δ, qui caractérise l’intensité de la multiplication (§ 32) devrait diminuer ; la multiplication des organismes dans le volume et l’espace donnés devraient s’effectuer avec une lenteur croissante à mesure que le nombre des individus nouvellement nés augmenterait et se rapprocherait du nombre stationnaire.


38. — Nous voyons que ce phénomène dans la nature ambiante a depuis longtemps été remarqué par les naturalistes anciens et nettement énoncé voilà 40 ans par K. Semper (1888), observateur exact de la nature vivante. Semper a noté que dans les conditions favorables à la vie, la multiplication des organismes diminuait dans les petits bassins, à mesure que le nombre des individus augmentait. Le nombre stationnaire n’y est pas atteint, ou à mesure qu’on en approche par le nombre des individus créés, le processus devient plus lent. Il existe quelque cause, peut-être non extérieure, qui règle le processus. Les expériences de R. Pearl et de ses collaborateurs sur la mouche Drosophila et sur les poules (1911-1922) confirment cette généralisation de Semper pour d’autres milieux.


39. — La vitesse de transmission de la vie peut donner une idée nette de l’énergie géochimique vitale de divers organismes. Elle oscille dans de larges limites et se trouve en rapport étroit avec les dimensions de l’organisme. Pour les plus petits organismes, les bactéries, elle est, nous l’avons vu, voisine de la vitesse du son dans l’air, soit 33 100 centimètres par seconde. Pour les gros mammifères, elle est égale à des fractions de centimètre : pour l’éléphant indien par exemple, v = 0,09 centimètre seconde.

Ce sont là des limites extrêmes. Elles comprennent les vitesses de transmission de la vie de tous les autres organismes. Ces vitesses sont reliées d’un rapport évident avec les dimensions de l’organisme, et dans les cas plus simples (par exemple pour les organismes dont la forme se rapproche d’une sphère), ce rapport des dimensions de l’organisme avec sa vitesse v peut dès maintenant s’exprimer en une formule mathématique. Or, l’existence d’un rapport mathématique déterminé dans tous les cas sans exception, répond à la généralisation empirique ancienne dont il a été question plus haut.


40. — La vitesse de transmission de la vie, donne une idée nette de l’énergie de la vie dans la biosphère, et du travail qu’elle y produit, mais elle ne peut à elle seule déterminer cette énergie. Il faut encore prendre en considération la masse de l’organisme dont l’énergie d’effusion dans la biosphère est exprimée par la vitesse v.

La formule p v2/2 (où p est le poids moyen de l’organisme[5] et v la vitesse de transmission de l’énergie géochimique) donne l’expression de l’énergie géochimique cinétique de la matière vivante. Considérée dans son rapport avec une surface ou un volume déterminé de la biosphère, cette formule est celle du travail chimique qui peut être produit par l’espèce, ou la race d’organismes donnés dans les processus géochimiques, qui se développent sur cette surface ou dans ce volume. Des tentatives pour déterminer ainsi une partie de l’énergie géochimique de la matière vivante, ramenée à une surface déterminée de la biosphère, l’hectare, ont été faites depuis longtemps. Telles sont, par exemple, les évaluations des récoltes, de la quantité des organismes ou de leurs produits utiles à l’homme, tirés d’une surface donnée, ou, en termes plus précis, de la quantité par hectare de matière organique pouvant être créée par la multiplication ou la croissance des organismes.

Bien que ces données soient très incomplètes et n’aient pas été théoriquement élaborées, elles ont déjà abouti à des généralisations empiriques importantes.

Il est certain que la quantité de matière organique créée par hectare est limitée, et qu’elle est liée par un lien étroit à l’énergie solaire radiante que la plante verte s’assimile. L’énergie géochimique ainsi accumulée par la multiplication des organismes par hectare est une énergie solaire transformée.

Il devient évident que, dans les cas de récoltes maxima, la quantité de matière organique tirée de chaque hectare du sol, est de même ordre que celle tirée par hectare de l’Océan. Ces deux nombres sont à peu près de la même grandeur et tendent vers la même limite. L’hectare du sol n’embrasse qu’une mince couche, qui ne dépasse pas quelques mètres, tandis que l’hectare de l’océan comprend une couche d’eau animée de vie, qui peut être mesurée par kilomètres. L’identité de l’énergie vitale créée dans les deux couches démontre que la source en réside à la surface éclairée par les rayons solaires.

Le fait est probablement lié aux propriétés caractéristiques du sol dans lequel, on le verra, s’accumulent des concentrations d’organismes (microbes), possédant une immense énergie géochimique (§ 155). Par suite de cette concentration de l’énergie de la matière vivante, la mince couche du sol peut être comparée par son effet géochimique à la masse épaisse de la mer, où les centres vitaux sont délayés dans la masse inerte de l’eau.


41. — L’énergie géochimique cinétique de l’organisme p v2/2 rapportée à l’hectare, soit à 108 centimètres carrés, peut être exprimée par la formule suivante, où 108/κ est la quantité des organismes par hectare une fois qu’ils ont atteint le nombre stationnaire (§ 37), et κ le coefficient de la densité de la vie (§ 36) :

A1 = p v2/2 . 108/κ = p v2 . Nmx/2 × 5,10065.1018.

Il est très caractéristique que, pour les Protozoaires, cette grandeur paraît une constante. La formule donne pour eux :

A1 = p v2/2 . 108/κ = a × 3,51.1012 C. G. S.,

où le coefficient a est voisin de l’unité[6].

Cette formule montre que l’énergie géochimique cinétique du Protozoaire est déterminée par la vitesse v, qui se rapporte au poids et aux dimensions de l’organisme et à l’intensité de multiplication.

Rapporté à Δ, v peut être exprimé par la formule ci-dessous :

v = 4,66637 . lg 2 . Δ/18,70762 − lg κ.

où les coefficients des constantes spécifiques pour toutes les espèces d’organismes se rattachent aux dimensions de la planète à la longueur de diamètre, et où les évaluations sont C. G. S.[7].

La formule de la vitesse montre que les dimensions de la planète ne peuvent expliquer à elles seules la limite réelle pour v et Δ.

Les plus grandes valeurs connues sont, pour v 33 100 centimètres secondes, et pour Δ environ 63-64.

Peuvent-elles augmenter encore, ce qui, à juger d’après les formules citées, est aussi possible dans le cas de la constance de l’énergie cinétique par hectare, ou existe-t-il dans la biosphère des conditions qui y font obstacle ? Cet obstacle existe, et n’est autre que l’échange gazeux des organismes, inévitable et nécessaire à leur vie et en particulier à leur multiplication.


42. — Il ne peut exister d’organismes sans échange gazeux, sans respiration. Plus la multiplication s’effectue vite, plus la respiration devient intense.

On peut toujours juger de l’intensité de la vie par la puissance de l’échange gazeux.

À l’échelle de la biosphère, on doit envisager non la respiration d’un organisme séparé, mais le résultat général de la respiration ; il convient d’évaluer l’échange gazeux, la respiration, de tous les organismes vivants, comme une partie du mécanisme de la biosphère.

Il existe depuis longtemps dans ce domaine, des généralisations empiriques qui n’ont jusqu’à présent que peu attiré l’attention et dont la pensée scientifique n’a pas suffisamment tenu compte.

La première de ces généralisations indique que les gaz de la biosphère sont identiques à ceux créés par l’échange gazeux des organismes vivants. Ce sont ces gaz seuls qui, en quantité notable existent dans la biosphère : O2, N2, CO2, H2O, H2, CH4, NH3. Le fait ne peut être accidentel.

D’autre part, tout l’oxygène libre de la biosphère n’est créé à la surface terrestre que par suite de l’échange gazeux des plantes vertes. Cet oxygène libre est la source principale de l’énergie chimique libre de la biosphère.

Enfin, la quantité de cet oxygène libre dans la biosphère, égale à 1,5 × 1021 grammes, est un nombre du même ordre que la quantité de matière vivante qui existe, et est liée à elle par un lien indissoluble ; elle est évaluée à 1020-1021 grammes. Ces deux évaluations ont été obtenues indépendamment l’une de l’autre.

Ce lien étroit des gaz terrestres avec la vie démontre indubitablement que l’échange gazeux des organismes, en premier lieu leur respiration, doivent avoir une importance primordiale dans le régime gazeux de la biosphère, autrement dit : être un phénomène planétaire.


43. — Cet échange gazeux, la respiration, détermine l’intensité de la multiplication ; il pose des limites aux valeurs de v et de Δ qui ne peuvent dépasser les limites qui enfreignent les propriétés des gaz.

Nous avons déjà indiqué (§ 29) que le nombre d’organismes pouvant exister dans un centimètre cube du milieu, doit être moins élevé que le nombre des molécules gazeuses qui y sont contenues, c’est-à-dire être moindre que 2,716.1019 (nombre de Loschmidt)[8]. Si la grandeur v était supérieure à 33 100 centimètres-seconde, la quantité des individus provenant de leur multiplication pour les organismes de moindres dimensions que les bactéries (soit de dimensions d’un ordre moins élevé que n × 10−5 centimètres) pourrait dépasser 1019 en un centimètre cube. Par suite de l’existence inévitable d’un échange gazeux entre les molécules gazeuses et les organismes, le nombre des organismes qui absorbent et dégagent les molécules gazeuses, organismes de dimensions comparables à celle des molécules, devrait augmenter à mesure que les dimensions des organismes deviendraient plus petites, avec une vitesse toujours plus grande, qui finirait par devenir invraisemblable.

Au point de vue de nos représentations actuelles, nous arriverons à une absurdité physique.

Si la limitation du nombre des individus contenus dans un centimètre cube, détermine les dimensions minima d’un organisme et pose ainsi la limite maxima de Δ et de v, les rapports constants et nécessaires entre le nombre des individus et celui des molécules gazeuses contenues dans le volume donné, les phénomènes de respiration jouent un rôle encore plus grand, se manifestent constamment dans les phénomènes de la multiplication.

La respiration règle évidemment tout ce processus à la surface terrestre, elle établit des rapports mutuels entre les nombres d’organismes de diverse fécondité, détermine d’une façon analogue à celle de la température la valeur de Δ que l’organisme peut atteindre en réalité ; c’est la respiration qui détermine Δ maximum, correspondant aux dimensions de l’organisme, et met obstacle à l’obtention des nombres stationnaires.

Dans le monde des organismes de la biosphère, une lutte effrénée pour l’existence se produit non seulement pour la nourriture, mais pour le gaz nécessaire, et cette dernière lutte est plus essentielle, car c’est elle qui règle la multiplication.

L’énergie géochimique maxima de la vie par hectare est déterminée par la respiration.


44. — L’effet de cet échange gazeux et de la multiplication des organismes qu’il détermine, est immense, considéré même à l’échelle de la biosphère.

La matière brute n’offre rien d’analogue, même à un degré éloigné.

Car, par suite de la multiplication, chaque matière vivante peut créer n’importe quelles quantités nouvelles de matière vivante. Le poids de la biosphère nous est inconnu, mais il ne comprend qu’une petite fraction non seulement du poids total de l’écorce terrestre, mais de la seule partie de cette écorce dont la matière prenne part aux phénomènes des cycles géochimiques, accessibles à notre étude directe, c’est-à-dire des 16 ou 20 kilomètres superficiels de l’écorce (§ 78) ; le poids de la matière des 16 kilomètres superficiels est égale à 2,0 × 1025 grammes. Or, une quantité de matière organique beaucoup plus considérable, d’un poids égal à celui de l’écorce entière, peut être créée par la force de multiplication en un temps géologiquement insignifiant, momentané si le milieu ambiant n’y oppose d’obstacles.

Le vibrion du choléra et le bacterium coli peuvent donner cette masse de matière en 1,60 — 1,75 fois 24 heures. La diatomée verte Nitzschia putrida, organisme mixotrophe des vases marines, qui se nourrit de matière organique décomposée et qui en même temps, attire par son pigment vert et utilise le rayon solaire, peut donner 2,0 × 1025 grammes de matière en 24 jours de 24 heures. C’est un des organismes verts qui se multiplient avec le plus de vitesse peut-être en raison du fait qu’il prend une partie des matières organiques toutes prêtes. Un des organismes dont la multiplication est la plus lente, l’éléphant indien, peut donner la même quantité de matière en 1 300 ans. Mais que sont les années et les siècles à l’échelle des temps géologiques, autrement dit des temps planétaires ? Il faut en outre, tenir compte du fait que les nouvelles masses égales à la même grandeur 2,0 × 1025 grammes devraient être obtenus par les éléphants en un temps bien court (en journées et non en années).

Ces nombres nous donnent une idée des forces qui se manifestent dans les phénomènes de la multiplication.


45. — Il est certain qu’en réalité aucun organisme ne donne de telles quantités de matière.

Cependant, le déplacement de masse d’un tel ordre dans la biosphère par la force de multiplication, même au cours d’une année, n’a rien de fantastique, et ces masses dépassent même ces grandeurs dans la réalité.

Ces nombres ne sont pas irréels dans la biosphère. Des manifestations vitales qui leur correspondent sont effectivement observées dans la nature ambiante.

Il est indubitable que la vie crée par la multiplication, au cours d’une année, des nombres d’individus et des masses de matière qui leur correspondent, de l’ordre de 1025 grammes et probablement bien des fois plus grandes.

Ainsi, à chaque moment donné, il existe dans la biosphère n × 1021 — n × 1020 grammes de matière vivante. Cette masse de matière est toujours à l’état de mouvement : elle se décompose et se forme à nouveau, principalement, non par sa croissance, mais par sa multiplication. Des générations naissent dans des intervalles qui varient entre des dizaines de minutes et des centaines d’années. Elles renouvellent la matière englobée par la vie. La matière, qui existe de fait à chaque moment donné, ne constitue qu’une part insignifiante de celle créée en un an, car des quantités énormes se créent et se décomposent, même en l’espace de 24 heures.

Un équilibre dynamique se manifeste ici. Il est maintenu par une quantité de matière que l’esprit a peine à saisir. Il est évident qu’au cours même de 24 heures, des masses colossales de matière vivante se créent et se décomposent par la mort, la naissance, le métabolisme, la croissance. Qui peut mesurer le nombre des individus qui naissent et périssent continuellement ? C’est un problème encore plus difficile que le calcul des grains de sable, problème d’Archimède. Comment calculer les grains vivants dont la quantité varie et croît avec la marche des temps ?

D’innombrables individus s’agglomèrent et se transforment simultanément dans l’espace et dans le temps. Le nombre de ceux qui ont existé, ou existent pendant un temps bien court au point de vie humain, dépasse certainement plus de 1025 fois le nombre des grains de sable marin.


46.La matière vivante verte. — Par comparaison avec la force de multiplication, avec l’énergie géochimique de la matière vivante, les masses présentes à chaque moment dans la biosphère, 1020-1021 grammes, semblent peu considérables.

Ces masses sont génétiquement liés dans leur existence avec la matière vivante verte, seule capable de capter l’énergie radiante du Soleil.

Nos connaissances actuelles ne nous permettent malheureusement pas d’évaluer la part du monde vert, des plantes dans toute la matière vivante. On ne peut donner qu’une notion très approximative du caractère quantitatif du phénomène.

On ne saurait affirmer que la matière vivante verte prédomine par sa masse, sur toute la surface terrestre, mais elle semble prédominer sur la terre ferme. Il est généralement admis que dans l’Océan c’est la vie animale, qui, par son volume, occupe quantitativement le premier rang.

Si même la vie animale hétérotrophe prédominait en fin de compte par sa masse dans toute la matière vivante, cette prédominance ne saurait être bien considérable.

La matière vivante n’est-elle pas distribuée en deux parts à peu près égales par leurs poids : la matière verte autotrophe et sa création, la matière hétérotrophe ? On est actuellement hors d’état de répondre à cette question. Toujours est-il que déjà, la matière verte seule donne des masses du même ordre, 1020-1021 grammes, ordre qui est celui de toute la matière vivante.


47. — La structure d’un semblable transformateur vert de l’énergie solaire, est nettement différente sur la Terre ferme et dans la mer. Sur la Terre ferme prédomine une végétation herbacée phanérogame ; la végétation d’arbres constitue par son poids une part considérable, peut-être voisine de la première ; les algues vertes et d’autres plantes cryptogames, surtout les protistes, tiennent le dernier rang. Dans l’Océan, prédominent les organismes verts unicellulaires microscopiques ; les herbes, telles que les zostera et les grandes algues, composent par leur poids une part moins considérable de la vie végétale ; elles sont concentrées près des rivages et dans les points peu profonds accessibles aux rayons solaires ; leurs agglomérations flottantes, comme celles des sargasses de l’Océan Atlantique, se perdent dans l’immensité des parages océaniques.

Les métaphytes vertes prédominent sur la terre ferme ; parmi celles-ci, ce sont les herbes qui se multiplient avec le plus de vitesse, elles possèdent la plus grande énergie géochimique. La vitesse de transmission de la vie de la végétation des arbres semble moindre. Les protistes verts prédominent dans l’Océan.

Il est douteux que la vitesse v dépasse pour les métaphytes des centimètres par seconde ; cette vitesse atteint des milliers de centimètres pour les protistes verts, et dépasse des centaines de fois la force de multiplication des métaphytes. Ce phénomène démontre nettement la différence entre la vie marine et la vie terrestre. Bien que la vie verte soit peut-être moins dominante dans la mer que sur la Terre ferme, la quantité globale de vie verte dans l’Océan, par suite de la prédominance de celui-ci sur notre planète, dépasse néanmoins par sa masse la végétation de Terre ferme.

Les protistes verts de l’Océan sont les principaux transformateurs de l’énergie solaire lumineuse en énergie chimique sur notre planète.


48. — Ce caractère énergétique de la végétation verte de la Terre ferme qui la distingue de la végétation de la mer peut s’exprimer d’une autre façon en nombre exacts.

La formule 2nΔ = Nn (§ 34) donne l’accroissement de l’organisme en 24 heures (α) par la multiplication ; prenons un organisme initial, nous aurons pour lui le premier jour, où n = α :

2Δ − 1 = α.

D’où : 2Δ = α + 1 et 2nΔ = (α + 1)n.

La grandeur α est une constante pour chaque espèce ; elle exprime l’accroissement en 24 heures du nombre des individus ramené à un seul, autrement dit d’un seul individu théorique.

La grandeur (α + 1)n exprime évidemment le nombre des individus créés par la multiplication le n-ème jour : (α + 1)n = Nn.

L’exemple suivant montre la portée de ces nombres. Selon M. Lohmann, la multiplication moyenne du plancton, en tenant compte de sa destruction et de son assimilation par d’autres organismes, peut être exprimée par la constante α + 1, égale à 1,2996. La même constante pour une récolte moyenne de froment en France est égale à 1,0130. Ces grandeurs répondent à la valeur moyenne idéale d’un organisme de froment ou de plancton après 24 heures de multiplication. Ainsi le rapport entre le nombre d’individus du plancton et celui du froment au bout des 24 premières heures après le commencement de la multiplication est égal à

1,2996/1,0130 = 1,2829 = δ.

Ce rapport multiplié toutes les 24 heures par δ, sera donc le ne jour δn.

Le vingtième jour, sa valeur sera de 145,9 ; le centième jour le nombre des individus du plancton devra dépasser 6,28 × 1010 fois le nombre des individus du froment. Dans une année, si l’on considère que la multiplication du froment s’arrête nécessairement quelques mois, cette différence δ365 atteindra le nombre astronomique 3,1 × 1039. Sans doute, devant une telle différence d’intensité de multiplication, la différence de poids disparaît entre une plante herbacée adulte de Terre ferme pesant quelques dizaines de grammes, et un organisme microscopique de planctons pesant quelques multi-millionièmes de grammes :

(n × 10−6n × 10−10 grammes).

Le monde vert vivant océanique donne un résultat semblable par suite de la vitesse de la circulation de sa matière. La force qui lui vient du rayon solaire lui permettrait de créer en des dizaines de jours, en 50-70 jours, et peut-être plus rapidement encore, une masse de matière équivalente en poids à l’écorce terrestre (§ 44). La végétation herbacée de la terre ferme pourrait donner la même quantité maxima de matière en quelques années, le Solanum nigrum par exemple en cinq ans environ.

Il importe toutefois de ne pas perdre de vue que ces nombres ne sauraient donner une idée précise du rôle de la végétation herbacée et du plancton vert dans la biosphère. Il faut pour les comparer ainsi, les prendre à des intervalles de temps identiques à partir du commencement du processus et se souvenir que la différence croît rapidement avec le cours du temps.

Ainsi, tandis que le Solanum nigrum donnerait en 5 ans 2.1025 grammes de matière, le plancton vert devrait donner dans ce même intervalle des quantités qu’il serait difficile d’exprimer en nombres concevables pour notre esprit. Dans l’intervalle de temps suivant, beaucoup moins long, nécessaire à la végétation herbacée pour former la même quantité de matière, le plancton vert donnerait des nombres encore plus grands, et moins concevables.


49. — La différence entre la matière vivante verte de Terre ferme et celle de mer n’est pas accidentelle. C’est le rayon solaire qui la produit par son action diverse sur l’eau liquide et transparente d’une part, et la terre solide et opaque de l’autre. Le monde du plancton, qui se multiplie avec l’intensité indiquée et développe une énergie géochimique active maxima, ne caractérise pas seulement les parages océaniques, le plancton règle aussi la manifestation géochimique de toute la vie aqueuse de la terre ferme.

La grandeur δn peut donner une idée de la différence d’énergie que possèdent les matières vivantes que nous comparons, mais leur énergie géochimique se manifeste aussi par la masse et le poids des individus créés. La masse de la matière vivante créée est déterminée par le produit du nombre de ces individus et de leur poids moyen p, soit :

M = p (1 + α)n.

Ce n’est que dans le cas où les petits organismes pourraient réellement produire une plus grande masse de matière dans la biosphère, que leur situation, qui résulte des principes généraux de l’énergétique, deviendrait plus avantageuse que celle des gros organismes.

Car tout système atteint un équilibre stable lorsque son énergie libre devient nulle ou presque, lorsqu’elle se réduit au minimum dans les conditions données, c’est-à-dire quand tout le travail possible dans les conditions du système se produit. Tous les processus de la biosphère et généralement de l’écorce terrestre, ainsi que leur aspect général, sont réellement déterminés par les conditions d’équilibre des systèmes mécaniques auxquels ils peuvent être ramenés.

Le rayon solaire (la radiation solaire), joint à la matière vivante verte de la biosphère, constitue un système de cette espèce. Lorsque le rayon solaire aura produit dans la biosphère un travail maximum et y créera une masse maxima possible d’organismes verts, un tel système sera dans un état d’équilibre stable.

Le rayon solaire ne peut pénétrer profondément la matière de la Terre ferme ; il rencontre partout des corps opaques qui l’absorbent ; c’est pourquoi la couche de matière verte créée par lui est très limitée.

Les grosses plantes, herbes et arbres, ont alors pour leur développement tous les avantages sur les protistes verts. Elles finissent par créer une plus grande quantité de matière vivante tout en y mettant plus de temps. C’est l’effet des propriétés du milieu. Les organismes unicellulaires ne peuvent produire qu’une très mince couche de matière vivante à la surface de la Terre ferme : ils y atteignent bientôt les limites de leur développement, l’état stationnaire (§ 37), et constituent, dans le système « rayon solaire — Terre ferme » pris dans son ensemble, une forme instable, car la végétation herbacée et boisée de la Terre ferme, malgré la réserve moins considérable d’énergie géochimique propre à son mécanisme, peut dans ces conditions fournir un travail plus considérable, et produire une quantité supérieure de masse vivante.


50. — On voit à chaque pas la répercussion de ce phénomène. Aux premiers jours du printemps, quand la vie s’éveille dans la steppe, celle-ci se couvre en quelques jours d’une mince couche d’algues unicellulaires, principalement de gros nostocs qui se développent rapidement. Ce revêtement vert disparaît bientôt, pour faire place à une végétation herbacée qui croît lentement et possède une énergie géochimique moins intense ; néanmoins, par suite des propriétés de la matière solide et opaque de la terre ferme, c’est l’herbe et non le nostoc (bien que celui-ci la surpasse en énergie géochimique), qui finit par prendre le dessus. L’écorce des arbres, les pierres, le sol, se recouvrent partout de protocoques qui se développent rapidement. Les jours humides, ils transforment en quelques heures des cellules pesant quelques millionièmes de milligrammes en masses vivantes correspondant à des décigrammes ou des grammes. Ici, leur développement s’arrête, même dans les conditions les plus favorables des pays à climat humide. Ainsi, les troncs d’arbres (dans les plantations de platanes en Hollande), sont tous recouverts d’une couche continue de protocoques en équilibre stable, car leur développement ultérieur est arrêté par l’opacité de la matière sur laquelle ils habitent. Tout autre est le sort de leurs parents aqueux, qui se développent librement en milieu transparent d’un volume de centaines de mètres.

Les herbes et les arbres ont créé leur forme selon les principes de la mécanique énergétique ; ils se sont élevés en un milieu nouveau, transparent, accessible à la lumière solaire, la troposphère ; les unicellulaires n’ont pu les suivre dans cette voie. L’aspect même des herbes et des arbres, la variété infinie de leurs formes, accusent la même tendance à produire le travail maximum, à obtenir la quantité maxima de masse vivante.

Pour réaliser ce but, ils ont créé un nouveau milieu de la vie, le milieu aérien.


51. — Dans l’Océan et dans l’eau, les conditions sont tout à fait autres. Le rayon solaire pénètre à des centaines de mètres de profondeur ; par la supériorité de son énergie géochimique sur celle des herbes vertes et des arbres, l’algue unicellulaire verte peut créer dans un espace de temps identique une quantité incomparablement plus grande de masse vivante, que la matière verte de la Terre ferme.

L’énergie du rayon solaire y est utilisée en perfection ; c’est l’organisme vert infime, et non les grosses plantes, qui y constitue une forme vitale stable. On y observe en conséquence et par suite de mêmes causes, une abondance exceptionnelle de vie animale qui assimile rapidement le plancton vert et lui permet ainsi de transformer en masse vivante une quantité d’énergie solaire radiante toujours plus grande.


52. — Ainsi, non seulement le rayon solaire porteur de l’énergie cosmique met en mouvement le mécanisme de la transformation de celle-ci en énergie chimique terrestre, mais il crée la forme même des transformateurs, dont l’ensemble apparaît sous l’aspect de la nature vivante. La force cosmique lui prête un aspect différent sur la terre ferme et dans l’eau, cette même force change ses structures, en déterminant les rapports quantitatifs qui existent entre divers organismes autotrophes et hétérotrophes. Ces phénomènes soumis aux lois de l’équilibre, doivent partout et nécessairement, être exprimés en nombres qu’on commence à peine à connaître.

Cette force cosmique détermine la pression de la vie, provenant de la multiplication (§ 27). On peut considérer cette pression comme la transmission de la force solaire à la surface terrestre. En fait cette pression se fait incessamment sentir dans la vie civilisée. L’homme, en changeant l’aspect de la nature vierge, en débarrassant certaines régions de la Terre ferme de sa végétation verte, doit à chaque pas opposer une résistance à la pression de la vie, exercer un effort, dépenser une énergie équivalente à cette pression, produire du travail. Dès que l’homme cesse de dépenser des forces et des ressources pour défendre ses édifices, débarrassés de végétation verte, ceux-ci sont aussitôt étouffés par une masse d’organismes verts. Ces organismes s’emparent à tout moment, partout où il leur est possible, de toute la surface que l’homme leur avait enlevée.

Cette pression se manifeste dans l’ubiquité de la vie.

Il n’existe pas de régions qui en aient été toujours et complètement dénuées ; nous rencontrons des vestiges de vie sur les rochers les plus arides, les champs couverts de neige et de glace, les espaces sablonneux et pierreux. Des organismes végétaux y sont mécaniquement apportés, une vie microscopique y prend incessamment naissance, puis disparaît, des animaux mobiles y viennent en passant, y vivent et s’y installent. Parfois on observe même des condensations de vie, des régions richement animées ; mais ce n’est pas un monde vert de transformateurs. Des oiseaux, des bêtes, des insectes, des araignées, des bactéries, parfois des protistes verts, constituent le peuplement de ces régions qui paraissent inanimées, mais ne sont effectivement azoïques que par rapport au monde vert « immobile » des plantes. Il importe de placer de front avec ces régions celles de nos latitudes où la vie verte disparaît temporairement, les revêtements de neige, l’engourdissement hivernal de la photosynthèse.

Des phénomènes de cette espèce ont existé sur notre planète au cours de toutes les époques géologiques. Ils ont toujours été strictement limités. La vie a toujours tendu à s’en rendre maîtresse, à s’adapter à l’existence dans leurs conditions.

Chaque place vide dans la nature vivante, quelle qu’en soit la cause, se remplit nécessairement au cours du temps. Une flore et une faune souvent nouvelles, peuplent les bassins aquatiques ou les espaces terrestres azoïques et nouvellement formés. Dans les conditions nouvelles, des espèces et sous-espèces jadis inconnues, s’élaborent au cours des temps géologiques. Il est curieux et important de noter qu’on retrouve dans la structure de ces organismes d’une forme nouvelle, dans la structure de leurs ancêtres, des propriétés préformées, indispensables aux conditions spécifiques du milieu nouveau (L. Cuénot). Cette préformation morphologique n’est que la manifestation des mêmes principes énergétiques de la pression de la vie, principes dont l’ubiquité de la vie est aussi la manifestation.

À chaque moment donné de l’existence de la planète, les surfaces azoïques ou pauvres en vie ont une étendue limitée. Mais elles existent toujours, plus prononcées pour la Terre ferme que pour l’hydrosphère. La cause d’une telle restriction de l’énergie géochimique vitale nous est inconnue, nous ignorons s’il existe une corrélation déterminée et infranchissable entre les forces terrestres contraires à la vie, d’une part, et la force du rayon solaire ou des propriétés inconnues de ses rayonnements, de l’autre.


53. — L’adaptation des plantes vertes en vue d’attirer l’énergie cosmique ne se manifeste pas seulement par leur multiplication. La photosynthèse se produit principalement dans les petites plastides microscopiques, plus petites que les cellules dans lesquelles elles se trouvent. Des myriades de ces petits corps verts sont dispersés dans les plantes et leur donnent l’apparence de la couleur verte.

En examinant n’importe quel organisme vert, on peut nettement distinguer, dans les détails et les traits généraux son adaptation pour attirer tous les rayonnements solaires lumineux qui lui sont accessibles. La surface des feuilles vertes de chaque organisme végétal séparé, est d’une grandeur maxima, et leur distribution dans l’espace est organisée de façon que, pas un seul rayon de lumière n’échappe à l’appareil microscopique de la transformation de l’énergie qui le capte. Le rayon, en tombant sur la Terre, rencontre partout l’organisme qui le guette. Ce mécanisme est mobile, et surpasse en perfection les mécanismes créés par notre volonté et notre intelligence.

Ce fait détermine la structure de la végétation ambiante. La surface des feuilles des forêts et des prairies est plusieurs dizaines de fois plus grande que celle des plantations, la surface des feuilles des prés de nos latitudes 22 à 38 fois, celle d’un champ de luzerne blanche 85,5 fois, d’une forêt de hêtres 7,5 fois, etc. Le monde organique étranger qui remplit lors de la croissance des grosses plantes les intervalles vides, n’est pas pris en considération dans ces calculs. Dans nos forêts, les arbres sont renforcés par la végétation herbacée du sol, par les mousses et les lichens, qui montent sur leurs troncs, par les algues vertes des régions humides, qui les recouvrent et s’épanouissent dans des conditions tant soit peu favorables de chaleur et d’humidité. Dans les champs cultivés qui couvrent la plus grande partie de la Terre ferme, ce n’est que par un plus grand effort et une dépense considérable d’énergie — et seulement dans des cas exceptionnels, — que l’homme atteint une homogénéité quelque peu parfaite de ses cultures : la mauvaise herbe verte y pousse toujours.

Avant l’apparition de l’homme, cette structure se manifestait dans la nature vierge de manière plus prononcée. Nous pouvons encore aujourd’hui, étudier scientifiquement ses vestiges. Dans les régions non cultivées de « steppe-vierge », qui subsistent intactes dans la Russie méridionale, on peut observer un équilibre naturel établi depuis des siècles, qui aurait pu rapidement être rétabli partout, si l’homme n’avait opposé l’action de sa volonté et de son intelligence. J. Paczoski (1903) décrit la steppe de « kovyl » ou « tyrsa » (stipa capillata) de Cherson : « c’était l’impression de la mer ; on n’apercevait aucune végétation en dehors de la stipa (tyrsa), qui s’élevait jusqu’à la ceinture d’un homme adulte et plus haut ; l’ensemble de la végétation vierge recouvrait, souvent de façon presque continue toute la surface de la terre, la protégeait de son ombre, contribuant ainsi à la conservation de l’humidité sur le sol même. Cela permettait aux lichens et aux mousses, demeurées vertes au cœur même de l’été, de pousser entre les touffes de feuilles et sous leur protection. »

Les anciens naturalistes décrivaient de même les savanes, jadis vierges, de l’Amérique méridionale. F. d’Azara (1781-1801) écrit que les plantes étaient « si touffues, que l’on n’apercevait la terre que dans les chemins, dans les ruisseaux ou dans quelque ravin creusé par les eaux ».

Ces steppes et ces savanes vierges imprégnées de matière verte se sont conservées par échappées. Les champs verts de l’homme civilisé les ont remplacées.

Sous nos latitudes, les herbes vertes poussent périodiquement ; leur vie est liée par un lien étroit à un phénomène astronomique, la rotation de la Terre autour du Soleil.


54. — On observe partout, dans tous les autres phénomènes de la vie végétale, le même tableau de saturation de la surface terrestre par la matière verte. Les broussailles forestières des régions tropicales et subtropicales, la taïga des latitudes septentrionales et tempérées, les savanes, les toundras ne sont, tant que la main de l’homme n’y a pas touché, que des formes variées du revêtement dont la matière verte, de façon permanente ou périodique, recouvre notre planète. L’homme seul transgresse l’ordre établi : on ne saurait néanmoins affirmer s’il amoindrit l’énergie géochimique ou distribue seulement d’une autre façon les transformateurs verts.

Partout et toujours, les associations végétales et les diverses formes des plantes isolées sont destinées à capter à maintes reprises le rayon solaire, à ne pas lui permettre d’échapper aux plastides vertes chlorophylliennes. Il est certain qu’il ne peut généralement tomber sur la surface terrestre (sauf dans les régions constamment ou temporairement azoïques) sans traverser une superficie de matière vivante, qui dépasse jusqu’à une centaine de fois la surface du milieu stérile de matière brute qu’il aurait éclairé en tombant directement sur elle.


55. — La Terre ferme comprend la moins grande partie, 29,2 pour 100 de la face terrestre. La partie principale est occupée par la mer. C’est dans la mer que se concentre la masse principale de la matière vivante verte, transformateur essentiel de l’énergie solaire lumineuse radiante en énergie chimique terrestre active.

La couleur verte de la matière vivante concentrée dans la mer n’est ordinairement pas perçue ; cette matière est dispersée en myriades d’algues vertes unicellulaires microscopiques qui pénètrent partout. Elles nagent librement, en s’agglomérant parfois, se divisant d’autres fois sur la surface infinie de l’Océan qui compte des millions de kilomètres carrés. Elles pénètrent partout où pénètre le rayon solaire, jusqu’à une profondeur de 400 mètres ; tantôt elles sont emportées par des courants superficiels, tantôt elles descendent avec les courants verticaux, mais leurs masses principales sont concentrées à une profondeur de 20 à 50 mètres. Elles montent et descendent, et se trouvent en mouvement perpétuel. Leur multiplication, qui varie selon la température et d’autre condition, devient plus ou moins intense suivant la rotation de la planète autour du Soleil.

Il est hors de doute qu’ici également, le rayonnement lumineux du Soleil est utilisé en entier. Les algues vertes, bleues, brunes, rouges se succèdent en ordre régulier dans leur habitat selon la profondeur ; les phycochromacées rouges utilisent les dernières traces de lumière solaire non absorbée par l’eau, ses rayons bleus. Comme le démontre W. Engelmann, toutes ces algues de différentes couleurs sont appropriées à une photosynthèse maxima dans les conditions des rayonnements lumineux propres au domaine de leur vie.

Une telle succession d’organismes dans l’ordre de la profondeur est observée partout dans l’hydrosphère. Par endroits sur les rivages ou près des bas-fonds ou dans les structures particulières, liées à l’histoire géologiques telles que la mer des Sargasses de l’Océan Atlantique, le plancton invisible à l’œil nu est intensifié par d’immenses champs flottants ou des forêts d’algues par fois gigantesques et d’herbes, laboratoires chimiques d’énergie bien plus puissants que les plus grands massifs forestiers de la Terre ferme.

Mais la surface qu’ils occupent tous n’est pas considérable : son ordre de grandeur ne dépasse pas quelques centièmes de la surface totale du seul plancton.


56. — En fin de compte, la plus grande partie de la surface de notre planète, l’hydrosphère, est toujours couverte d’une couche ininterrompue de transformateurs verts de l’énergie cosmique ; cette couche se retrouve aussi continuellement sur la plus grande partie des continents ; elle se forme régulièrement sur leurs autres parties à certaines époques de l’année. Les endroits où ne pousse aucune végétation verte, pauvre en vie, les glaciers ou les espaces azoïques privés de vie, forment à peine 5 à 6 pour 100 de la surface terrestre totale. Même en les prenant en considération, la couche de matière verte qui couvre la superficie terrestre occuperait une surface qui non seulement la surpasserait considérablement, mais correspondrait de par l’ordre de sa manifestation aux phénomènes cosmiques planétaires.

Il est hors de doute que même sur la Terre ferme, la superficie de la couche verte absorbant les rayons solaires surpasse en moyenne plus de cent fois, lors de sa manifestation maxima, la surface terrestre couverte de végétation. L’énorme superficie verte de l’Océan mondial, composée d’un ensemble puissant — de 400 mètres environ — de couches superposées d’algues unicellulaires excède la superficie de l’Océan. Sur le passage du rayon solaire se crée une surface continue de transformateurs chlorophylliens microscopiques, supérieure ou sensiblement égale à celle de Jupiter la plus grande planète du système solaire. La surface de la Terre est de 5,1 × 108 kilomètres carrés ; celle de Jupiter de 6,3 × 1010 kilomètres carrés ; en admettant que 5 pour 100 de la surface de notre planète soit dépouillée de végétation verte, et que la surface qui absorbe le rayon solaire doive être agrandie, par suite de la multiplication de sa végétation verte, de 100 à 500 fois, la surface verte, dans sa manifestation maxima, correspond à 5,1 × 1010 — 2,55 × 1011 kilomètres carrés.

Il est peu probable que ces nombres soient accidentels et que le mécanisme en question ne soit pas en relation étroite avec la structure cosmique de la biosphère. Il doit se trouver en rapport avec le caractère et la quantité de la radiation solaire.

La surface de la Terre représente un peu moins de 10−2 pour 100 de celle du Soleil (8,6 × 10−3 pour 100). La surface verte de son appareil transformateur donne déjà des nombres d’un autre ordre, qui s’élèvent à 0,86 — 4,2 pour 100 de la surface du Soleil.


57. — L’ordre de ces nombres correspond évidemment à celui de la partie de l’énergie solaire accaparée dans la biosphère par la matière vivante verte. Cette coïncidence pourrait servir de point de départ pour les tentatives d’une explication au verdissement de la Terre.

L’énergie solaire absorbée par les organismes ne constitue qu’une petite partie de celle qui tombe sur la surface terrestre ; celle-ci ne reçoit de son côté qu’une fraction insignifiante de tous les rayonnements du Soleil. Selon S. Arrhénius, la Terre ne reçoit du Soleil que 1,66 × 1021 grandes calories par an, tandis que le Soleil en dégage annuellement 4 × 1030.

Cette énergie cosmique est la seule dont on puisse tenir compte en l’état actuel de nos connaissances. Il est peu probable que la radiation de toutes les étoiles atteignant la surface terrestre dépasse sensiblement 3,1 × 105 pour 100 de celle du Soleil, comme I. Newton l’a déjà démontré. Prenant en considération la radiation de toutes les planètes et de la Lune, dont une grande partie est un rayonnement solaire réfléchi, la part d’énergie que la Terre obtient ainsi n’atteindra pas 1/100 pour 100 de l’énergie totale que la surface terrestre reçoit du Soleil.

Une part considérable de cette énergie est absorbée par l’enveloppe terrestre supérieure, l’atmosphère ; 40 pour 100 seulement, 6,7 × 1020 calories, atteignent la surface terrestre et se trouvent ainsi à la disposition de la végétation verte.

Les processus thermiques de l’écorce terrestre, et le régime thermique de l’Océan et de l’atmosphère absorbent la part principale de cette énergie. La matière vivante en absorbe aussi une part considérable sous forme thermique, que nous n’évaluons pas dans le bilan du travail chimique de la vie. Mais il va sans dire que cette énergie joue un rôle immense dans la création de la vie dans la biosphère. Cependant, cette énergie ne se manifeste pas de façon directe par la création de nouveaux composés chimiques qui importent seuls dans l’évaluation du travail chimique de la vie.

La végétation verte n’utilise pour le travail chimique, pour la création de composés organiques instables dans le champ thermodynamique de la biosphère (§ 89), que des raies déterminées, distribuées dans la partie du spectre entre 670-735 µµ (MM. Dongeard et Deroche, 1910-1911). Les autres raies (entre 300 et 770 µµ), bien que non négligeables dans ces photosynthèses, n’exercent qu’une action relativement peu considérable.

En rapport avec ce fait, et non avec l’imperfection de l’appareil de transformation, la plante verte n’utilise qu’une petite part de la radiation solaire qui tombe sur elle. Selon J. Boussingault, le champ vert cultivé peut absorber 1 pour 100 de l’énergie solaire qu’il reçoit en la convertissant en matière organique combustible. S. Arrhénius estime que cette grandeur peut atteindre 2 pour 100 en culture intense. Selon H. Brown et Escombes, d’après des observations directes, elle atteint pour la feuille verte, la proportion 0,72 pour 100. La surface couverte de forêts utilise à peine 0,33, en prenant pour point de départ les calculs basés sur le ligneux.


58. — Ce sont là des nombres indubitablement minima et non maxima.

Dans le calcul de J. Boussingault, et même avec la correction de S. Arrhénius, la végétation seule de la terre ferme est prise en considération. On suppose en outre que nous augmentons effectivement la fertilité du sol par la culture et que nous ne créons pas seulement des conditions favorables pour une plante cultivée déterminée, en détruisant simultanément la vie d’autres plantes inutiles. Ces calculs ne tiennent nécessairement pas compte de la vie de la « mauvaise herbe » ou de la végétation microscopique, qui n’est pas sans bénéficier également des conditions favorables de l’engrais et de la culture. Outre les champs, nous avons sur la terre ferme d’autres condensations vertes, riches en vie : les marais, les forêts humides et les prairies humides qui surpassent en quantité de vie les plantations de l’homme (§ 150 et suiv.).

Il semble qu’en moyenne la végétation verte donne sur l’unité de surface marine (un hectare), où sa masse principale est condensée, des nombres du même ordre que sur l’unité de terre ferme. La quantité annuelle plus grande, de la matière vivante créée dans la mer est déterminée par la plus grande intensité de sa multiplication (§ 51). La matière végétale est assimilée par le monde animal avec la même rapidité que celui-ci est créé par multiplication. Des agglomérations de vie animale sans chlorophylle, sont ainsi formées dans le plancton et le benthos de l’Océan, à une échelle rarement observée sur la terre ferme, si toutefois elle le fut jamais.

Mais dussions-nous agrandir de beaucoup ce nombre minimum d’Arrhénius, la correction de l’ordre du phénomène indiqué par cet auteur est dès maintenant évidente.

La matière verte absorbe quelques centièmes de l’énergie solaire radiante qui atteint plus de 2 pour 100, semble-t-il.

Ces 2 pour 100 tombent dans les limites 0,8 à 4,2 pour 100 de la surface solaire, à laquelle répond la surface verte de transformation de la biosphère (§ 56), car les plantes vertes n’ont à leur disposition que 40 pour 100 de l’énergie solaire totale qui atteint la planète ; les 2 pour 100 qu’elles utilisent correspondent à 0,8 pour 100 de l’énergie solaire totale.


59. — On ne peut expliquer cette coïncidence autrement qu’en admettant l’existence d’un appareil dans le mécanisme de la biosphère utilisant complètement et jusqu’au bout, une partie déterminée de l’énergie solaire. La surface terrestre verte de la transformation créée par l’énergie de la radiation sera, dans ce cas, égale à la partie de l’énergie solaire, formée par les rayonnements d’ondes déterminées, capables de produire sur la Terre un travail chimique.
Figure 1.

On peut représenter la superficie rayonnante du Soleil, douée d’une rotation rapide, superficie éclairant de manière continue notre planète, par une certaine surface lumineuse plane d’une longueur AB. (Voir la fig. 1). Des vibrations lumineuses se dirigent incessamment de chaque point de cette surface sur celle de la Terre. Seuls, quelques centièmes de m pour 100 de ces vibrations, ondes d’une longueur déterminée peuvent, avec l’aide de la matière vivante verte, se convertir en énergie chimique active de la biosphère. La superficie de la Terre, avec son mouvement rotatoire rapide et incessant, peut être aussi représentée par une surface plane éclairée par les rayons solaires. Étant donné l’énormité et la longueur du diamètre solaire par comparaison avec celui de la Terre, et la distance de la Terre au Soleil, cette surface sera évidemment exprimée sur la figure par un point T. Ce point peut être considéré comme un foyer de rayons solaires partant de la surface lumineuse AB. L’appareil vert de la transmutation énergétique se compose dans la biosphère d’une très fine couche de grains organisés, les plastides à chlorophylle. Leur action est proportionnelle à leur surface, car la couche de matière à chlorophylle devient très vite opaque par rapport aux rayonnements chimiques qu’elle transforme. Si l’on prend en considération la surface plane réelle des plastides éclairées par les rayonnements, la transformation maxima de l’énergie solaire par les plantes vertes se produira lorsque existera sur la terre un récipient de lumière, d’une surface plane au moins égale à m pour 100 de la surface lumineuse (plane) du soleil. Dans ce cas, tous les rayons nécessaires à la Terre seront absorbés par l’appareil à chlorophylle.

Sur la figure, CD correspond au diamètre d’un cercle dont la surface est égale à 2 pour 100 de la superficie solaire[9] ; AB au diamètre d’un cercle dont la surface est égale à toute la superficie rayonnante du soleil ; CD au diamètre d’un cercle dont la surface est égale à l’ensemble des plastides, récepteurs des rayonnements solaires ; T est le point correspondant à la surface de la Terre.

Il existe probablement des rapports ignorés entre la radiation solaire, son caractère (le pourcentage m des rayons chimiquement actifs dans la biosphère), la surface plane de la végétation verte et celle des parties azoïques. Il s’ensuit de là que le caractère cosmique de la biosphère doit se faire sentir profondément dans sa structure ainsi formée.


60. — La matière vivante retient toujours dans ses créations, les organismes vivants, de l’énergie rayonnante qu’elle reçoit. C’est une quantité répondant à celle des organismes. L’ensemble des faits empiriques indique que non seulement la quantité de vie qui existe à la surface terrestre, demeure immuable durant de courts intervalles, mais qu’elle n’y subit presque aucune modification, qu’elle y demeure même constante[10] à travers les périodes géologiques, de l’archéozoïque jusqu’à nos temps.

Les masses de la matière vivante des organismes vivants, sont formées par l’énergie rayonnante du Soleil.

Ce fait prête une grande importance à la généralisation empirique de la constance de la masse de la matière vivante dans la biosphère, en la rattachant au phénomène astronomique de l’intensité du rayonnement solaire. Il n’est pas possible de constater des déviations de quelque importance de cette intensité au cours des temps géologiques, et même le lien étroit qui rattache l’élément principal de la vie, la matière vivante verte, aux rayonnements solaires, aux ondes d’une longueur déterminée, et le mécanisme de la biosphère qu’on commence à concevoir comme approprié à leur utilisation complète par la végétation verte, offrent une nouvelle indication indépendante de la constance de la quantité de la matière vivante dans la biosphère.


61. — On peut évaluer la quantité d’énergie captée à chaque instant sous forme de la matière vivante. Selon S. Arrhénius, la végétation verte (ses composés combustibles) comporte en une année 2,4 × 10−2 pour 100 de l’énergie solaire totale, qui atteint la biosphère, soit 1,6 × 1017 grandes calories.

C’est un nombre très élevé, considéré même à l’échelle planétaire. Il semble qu’il doit être encore augmenté. Nous avons essayé de démontrer ailleurs[11], que la masse organique calculée par S. Arrhénius comme provenant du travail annuel du Soleil, devrait être agrandie au moins dix fois, et peut-être plus encore. Il est probable que plus de 0,25 pour 100 de l’énergie solaire recueillie par la biosphère demeure constamment (annuellement) en réserve dans la matière vivante, dans ses composés, dont l’état stable dans un champ thermodynamique particulier diffère de celui de la matière brute de la biosphère.

L’effet énergétique de la vie annuelle en question, exprimé sous cette forme de matières vivantes créées au cours d’une année (0,25 pour 100 de l’énergie solaire) ne comporte qu’une petite partie de l’énergie solaire transformée par la vie au cours de la même année en énergie chimique terrestre active. La vie crée des organismes nouveaux (par reproduction), mais en outre, des composés chimiques, par exemple l’oxygène libre. Les organismes créés par la multiplication vitale sont sans cesse reconstitués et meurent avant la fin de l’année. On l’a vu plus haut (§ 45) : des masses énormes d’éléments demeurent en migration au cours de l’année, masses qui dépassent nombre de fois le poids de l’écorce terrestre dont l’épaisseur est de 16 kilomètres, c’est-à-dire des quantités multiples de l’ordre de 1025 grammes.

Autant qu’on en peut juger, l’apport énergétique de la vie dans la biosphère, sous forme d’organismes verts, demeurés vivants à la fin de l’année, ne dépasse pas de beaucoup l’énergie que la matière vivante entière retient toujours dans son champ thermodynamique. Elle ne garde pas en elle, sous forme de composés combustibles, moins de 1 × 1018 grandes calories et ne dépense pas annuellement pour le travail de leur nouvelle création et de leur reconstruction moins de 2 pour 100 de l’énergie qui tombe sur la surface de la Terre et de l’Océan, soit moins de 1,5 × 1019 grandes calories. Si même l’étude ultérieure augmentait ce nombre, il est peu probable que l’ordre de ce dernier, 1019 calories, se modifierait.

La quantité de la matière vivante demeurant constante au cours de tous les temps géologiques, l’énergie qui se rattache à sa partie combustible, peut être considérée comme toujours inhérente à la vie. Dès lors n × 1019 grandes calories par an exprimera l’énergie transmise annuellement par la vie dans la biosphère sous forme d’organismes vivants.


62.Quelques remarques sur la matière vivante dans le mécanisme de la biosphère. — La matière vivante verte, malgré toute son importance, n’embrasse pas toutes les manifestations essentielles de la vie dans la biosphère.

La chimie de la biosphère est toute pénétrée par les phénomènes de la vie, par l’énergie cosmique absorbée par elle, et ne peut être comprise même dans ses traits les plus généraux sans que la place occupée par la matière vivante dans le mécanisme de la biosphère soit mise en lumière. Mais cette chimie ne se rattache que partiellement au monde végétal vert.

Le mécanisme en est insuffisamment connu ; cependant on peut indiquer certaines régularités, que nous devons considérer comme des généralisations empiriques.

Certes, nos idées actuelles sur ces phénomènes subiront de grands changements avec le progrès de la science, mais si imparfaites qu’elles soient, on les rencontre à chaque pas dans le tableau de la nature, et il est impossible de ne pas en tenir compte.

Nous ne signalerons que brièvement quelques-unes de celles qui paraissent les plus essentielles.

Le naturaliste éminent, K. E. de Baer, a depuis longtemps noté une particularité réglant toute l’histoire géochimique de la matière vivante dans la biosphère, la loi de l’économie, dans l’utilisation des corps chimiques simples une fois entrés dans sa composition. Baer a démontré ce fait pour le carbone, et plus tard pour l’azote ; il peut être étendu à l’histoire géochimique de tous les éléments chimiques.

L’économie dans l’utilisation par la matière vivante des éléments chimiques nécessaires à la vie, se manifeste de différentes façons. D’une part le fait s’observe dans les limites de l’organisme même. Quand un élément est entré dans l’organisme, il traverse une longue série d’états, entre dans divers composés, avant de quitter cet organisme et d’être perdu pour lui. En outre, l’organisme n’introduit dans son système que les quantités d’éléments nécessaires à sa vie, et évite le superflu. Il fait un choix, s’empare des uns, ne touche pas aux autres, et les prend toujours en proportions déterminées.

Mais c’est là un côté du phénomène sur lequel de Baer avait porté son attention et qui se rattache évidemment à l’autonomie de l’organisme et aux systèmes d’équilibre qui lui sont propres, systèmes atteignant l’état stable, et possédant une énergie libre minima.

Cette particularité de l’histoire géochimique des organismes se manifeste encore avec plus de netteté dans leur matière vivante, dans leurs ensembles. La loi d’économie est ici observée dans d’innombrables phénomènes biologiques. Les atomes entrés sous quelque forme dans la matière vivante, une fois entraînés dans ses tourbillons vitaux séparés, ne rentrent qu’avec difficulté, et peut-être, ne rentrent pas du tout dans la matière brute de la biosphère. Les organismes qui assimilent d’autres organismes, parasites, symbioses, saprophytes qui retransforment instantanément en une forme de la matière vivante, les restes de vie à peine dégagés et encore en grande partie vivants, imprégnés de formes microscopiques, les nouvelles générations provenant de la multiplication, tous ces innombrables mécanismes hétérogènes entraînent les atomes dans le milieu mobile, les gardent dans les tourbillons vitaux, et les transportent de l’un à l’autre.

Il en est ainsi dans l’espace de tout le cercle vital au cours de centaines de millions d’années. Mais une partie des atomes du revêtement vital immuable dont l’énergie demeure toujours au niveau de l’ordre de 1019 grandes calories, ne quitte jamais le cercle vital. Selon l’expression imagée de de Baer, la vie est économe dans la dépense de la matière absorbée, ne s’en sépare qu’avec difficulté et comme à regret. Normalement elle ne la rend pas, du moins pas pour longtemps.


63. — En raison de la loi d’économie, il peut être question d’atomes, qui demeurent dans les cadres de la matière vivante au cours de périodes géologiques, se trouvant tout le temps en mouvement et en migration, mais ne retournent pas au sein de la matière brute.

Cette généralisation empirique, en présence du tableau très inattendu qu’elle trace, oblige à approfondir les conséquences qu’elle comporte et à en rechercher l’explication.

On ne peut actuellement agir que d’une façon hypothétique. Tout d’abord, cette généralisation soulève une question que la science n’avait pas antérieurement posée, mais qui avait été soulevée sous diverses formes dans les spéculations philosophiques et théologiques. Ces atomes absorbés ainsi par la matière vivante sont-ils les mêmes que ceux de la matière brute ? Ou bien existe-t-il parmi eux d’autres mélanges particuliers d’isotopes ? L’expérience seule peut donner une réponse et cette expérience est placée par là même à l’ordre du jour.


64. — Une des manifestations vitales les plus essentielles, ayant une portée immense dans la biosphère (§ 42) : c’est l’échange gazeux des organismes avec leur milieu gazeux ambiant. Une partie de cet échange gazeux avait été déjà bien comprise comme combustion par L. Lavoisier. Par voie de la combustion, les atomes du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène sont en va-et-vient perpétuel à l’intérieur et à l’extérieur des tourbillons vitaux.

Il est probable que cette combustion ne touche pas le substratum essentiel à la vie, le protoplasme. Il est possible que les atomes de carbone se dégageant du vivant de l’organisme dans l’atmosphère ou l’eau sous forme d’acide carbonique, proviennent d’une matière étrangère à l’organisme des éléments de l’alimentation et non de celle qui en constitue la charpente. Ce n’est dès lors que dans la base protoplasmique de la vie et dans ses formations, que se réuniraient les atomes absorbés par la matière vivante et retenus par elle.

La théorie de la stabilité atomique du protoplasma date de Cl. Bernard : elle reste en dehors des idées admises en biologie, mais de temps à autre elle revient et éveille l’attention des savants.

Peut-être existe-t-il un rapport entre les idées de Cl. Bernard, la généralisation relative à l’économie vitale de K. de Baer et le fait empirique démontré par la géochimie — la constance de la quantité de vie dans la biosphère.

Il se peut que toutes ces idées se rapportent à un même phénomène, l’invariabilité de la quantité des formations protoplasmiques vitales dans la biosphère au cours des temps géologiques.


65. — L’étude des phénomènes de la vie considérés à l’échelle de la biosphère donne d’autres indications plus nettes sur le lien étroit qui les rattache. Cette étude démontre que les phénomènes vitaux doivent être considérés comme des parties du mécanisme de la biosphère, et que les fonctions remplies par la matière vivante dans le mécanisme ordonné et complexe de la biosphère, ont une répercussion énergique sur les propriétés et la structure des êtres vivants.

L’échange gazeux des organismes, leur respiration, doivent être placés au premier rang parmi ces phénomènes. Le lien étroit de cet échange avec l’échange gazeux de la planète, dont il constitue l’une des parties les plus essentielles est indubitable.

J.-B. Dumas et J. Boussingault démontrèrent dans une conférence remarquable faite en 1844 à Paris, que la matière vivante peut être considérée comme un appendice de l’atmosphère. Elle bâtit au cours de sa vie le corps des organismes à partir des gaz de l’atmosphère, oxygène, acide carbonique, eau, composés de l’azote et du soufre, elle convertit ces gaz en combustibles, liquides et solides, amasse sous cette forme l’énergie cosmique du Soleil. Après sa mort et au cours du cycle vital, lors de l’échange gazeux, elle restitue à l’atmosphère les mêmes éléments gazeux.

Cette notion répond bien à la réalité. Le lien génétique qui relie la vie aux gaz de la biosphère est très étroit. Il est même plus profond qu’il ne paraît au premier abord. Les gaz de la biosphère sont toujours génétiquement liés à la matière vivante et cette dernière détermine toujours la composition chimique essentielle de l’atmosphère terrestre.

Nous avons déjà indiqué ce phénomène en parlant de l’importance de l’échange gazeux pour la création et la détermination de la multiplication des organismes, c’est-à-dire pour la manifestation de leur énergie géochimique (§ 42).

Toute la quantité des gaz tels que l’oxygène libre, et l’acide carbonique, qui se trouvent dans l’atmosphère, demeurent en un état d’équilibre dynamique, en échange perpétuel avec la matière vivante.

Les gaz dégagés par la matière vivante y rentrent sans interruption ; leur entrée et leur sortie de l’organisme s’effectuent souvent de manière presque instantanée. Le courant gazeux de la biosphère se rattache étroitement ainsi à la photosynthèse, au foyer cosmique de l’énergie.


66. — Toujours est-il que seule, la majeure partie des atomes, rentre dans la matière vivante aussitôt après la destruction de l’organisme dans lequel ils se trouvaient. Une proportion insignifiante de son poids, émigre pour longtemps du processus vital.

Ce petit pourcentage de matière n’est pas accidentel. Il est probablement constant et immuable pour chaque élément. C’est par une autre voie qu’il rentre dans la matière vivante après des milliers et des millions d’années. Dans cet intervalle de temps, les composés dégagés de la matière vivante jouent un rôle prépondérant dans l’histoire de la biosphère et même dans celle de l’écorce terrestre en général, car une grande partie de leurs atomes quitte pour longtemps les cadres de la biosphère.

Il s’agit ici d’un nouveau processus, la pénétration lente de la Terre par l’énergie radiante qui tombe sur elle du Soleil. Par ce processus, la matière vivante transforme la biosphère et l’écorce terrestre. Elle y abandonne incessamment une partie des éléments qui ont passés par elle, crée des masses d’un poids énorme, des minéraux inconnus ailleurs, ou pénètre la matière brute de la biosphère par la fine poussière de ses débris. D’autre part, elle modifie par son énergie cosmique les formes des composés formés indépendamment de son influence immédiate (§ 140 et suiv.).

L’écorce terrestre, sur toute la profondeur accessible à notre observation, est changée par ce moyen. L’énergie cosmique radiante pénètre toujours plus profondément sous cette forme au cours des temps géologiques en raison de cette action de la matière vivante à l’intérieur de la planète. Les minéraux se convertissent en formes phréatiques des systèmes moléculaires, et deviennent des instruments de ce transport.

La matière brute de la biosphère est dans une large mesure la création de la vie.

On revient sous une forme nouvelle aux idées des philosophes de la nature du début du xixe siècle, aux idées de L. Oken, J. Steffens et J. Lamarck. Pénétrés de l’idée de la portée primordiale de la vie dans les phénomènes géologiques, ces penseurs embrassaient plus profondément et plus conformément aux faits empiriques l’histoire de l’écorce terrestre que les générations des géologues stricts observateurs qui leur succédèrent.

Il est curieux qu’une telle influence sur toute la matière de la biosphère, particulièrement sur la création des agglomérations de minéraux vadoses, soit principalement liée à l’activité des organismes aqueux. Le déplacement perpétuel des bassins aqueux dans les temps géologiques, répand sur toute la planète, les accumulations d’énergie chimique libre d’origine cosmique obtenue de cette façon. Tous ces phénomènes semblent revêtir un caractère d’équilibre dynamique stable, et les masses de matière qui y entrent en jeu sont aussi immuables que l’énergie du Soleil qui tombe sur notre Terre et les détermine.


67. — En fin de compte, une masse considérable de matière dans l’enveloppe extérieure, dans la biosphère, est englobée et accumulée par les organismes vivants, transformée par l’action de l’énergie cosmique du Soleil.

Le poids de la biosphère doit correspondre à quelque 1024 grammes. Dans cette enveloppe superficielle de la planète, la matière vivante, matière activisée, récipient d’énergie cosmique n’y entre pas pour moins de 1 pour 100, probablement quelques centièmes. Par endroits elle prédomine et, dans les couches minces, par exemple dans les sols, elle représente souvent plus de 25 pour 100.

Ainsi, l’apparition de la matière vivante et sa formation sur notre planète est évidemment un phénomène de caractère cosmique qui se manifeste très nettement en l’absence d’abiogénèse, c’est-à-dire dans le fait qu’au cours de toute l’histoire géologique l’organisme vivant est toujours provenu de l’organisme vivant ; tous les organismes sont liés génétiquement, et l’on ne voit nulle part que le rayon solaire puisse être absorbé, et l’énergie solaire convertie en énergie chimique, indépendamment d’un organisme vivant antérieur.

Comment a pu se former ce mécanisme spécifique de l’écorce terrestre, la matière de la biosphère pénétrée de vie, mécanisme qui fonctionne incessamment au cours des milliards d’années des temps géologiques ? C’est un mystère, comme la vie même est un mystère dans le schéma général de nos connaissances.


  1. Le domaine des phénomènes dans l’intérieur de l’organisme (« le champ de la matière vivante ») se distingue aux points de vue thermodynamique et chimique du « champ » de la biosphère.
  2. Le changement qui s’opère actuellement dans nos idées à propos des axiomes mathématiques doit avoir une répercussion sur l’interprétation des axiomes des sciences naturelles, axiomes moins approfondis par la pensée philosophique critique.
  3. Il n’existe que des indices de faibles oscillations autour de la moyenne fixe.
  4. Cf. W. Vernadsky, Bulletin de l’Académie des Sciences de l’Union des Rép. Sov. Soc., L, 1926, p. 727, 1927, p. 241 ; Revue générale des Sciences, p. 661, 700, 1926.
  5. L’expression p du poids moyen de l’organisme d’une espèce (resp. poids moyen d’un élément de la matière vivante homogène) peut, et logiquement doit, être remplacée par celle du nombre moyen des atomes qui correspondent à l’individu de l’espèce. C’est ce nombre τ d’atomes, et non le poids, qui est un phénomène réel et qui doit nous intéresser dans l’état actuel de nos connaissances. Il ne peut malheureusement être calculé que dans les cas exceptionnels faute d’analyses chimiques élémentaires des organismes.
  6. Correspond au poids spécifique du Protozoa. Selon les nouvelles déterminations (P. Leontiev, 1926), la valeur de a est environ de l’ordre de 1,05.
  7. Une telle expression de v existe pour tous les organismes et non pour les protozoaires seuls. La formule de A1 a une autre valeur, moindre pour les groupes supérieurs, Metazoa et Metaphyta, ce qui tient aux phénomènes de respiration et à la différence foncière entre leur organisation et celle des protozoaires. Nous ne pouvons nous arrêter ici sur ces phénomènes importants et complexes.
  8. Les microbes habitent un milieu gazeux qui, à 0° et 760 millimètres ne peut contenir plus de 2,7 × 1019 molécules ; en présence de bactéries, le nombre de molécules gazeuses par centimètre cube doit être moindre. Un centimètre cube de liquide — habitat des microbes — doit contenir beaucoup moins de molécules gazeuses que 1019 : il ne peut contenir en même temps un nombre du même ordre de microbes.
  9. Sur la figure les surfaces sont réduites à des aires, le rayon de l’aire égale à la surface du soleil est pris pour unité. Ces rayons sont :

    Le rayon de l’aire égale à la surface du Soleil,

    γ = 4,3952 × 106 kilomètres = 1.

    Ibid. pour la Terre…

    γ1 = 1,2741 × 104 kilomètres = 0,00918.

    Ibid. pour 2 pour 100 de la surface du soleil,

    γ2 = 1,9650 × 105 kilomètres = 0,14148.

    Ibid. pour 0,8 pour 100 de la surface du soleil,

    γ3 = 1,2425 × 105 kilomètres = 0,08947.

    La distance moyenne de la Terre au Soleil exprimée à la même échelle sera égale à 215 = 1,4950 × 108 kilomètres.

  10. C’est-à-dire qu’elle oscille aux environs de l’état statique stable comme dans tous les équilibres.
  11. W. Vernadsky, La Géochimie, 1924, p. 308.